L'histoire de la révolution de 1848

Paul Louis Courier


page d'accueil


Henri Rochefort


La Révolution de 1848 en France

[ image de Blanqui ]
Auguste Blanqui
Tandis que Blanqui subit sa détention dans les cellules du Mont Saint-Michel, tandis que les ministères se succèdent avec Broglie, Guizot, Thiers, Molé, Odilon Barrot et le maréchal Soult, l'agitation continue, progresse, se précise. Le Parti catholique s'émeut de la violence que prend chez les républicains la haine de l'Eglise et des prêtres. Il songe à se constituer une aile libérale dont Lamennais et Lacordaire furent les plus séduisantes illustrations. Mais la politique d'immobilité de Louis-Philippe et de ses ministres se chargeait d'accentuer l'union des classes moyennes et du peuple. Les impôts directs n'augmentaient guère, en pleine prospérité industrielle. Par contre, les impôts indirects passaient en dix ans de 560 à 892 millions. Les commerçants subissaient les effets d'une politique douanière dont les profits ne leur étaient pas destinés. Les paysans continuaient de payer très cher leur outillage, de subir des contrats usuraires et d'hypothéquer leurs terres. A l'avant-garde de toutes ces rumeurs, les ouvriers commençaient de découvrir que leur liberté se limitait à la nécessité de vendre leur force de travail à des prix dont ils n'étaient point maîtres et qui décidaient de leur vie. L'examen et la condamnation des excès du capitalisme avaient été fait sous toutes leurs formes. On avait énoncé les infamies de l'exploitation de l'homme par l'homme et depuis vingt ans, la littérature sociale en retentissait d'effroi. On avait apporté au problème d'innombrables suggestions et fabriqué des solutions. Personne n'avait encore en France entrevu les véritables perspectives de la lutte, lorsque du milieu ouvrier français jaillit la formule devenue célèbre : « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous. »

Ce n'était plus un cri de douleur, mais un mot d'ordre - ce n'était plus la défensive, mais l'offensive - ce n'était plus la périlleuse aventure de quelques apôtres, mais la synthèse d'une classe qui n'allait plus maintenant cesser de progresser dans cette voie. Avant d'être expulsé de France par Guizot, Karl Marx tenta d'expliquer à Proudhon la signification de cette devise prolétarienne. Il lui montra que l'existence des classes était liée à des phases du développement de la production, que cette lutte ne peut se terminer que par le triomphe de la classe la plus nombreuse pour aboutir ensuite à la disparition de toutes les classes. Au début de 1848, la nouvelle Ligue des communistes publiait à Londres son Manifeste, rédigé par Marx. Incompréhensif et obstiné, Proudhon poursuivait sa propagande qui tendait à représenter les socialistes comme des « partageux » contre qui l'esprit laborieux du Français s'indignerait. Et cependant, les mouvements de sympathie vers le peuple tournaient parfois à l'ouvriérisme et les étudiants du café Soufflet se réclamaient d'une fraternité toute littéraire. Le gouvernement de Guizot accumulait les maladresses qu'allaient compliquer les suites inattendues de sa politique extérieure.

On avait pris coutume de désigner la politique d'asservissement à la Cité de Londres sous le nom d'« Entente cordiale ». Elle n'alla point sans heurts, car la moindre activité française la mettait en question. Les visées de Louis-Philippe en Afrique avaient failli la compromettre. Le soutien que Thiers avait voulu accorder à Méhemet-Ali, conquérant égyptien, ne pouvait plaire à l'Angleterre soucieuse de protéger sa route des Indes et de dominer en Méditerranée orientale. Certains crurent à la guerre - les rodomontades belliqueuses de Thiers n'eurent jamais de suite que contre les ouvriers. Guizot, pour apaiser Londres, accorda ensuite le droit de visite sur tous les navires de commerce dans l'Atlantique. La supériorité numérique de la marine militaire anglaise en faisait un monopole. Malgré cela, l'affaire Pritchard, citoyen britannique qu'on avait expulsé de Tahiti pour tentative de soulèvement, ne rendit pas seulement célèbre la reine Pomaré, mais parut à nouveau menacer cette entente cordiale qui tolérait déjà difficilement l'installation de la France en Algérie après la bataille de l'Isly. Louis-Philippe céda ; l'humiliation de la France fut si manifeste qu'elle saisit l'opinion. Mais pour faire triompher l'Entente cordiale, Londres, jamais rassasié d'influence, disposait en France d'autres arguments dont on vit bientôt les effets.

Depuis dix ans, la politique économique de l'Angleterre avait évolué. Forte de la supériorité de son outillage, de ses ressources en charbon et en matières premières coloniales, l'Angleterre, après avoir réussi par les guerres européennes à s'ouvrir les marchés du continent, allait maintenant l'exploiter. A la recherche des débouchés qu'il pouvait lui offrir, elle parla de libéralisme et se convertit au libre-échange. Cette conversion souleva des commentaires innombrables en Europe : pour pratiquer le libre-échange, l'Angleterre ne pouvait y être seule. La conclusion fut rapide. En 1845, on créa en France une Ligue pour la liberté des échanges et ses revendications furent d'abord très modérées. Le gouvernement français fit voter la suppression de quelques prohibitions. Le gouvernement de Londres allait-il obtenir un changement radical de la politique douanière française ? L'Angleterre se lança alors dans la politique des nationalités où, sauf l'Irlande et les Indes, les peuples devaient librement disposer d'eux-mêmes. La révolte contre l'oppression éclatait partout en Europe et la bourgeoisie intellectuelle, blessée par les obstinations de Louis-Philippe et de Guizot, s'enthousiasma pour ces libérations nationales ; faisant ainsi les affaires de l'économie britannique, une vague de libéralisme politique passa sur le continent. Elle n'allait pas emporter seulement le ministre français et son roi. Elle allait délivrer les diverses bourgeoisies européennes des dernières survivances féodales et instituer pour l'Europe de nouveaux motifs de conflits.

La politique intérieure de Guizot, rebelle à toute concession, se doublait à l'extérieur d'une politique d'alliance avec Metternich et le tsar Nicolas, pour vaincre partout les moindres tentatives démocratiques. Dans une parfaite inconscience de l'état réel des masses européennes, le gouvernement de Louis-Philippe reproduisait les erreurs de Charles X et reconstituait contre lui une unanimité sociale où la similitude des buts immédiats l'emportait sur leur ultérieure diversité. Parallèlement au mouvement ouvrier, l'hostilité de Guizot accéléra le regroupement de tous ceux qu'exaspérait le monopole du droit de vote entre les mains d'une minorité possédante. En 1845 et 1846, les récoltes furent mauvaises et la maladie des pommes de terre causa une disette dont souffrirent durement les classes pauvres. Le prix de la vie augmenta. Il y eut des émeutes paysannes contre les accapareurs de grains. Parmi les ouvriers, les sociétés de résistance se multiplièrent si bien que le gouvernement dut se résigner à les tolérer. Une crise industrielle accrut le chômage et, par répercussion des troubles du marché anglais, nombre de petites et moyennes entreprises commerciales françaises s'écroulèrent. De ces faillites jaillit plus promptement chez les commerçants un état d'esprit révolutionnaire qu'il n'avait mis de temps à se préciser dans le prolétariat. Vers la fin de l'année 1847, il était évident que la réforme électorale s'imposerait par la violence si la coalition parlementaire ne suffisait pas à l'obtenir. Comme le gouvernement avait interdit toute réunion, on était en pleine campagne de banquets. Pendant six mois, les partisans de la réforme électorale organisèrent en France des banquets de mille convives environ où l'on signait une pétition en sa faveur. Les républicains, qui s'affirmaient pour une réforme plus radicale encore et voulaient le suffrage universel, s'associèrent à cette campagne. Les ouvriers voyant dans la République l'issue sociale dont 93 leur avait laissé le mirage, on eut en France, dans la confusion des intérêts, des sentiments et des doctrines, une conscience révolutionnaire contre laquelle Louis-Philippe était impuissant.

Il veut garder Guizot et interdit le banquet du 22 février 1848 à Paris. C'était le dernier de la campagne et il devait être précédé d'un cortège. Le banquet n'eut pas lieu, mais le cortège devint une immense manifestation qui piétina jusqu'au lendemain sur les boulevards. Paris avait pris son aspect d'émeute. Rachel avait chanté la Marseillaise au Théâtre Français ; commerçants, étudiants et ouvriers disputaient le terrain à la troupe autour de la Concorde. Le 23 février à midi, place des Victoires, la garde nationale passa subitement aux côtés des manifestants et les protégea contre les cuirassiers : Paris se couvrit de barricades. Le peuple répondait à nouveau dans sa masse aux appels de la bourgeoisie et l'on aurait pu trouver parmi ces révolutionnaires, haïssant Guizot et son roi, tel fabricant cossu, tel boutiquier menacé de faillite, solidaires du plus misérable des chômeurs. Devant l'émeute, Guizot démissionne. Des Tuileries aux barricades, un cri de joie - on illumine. La révolution va-t-elle avorter ? Le 23 février au soir, un coup de pistolet tiré sur le boulevard des Capucines déclenche une fusillade. Toute la nuit, la foule traîna ses morts en appelant aux armes. Thiers avait succédé à Guizot. Il eût volontiers maintenant réprimé l'insurrection. Il offrit au roi d'évacuer Paris pour l'attaquer ensuite à force armée. Louis-Philippe se montra plus humain que son ministre et refusa. Les insurgés avançaient sur les Tuileries, on criait partout « Vive la République ». Des conciliabules firent le reste et les libéraux, après en avoir discuté chez le banquier Goudchaux, proposèrent un nouveau gouvernement. Louis-Philippe abdiqua en faveur de son petit-fils et reprit la route de l'exil, vers l'Angleterre. Il laissait derrière lui un Gouvernement provisoire qui allait tenter d'escamoter la République et le peuple de Paris qui entendait cette fois ne pas voir se renouveler la duperie de 1830.

barricades : daguerrotypie de l'époque

Peu d'événements sont aussi pleins d'enseignements que ceux de 48. De tous les éléments sociaux qui y participent, seule la grande bourgeoisie est vraiment consciente de sa puissance et dispose d'une technique. Les classes moyennes seront rapidement le jouet de quelques mesures législatives ; elles suffisent pour les calmer ou les irriter tour à tour. Le peuple, qui vient à peine de prendre le sentiment de lui-même, a encore pour devise une formule qui le plus souvent annonce l'échec « la liberté ou la mort ». Le Gouvernement provisoire utilisa de main de maître les événements pour réussir à dissocier la coalition que les maladresses de Guizot avaient contribué à réaliser. Il y avait dans le Gouvernement provisoire Arago, Lamartine, Ledru-Rollin, Crémieux, Garnier-Pagès, Dupont de l'Eure. Ces hommes sont des modérés. Ils n'ont de commun avec les républicains qui se sont battus en 1839 qu'une phraséologie déclamatoire où des mots identiques appellent les mêmes applaudissements. On a longuement discuté chez Goudchaux de la nécessité d'utiliser le socialiste Louis Blanc. On a d'abord conclu à une solution transactionnelle. Louis Blanc sera secrétaire du gouvernement et lorsqu'on le proclama à la Chambre, son nom ne fut pas prononcé. Mais les insurgés avaient envahi le Palais-Bourbon et lorsque dans l'après-midi le gouvernement se rendit à l'Hôtel de ville, la foule lui imposa un ouvrier mécanicien Albert, qu'on alla chercher dans sa fabrique, Flocon et Raspail. Celui-ci, au nom de l'insurrection parisienne, exigea la proclamation de la République. Le gouvernement céda, s'adjoignit Louis Blanc, Albert, Raspail et publia un manifeste. Le lendemain, la République était inscrite sur tous les murs de Paris.

Reprenant la définition de Laffitte, Goudchaux aurait pu dire : le règne des banquiers continue. Février 48, c'était l'adjonction à l'aristocratie financière, de la bourgeoisie industrielle et commerçante. Dans cet élargissement du pouvoir, la banque trouvera le secret des progrès de sa domination où elle absorbera peu à peu les forces industrielles et commerciales du pays. Quant à la figuration républicaine, ce fut à la fois par contrainte et par habileté que le gouvernement s'y résigna. Le socialiste Louis Blanc parut finalement devoir rendre plus de services à la bourgeoisie qu'il ne pouvait la gêner. Sa présence au gouvernement, auprès de l'ouvrier Albert, permettait de rassurer le peuple et servirait par la suite à déconsidérer le socialisme dans l'esprit des classes moyennes dont il fallait absolument rompre l'alliance avec les ouvriers. L'histoire doit reconnaître que Louis Blanc se prêta à tous ces calculs : son attitude fut en définitive aussi répugnante que les manoeuvres dont il fut l'objet. Le geste était habile et trompa les masses. Elles se déclarèrent prêtes à accorder « trois mois de misère » au Gouvernement provisoire pour lui permettre de réaliser la République. N'avait-on pas ouvert les portes des prisons aux insurgés de 1839 ? Sans doute, en se faisant acclamer au club du Prado, Blanqui, libéré du Mont Saint-Michel, parlait-il de mettre fin à l'exploitation capitaliste et ce n'était pas précisément de cela qu'il s'agissait pour le gouvernement. En effet, il venait de proclamer drapeau national les trois couleurs « qui avaient fait le tour du monde », et le Moniteur du 27 février avait ainsi commenté l'éloquence de Lamartine : « Comme signe de ralliement et comme souvenir de reconnaissance pour le dernier acte de la révolution populaire, les membres du Gouvernement provisoire porteront la rosette rouge, laquelle sera placée aussi à la hampe du drapeau. » Il s'agissait donc seulement de lire attentivement ce texte officiel. La bourgeoisie de 48 y enregistrait le dernier acte populaire. Elle n'ira pas plus loin et elle le dit. Ce qu'elle va consentir sous la pression des masses, ce sera contre son gré et elle n'aura de cesse de le leur reprendre. Elle va engager avec elles un duel subtil, infiniment souple, à quoi l'ignorance populaire n'est en état de rien opposer. Le peuple a tout à apprendre de la vie publique et Lamartine n'aura pas de peine à le payer de déclamations.

Le Gouvernement provisoire a fermé la Bourse et accordé une prorogation de dix jours pour l'échéance des effets de commerce. Comme les ouvriers réclament la journée de dix heures, la suppression du marchandage, la reconnaissance du droit au travail et un ministère pour l'organiser, on nomma une commission où figura Louis Blanc et qui s'installa au Luxembourg pour étudier la création d'ateliers nationaux. On abolit les lois sur la presse et on décréta le 5 mars qu'une Assemblée constituante serait élue un mois plus tard au suffrage universel : le peuple avait partout satisfaction.

Tandis que les événements de 48 à Paris secouaient l'Europe et ébranlaient les vieilles monarchies, Lamartine, ministre des Affaires étrangères, assurait le chargé d'affaires du tsar que le gouvernement français s'emploierait « à contenir les fanatiques des clubs » en introduisant dans la capitale les 20.000 hommes de troupes nécessaires au maintien de l'ordre. Quel ordre ? Non pas celui dont parlait le peuple et qui contenait de vagues entreprises socialistes, mais l'ordre de la bourgeoisie qui avait organisé la campagne des banquets et qui, de Thiers à Louis Blanc, comptait bien ne pas tomber dans les « excès ». Pour protéger la Banque de France, on avait décrété le cours forcé. La rente tombait et il fallait rendre confiance aux possédants. Le 8 mars, on rouvrit la Bourse et on refusa toute prorogation des effets de commerce. Et comme le Gouvernement provisoire avait besoin d'argent, et qu'il ne voulait pas s'adresser uniquement aux riches, on établit un impôt additionnel de 45 centimes par franc sur tous les impôts directs. C'étaient là, coup sur coup, deux mesures de la plus remarquable stratégie politique. On accordait le suffrage universel au pays, mais on brisait l'unité d'action des masses en déconsidérant aux yeux des commerçants et des paysans la République proclamée sous la pression ouvrière. Livrés à la faillite par la République de Lamartine comme par la monarchie de Guizot, les boutiquiers s'inquiétèrent des revendications populaires. Et devant l'impôt des 45 centimes, les paysans moyens qui étaient jusqu'alors demeurés indifférents, réagirent contre ces singulières solutions de progrès : la paysannerie n'accepta point de faire presque à elle seule les frais de la République en frappant immédiatement à son épargne, les républicains du Gouvernement provisoire poignardaient cette République, la livraient à l'unique défense des ouvriers, coupaient le pays en deux, Paris et la province. Le suffrage universel, espérance des forces libérales de la nation, allait ainsi devenir un outil de réaction. Les banquiers et les industriels avaient réussi à diviser les masses. Le mot République prit dès lors plusieurs significations, selon que Thiers ou Blanqui le prononçaient et Lamartine envisagea pour la protection de sa République, l'écrasement des fanatiques. Il ajouta : « Le gouvernement, après un pareil crime, se remettra rapidement. »

Le peuple va donner dans tous les pièges. Blanqui semble avoir en avril aperçu le danger. Ce n'est plus le coup de main qu'il prêche, il a médité en prison, il pressent les intentions du gouvernement et dénonce les rassemblements de troupes autour de Paris. Une fois déjà, les ouvriers ont obtenu par une manifestation le renvoi des élections à la fin avril. Une deuxième tentative, le 16 avril, échoua. Un cortège se rendit du Champ-de-Mars à l'Hôtel de ville et s'y noya dans les phrases de Lamartine. Le peuple réclamait une politique active. A vrai dire, le Gouvernement provisoire n'y manquait point. Il aurait fallu seulement préciser laquelle. Pour l'instant, il s'employait à puiser dans le peuple lui-même ses éléments les plus sordides, repris de justice, dévoyés dont il constituait sa garde mobile. Elle défilait sur les boulevards dans l'enthousiasme. La garde nationale bourgeoise recevait ainsi des renforts, dûment rétribués, où les travailleurs ne virent pas de suite que ces mercenaires seraient utilisés contre eux.

Encore fallait-il attendre le résultat des élections. On sut le 23 avril que la tactique avait été juste. Les paysans de France avaient tous voté, comme un seul homme, contre la République. On pourrait donc liquider le socialisme et aménager le nouvel Etat. Financiers et industriels respiraient : sur 800 députés, il n'y avait pas 100 républicains. On avait l'assurance que dans le prochain conflit, les classes moyennes croyant tout terminé, se dresseraient contre leurs alliés d'hier, les ouvriers. Ont-ils, eux, dans toute cette complexité distingué leur chemin ? A coup sûr déjà, un étonnant instinct assure au peuple que son vrai chef n'est pas le journaliste dilettante qui siège dignement au Luxembourg, mais le militant éprouvé que la bourgeoisie n'a pas songé à appeler dans ses conseils, Blanqui. Face au démagogue qui pactise au pouvoir avec ses maîtres, Blanqui dresse sa belle figure de démocrate qui s'est voué à la cause du peuple et qui est resté dans l'action. Le 15 mai, bien qu'il l'ait déconseillée, il est à la tête d'une manifestation formidable qui, de la Bastille à la Concorde, va protester devant la Chambre contre le résultat des élections et clamer à cette bizarre Asssemblée constituante la volonté républicaine du peuple parisien. Les manifestants sont armés, ils entrent au Palais-Bourbon, proclament un nouveau gouvernement, prononcent la dissolution de l'Assemblée et se portent sur l'Hôtel de ville, dont Blanqui s'empare. Mais en quelques heures la garde nationale disloqua la manifestation, arrêta Blanqui, puis le déporta à Belle-Isle et ferma les clubs. L'équipée fut pour la bourgeoisie un décisif avertissement. Elle comprit que ce socialisme-là pouvait devenir redoutable et qu'il était bien autre chose que celui de Louis Blanc, totalement étranger au soulèvement. Mais le Gouvernement provisoire eut l'adresse, au lendemain du 15 mai, de réhabiliter Louis Blanc dans l'esprit des ouvriers en l'excluant du Conseil des ministres et en décidant de le poursuivre, comme s'il avait été responsable d'événements qu'il avait ignorés. En s'en séparant comme si elle le redoutait, la bourgeoisie conservait à Louis Blanc son auréole politique, entretenait confusion dont elle avait joué en février et disposait entre elle et le peuple d'une zone trouble où viendraient s'ébattre, au plus grand dommage du progrès social, les arrivistes et les intrigants de la vie publique.

Il ne restait plus qu'à disperser les ateliers nationaux. C'est un moyen classique pour déconsidérer un adversaire politique que de travestir sa pensée et de falsifier ses théories. Le socialisme qui avait inspiré la création de ces ateliers apparaissait aux Français sous des aspects fantaisistes et depuis que Pierre Leroux en avait prononcé le nom, il avait prêté aux plus singulières interprétations. Il n'est pas douteux que dans l'esprit d'un ministre comme Marie, farouchement hostile à tout effort social, il n'y avait point d'hésitation à son sujet. Mais il est juste de reconnaître que dans cette période de formation du prolétariat français, les maximes mêmes de ses théoriciens facilitaient le discrédit dont la propagande bourgeoise entendait couvrir tout ce qui pouvait conduire à un progrès de la pensée socialiste. Les seuls qui voyaient clair dans son développement et qui le reliaient au processus historique, vivaient à Londres et étaient ignorés presque totalement en France : pour Marx et pour Engels, le socialisme était l'appropriation collective des moyens de production - étape indispensable vers un futur communisme. En dehors d'eux, socialisme et communisme se confondaient dans une même haine de tout partage immédiat nivelant les hommes et les privant du fruit de leur travail. Les deux formules qui ont eu alors le plus réel dynamisme parmi les masses furent celles qui terrifiaient le mieux la bourgeoisie : les termes repris par Proudhon, « La propriété c'est le vol », et le cri de la jeunesse de Blanqui, « qui a du fer a du pain ». Deux formules également fausses : Ni l'une ni l'autre ne risquaient de jamais donner aux masses populaires le levier nécessaire pour renverser l'édifice bourgeois. Ces formules traduisaient deux variétés d'anarchisme, si fréquentes dans ce moment de gestation sociale qu'elles parurent redoutables aux classes moyennes et que toute la polémique bourgeoise fut dirigée contre elles. Et c'est en s'acharnant à cette lutte presque inutile que, par un étrange retour des forces collectives, la bourgeoisie capitaliste contribua à resserrer les rangs ouvriers d'où naîtrait un jour la véritable décision révolutionnaire, cette fois dépourvue d'illusions.

Dans ce printemps de 1848, elles étaient générales. Des bourgeois humanitaires se déguisaient en maçons, on avait idéalisé le costume de la misère et du travail et les phrases suffisaient à tout, comme au théâtre. Pour le peuple, les ateliers nationaux étaient le début de cette organisation qu'avait réclamée Louis Blanc et dont la bourgeoisie avait paru admettre le principe. Louis Blanc avait habitué les ouvriers à l'idée que l'on pouvait, à côté du régime capitaliste, réaliser une organisation totale du travail et résoudre dans le cadre du régime, le problème social. Certes Louis Blanc a eu raison d'affirmer que les ateliers de 48 n'étaient qu'une caricature de ses projets ; n'était-il pas lui-même un paradoxal socialiste en s'opposant à toute limitation de la journée de travail ? Les ateliers créés par la Commission du Luxembourg furent simplement des ateliers de charité où s'entassèrent bientôt 100.000 travailleurs dont on ne cessa plus de diminuer les salaires et qui défilaient dans les rues, la pioche sur l'épaule. Défilés de la garde mobile, défilés des ateliers - l'idylle menaçait de continuer.

On avait montré au paysan une République aussi impitoyablement fiscale que la monarchie et il avait voté contre cette République. On agita devant les commerçants le « spectre du communisme » et ils s'effrayèrent de l'agglomération prolétarienne des ateliers. Le 30 mai, le comte de Falloux et Goudchaux, devenu ministre des Finances, les qualifient de grève permanente et demandent leur dissolution : le général Clément Thomas parle de charger la canaille. Lorsque le peuple apprend la nouvelle, stupeur et colère empoignent la rue. Des ateliers où se sont réfugiés tous les meurt-de-faim de la capitale, elle gagne Saint-Antoine et le Quartier latin. Une effervescence mystérieuse contribue au désordre. On distribue de l'argent comme au temps où le duc d'Orléans intriguait au début de 89. Cette fois, on reconnaît sur les boîtes d'allumettes le portrait du généreux agitateur qui se dit, lui aussi, socialiste : c'est l'aventurier de Boulogne, neveu de l'empereur, qui tente la partie sur la gloire de son nom. Un homme qui viendrait tout sauver, qui balaierait ce gouvernement de traîtres et ferait respecter la République - voeu des masses ouvrières dont l'anarchie est faite comme toujours d'ignorance et qui accepteraient de suivre un homme à défaut de savoir elles-même se diriger. Pendant ce temps, la Commission du Luxembourg ne cherche à faire appliquer aucune de ses décisions sur la journée de dix heures, sur les coopératives et sur le marchandage. Le gouvernement pousse à l'émeute, pour en finir. La détermination a été prise. Elle sera froidement exécutée, le général Cavaignac chargé d'accomplir le crime que Lamartine avait envisagé trois mois plus tôt. Pour le peuple qui allait se faire tuer, le rêve des « trois derniers mois de misère » s'accomplirait.

Le 21 juin, un arrêté publia la dissolution des ateliers nationaux. Une partie des ouvriers seraient enrôlés dans l'armée, les autres s'en iraient draguer les marais de Sologne. L'insurrection s'organise et pendant trois jours le gouvernement la laisse s'organiser. On appliquerait en partie les méthodes de Thiers, - isoler l'émeute pour la cerner. Partout, des cortèges circulent et le 23 juin sur les premières barricades éclate la fusillade. Les ouvriers sont 7.000 à la Bastille et au Panthéon, au Temple, à Saint-Denis, les insurgés se fortifient. Ils occupent la moitié de Paris. Des députés, pris de honte devant l'assassinat qui se prépare et auquel leur politique a contribué, voudraient parlementer et résoudre pacifiquement le drame. Arago s'interpose. Une voix lui répond : « Monsieur Arago, vous n'avez jamais eu faim. »

barricades : dessin de l'époque

Cette insurrection engagée sans chefs - ils sont tous en prison depuis le 15 mai - sera encore une insurrection de la faim avec ses fautes, son absence d'esprit offensif et son invraisemblable héroïsme. Ce sont ces défaites-là qui ont ouvert le chemin social et désigné aux masses leur avenir. Le 24 juin, l'Assemblée constituante transmet ses pouvoirs au ministre de la Guerre, le général Cavaignac, qui traiterait les Parisiens comme il avait en Algérie massacré les Arabes. Pendant deux jours, la troupe se bat contre le peuple retranché derrière d'énormes barricades. La journée du 24 avait été mauvaise pour le gouvernement bien que les jeunes recrues de la garde mobile, largement payées et pourvues d'eau-de-vie, aient fait des merveilles d'atrocité. On nettoyait les magasins, les maisons occupées à coups de baïonnette tandis que l'artillerie tonnait sur le Panthéon. Cavaignac reçoit des troupes de renfort et le 25, redouble d'acharnement, en dépit de Thiers qui voudrait voir le gouvernement se retirer à Versailles pour assiéger Paris. Les munitions commencent à manquer chez les insurgés et l'une après l'autre les barricades tombent en se resserrant autour de la Bastille où flotte encore le drapeau rouge, l'ancien allié de la République de Février. Alors s'avance vers la place l'archevêque de Paris Mgr Affre. Il appartient à cette équipe de prêtres qui ont reconquis à l'Eglise la considération populaire en se faisant libéraux et en donnant au clergé les forces de gauche sans lesquelles il risquait de tout perdre devant la poussée républicaine. Mgr Affre paraît en conciliateur. Il veut parler, devant la fusillade, et soudain il tombe sous les balles. Le prélat a été blessé à mort. Quelques jours plus tard, Mgr Parisis déclarera à l'Assemblée que son archevêque avait été tué par la garde mobile.

La haute bourgeoisie se vengea copieusement sur les ouvriers de la perte dé son évêque assassiné par la troupe. Le 26 juin à midi, une répression systématique commença : 12.000 prisonniers, 3.000 morts, 4.000 ouvriers déportés aux colonies sans jugement. La France appartenait à sa grande bourgeoisie et mettrait dès lors à son service les richesses de son sol, ses habitudes de travail, d'épargne et d'assiduité à l'effort. Sous la direction tutélaire de la banque, industriels et commerçants allaient entreprendre l'exploitation nationale.

Dès juillet 1848, quand il y avait encore des cadavres à ensevelir, Louis Blanc mit son vote à la disposition de la majorité de l'Assemblée. Proudhon s'exile, les républicains sincères contemplent atterrés, leur monstrueuse erreur. En laissant sacrifier le peuple, c'est leur propre liberté qu'ils ont abdiquée. « Je ne crois plus à une République qui commence par égorger ses prolétaires », écrit George Sand.


Liens proposés :

http://chantsdeluttes.free.fr/
je trouve qu/il est un site revolutionnaire...
http://hypo.ge.ch/www/cliotexte/html/suisse.histoire.1848.html
car c es une révolution de 1848 aussi


Paul Louis Courier


page d'accueil


Henri Rochefort


dernière modif : 26 Nov. 2004, /francais/1848af.html