On fera circuler, à l'abri de ce rempart, des bataillons d'employés. La ferme générale aurait voulu enclore l'Ile-de-France. Figurez-vous le bon Henri IV voyant cette muraille !
Mais ce qui est révoltant pour tous les regards c'est de voir les antres du fisc métamorphosés en palais à colonnes, qui sont de véritables forteresses. Des figures colossales accompagnent ces monuments. On en voit une du côté de Passy qui tient en main des chaînes qu'elle offre à ceux qui arrivent ; c'est le génie fiscal personnifié sous ses véritables attributs. Ah ! monsieur Ledoux, vous êtes un terrible architecte !
Il n'y a eu qu'un cri contre cette muraille. Elle s'est achevée paisiblement, et déjà l'on perçoit aux nouvelles portes. L'architecture de ces barrières est carrée, anguleuse ; elle a dans son style quelque chose d'âpre et de menaçant.
Fochen, village célèbre en Chine, a trois lieues de circuit, et un million d'habitants. On l'appelle village, parce qu'il n'est pas enfermé de murailles.
On ne pourra pas appeler Paris un village ; car la ferme générale, pour augmenter le produit des impositions, a imaginé cette muraille qui doit la ceindre jusque dans la plaine. Ainsi notre finance a déclaré nos boulevards, nos promenades, nos champs, et jusqu'à l'hôpital général, bourgeois de Paris.
Avec cet argent, et ces pierres qui ont tari les carrières des environs, on aurait déjà bâti les quatre hôpitaux que réclament d'une voix gémissante et à moitié perdue la religion et l'humanité.
Telle de ces forteresses est l'emblème le plus parfait d'un vrai financier. Des pierres brutes en forment la base. Vers le milieu ces pierres prennent un certain poli. Des armes, des soleils, des ornements recherchés décorent le sommet.
Les planètes, les corps célestes rétrogradent ; l'impôt à Paris avance et ne rétrograde pas. La capitale porte la charge et la surcharge de dix rois décédés. Le successeur en profite sans encourir le blâme, et voilà un impôt ineffaçable. On dirait de la loi salique.
Les agents du fisc y portent leur esprit extendeur, et des deniers se métamorphosent en quarts de livres.
Louis XIV, lors du dixième *, dit en soupirant : « Je n'ai pas le droit de mettre cette imposition. » Il disait aussi en parlant des lettres de cachet : « Je ne les établirais pas, mais je les ai trouvées en usage, et je m'en servirai. »
La reine mère, pendant sa régence, n'entendant rien aux affaires, fit présent un jour des cinq grosses fermes ** à sa femme de chambre, croyant que ce n'était qu'une bagatelle.
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*. Impôt du dixième du revenu (en pratique, souvent bien
moins), établi pour la première fois en 1710. Tous, même
les nobles, y étaient soumis.
**. Les cinq grosses fermes comprenaient douze provinces : Ile-de-France,
Normandie, Picardie, Champagne, Bourgogne, Orléanais, Bourbonnais,
Berry, Touraine, Anjou, Maine, Poitou, avec Aunis, qui formaient un ensemble
du point de vue douanier et pouvaient communiquer librement entre elles.
Il faut ajouter que le système douanier n'était pas le même
dans tout le royaume, pas plus que ne l'étaient les impositions
indirectes, dont la ferme générale avait la charge.
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Un bourgeois de Paris paie les trois vingtièmes, les quatre sous pour livre, la capitation, l'industrie, le logement des soldats, le rachat des boues et lanternes ; de sorte qu'à bien prendre il donne au moins, en y comptant les réparations, environ le tiers du revenu de sa maison. Faut-il s'étonner qu'il murmure un peu, et qu'il s'alarme de la moindre augmentation, quand il sait par expérience qu'il y q une force progressive capable de dévorer le tout ?
D'ailleurs, comment ne murmurerait-il pas, en voyant diminuer ses revenus d'un côté, tandis que de l'autre il voit renchérir les denrées ? Vin, sel, bois, chandelle, viande, draps, tout a doublé presque de moitié depuis un petit nombre d'années. Aussi le malheureux ne sait plus sur quoi se rejeter. L'esprit de finance a tout envahi ; il semble que l'esprit économique, qui s'est annoncé comme le sauveur du peuple, n'ait servi qu'à indiquer de nouvelles routes à la rapacité financière. Il viendra un temps où tous ces esprits verront à leur tour que la nécessité a aussi ses barrières et ses murs de bronze, que le maltôtier le plus intrépide ne peut franchir. Tout a ses bornes dans l'univers ; et la finance seule prétendrait qu'il n'en est pas pour elle ? Elle aura beau invoquer la déesse du tapis vert et les manes de l'abbé Terray, chiffrer, calculer, compter les grains de sel que peut manger un homme dans un jour, combien de verres de vin il doit ou ne doit pas boire, peser son industrie, examiner si ce canard était barboteur ou aéronaute, libre ou esclave, classer la canaille de nos vins avec le nectar de nos dieux terrestres, faire payer la bure de Suresnes, de Fontarabie ou de Vaugirard, autant que les brillantes étoffes de Malvoisie, etc. ; un jour la déesse, l'abbé, l'infatigable plume calculante, la balance, la jauge, la rouane, le génie fécond de la finance, l'avarice et la cupidité, tout cela sera en défaut ; et cet heureux tapis verra tarir la source de ces bénignes influences auxquelles il doit sa verdeur et sa fraîcheur éternelles.
Grâce à ce bel esprit financier, on ne pourra bientôt plus payer qu'en or. Déjà il nous est impossible de soutenir la concurrence avec aucune autre nation ; et, si Dieu n'y met la main, les Français ne pourront bientôt plus vivre avec les Français.
Quand le commerce gêné n'a pas son étendue, il entre, il sort moins de marchandises ; la consommation est faible : le gouvernement gagnerait davantage, en percevant moins. Un enfant fait un bouquet de la fleur de l'arbre, sans s'embarrasser du fruit : voilà l'image de la douane.
La moitié des habitants de la ville est donc forcée au célibat ; la plupart redoute une postérité, dans la crainte de ne la pouvoir nourrir.