Après dix-huit mois de guerre le nombre de ceux qui refusent les crédits de guerre est passé, le 21 décembre 1915, à l'oecasion de la cinquième demande de crédits, à vingt. Est-ce la délivrance ? La situation peut tromper. Dressons un bilan clair.
La délivrance pourrait venir d'une minorité du groupe parlementaire qui, d'accord sur l'essence du socialisme et de l'impérialisme, sur les tâches du prolétariat contre l'impérialisme et la guerre, les méthodes de combat, serait un groupe capable d'action, aux buts clairs, allant de l'avant d'une facon résolue, une minorité du groupe parlementaire décidée à briser dans une lutte ouverte contre la majorité l'union sacrée extra-parlementaire, décidée à mener inlassablement la lutte de classe contre la guerre, le gouvernement et le régime social actuel, une minorité qui non seulement n'entraverait aucune force révolutionnaire, mais en créerait au contraire de nouvelles.
Mesurons à cette toise les hommes du 21 décembre et leurs actes.
Sont-ils d'accord sur les conceptions de base ? Nullement. Qui sont ces quelques représentants de l'internationalisme de principe qui rejettent le mot d'ordre mensonger de défense nationale, à côté de toutes sortes d'adversaires des conquêtes qui soutiennent ce mot d'ordre, qui en toute circonstance font montre de leur « patriotisme sincère », mais qui, après un an et demi, ont découvert dans la soupe de la « défense de la patrie » impérialiste le cheveu de la politique d'annexions, et à côté de ces croyants en la « sécurité » qui, se fiant à Hindenburg et à Falkenhayn, pensent que l'Allemagne a sufffisamment vaincu ? Des adversaires et des partisans de la politique du 4 août - le feu et l'eau à côté l'un de l'autre ! Même des partisans du principe des représailles auxquels la suppression du droit de prise - juste au moment où l'on foule aux pieds tout le droit des gens - paraît un baume miraculeux contre les fureurs de la barbarie guerrière et la clé du paradis de la paix entre les peuples ou tout au moins de son vestibule.
L'unanimité sur les principes est la condition première de toute action sérieuse. Elle fait complètement défaut aux hommes de décembre.
Sont-ils d'accord sur l'attitude à adopter à l'égard de la majorité ? Nullement. Seuls quelques-uns d'entre eux sont disposés à faire de la lutte contre elle un principe permanent de leur action. La plupart n'osent pas aller au-delà de la « violation de la discipline » dans la question des crédits, cherchent à tromper leur « esprit de discipline », jurent de défendre l'unité du parti, vantent leur radicalisme tardif comme le meilleur moyen pour calmer les masses rebelles, se consolent et consolent leurs collègues de la majorité dans l'attente d'un renouvellement prochain de leur fraternité d'armes. Et la fermeté, la sûreté des convertis de décembre que l'état d'esprit des masses a poussés dans l'opposition ? Il faudrait que ce sable mouvant se transforme en pierre avant que l'on puisse bâtir dessus.
Une disposition unanime à une action révolutionnaire énergique est la deuxième condition pour la seule activité légitime aujourd'hui pour le socialisme: la lutte de classe révolutionnaire contre la guerre et l'impérialisme. Cette condition, elle aussi, fait défaut aux hommes de décembre.
La minorité du 21 décembre, qui s'est constituée avec la bénédiction de Kautsky, ne représentait même pas ce jour-là un front uni, ce n'était qu'un rassemblement confus d'éléments hétérogènes les plus en vue de ce cas particulier; un groupe dont les conceptions, tant théoriques que pratiques, étaient à ce point contradictoires, d'un degré d'énergie et de fermeté si différent, qu'il était d'avance incapable de mener une politique socialiste conséquente; un conglomérat qui, s'il entravait l'action des éléments les plus avancés, constituerait un grave danger.
Mais le 21 décembre 1915 lui-même n'est-il pas une réfutation éclatante de cette thèse ? Nullement ! Il montre toutes les faiblesses de ce « groupe ». Assurément, le vote contre les crédits était un pas en avant. Assurément les dix-huit ont passé par le purgatoire de la violation de disciphne, lorsqu'à la séance plénière du Reichstag ils ont agi et parlé, bien que cela se produisît dix-sept mois trop tard. Mais le contenu de la déclaration montra aussitôt toute la bâtardise de l'action. Elle évite une prise de position trop brutale à l'égard de la majorité et même du gouvernement et des partis bourgeois: il ne fallait pas donner le spectacle de scènes violentes entre les membres du groupe parlementaire et - pour l'amour du Ciel ! - provoquer l'indignation des bourgeois. On était sage et distingué, comme il convient, en temps de guerre et sous le régime de l'état de siège, à des sociaux-démocrates bien élevés. Burgfrieden avant tout ! La déclaration aurait dû exploser dans le fracas du tonnerre et à la lueur des éclairs - elle avait le ton feutré, l'esprit réfléchi des hommes d'Etat « modérés ».
A tous les points de vue, l'opposition contre la guerre est faible et vaine - en un seul elle est incontestable, invulnérable: la reconnaissance de la communauté d'intérêts de la classe ouvrière, de son opposition fondamentale au régime capitaliste et de la nécessité de la lutte de classe internationale comme motivations souveraines de la tactique socialiste en temps de paix et en temps de guerre. D'où il s'ensuit: lutte acharnée contre l'impérialisme, phase suprême du capitalisme, contre la guerre et « l'union sacrée », expressions suprêmes de l'impérialisme, négations de la solidarité internationale et de la lutte de classe.
Toute politique qui rejette l'internationalisme de principe et ne se détermine pas par rapport à la guerre et à l'union sacrée, d'après l'essence historique de la guerre, du gouvernement et de l'ordre social existant; toute politique qui obéit au mot d'ordre de « défense nationale » et fait dépendre son attitude à l'égard du gouvernement et de la guerre, de la situation militaire du moment ou de telle déclaration concernant les objectifs de guerre, ne se distingue de la politique sans principes de la majorité officieusement acquise au gouvernement que par une plus grande inconséquence. Toute concession dans ce sens signifie une capitulation devant la politique de la majorité.
La déclaration du 21 décembre évite de prendre position à l'égard de chaque principe fondamental. Elle contient une phrase de méfiance à l'égard de la politique d'ensemble du gouvernement capitaliste, et dans la mesure où cette phrase, à vrai dire prudente et modérée, précède immédiatement la déclaration de refus des crédits, elle s'efforce de paraître supportable. Mais elle oublie toute caractéristique historique de la guerre, se garde même de prononcer le mot impérialisme, ne mentionne les plans de conquêtes que d'une façon superficielle, comme s'ils n'avaient été rendus publics que tout récemment, et s'achève sur ces mots: « Nos frontières nationales et notre indépendance sont assurées, [...] aucune invasion d'armées ennemies ne nous menace. » Phrase rédigée de façon volontairement équivoque, car elle ne présente pas la sécurité des frontières nationales comme motif du refus des crédits, mais seulement comme un fait, elle se propose de couper court à toute objection démagogique en disant à peu près ceci: « Même ce motif - là où il a été mis en avant - est écarté pour l'Allemagne, étant donné sa situation militaire favorable. » Mais elle reste si évasive - concession aux croyants de la « sécurité » -, elle se rattache si nettement à l'un des mots d'ordre les plus scabreux de la déclaration du 4 août 1914 qu'elle est des plus dangereuses. On peut dire de cette déclaration ce que, ce même 21 décembre, l'un des vingt écrivait aux dix-neuf autres:
« Elle frise l'approbation de la politique du 4 août 1914 - elle contient des tournures qui peuvent donner à la majorité du groupe parlementaire français un argument en faveur de la continuation de sa politique de guerre, créer des difficultés à la minorité et - en cas de renversement de la situation militaire - préparer le retournement de la minorité du groupe parlementaire allemand. C'est pourquoi elle est difficilement conciliable avec les décisions de Zimmerwald. »
Et ce qui est dit à la fin de cette lettre vaut également pour toute l'action du 21 décembre:
« Si réjouissants et précieux que soient le vote d'aujourd'hui et la déclaration des vingt à la séance plénière du Reichstag, leur importance - surtout en ce qui concerne le contenu de cette déclaration - ne sera déterminée que par la politique que ces camarades suivront à l'avenir. Ce n'est que si cette politique se caractérise comme manifestation de la volonté ferme de reprendre la lutte de classe, de supprimer radicalement l'union sacrée parlementaire qu'elle sera autre chose qu'un « beau geste ». Une opposition énergique au Reichstag, contre la volonté de la majorité, du groupe, est le « commandement de l'heure » de l'heure présente.
« Si les vingt font ici faillite, ils se condamnent eux-mêmes à l'impuissance. Cette impuissance se manifestera ouvertement, leur influence sur les masses ira au diable, et la majorité du groupe comme le gouvemement seront à l'avenir plus forts sur le plan parlementaire qu'avant le 21 décembre 1915. »
Mais qu'en est-il de la réalité de ce postulat ? La politique ultérieure des hommes de décembre a-t-elle imprimé à leur action l'empreinte qui seule lui aurait donné de la valeur ? C'est sur ce point qu'il faut se prononcer. Déjà, lors de la première séance du groupe parlementaire, après « l'acte de décembre », soufflait une légère brise printanière au lieu de l'ouragan que la situation exigeait; une pluie banale au lieu d'un orage déchaîné. La minorité joua avec l'idée de l'exclusion, mais personne n'y songeait sérieusement. Le tribunal destiné à juger les nouveaux coupables de violation de la discipline devint un « couche-couche », une simple menace de faire usage du bâton contre de futurs « excès » de la minorité. La volonté de collaboration disciplinée dans tous les domaines en dehors de la question des crédits et l'espoir d'une prochaine réconciliation apaisèrent les esprits, tant au sein de la majorité que dans la minorité.
Dès le 20 décembre, les hommes de décembre avaient commencé leur travail historique en essayant de s'opposer à l'action de leurs éléments les plus avancés, d'interdire toute critique à l'égard du ton mollasse de leurs représentants. S'ils n'y sont pas parvenus ce n'est pas à eux qu'en revient le mérite. Ce qui explique l'attitude des Geyer et consorts lors de la session de janvier du Reichstag, au cours de laquelle il fallait faire preuve d'énergie et de fermeté. Autant de séances, autant d'occasions perdues ! On n'appuya pas la tactique des questions orales, on la combattit au contraire sous des prétextes mesquins de correction parlementaire. On ne fit rien pour empêcher l'obstruction systématique et brutale dirigée au Reichstag contre un seul homme, non plus qu'à la violation honteuse du règlement grâce à laquelle on escamota la liberté de poser des questions orales. Par là, non seulement on rendit possible, mais on couvrit l'exclusion d'un député du groupe, exclusion contre laquelle on ne sut élever que des protestations de pure forme.
Mais le comble, c'est ce qui arriva le 15 janvier. A l'occasion de l'infâme manoeuvre d'excitation à la haine entre les peuples auquel se livra le Reichstag en prenant comme prétexte l'affaire du Baralong, l'un des hommes de décembre, Ledebour, prit la parole, mais sans prononcer un seul mot pour flétrir toute la bande d'énergumènes et dénoncer leurs buts, approuvant de façon à peine voilée le choeur d'indignation méprisable, la conduite scandaleuse de la guerre par l'Allemagne, le principe des représailles, tout cela avec de si timides réserves qu'elles lui valurent les louanges méritées de la presse bourgeoise réactionnaire. Et lorsque le député Örtel voulut constater l'accord unanime du Reichstag dans son indignation au sujet du « meurtre du Baralong », non encore prouvé, et de la note anglaise et qu'un seul contraria ce plan par un « non » vibrant, ce député le railla, aux applaudissements fougueux de l'Assemblée comme étant le seul opposant, sans soulever la moindre protestation dans le groupe de Geyer. Et pour le discours de Noske, contenant ce qu'il y avait de plus ignoble en fait de grossièreté et de trahison à l'égard du socialisme qui pût sortir de la bouche d'un « social-démocrate », la protestation de ce député resta aussi isolée que l'avait été le « non » jeté à la face d'Örtel.
Le 21 décembre peut-il être appelé une « délivrance » ? Non ! Ce fut, dans le meilleur des cas, une promesse - qui n'a pas été tenue. Ce pouvait être le passage du Rubicon, mais il ne fut suivi d'aucune bataille de Pharsale. Et il n'y en aura pas jusqu'à ce que la tempête de la volonté populaire ne dissipe en mars les fumées de la politique opportuniste et ne brise impitoyablement les branches pourries de l'indécision qui encombrent encore le chemin.
Spartakusbriefe (Lettres de Spartacus) 27 janvier 1916.