On n'a pas assez cherché les moyens de remédier à cet épouvantable désordre ; ce qui déshonorera infailliblement nos magistrats, s'ils ne s'occupent de cet objet. On leur a proposé plusieurs plans également bons ; ils n'ont plus qu'à choisir.
Il paraît que chez les anciens il y avait des pauvres, mais pas d'indigents. On voit que les esclaves avaient leurs habits, leurs tables, leurs lits : il n'est pas dit, dans aucun auteur, qu'on rencontrât dans les villes de ces objets sales et dégoûtants qui déterminent violemment la pitié, ou repoussent la main charitable. La malpropreté, rongée de vermine, ne courait pas les rues avec des gémissements qui déchirent l'oreille et des plaies qui épouvantent les yeux.
Ces abus sont incorporés avec la législation plus occupée à conserver les grandes fortunes que les petites. Les grands propriétaires, quoi qu'en disent les systèmes nouveaux, sont funestes. Ils peuplent la terre de forêts, puis de biches et de daims ; ils s'épuisent en jardins fleuristes : et l'oppression des riches va toujours écrasant la partie la plus malheureuse.
On a traité les pauvres, en 1769 et dans les trois années suivantes, avec une atrocité, une barbarie qui feront une tache ineffaçable à un siècle qu'on appelle humain et éclairé. On eût dit qu'on en voulait détruire la race entière, tant on mit en oubli les préceptes de la charité. Ils moururent presque tous dans les dépôts, espèce de prisons où l'indigence est punie comme le crime.
On vit des enlèvements qui se faisaient de nuit par des ordres secrets. Des vieillards, des enfants, des femmes perdirent tout à coup leur liberté et furent jetés dans des prisons infectes, sans qu'on sût leur imposer un travail consolateur. Ils expirèrent en invoquant en vain les lois protectrices et la miséricorde des hommes en place.
Le prétexte était que l'indigence est voisine du crime, que les séditions commencent par cette foule d'hommes qui n'ont rien à perdre ; et, comme on allait faire le commerce des blés, on craignit le désespoir de cette foule de nécessiteux, parce qu'on sentait bien que le pain devait augmenter. On dit : « Etouffons-les d'avance » ; et ils furent étouffés : on n'imagina pas d'autres moyens.
Ces horreurs ont cessé en grande partie. On ne saurait en accuser que des subalternes avides, qui outrepassent le pouvoir, et qui frappent sur le pauvre sans défense, croyant bien remplir leur emploi par les moyens les plus extrêmes et les plus sévères.
En général, ceux qui travaillent de leurs bras ne sont pas assez payés, vu la difficulté de vivre dans la capitale, ce qui précipite dans la honteuse mendicité des hommes las de tourmenter leur existence presque infructueusement.
Le voyageur, dont le premier coup d'oeil juge beaucoup mieux que le nôtre corrompu par l'habitude, nous répétera que le peuple de Paris est le peuple de la terre qui travaille le plus, qui est le plus mal nourri et qui paraît le plus triste. L'Espagnol se procure à bon marché la nourriture et le vêtement : enveloppé dans son manteau et couché au pied d'un arbre, il dort et végète paisiblement. L'Italien s'abandonne à un doux repos, qu'interrompt un léger travail, et ouvre son âme aux délices journalières de la musique. L'Anglais bien nourri, fort et robuste, heureux et libre dans les tavernes, reçoit tous les fruits de son active industrie, et en jouit personnellement. L'Allemand boit, fume et s'engraisse sans souci. Le Suédois hume l'eau-de-vie de grains. Le Russe, sans prévoyance fâcheuse, trouve une sorte d'abondance dans l'esclavage. Mais le Parisien pauvre, courbé sous le poids éternel des fatigues et des travaux, élevant, bâtissant, forgeant, plongé dans les carrières, perché sur les toits voiturant des fardeaux énormes, abandonné à la merci de tous les hommes puissants, et écrasé comme un insecte dès qu'il veut élever la voix, ne gagne qu'avec peine et à la sueur de son front une chétive subsistance qui ne fait que prolonger ses jours, sans lui assurer un sort paisible pour sa vieillesse.