En ce moment nous devons avoir des idées claires des objectifs de notre politique. Nous avons besoin d'une compréhension très nette de la marche de la révolution, de nous rendre compte de ce qui s'est passé jusqu'ici pour voir en quoi consistera notre tâche future.
Jusqu'ici la révolution allemande n'a été qu'une tentative en vue de mettre fin à la guerre et de surmonter ses conséquences. C'est pourquoi son premier acte a été de conclure un armistice avec les puissances ennemies et de renverser les leaders de l'ancien régime. La tâche de tous les révolutionnaires consiste maintenant à renforcer et à élargir ces conquêtes.
Nous voyons que l'armistice au sujet duquel le gouvernement actuel négocie avec les puissances adverses est utilisé par ces dernières pour étrangler l'Allemagne. Mais c'est contraire aux buts du prolétariat, car un tel traitement n'est pas compatible avec l'idéal d'une paix digne et durable.
Le but du prolétariat allemand, comme celui du prolétariat mondial, n'est pas une paix provisoire, fondée sur la violence mais une paix durable, fondée sur le droit. Ce n'est pas celui du gouvernement actuel qui, conformément à sa nature, s'efforce uniquement de conclure avec les gouvernements impérialistes des pays de l'Entente une paix provisoire : il ne veut pas toucher aux fondements du capital.
Aussi longtemps que le capitalisme se maintiendra, les guerres - tous les socialistes le savent fort bien - seront inévitables. Quelles sont les causes de la guerre mondiale ? La domination du capitalisme signifie l'exploitation du prolétariat, elle signifie une extension croissante du capitalisme sur le marché mondial. Ici s'opposent violemment les forces capitalistes des différents groupes nationaux, et ce conflit économique mène inéluctablement à un affrontement des forces politiques et militaires, à la guerre. On veut maintenant essayer de nous apaiser avec l'idée de la Société des nations, qui doit amener une paix durable entre les peuples. En tant que socialistes, nous savons parfaitement qu'un tel organisme n'est rien d'autre qu'une alliance entre les classes dirigeantes des différents pays, une alliance qui ne peut dissimuler son caractère capitaliste, qui est dirigée contre le prolétariat et incapable de garantir une paix durable.
La concurrence, qui est à la base du régime capitaliste, signifie pour nous socialistes un fratricide, nous voulons au contraire une communauté internationale des hommes. Seul le prolétariat aspire à une paix durable et digne ; jamais l'impérialisme de l'Entente ne pourra donner cette paix au prolétariat allemand, ce dernier l'obtiendra de ses frères en France, en Amérique et en Italie. Mettre fin à la guerre mondiale par une paix durable et digne cela n'est possible que grâce à l'action du prolétariat international. C'est ce que nous enseigne notre doctrine socialiste de base.
Maintenant, après cette immense tuerie, il s'agit en vérité de créer une oeuvre qui soit d'une seule coulée. L'humanité entière à été jetée dans le creuset brûlant de la guerre mondiale. Le prolétariat a le marteau en main pour forger un monde nouveau.
Ce n'est pas seulement de la guerre et des ravages que souffre le prolétariat, mais du régime capitaliste lui-même, qui est la vraie cause de la guerre. Supprimer le régime capitaliste, c'est la seule voie de salut pour le prolétariat, la seule qui lui permette d'échapper à son sombre destin.
Comment ce but peut-il être atteint ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de se rendre clairement compte que seul le prolétariat peut, par son action propre, se libérer de l'esclavage. On nous dit : l'Assemblée nationale est la voie qui mène à la liberté. Mais l'Assemblée nationale n'est rien d'autre qu'une démocratie politique formelle, non la démocratie que le socialisme a toujours exigée. Le bulletin de vote n'est sûrement pas le levier avec lequel on peut soulever et renverser le régime capitaliste. Nous savons qu'un grand nombre de pays, par exemple la France, l'Amérique, la Suisse, possèdent depuis longtemps cette démocratie formelle. Mais dans ces démocraties, c'est également le règne du capital.
Il est évident qu'aux élections à l'Assemblée nationale l'influence du capital, sa supériorité économique, se fera sentir au plus haut degré. De grandes masses de la population se mettront, sous la pression et l'influence de cette supériorité, en contradiction avec leurs véritables intérêts, et donneront leurs voix à leurs adversaires. Pour cette raison déjà, l'élection d'une Assemblée nationale ne sera jamais une victoire de la volonté socialiste. Il est tout à fait faux de croire que la démocratie parlementaire formelle crée les conditions propres à la réalisation du socialisme. C'est au contraire le socialisme réalisé qui est la condition fondamentale de l'existence d'une démocratie véritable. Le prolétariat révolutionnaire allemand ne peut rien espérer d'une résurrection de l'ancien Reichstag sous la forme nouvelle de l'Assemblée nationale, car celle-ci aura le même caractère que la vieille « boutique de bavardages » de la Koenigsplatz. Nous y retrouverons sûrement tous les vieux messieurs qui s'efforçaient, avant et pendant la guerre, de déterminer d'une façon aussi fatale le sort du peuple allemand. Et il est également probable que dans cette Assemblée nationale les partis bourgeois auront la majorité. Mais même si cela ne devait pas être le cas, même si l'Assemblée nationale devait, avec une majorité socialiste, décider la socialisation de l'économie allemande, une telle décision parlementaire restera un simple chiffon de papier et se heurtera à une résistance acharnée de la part des capitalistes. Ce n'est pas au Parlement et avec ses méthodes qu'on peut réaliser le socialisme ; ici le facteur déterminant, c'est la lutte révolutionnaire du prolétariat, qui, grâce à elle seule, sera en mesure de fonder une société selon ses désirs.
La société capitaliste n'est rien d'autre que la domination plus ou moins voilée de la violence. Elle tend maintenant à revenir à la légalité de l'ordre précèdent, à discréditer et à annuler la révolution que le prolétariat a faite, considérée comme une action illégale, une sorte de malentendu historique. Mais ce n'est pas en vain que le prolétariat a supporté les plus lourds sacrifices pendant la guerre : nous, les pionniers de la révolution, nous ne nous laisserons pas mettre à l'écart. Nous resterons à notre poste jusqu'à ce que nous ayons instauré le règne du socialisme.
Le pouvoir politique dont le prolétariat s'est emparé le 9 novembre lui a déjà été arraché en partie, et on lui a arraché avant tout le pouvoir de placer aux postes les plus élevés de l'administration les hommes jouissant de sa confiance. De même le militarisme, contre la domination duquel nous nous sommes élevés, est toujours en vie. Nous connaissons parfaitement les causes qui ont abouti à chasser le prolétariat de ses positions. Nous savons que les conseils de soldats, au début de la révolution, n'ont pas toujours clairement compris la situation. Il s'est glissé dans leurs rangs de nombreux calculateurs rusés, des révolutionnaires d'occasion, des lâches qui, après l'effondrement de l'ancien régime, pour sauver leur existence menacée se sont ralliés au nouveau. Dans de nombreux cas, les conseils de soldats ont confié à de tels individus des postes importants, faisant ainsi du renard le gardien du poulailler. D'autre part, le gouvernement actuel a rétabli l'ancien grand état-major et rendu ainsi le pouvoir aux officiers.
Si maintenant partout en Allemagne règne le chaos, la faute n'en incombe pas à la révolution, qui s'est efforcée de supprimer le pouvoir des classes dirigeantes, mais à ces classes dirigeantes elles-mêmes et à l'incendie de la guerre allumé par elles. « L'ordre et le calme doivent régner », nous crie la bourgeoisie, et elle pense que le prolétariat doit capituler pour que l'ordre et le calme soient rétablis, qu'il remette son pouvoir entre les mains de ceux qui sous le masque de la révolution, préparent maintenant la contre-révolution. Assurément un mouvement révolutionnaire ne peut se dérouler sur un parquet ciré, il y a des échardes et des copeaux dans la lutte pour une société nouvelle - pour une paix durable.
En rendant aux généraux le haut commandement de l'armée en vue de procéder à la démobilisation, le gouvernement a rendu celle-ci plus difficile. Elle se serait certainement déroulée de façon plus ordonnée si l'on s'en était remis à la libre discipline des soldats. En revanche, les généraux, armés de l'autorité du gouvernement du peuple, ont essayé par tous les moyens de susciter chez les soldats la haine du gouvernement. Ils ont, de leur propre autorité, dissout les conseils de soldats, interdit dès les premiers jours de la révolution le drapeau rouge et fait enlever ce drapeau des bâtiments publics. Tout cela doit être mis au compte du gouvernement qui, pour maintenir l' « ordre » de la bourgeoisie, étouffe la révolution, au besoin dans le sang.
Et l'on ose prétendre que c'est nous qui voulons la terreur, la guerre civile, l'effusion de sang, on ose nous suggérer de renoncer à notre tâche révolutionnaire afin que l'ordre de nos adversaires soit rétabli ! Ce n'est pas nous qui voulons l'effusion de sang. Mais il est certain que la réaction, dès qu'elle en aura la possibilité, n'hésitera pas un instant à étouffer la révolution dans le sang. Rappelons-nous la cruauté et l'infamie dont elle s'est rendue coupable il n'y a pas si longtemps encore. En Ukraine, elle s'est livrée à un travail de bourreau ; en Finlande, elle a assassiné des milliers d'ouvriers. Telles sont les taches de sang sur les mains de l'impérialisme allemand, dont les porte-parole nous accusent aujourd'hui dans leur presse mensongère, nous socialistes, de vouloir la terreur et la guerre civile.
Non ! Nous voulons que la transformation de la société et de l'économie s'accomplisse dans l'ordre. Et s'il devait y avoir désordre et guerre civile, la faute en incomberait uniquement à ceux qui ont toujours renforcé et élargi leur domination et leur profit par les armes et qui veulent aujourd'hui encore mettre le prolétariat sous leur joug.
Ainsi ce n'est pas à la violence et à l'effusion de sang que nous appelons le prolétariat, mais à l'action révolutionnaire énergique pour prendre en main la reconstruction du monde. Nous appelons les masses des soldats et des prolétaires à travailler vigoureusement à la formation des conseils de soldats et d'ouvriers. Nous les appelons à désarmer les classes dirigeantes et à s'armer elles-mêmes pour défendre la révolution et assurer la victoire du socialisme. C'est seulement ainsi que nous pourrons garantir le maintien et le développement de la révolution dans l'intérêt des classes opprimées. Le prolétariat révolutionnaire ne doit plus hésiter un seul instant à écarter les éléments bourgeois de toutes leurs positions politiques et sociales ; il doit prendre lui-même tout le pouvoir entre ses mains. Assurément nous aurons besoin, pour mener à bien la socialisation de la vie économique, de la collaboration des intellectuels bourgeois, des spécialistes, des ingénieurs, mais ils travailleront sous le contrôle du prolétariat.
De toutes ces tâches pressantes de la révolution, aucune n'a encore été entreprise par le gouvernement actuel. En revanche, il a tout fait pour freiner la révolution. Et maintenant nous apprenons qu'avec sa collaboration des conseils de paysans ont été formés dans les campagnes, dans cette couche de la population qui a toujours été l'adversaire le plus rétrograde et le plus acharné du prolétariat, en particulier du prolétariat rural. A toutes ces machinations les révolutionnaires doivent s'opposer énergiquement. Ils doivent faire usage de leur pouvoir et s'engager résolument dans la voie du socialisme.
Le premier pas dans ce sens consistera à mettre les dépôts d'armes et toute l'industrie des armements sous le contrôle du prolétariat. Ensuite, les grandes entreprises industrielles et agricoles devront être transférées à la collectivité. Il ne fait aucune doute que cette transformation socialiste de la production, étant donné le degré de centralisation de cette branche de l'économie en Allemagne, pourra être accomplie assez rapidement. Nous possédons en outre un système de coopératives très développé, auquel est intéressée également et avant tout la classe moyenne. Cela aussi constitue un facteur favorable à une réalisation efficace du socialisme.
Nous savons parfaitement que cette socialisation sera un processus de longue durée, nous ne nous dissimulons nullement les difficultés auxquelles nous nous heurterons dans cette tâche, surtout dans la situation dangereuse où notre peuple se trouve actuellement. Mais qui peut croire sérieusement que les hommes peuvent choisir à leur gré le moment propice à une révolution et à la réalisation du socialisme ? La marche de l'histoire, ce n'est vraiment pas cela ! Il ne s'agit pas de déclarer : pour aujourd'hui et demain la révolution socialiste ne nous convient pas, mais après-demain, quand nous y serons mieux préparés, quand nous aurons de nouveau du pain et des matières premières et que notre mode de production capitaliste sera de nouveau en pleine marche, alors nous serons prêts à discuter de la réalisation du socialisme. Non, c'est là une conception absolument fausse et ridicule de la nature de l'évolution historique.
On ne peut ni choisir le moment propice pour une révolution ni reporter cette révolution à la date qui nous convient. Car les révolutions ne sont au fond rien d'autre que de grandes crises sociales élémentaires, dont l'éclatement et le déroulement ne dépendent pas d'individus isolés et qui, passant par-dessus leur tête se déchargent comme de formidables orages ! Déjà Marx nous à enseigné que la révolution sociale doit venir au cours d'une crise du capitalisme. Eh bien, cette guerre est précisément une crise et c'est pourquoi l'heure du socialisme a sonné.
A la veille de la révolution, au cours de cette fameuse nuit de vendredi à samedi, les dirigeants des partis sociaux-démocrates ne se doutaient pas que la révolution était imminente. Ils ne voulaient pas croire que la fermentation révolutionnaire dans les masses des soldats et des ouvriers avait progressé à ce point. Mais lorsqu'ils apprirent que la grande bataille avait déjà commencé, ils accoururent tous : sinon, ils auraient couru le risque d'être débordés par le mouvement.
Le moment décisif est arrivé. Stupides et débiles sont ceux qui le considèrent comme inopportun et regrettent qu'il soit arrivé juste maintenant. Tout dépend de notre résolution, de notre volonté révolutionnaire. La grande tâche à laquelle nous nous sommes préparés si longtemps exige maintenant d'être accomplie. La révolution est là, elle doit être ! Il ne s'agit plus de se demander qui, mais seulement comment ? La question est posée et, du fait que la situation dans laquelle nous nous trouvons est difficile, il ne faut pas conclure que le moment n'est pas venu de faire la révolution.
Je répète que nous ne méconnaissons nullement les difficultés de l'heure présente. Avant tout, nous sommes conscients de ce que le peuple allemand ne possède encore aucune expérience, aucune tradition révolutionnaire. Mais d'autre part la tâche de la socialisation est essentiellement facilitée au prolétariat allemand par toutes sortes de circonstances. Les adversaires de notre programme nous objectent que, dans une situation aussi menaçante que celle d'aujourd'hui, où nous sommes aux prises avec le chômage, avec la pénurie de denrées alimentaires et de matières premières, il est impossible d'entreprendre la socialisation de l'économie. Mais le gouvernement de la classe capitaliste n'a-t-il pas, précisément au cours de la guerre, par conséquent dans une situation pour le moins aussi dangereuse, pris des mesures économiques extrêmement énergiques qui ont transformé de fond en comble la production et la consommation ? Et toutes ces mesures ont été prises pour servir les buts de guerre, dans l'intérêt des militaristes et des classes dirigeantes, pour leur permettre de se maintenir.
Les mesures d'économie de guerre n'ont pu être appliquées que grâce à l'autodiscipline du peuple allemand : à l'époque, cette autodiscipline était au service du génocide et contraire aux intérêts du peuple. Maintenant, où elle doit servir les intérêts du peuple, elle sera en mesure de réaliser des transformations beaucoup plus profondes que jamais auparavant. Au service du socialisme, elle créera la socialisation. Ce sont précisément les sociaux-patriotes qui ont qualifié ces mesures économiques de socialisme de guerre et Scheidemann, serviteur zélé de la dictature militaire, les défendit avec enthousiasme. Eh bien, nous devons en tout cas considérer ce socialisme de guerre comme une transformation de notre vie économique - qui préparera la voie à la réalisation de la véritable socialisation sous le signe du socialisme.
Celle-ci est inévitable : elle doit venir précisément parce qu'il nous faut surmonter le désordre dont on se plaint tant actuellement. Mais ce désordre est insurmontable aussi longtemps que les dirigeants d'hier, les forces économiques et politiques du capitalisme, resteront à la barre : ce sont eux qui ont provoqué ce chaos.
C'était le devoir du gouvernement d'intervenir et d'agir rapidement et énergiquement. Mais il n'a pas fait avancer d'un pas la socialisation. Qu'a-t-il fait pour résoudre le problème du ravitaillement ? Il dit au peuple : « Il faut que tu sois bien sage et que tu te conduises convenablement, alors Wilson t'enverra des denrées alimentaires. » C'est ce que nous dit jour après jour la bourgeoisie toute entière, et ceux qui, il y a quelques mois encore, ne trouvaient pas de termes assez injurieux pour couvrir de boue le président des Etats-Unis s'enthousiasment maintenant pour lui et tombent pleins d'admiration à ses pieds - afin de recevoir de lui des denrées alimentaires. Oui, certes, Wilson et ses amis nous aideront peut-être, mais seulement dans la mesure où cette aide correspondra aux intérêts du capitalisme de l'Entente. Maintenant, tous les ennemis déclarés ou dissimulés de la révolution prolétarienne s'empressent de glorifier Wilson comme un ami du peuple allemand ; or, c'est ce Wilson humanitaire qui a approuvé les cruelles conditions d'armistice imposées par Foch et contribué à accroître à l'infini la misère du peuple. Non, nous ne croyons pas un seul instant, nous, socialistes révolutionnaires, au mensonge de l'humanitarisme de Wilson, lequel ne fait et ne peut rien faire d'autre que de représenter de façon intelligente les intérêts du capital de l'Entente. A quoi sert, en vérité, ce mensonge que colportent maintenant la bourgeoisie et les sociaux-patriotes ? A persuader le prolétariat d'abandonner le pouvoir qu'il a conquis par la révolution.
Nous ne tomberons pas dans le piège. Nous plaçons notre politique socialiste sur le sol de granit du prolétariat allemand, sur le sol de granit du socialisme international. Il ne convient ni à la dignité ni à la tâche révolutionnaire du prolétariat que nous, qui avons commencé la révolution sociale, nous fassions appel à la bienveillance du capital de l'Entente : nous comptons sur la solidarité révolutionnaire et la combativité des prolétaires de France, d'Angleterre, d'Italie et d'Amérique. Les pusillanimes et les incrédules, qui sont dénués de tout esprit socialiste, nous disent que nous sommes fous d'attendre qu'une révolution socialiste éclate dans les pays sortis vainqueurs de la guerre. Qu'en est-il exactement ? Bien entendu, il serait stupide de penser qu'à l'instant, comme sur un mot d'ordre, la révolution va éclater dans les pays de l'Entente. La révolution mondiale, notre but et notre espoir, est un processus historique bien trop vaste pour qu'il éclate, coup sur coup, en quelques jours ou en quelques semaines. Les socialistes russes ont prédit la révolution allemande comme conséquence nécessaire de la révolution russe. Mais un an encore après que cette révolution eut éclaté, tout était calme chez nous, jusqu'à ce qu'enfin l'heure sonne.
Il est compréhensible que règne en ce moment chez les peuples de l'Entente une certaine ivresse de la victoire. La joie causée par l'écrasement du militarisme allemand, par la libération de la France et de la Belgique est si grande que nous ne devons pas attendre, pour le moment, un écho révolutionnaire du côté de la classe ouvrière de nos anciens ennemis. En outre, la censure qui règne encore dans les pays de l'Entente imposera brutalement silence à quiconque appellera à se rallier au prolétariat révolutionnaire. De même il ne faut pas oublier que la politique de trahison criminelle des sociaux-patriotes a eu pour résultat de briser pendant la guerre les liens internationaux du prolétariat.
En fait, quelle révolution attendons-nous des socialistes français, anglais, italiens et américains ? Quel but et quel caractère cette révolution doit-elle avoir ? Celle du 9 novembre s'est donné pour tâche, dans son premier stade, l'établissement d'une république démocratique, elle avait un programme bourgeois, et nous savons très bien qu'en réalité elle n'est pas allée plus loin, au stade actuel de son développement. Mais ce n'est nullement une révolution de ce genre que nous attendons du prolétariat des pays de l'Entente, pour cette bonne raison que la France, l'Angleterre, l'Amérique et l'Italie jouissent, depuis longtemps déjà, depuis des décennies et même des siècles, de ces libertés démocratiques pour lesquelles nous nous sommes battus le 9 novembre. Ces pays ont une constitution républicaine, précisément ce que l'Assemblée nationale tant vantée doit d'abord nous accorder, car la royauté en Angleterre, en Italie, n'est plus qu'un décor sans importance, une simple façade. Ainsi nous ne pouvons attendre du prolétariat des pays de l'Entente aucune autre révolution que sociale, mais, même si cette attente est justifiée, pouvons-nous demander au prolétariat des autres pays qu'il fasse la révolution sociale, aussi longtemps que nous ne l'aurons pas faite nous-mêmes ? C'est à nous de faire le premier pas dans ce sens. Plus vite et plus énergiquement le prolétariat allemand donnera le bon exemple, plus vite et plus énergiquement notre révolution évoluera vers le socialisme, et plus vite le prolétariat des pays de l'Entente nous suivra.
Mais pour que ce grand projet du socialisme aboutisse, il est indispensable que le prolétariat conserve le pouvoir politique. Maintenant il n'y a plus à hésiter, c'est l'un ou l'autre : ou le capitalisme bourgeois se maintient et continue de faire le bonheur de l'humanité avec son exploitation et son esclavage salarial et le danger de guerre qu'il fait régner en permanence, ou le prolétariat prend conscience de sa tâche historique et de son intérêt de classe qui le pousse à abolir définitivement toute domination de classe.
Maintenant, on s'efforce, du côté social-patriote et bourgeois, de détourner le peuple de cette mission historique qui est la sienne en lui faisant un tableau horrible des dangers de la révolution, en lui dépeignant sous les couleurs les plus sombres la misère et la ruine, les bouleversements dont serait accompagnée la transformation des conditions sociales. Mais cette peinture en noir est peine perdue ! Ces conditions elles-mêmes, l'incapacité où se trouve le capitalisme de rétablir la vie économique, qu'il a lui-même détruite, c'est cela qui pousse le peuple inéluctablement dans la voie de la révolution sociale. Si nous considérons les grands mouvements de grève de ces derniers jours, nous voyons clairement que, même en pleine révolution, le conflit entre le patronat et le salariat est toujours vivant. La lutte de classe prolétarienne se poursuivra aussi longtemps que la bourgeoisie se maintiendra sur les ruines de son ancienne domination et elle ne s'arrêtera que lorsque la révolution sociale aura triomphé.
C'est ce que veut la Ligue Spartakus.
Maintenant, on attaque les gens de Spartakus par tous les moyens imaginables. La presse de la bourgeoisie et des sociaux-patriotes, du Vorwärts à la Kreuzzeitung, regorge des mensonges les plus éhontés, des déformations les plus scandaleuses et des pires calomnies. De quoi ne nous accuse-t-on pas ? De proclamer la terreur, de vouloir déclencher une affreuse guerre civile, de nous préparer à l'insurrection armée ; en un mot, d'être les chiens sanglants les plus dangereux et les plus dénués de conscience qu'il y ait au monde, mensonges faciles à percer. Lorsqu'au début du conflit mondial je groupai autour de moi une petite poignée de révolutionnaires courageux et dévoués pour lutter contre la guerre et l'ivresse guerrière, on nous attaqua de tous côtés, on nous traqua et on nous jeta au cachot. Et lorsque je déclarai ouvertement et à haute voix ce qu'à l'époque personne n'osait dire et que très peu de gens voulaient admettre, à savoir que l'Allemagne et ses chefs politiques et militaires étaient responsables de la guerre, on m'accusa d'être un vulgaire traître, un agent payé par l'Entente, un sans-patrie qui voulait la ruine de l'Allemagne. Il eût été plus commode pour nous de nous taire ou de faire chorus avec le chauvinisme et le militarisme. Mais nous avons préféré dire la vérité, sans nous soucier du danger auquel nous nous exposions. Maintenant, tous, et même ceux qui à l'époque se sont déchaînés contre nous, se rendent compte que nous avions raison. Maintenant après la défaite et les premiers jours de la révolution, les yeux du peuple se sont dessillés, de sorte qu'il comprend qu'il a été précipité dans le malheur par ses princes, ses pangermanistes, ses impérialistes et ses sociaux-patriotes. Et maintenant que nous élevons à nouveau la voix pour montrer au peuple allemand la seule voie qui puisse le mener à la vraie liberté et à une paix durable, les mêmes hommes qui à l'époque nous décrièrent, nous et la vérité, reprennent leur vieille campagne de mensonges et de calomnies. Mais ils pourront baver et hurler tant qu'ils voudront et nous courir après comme des chiens qui aboient, nous suivrons imperturbablement notre voie droite, celle de la révolution et du socialisme, en nous disant : « Beaucoup d'ennemis, beaucoup d'honneur ! » Car nous ne savons que trop bien que les mêmes traîtres et criminels qui, en 1914, ont trompé le prolétariat allemand, lui promettant la victoire et la conquête, lui demandant de « tenir jusqu'au bout » et concluant la honteuse union sacrée entre le capital et le travail ceux-là mêmes qui ont essayé d'étouffer la lutte révolutionnaire du prolétariat et réprimé chaque grève comme grève sauvage avec l'aide de leur appareil syndical et des autorités, ce sont eux qui maintenant, en 1918, parlent de nouveau de trêve nationale et proclament la solidarité de tous les partis en vue de la reconstruction de notre Etat.
C'est à cette nouvelle union du prolétariat et de la bourgeoisie à cette continuation traîtresse du mensonge de 1914 que doit servir l'Assemblée nationale. Voilà ce que doit être sa véritable tâche. C'est avec son aide qu'on se propose d'étouffer pour la seconde fois la lutte de classe révolutionnaire du prolétariat. Mais nous comprenons qu'en vérité derrière l'Assemblée nationale se tient le vieil impérialisme allemand qui, malgré la défaite de l'Allemagne n'est pas mort. Non, il n'est pas mort, et s'il reste en vie le prolétariat sera frustré des fruits de sa révolution.
Cela ne doit pas être. Le fer est encore chaud, il nous faut le battre. Maintenant ou jamais ! Ou bien nous retombons dans le vieux marais du passé, dont nous avons essayé de nous échapper dans un sursaut révolutionnaire, ou bien nous poursuivons la lutte jusqu'à la victoire, jusqu'à la libération de toute l'humanité de la malédiction de l'esclavage. Pour que nous puissions achever victorieusement cette grande oeuvre - la tâche la plus importante et la plus noble qui se soit jamais posée à la civilisation humaine - le prolétariat allemand doit instaurer sa dictature.
Discours prononcé lors d'un rassemblement dans la « Hasenheide » à Berlin
23 Décembre 1918