Qui sait ce qui s'est fait à la Bastille, ce qu'elle enferme, ce qu'elle a renfermé ? Mais comment écrira-t-on l'histoire de Louis XIII, de Louis XIV et de Louis XV, si l'on ne fait pas l'histoire de la Bastille ? Ce qu'il y a de plus intéressant, de plus curieux, de plus singulier, s'est passé dans ses murailles. La partie la plus intéressante de notre histoire nous sera donc à jamais cachée : rien ne transpire de ce gouffre, non plus que de l'abîme muet des tombeaux.
Henri IV fit garder le trésor royal à la Bastille. Louis XV y fit enfermer le Dictionnaire encyclopédique, qui y pourrit encore.
Le duc de Guise, maître de Paris en 1588, le fut aussi de la Bastille et de l'Arsenal. Il en fit gouverneur Bussi le Clerc, procureur au parlement. Bussi le Clerc ayant investi le parlement, qui refusait de délier les Français du serment de fidélité et d'obéissance, conduisit à la Bastille présidents et conseillers, tous en robe et en bonnet carré ; là il les fit jeûner au pain et à l'eau.
O murs épais de la Bastille, qui avait reçu sous les trois derniers règnes les soupirs et les gémissements de tant de victimes, si vous pouviez parler, que vos récits terribles et fidèles démentiraient le langage timide et adulateur de l'histoire !
Auprès de la Bastille se trouve l'Arsenal, qui recèle le magasin à poudre, voisinage tout aussi terrible que la demeure.
La tour de Vincennes renferme encore des prisonniers d'Etat, qui paraissent devoir y finir leurs tristes jours. Qui a pu calculer au juste les lettres de cachet délivrés sous les trois derniers règnes ?
On a une histoire de la Bastille en cinq volumes, qui offre quelques anecdotes particulières et bizarres ; mais rien de ce qu'on souhaiterait tant d'apprendre, rien, en un mot, qui puisse porter quelque jour sur certains secrets d'Etat, couverts d'un voile impénétrable. Si l'on en croit l'historien, on y traitait, sous un d'Argenson, avec une rigueur inouïe et une violence tyrannique les prisonniers déjà trop punis par la perte de leur liberté.
Le gouvernement, aujourd'hui plus doux et plus humain qu'il ne l'a jamais été depuis la mort de Henri IV, s'est beaucoup relâché sans doute de cette cruelle sévérité, et l'on n'y inflige plus de ces punitions affreuses et inutiles.
Quand un prisonnier décède à la Bastille, on l'enterre à Saint-Paul, pendant la nuit à trois heures du matin. Au lieu de prêtres, des guichetiers portent le cercueil, et les membres de l'état-major assistent à la sépulture. Ainsi le corps n'échappe au terrible pouvoir que par la route du tombeau.
Dès qu'on parle de la Bastille à Paris, on récite soudain l'histoire du Masque de fer : chacun la fabrique à son gré et y mêle des réflexions non moins imaginaires.
Au reste, le peuple craint plus le Châtelet que la Bastille : il ne redoute pas cette dernière prison, parce qu'elle lui est comme étrangère, n'ayant aucune des facultés qui en ouvrent les portes. Par conséquent, il ne plaint guère ceux qui y sont détenus, et le plus souvent il ignore leurs noms. Il ne témoigne aucune reconnaissance aux généreux défenseurs de sa cause. Les Parisiens aiment mieux acheter du pain pour vivre que le plus beau discours où l'on prouverait qu'ils ont droit à une vie aisée. On y mettait autrefois les écrivains pour bien peu de chose ; on a reconnu que l'auteur, le livre et ses opinions en acquéraient plus de célébrité ; on a laissé l'opinion de la veille s'effacer par celle du lendemain ; et l'on a compris que, lorsqu'on avait la force physique, il fallait peu s'inquiéter des idées politiques et morales, versatiles et changeantes par leur nature.
Là gémit ou ne gémit plus le célèbre Linguet. Quel est son délit ? On l'ignore.
« L'effet en est affreux, la cause est inconnue. » (VOLTAIRE.)