Jean-Paul Marat |
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Depuis que j'ai dénoncé M. Necker, le public est inondé d'une foule d'écrits où le premier ministre des finances est flagorné, et où je suis impitoyablement déchiré par des vendeurs d'injures et de calomnies. Dans une guerre de ce genre, on sent trop le prodigieux avantage que doit avoir contre un homme réduit à travailler pour vivre, un homme qui a l'autorité en main, qui peut donner des places et qui dispose d'une fortune de 14 à 15 millions.
Quoi qu'il en soit, mes principes sont connus, mes moeurs sont connues, mon genre de vie est connu : ainsi je ne m'obstinerai point à combattre de lâches assassins qui s'enfoncent dans les ténèbres pour me poignarder. Que l'honnête homme qui a quelque reproche à me faire se montre, et si jamais j'ai manqué aux lois de la plus austère vertu, je le prie de publier les preuves de mon déshonneur. Je terminerais ici cet article, s'il n'importait à la cause de la liberté que le publie ne soit pas la dupe des artifices employés pour le prévenir défavorablement contre son incorruptible défenseur.
Comme ma plume a fait quelque sensation, les ennemis publics, qui sont les miens, ont répandu dans le monde qu'elle était vendue : ce qui, d'après le caractère connu des gens de lettres du siècle, n'était pas difficile à persuader à qui ne m'a point lu. Mais il suffit de jeter les yeux sur mes écrits pour s'assurer que je suis peut-être le seul auteur depuis Rousseau qui dût être à l'abri du soupcon. Et à qui, de grâce, serais-je vendu ? Est-ce à l'Assemblée nationale, contre laquelle je me suis élevé tant de fois, dont j'ai attaqué plusieurs décrets funestes, et que j'ai si souvent rappelée à ses devoirs ? Est-ce à la couronne, dont j'ai toujours attaqué les odieuses usurpations, les redoutables prérogatives ? Est-ce au ministère que j'ai toujours donné pour l'éternel ennemi des peuples, et dont j'ai dénoncé les membres comme traîtres à la patrie ? Est-ce aux princes, dont j'ai demandé que le faste scandaleux fût réprimé, les dépenses bornées au simple revenu des apanages, et dont je demande que le procès soit fait aux coupables ? Est-ce au clergé, dont je n'ai cessé d'attaquer les débordements, les prétentions ridicules, et dont j'ai demandé que les biens fussent restitués aux pauvres ? Est-ce à la noblesse dont j'ai frondé les in- justes prétentions, attaqué les privilèges iniques, dévoilé les perfides desseins ? Est-ce aux parlements, dont j'ai relevé les projets ambitieux, les dangereuses maximes, les abus révoltants, et dont j'ai demandé la suppression ? Est-ce aux financiers, aux déprédateurs, aux concessionnaires, aux sangsues de l'Etat, à qui j'ai demandé que la nation fit rendre gorge ? Est-ce aux capitalistes, aux banquiers, aux agioteurs, que j'ai poursuivis comnne des pestes publiques ? Est-ce à la municipalité, dont j'ai découvert les vues secrètes, dévoilé les desseins dangereux, dénoncé les attentats, et qui m'a fait arrêter ? Est-ce aux districts, dont j'ai attaqué l'alarmante composition et proposé le besoin de réforme ? Est-ce à la milice nationale dont j'ai attaqué les sots procédés et la sotte confiance dans des chefs suspects ? - Reste donc le peuple, dont j'ai constamment defendu les droits et pour lequel mon zèle n'a point eu de bornes. Mais le peuple n'achète personne ; et puis pourquoi m'acheter ? Je lui suis tout acquis, me fera-t on un crime de m'être donné ?
Si ces ennemis qui cherchent à me perdre avaient quelque jugement, ils sentiraient que leurs coups seront toujours sans effet, tant qu'ils ne saisiront pas le défaut de la cuirasse. Ainsi, au lieu de frapper en aveugle, que ne cherchentils mes faiblesses, que n'épient-ils mes ridicules, pour me peindre d'après moi ? Ils ont besoin d'aide, je vais leur en donner.
Depuis longues années, mes amis, témoins de mon insouciance sur l'avenir, me reprochent d'être un animal indécrottable ; peut-être n'ont-ils pas tort ; mais ce défaut n'est pas, je crois, celui d'un complaisant prêt à se vendre. Depuis longues années, mes voisins, qui voient que je me refuse le nécessaire pour faire construire des instruments de physique, me regardent comme un original inconcevable ; peut-être n'ont-ils pas tort : mais ce défaut n'est pas, je crois, celui des intrigants qui cherchent à se vendre.
Il y a dix mois que je sers la patrie nuit et jour ; mais je n'ai voulu prendre aucune part à la gestion des affaires publiques. Je me suis montré dès le premier instant d'alarme, et je n'ai consulté que mon coeur pour partager les périls communs. Depuis le mardi soir, jour de la prise de la Bastille, jusqu'au vendredi soir, je n'ai pas désemparé du comité des Carmes dont j'étais membre. Obligé de prendre enfin quelque repos, je n'y reparus que le dimanche matin. Le danger n'était plus imminent, et je voyais les choses un peu plus de sang-froid. Quelque importantes que me parussent les occupations d'un commissaire de district, je sentais qu'elles ne convenaient nullement à mon caractère, moi qui ne voudrais pas de la place de premier ministre des finances, pas même pour m'empêcher de mourir de faim. Je proposai donc au comité d'avoir une presse, et de trouver bon que, sous ses auspices, je servisse la patrie en rédigeant l'historique de la révolution, en préparant le plan de l'organisation des municipalités, en suivant le travail des Etats Généraux. Cette proposition ne fut pas du goût de la majorité, je me le tins pour dit ; et, pénétré de ma parfaite inaptitude à toute autre chose, je me retirai. Aux yeux de tant d'honnêtes citoyens qui font une spéculation de l'honneur de servir la patrie, ma retraite doit paraître pure stupidité, je le sais ; mais ma proposition n'etait pas celle d'un homme dont la plume est à vendre.
Le plan que j'avais proposé au comité des Carmes, je l'ai exécuté dans mon cabinet et à mes dépens. Mes amis ont fait le diable pour m'empêcher d'écrire sur les affaires actuelles ; je les ai laissés crier et n'ai pas craint de les perdre. Enfin je n'ai pas craint de mettre contre moi le gouvernement, les princes, le clergé, la noblesse, les parlements, les districts mal composés, l'état-major de la garde soldée, les conseillers des cours de judicature, les avocats, les procureurs, les financiers, les agioteurs, les déprédateurs, les sangsues de l'Etat et l'armée innombrable des ennemis publics. Serait-ce donc là le plan d'un homme qui cherche à se vendre ?
Hé ! pour qui me suis-je fait ces nuées de mortels ennemis ? Pour le peuple, ce pauvre peuple épuisé de misère, toujours vexé, toujours foulé, toujours opprimé, et qui n'eut jamais à donner ni places ni pensions. C'est pour avoir épousé sa cause que je suis en butte aux traits des méchants qui me persécutent, que je suis dans les liens d'un décret de prise de corps, comme un malfaiteur. Mais je n'éprouve aucun regret ; ce que j'ai fait, je le ferais encore, si j'étais à recommencer. Hommes vils, qui ne connaissez d'autres passions dans la vie que l'or, ne me demandez pas quel intérêt me pressait ; j'ai vengé l'humanité ; je laisserai un nom, et le vôtre est fait pour périr.
Les folliculaires qui se prêtent à me diffamer ne sont pas tous des scélérats consommés, je veux le croire ; qu'ils rentrent donc en eux-mêmes un instant, ils rougiront de leur bassesse. Je ne les accablerai point d'injures, je ne leur ferai point de reproches ; mais s'il en est un seul qui doute encore que ma plume n'est conduite que par mon coeur, qu'il vienne me voir dîner.
Enfin, aurais-je besoin de me vendre pour avoir de l'argent ? J'ai un état qui m'en a donné et qui m'en donnera encore, dès que je me résoudrai à renoncer au cabinet. Je n'ai même que faire de renoncer au cabinet, je n'ai besoin que de ma plume. Aux précautions infinies que prennent les ennemis de l'Etat pour empêcher mes écrits de voir le jour, mes diffamateurs peuvent s'assurer que je ne manquerai pas de lecteurs. L'Ami du peuple aurait été, dans leurs mains, une source abondante ; dans les miennes, cette source est restée stérile ; j'ai abandonné les trois quarts du profit aux libraires chargés de m'épargner les embarras de l'impression et de la distribution, à la charge que chaque numéro sera livré à un sou aux colporteurs.
Je me flatte d'en avoir assez dit pour dégoûter les échos de cette calomnie, la seule qui pût porter coup à la cause que je défends. Quant aux autres, je laisse libre carrière à mes diffamateurs, et je ne perdrai pas, à les confondre, un temps que je dois à la patrie.
Loin de nous le dessein cruel de jeter le moindre doute surl'innocene de M. de la Salle (1) ; les juges les plus sévères ne lui reprochent que d'avoir négligé une simple formalité. Mais tout en applaudissant à son triomphe, il nous paraît un peu étrange que les Etats Généraux se soient érigés en cour de justice pour l'absoudre. Cet acte d'autorité qui confond tous les pouvoirs en réunissant le judiciaire au législatif ne tendrait à rien moins qn'à rendre despotique l'Assemblée nationale ; car, si elle peut absoudre, elle peut condamner : dès lors, les citoyens ne seraient plus sous la sauvegarde de la loi ; livrés sans défense à la merei d'un comité de recherches, ils se verraient tôt ou tard sous le joug de leurs propres représentants.
Pour éviter ce malheur affreux où entraînerait nécessairement la confusion des pouvoirs, les Etats Généraux auraient dû ériger un tribunal pour connaître des crimes d'Etat, tribunal que le public réclame depuis longtemps ...
Je ne vois qu'un moyen de former un tribunal impartial et ferme qui ait la confiance publique et qui fasse parler la loi, c'est de le composer d'un membre de chaque district de la capitale, choisi par la voie du sort, et d'un président choisi par la voie du scrutin.
Ce tribunal commencerait à entrer en activité par l'instruction des procès des victimes de la populace effrénée, afin que leur mémoire fût flétrie ou réhabilitée suivant qu'ils seraient trouvés coupables ou innocents. Craindrions-nous de le dire ? Au milieu des cris d'indignation élevés de toutes parts contre les Launay, les Flesselles, les Foulon, les Berthier, se font entendre en faveur du chevalier du Pujet (massacré dans sa chambre après la prise de la Bastille) les regrets de mille honnêtes citoyens.
(1) M. de la Salle fut accusé à tort d'avoir voulu faire sortir la la poudre de Paris.
Aujourd'hui les horreurs de la disette se sont fait sentir de nouveau, les boutiques des boulangers sont assiégées, le peuple manque de pain ; et c'est après la plus riche récolte, au sein même de l'abondance que nous sommes à la veille de périr de faim. Peut-on douter que nous soyons environnés de traîtres qui cherchent à consommer notre ruine ? Serait-ce à la rage des ennemis publics, à la cupidité des monopoleurs, à l'impéritie ou à l'infidélité des administrateurs, que nous devons cette calamité ? Voilà un mystère que les communes de tous les districts de la capitale doivent se faire un devoir d'éclaircir, sans délais, en chargeant quelques hommes capables, et d'une probité à l'épreuve, d'examiner la gestion du comité des subsistances de l'hôtel de ville.
Il est inouï que pour écouler les farines et les grains gâtés qu'avait accaparés le gouvernement, le bureau des subsistances commis pour approvisionner Paris, continue à soufrir que le public soit empoisonné par du pain détestable. Ces farines et ces grains, dira-t-on, ont coûté des sommes immenses au gouvernement, il faut que ces sommes lui rentrent. Mais le gouvernement n'a rien à lui ; le trésor public n'appartient qu'à la nation. Et ne vaut-il pas mieux qu'elle supporte quelque perte en destinant ces comestibles aux animaux, que d'exposer le peuple à une épidémie ?
O Français ! peuple libre et frivole, ne pressentirez-vous donc jamais les malheurs qui vous menacent, vous endormirez-vous donc toujours sur le bord de l'abîme ?
Grâce au peu de vues de ceux qui tenaient les rênes du gouvernement, à la lâcheté des ennemis de l'Etat, à un concours d'événements inattendus, vous avez rompu vos fers, vous avez les armes à la main. Mais au lieu de poursuivre sans relâche le châtiment des ennemis publics, vous vous êtes livrés au manège des hommes faibles ou corrompus qui s'efforçaient de les soustraire à votre juste vengeance, de les rappeler au milieu de vous, et vous avez laissé échapper ces coupables victimes.
Au lieu de sentir que votre indépendance actuelle est l'ouvrage des conjectures, vous en faites honneur à votre sagesse, à votre courage ; la vanité vous aveugle, et dans l'ivresse d'un faux triomphe, vous laissez vos perfides ennemis renouer tranquillement les fils de leur trame odieuse.
Au lieu de vous dévouer généreusement à la patrie, vous avez fait un objet de lucre des minces services que vous lui rendez ; vous ne semblez même vous disputer l'honneur de la servir que pour achever de la dépouiller.
Au lieu de choisir pour vos chefs des hommes indépendants, distingués pour leurs principes, leurs lumières et leurs vertus publiques, vous vous abandonnez aux premiers venus ; vous appelez à des places de confiance des hommes peu versés dans les affaires, des hommes pensionnés par le prince, des hommes qui ne subsistent que de ses largesses. Comment de pareils citoyens oseraient-ils élever la voix contre l'injuste autorité d'un maître ou, plutôt à quel titre compteriez-vous sur leur fidélité ? Le dirai-je ? Vous vous êtes montrés si peu jaloux du choix de vos mandataires que dans vos comités municipaux sont des hommes nourris des maximes de la robe et de la cour ; mais ce que la postérité refusera de croire, c'est que dans l'assemblée même de vos represewntants, où l'on ne devrait compter que des sages, se trouvent des hommes qui n'avaient d'autres titres auprès de vous que d'avoir bonne table, et qui pis est, des hommes peu recommandables par leurs sentiments, des hommes peu honorés par l'opinion publique, des hommes enfin qui n'ont échappé à la loi que par un certificat d'imbécilité... O siècle ! ô moeurs !
Peuple inconsidéré, livrez-vous à la joie, courez dans les temples, faites retentir les airs de vos chants de triomphe, et fatiguez le ciel de vos actions de grâces pour un bien dont vous ne jouissez pas. Vous n'avez plus de tyrans, mais vous éprouvez encore les effets de la tyrannie ; vous n'avez plus de maîtres, mais vous ressentez encore les maux de l'oppression ; vous ne tenez qu'un fantôme et vous êtes plus loin du bonheur que jamais. Hé ! de quoi vous applaudiriez vous ? D'un bout du royaume à l'autre, l'Etat est en travail et en convulsions ; vous êtes dans l'infortune, vos ateliers sont déserts, vos manufactures abandonnées, votre commerce est dans la stagnation, vos finances sont ruinées, vos troupes sont débandées ; vous vivez dans l'anarchie, et pour surcroît de calamité, c'est en vain que le ciel a eu pitié de vous. C'est en vain qu'il vous a ouvert les trésors de la fécondité. Vous n'avez échappé aux horreurs de la famine que pour éprouver la disette au sein même de l'abondance.
Encore, si vous touchiez au terme de vos maux ; mais ils ne feront qu'empirer. Les beaux jours fuient avec rapidité ; bientôt la rigueur de la saison ajoutera de nouveaux besoins à ceux qui vous consument ; le gain des ouvriers et des maîtres diminuant peu à peu avec la longueur des journées, ajoutera à la misère commune ; des légions de domestiques, mis sur le pavé, augmenteront la foule des indigents ; et l'affreux désespoir poussant au crime les malheureux qui manquent de tout et que la société abandonne, changera la capitale en un repaire de voleurs et d'assassins.
Quel sort vous attend ! Les ennemis cruels acharnés à votre perdre, ne cessent de vous tendre des pièges ; jour et nuit ils s'efforcent de vous entraîner dans tous les désordres, de vous accabler d'inquiétudes et d'alarmes, de vous fatiguer de votre indépendance, de vous faire sentir les maux de l'insubordination, de vous faire regretter l'esclavage et de vous réduire à chercher dans les bras d'un maître le repos, l'abondance et la paix.
Si du moins le Sénat national mettait fin à vos malheurs par la régénération du royaume. Mais, ô douleur ! depuis longtemps vos ennemis y siègent avec sécurité ; ils ont trouvé moyen de s'y faire des créatures, et de tourner contre vous vos propres défenseurs. La plupart de ses députés n'ayant à vous offrir qu'une fidélité incorruptible gardent le silence, tandis qu'une poignée d'orateurs ambitieux, verbeux et bruyants, consumant les jours en vains débats, tirent les affaires en longueur pour ne rien conclure, et semblent chercher à vous enlacer dans les liens d'une politique captieuse.
Le voile enfin tombera... Déjà quelques provinces font éclater leur mécontentement ; l'Etat est sur le point d'être déchiré. La capitale, qui ne subsiste que par le luxe et les vices, pourra bien redemander un maître, et peut-être verrat-on quelques ambitieux prodiguer l'or pour se saisir des rênes flottantes du gouvernement. Mais les provinces, perdues pour le monarque, s'érigeront en républiques. S'il en conserve quelques-unes, il combattra bientôt pour conquérir les autres, et nous serons replongés, pendant une longue suite de siècles, dans les horreurs des guerres civiles qui desolèrent autrefois la France. O ma patrie ! à l'aspect des malheurs qui t'accablent et te menacent, mon coeur se fend de douleur, des larmes de sang coulent de mes yeux.
Cessons de nous plaindre : les maux cruels qui nous font gémir sont notre ouvrage, les fruits amers de notre dépravation. Qu'attendre d'un peuple d'égoïstes qui n'agissent que par des vues d'intérêt, qui ne consultent que leurs passions, et dont la vanité est l'unique mobile ? Ne nous abusons plus : une nation sans lumières, sans moeurs, sans vertus n'est pas faite pour la liberté. Elle peut bien rompre un moment ses lois, mais peut-elle éviter de les reprendre ? et si elle n'est pas enchaînée par la force, elle le sera infaillible ment par la fourbe.
Insensés que nous sommes, nous fermons l'oreille aux sages qui cherchent à nous réveiller de notre léthargie, et nous l'ouvrons aux fripons adroits qui cherchent à nous endormir. Ah ! s'il nous reste encore quelque espoir, sortons, sortons de notre fatale sécurité, découvrons l'abîme ouvert sous nos pas, mesurons-en la profondeur et travaillons à le combler avant qu'il nous ait engloutis.
Réfléchissons-y mûrement. Jamais la machine politique ne se remonte que par des secousses violentes, comme les airs ne se purifient que par des orages. Rassemblons-nous donc sur les places publiques, et avisons aux moyens de sauver l'Etat : mais hélas ! pourrions-nous les méconnaître encore ? La source de nos malheurs actuels, c'est que les conseils de ceux qui nous gouvernent sont et trop nombreux et trop dépourvus de sages ; les cohues ne servent qu'à jeter partout le désordre ; et les ambitieux, les vicieux, les sophistes soudoyés ne sont bons qu'à nous perdre. Portons enfin la cognée à la racine. - Le seul moyen de tarir la source de nos maux, c'est de purger nos comités des hommes dont les principes sont suspects ou dangereux, des hommes qui tiennent quelque place, quelque pension du Gouvernement. Requérons aussi le Sénat national de se purger lui-même : que son premier décret déclare inhabile à siéger tout homme qui tient quelque bienfait de la Cour, ou qui fait une spéculation de la gloire de servir la patrie ; que tout membre qui a une place ou une pension du Prince soit invité à les remettre ; que chacun s'engage d'honneur à ne recevoir aucune faveur de la Cour, que dix ans après l'expiration de la législature dont il fait partie. Si le Sénat refuse de se purger, que les pouvoirs des députés dans lesquels on ne peut plus prendre confiance, soient révoqués par leurs commettants, et qu'à leur place soient appelés des hommes d'un vrai mérite.
Les Etats actuels ont été formés sur les mauvais principes de la féodalité ; aujourd'hui qu'il n'y a plus dans le royaume qu'un seul ordre de citoyens, que la hiérarchie sacrée et la noblesse n'y siègent plus comme classes privilégiées, qu'on n'y admette que ceux d'entre eux qui ont fait preuve de zèle patriotique, et que l'assemblée nationale, réduite au quart, soit uniquement composée d'hommes éclairés et vertueux.
On m'écrit de tous côtés que cette feuille cause beaucoup de scandale ; les ennemis de la patrie crient au blasphème ; et les citoyens timides qui n'éprouvèrent jamais ni les élans de l'amour de la liberté, ni le délire de la vertu, pâlissent à sa lecture. On convient que j'ai raison d'attaquer la faction corrompue qui domine dans l'Assemblée nationale, mais on voudrait que ce fût avec modération : c'est faire procès à un soldat de se battre en désespéré contre de perfides ennemis.
Peut-être aussi me juge-t-on avec un peu de légèreté, et sans doute on changerait d'opinion si l'on connaissait les faits. En voici qu'il est bon de ne pas oublier. Tant que j'ai cru voir dans l'Assemblée nationale des citoyens dévoués au service de l'Etat, j'ai eu pour elle le respect qu'inspirent les vertus publiques. Tant que j'ai cru voir dans l'Assemblée nationale un désir soutenu, mais peu éclairé, d'aller au bien, j'ai eu pour elle tous les égards que mérite la loyauté ; j'ai travaillé à la rappeler aux bons principes, et, crainte de diminuer la confiance des peuples, je lui ai adressé directement mon travail. Mais lorsque j'ai vu l'assemblée poursuivre avec opiniâtreté un plan d'opérations funestes, j'ai fait l'acquit de ma conscience en lui adressant publiquement mes observations. Enfin, lorsque je n'ai pu me dissimuler le dessein criminel qu'a formé la faction ennemie de sacrifier la nation au prince et le bonheur public à la cupidité d'une poignée d'ambitieux, toute espèce de considérations s'est évanouie ; je n'ai vu que le danger de la patrie, son salut est devenu ma loi suprême, et je me suis fait un devoir de répandre l'alarme, seul moyen d'empêcher la nation d'être précipitée dans l'abîme.
Au demeurant, je dois ma profession de foi à mes lecteurs ; je vais la leur faire avec la franchise d'un homme qui ne sait point dissimuler, mais je n'y reviendrai plus. Je les prie de s'en souvenir. - La vérité et la justice sont mes seules divinités sur la terre. Je ne distingue les hommes que par leurs qualités personnelles ; j'admire les talents, je respecte la sagesse, j'adore les vertus ; je ne vois dans les grandeurs humaines que les fruits du crime ou les jeux de la fortune : toujours je méprisai les idoles de la faveur, et n'encensai jamais les idoles de la puissance : de quelques titres qu'un potentat soit décoré, tant qu'il est sans mérite il est peu de chose à mes yeux, et tant qu'il est sans vertus, il n'est à mes yeux qu'un objet de dédain.
Les bons patriotes craignent que ma feuille ne soit supprimée, ce serait donc par les suppôts du despotisme : or, je les défie d'oser y toucher ; ils savent combien peu je les crains, et je ne les crois pas assez imbéciles pour se déclarer de la sorte ennemis du bien public, et traîtres à la patrie.
Dans un combat de discussions épineuses le peuple a tout à craindre des artifices de ses ennemis, et il n'a rien à espérer de ses forces, de son courage, de son audace ; il sera pris au piège s'il ne l'aperçoit ; il lui faut donc des hommes versés dans la politique, qui veillent jour et nuit à ses intérêts, à la défense de ses droits, au soin de son salut ; je lui consacrerai tous mes instants.
En combattant contre les ennemis de l'Etat j'attaquerai sans ménagement les fripons, je démasquerai les hypocrites, je dénoncerai les traîtres ; j'écarterai des affaires publiques les hommes avides qui spéculent sur leur faux zèle ; les lâches et les ineptes, incapables de servir la patrie ; les hommes suspects, en qui elle ne peut prendre aucune confiance. Quelque sévère que soit ma plume, elle ne sera redoutable qu'aux vices, et, à l'égard même des scélérats, elle respectera la vérité ; si elle s'en écarte un instant pour blesser l'innocence, qu'on punisse le téméraire, il est sous la main de la loi.
Je sais ce que je dois attendre de la foule des méchawnts que je vais soulever contre moi : mais la crainte ne peut rien sur mon âme, je me dévoue à la patrie, et suis prêt à verser pour elle tout mon sang.
Les dons patriotiques se multiplient chaque jour ; les citoyens de tous les rangs s'empressent de porter leurs offrandes ; est-ce amour de la patrie ? est-ce envie de se distinguer ? est-ce mauvaise honte de ne se pas montrer ? Peu m'importe. Mais il importe beaucoup au salut de l'Etat, de faire quelques réflexions sur ce sujet.
Qu'appelle-t-on la dette nationale ? Les dépenses énormes où le faste et les vices scandaleux de la cour, l'inconduite, les déprédations et les folies du gouvernement ont entraîné la nation ; les dons immenses que le prince a prodigués et prodigue encore à ses créatures, les engagements onéreux qu'il a contractés pour anticiper sur les revenus publics. Et c'est par des transactions aussi criminelles que l'Etat est à deux doigts de sa perte ! Et c'est pour consacrer des engagements de cette nature que la nation se constitue solidaire ! Et c'est pour assurer les moyens de les remplir que le premier ministre des finances, après avoir perdu la nation en leur inspirant la science de l'agiotage, grève chaque citoyen d'un impôt vexatoire !
Et c'est pour les consacrer que les classes même les plus indigentes se privent de leur dernière ressource ? Loin de nous l'idée odieuse de vouloir détourner ou tarir la source des richesses qui restent à la patrie, mais craindrions-nous de l'épurer et de la diriger (1) ?
Le ministre connaît à fond tous les côtés faibles des Français ; il a spéculé sur leur sotte vanité.
Qu'à sa sollicitation, le prince envoie sa vaisselle d'argent à la monnaie, c'est un acte d'ostentation peu méritoire. Que lui fait la perte d'une argenterie entassée dans ses buffets ? Sa table n'en est pas moins ouverte. Que dis-je ? c'est un faux sacrifice, onéreux à l'Etat : bientôt cette superbe vaisselle sera remplacée par une vaisselle plus superbe encore.
Que des ministres opulents imitent l'exemple du prince : rien de mieux ; le faste jure avec leur caractère apostolique et le sacrifice de leur vaisselle n'est qu une petite restitution du bien des pauvres dont ils jouissent et des appointements énormes qu'ils tirent de l'Etat (2).
Qu'un administrateur des finances, gorgé d'or, verse 100.000 livres dans le trésor public, rien de mieux ; c'est une petite restitution des sommes immenses qu'a soutirées des rentiers alarmés son pouvoir magique de l'agiotage.
Qu'un duc verse 100.000 livres dans le Trésor public, rien de mieux ; c'est une petite restitution dos brigandages de ses ancêtres ou des largesses de quelques-uns de ces tyrans qui affamaient leur peuple pour engraisser leurs favoris.
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(1) Il est de notoriété publique, que la maison Tellisson
et Necker n'a amassé des biens immenses qu'en accaparant des fonds
publics adroitement discrédités, achetés à
soixante et soixante-dix de perte, et revendus au pair peu de temps après.
(Note de Marat.)
(2) La fureur des louanges, pour tout ce qui vient des grands de la terre, est portée parmi nous jusqu à la folie. Qu'on se rappelle les éloges degoûtants dont les papiers étaient remplis à la nouvelle de l'ordre qu'avait donne le monarque de ne plus servir de pâtisserie sur sa table, et cela pour ménager la farine destinée à son peuple affamé. (Note de Marat.)
Qu'un financier verse 10.000 écus dans le Trésor public, rien de mieux ; c'est une petite restitution des vols qu'il a faits à l'Etat.
Que des communautés religieuses abandonnent tous leurs biens à l'Etat en se réservant une modeste pension, rien de mieux ; c'est lui restituer des fonds dont la Superstition l'avait privé.
Mais que des indigents se cotisent pour donner à l'Etat le denier de la veuve ; qu'un ministre opulent les y invite sans pudeur, et que l'assemblée nationale y souscrive sans examen, voilà de ces traits inconnus dans l'histoire et réservés aux annales de nos jours. O Français ! serez-vous donc toujours dans l'enfance, ne réfléchirez-vous jamais et faudra-t-il sans cesse que l'ami du peuple vous désille les yeux !
Quoi ! c'est pour assurer la créance des rentiers, soudoyer les pensionnaires du prince, des ambassadeurs inutiles, des gouverneurs et des commandants dangereux, des femmes galantes des chevaliers d'industrie, des académiciens ignares et fainéants, des sophistes soudoyés, des saltimbanques aériens, des histrions, des baladins, des ex-ministres ineptes, des exempts de police, des espions, et cette brillante tourbe des créatures du prince qui forment la chaîne des instruments de la tyrannie, que de pauvres artisans, de pauvres ouvriers, de pauvres manoeuvres, qui ne gagneront jamais rien, ni aux marchés ministériels, ni aux révolutions, achèveront de donner leurs tristes dépouilles ! Quoi ! c'est pour payer les friponneries des agioteurs, le brigandage des traitants, et conserver la fortune de leurs propres ennemis, de leurs déprédateurs, de leurs tyrans, que vingt millions d'hommes se réduisent à la mendicité! Ah ! reprends tes haillons, homme infortuné ; apaise ta faim, et s'il te reste encore un morceau de pain à partager, regarde tes frères prêts à périr de misère.
Il est une vérite éternelle dont il est important de convaincre les hommes : c'est que le plus mortel ennemi que les peuples aient à redouter est le gouvernement. A la honte éternelle des princes de la terre et de leurs ministres, presque toujours les chefs qu'une nation se choisit pour assurer sa liberté ne songent qu'à lui forger des fers ; presque toujours les mains auxquelles elle a remis le soin de sa félicité ne s'occuppent qu'à consommer son malheur. Telle est l'ardeur de la soif de dominer que les hommes les mieux famés lui sacrifient jusqu'à leur réputation. Vous l'avez vu ce monstre autrefois populaire, jaloux de commander, oublier la justice, le devoir, l'honneur, presser continuellement le travail sur les impositions et le rétablissement du pouvoir exécutif, c'est-à-dire du pouvoir de la tyrannie, pousser le prince à n'accorder qu'à cette condition son consentement aux décrets de l'Assemblée nationale et à se montrer en despote. Vous les avez vus pareillement, ces hommes petits et vains que nous avons honorés de notre confiance, oublier au bout de quelques jours qu'ils dépendent de nous, s'ériger en tyranneaux, et pousser la folie jusqa'à vouloir maltraiter leur maître avant que l'Ami du peuple les remît à leur place.
O mes concitoyens, hommes frivoles et insouciants, qui n'avez de suite ni dans vos idées, ni dans vos actions, qui n'agissez que par boutades, que pour chasser un jour avec intrépidité les ennemis de la patrie, et qui le lendemain, vous abandonnerez aveuglément à leur foi, je vous tiendrai en haleine, en dépit de votre légèreté, vous serez heureux, ou je ne serai plus.
Non, il n'est point de malheurs qu'on n'ait sujet d'attendre de ce funeste décret ; point d'attentats dont il ne soit la source.
En ordonnant aux troupes de marcher contre les citoyens assemblés, il anéantit la nation, qui n'existe que par la réunion des individus. En sévissant contre les officiers et les soldats qui refuseront d'opprimer leurs pères, il divise les citoyens, il les oppose les uns aux autres ; et les met aux prises pour s'entr'égorger.
Quelle furie infernale a donc répandu sur les représentants de la commune son souffle empoisonné ? Insensés ! croyez-vous que c'est un bout de toile rouge qui vous mettra à couvert des effets de l'indignation publique ? croyez-vous que ce soit quelques satellites dévoués qui vous défendront de la juste fureur de vos concitoyens ? Le peuple ne se vend jamais, et l'armée ne se vendra plus. Soudoyée par le prince elle s'est donnée à la nation ; soudoyée par la municipalité, elle se donnera au peuple. C'est le voeu de la raison, c'est le fruit des lumières. Ces menées ne frappent encore que les yeux exercés du philosophe ; mais bientôt elles frapperont ceux de la multitude. Déjà elle sent la dureté de votre joug ; déjà elle vous accuse de ses malheurs ; et si elle vient à vous surprendre en faute, elle s'abandonnera à son désespoir, et c'en est fait de vous pour toujours. Souvenez-vous des décemvirs ; leur règne fut de courte durée ; le vôtre sera de plus courte durée encore : vous avez imité leur conduite criminelle, je vous prédis la même fin.
Les citoyens timides, les hommes qui aiment leur repos, les heureux du siècle, les sangsues de l'Etat et tous les fripons qui vivent des abus publics ne redoutent rien tant que les émeutes populaires ; elles tendent à détruire leur bonheur en amenant un nouvel ordre de choses. Aussi s'élèvent-ils sans cesse contre les écrits énergiques, les discours véhéments, en un mot contre tout ce qui peut faire vivement sentir au peuple sa misère et le rappeler à ses droits.
C'est la morale des hommes constitués en dignité et en puissance. Au milieu des abus de l'autorité et des horreurs de la tyrannie, ils ne parlent que d'apaiser le peuple, ils ne travaillent qu'à l'empêcher de se livrer à sa juste fureur.
Ils ont pour cela de puissantes raisons, et, de plus, un prétexte bien propre à faire impression sur les hommes bornés, mais qui n'en impose pas aux hommes instruits ; je parle des scènes tragiques dont les insurrections sont presque toujours accompagnées.
Quelle que soit la terreur qui remplit leur âme, et qu'ils cherchent à faire passer dans celle des autres, voici quelques réflexions qui contribueront à rassurer les esprits judicieux.
D'abord, le peuple ne se soulève que lorsqu'il est poussé au désespoir par la tyranie. Que de maux ne souffre-t-il pas avant de se venger ! Et sa vengeance est toujours juste dans son principe, quoiqu'elle ne soit pas toujours éclairée dans ses effets, au lieu que l'oppression qu'il endure n'a sa source que dans les passions criminelles de ses tyrans.
Et puis, est-il quelque comparaison à faire entre un petit nombre de victimes que le peuple immole à la justice dans une insurrection, et la foule inommbrable de sujets qu'un despote réduit à la misère, ou qu'il sacrifie à sa cupidité, à sa gloire, à ses caprices ! Que sont quelques gouttes de sang que la populace fait couler, dans la révolution actuelle, pour recouvrer sa liberté, auprès des torrents qu'en ont versé un Tibère, un Néron, un Caligula, un Caracalla, un Commode ; auprès des torrents que la frénésie mystique d'un Charles IX en a fait répandre ; auprès des torrents qu'en a fait répandre la coupable ambition de Louis XIV ? Que sont quelques maisons pillés en un seul jour par la populace, auprès des concussions que la nation entière a éprouvées pendant quinze siècles sous les trois races de nos rois ? Que sont quelques individus ruinés, auprès d'un milliard d'hommes dépoulles par les traitants, par les vampires, les dilapidateurs publics ?
Mettons de côté tout préjugé et voyons.
La philosopbie a préparé, commencé, favorisé la révolution actuelle ; cela est incontestable ; mais les écrits ne suffisent pas, il faut des actions. Or, à quoi devons nous la liberté, qu'aux émeutes populaires ?
C'est une émeute populaire, formée au Palais-Royal, qui a commencé la défection de l'armée et transformé en citoyens deux cent mille hommes dont l'autorité avait fait des satelites. Et dont elle voulait faire des assasins.
C'est une émeute populaire, formée aux Champs-Elysées, qui a éveillé l'insurrection de la nation entière ; c'est elle qui a fait tomber la Bastille, conservé l'Assemblée nationale, fait avorter la conjuration , prévenue le sac de Paris, empêché que le feu ne l'ait réduit en cendres et que ses habitants n'aient été noyés dans le sang.
C'est une émeute populaire, formée au marché Neuf à la halle, qui a fait avorter la seconde conjuration, qui a empêché la fuite de la maison royale et prévenu les guerres civiles qui en auraient été les suites trop certaines.
Ce sont ces émeutes qui ont subjugué la faction aristo- cratique des Etats Généraux, contre laquelle avaient échoué les armes de la philosophie et l'autorité du monarque ; ce sont elles qui l'ont appelé, par la terreur, au devoir, qui l'ont amené à se réunir au partie patriotique et à concourir avec lui pour sauver l'Etat.
Suivez les travaux de l'Assemblée nationale, et vous trouverez qu'elle n'est entrée en activité qu'à la suite de quelque émeute populaire, qu'elle n'a décrété de bonnes lois qu'à la suite de quelque émeute populaire, et que dans des temps de calme et de sécurité cette faction odieuse n'a jamais manqué de se relever pour mettre des entraves à la Constitution ou faire passer des décrets funestes.
C'est donc aux émeutes que nous devons tout, et la chute de nos tyrans, et celle de leurs favoris, de leurs créatures, de leurs satellites, et l'abaissement des grands, et l'élévation des petits, et le retour de la liberté, et les bonnes lois qui la maintiendront en assurant notre repos et notre bonheur.
La loi martiale qui proscrit les attoupements n'a donc été proposé que par un ennemi du bien public ; elle n'a été arachée que par des traitres à la patrie, et elle n'a été accordée que par des suppôts de la tyrannie. Qu'ils agréent ces qualifications s'ils n'aiment mieux recevoir celle d'imbéciles.
Les ennemis qui me persécutent peuvent me faire un crime d'une pareille doctrine ; mais je la prêche par devoir, par l'ordre impérieux de ma conscience, et je ne la déguiserai point dussé-je porter ma tête sur un échafaud.
Les coeurs sensibles ! ils ne voient que l'infortune de quelques individus, victimes d'une émeute passagère ; ils ne compatissent qu'au supplice mérité de quelques scélérats ! Je ne vois que les malheurs, les calamités, les désastres d'une grande nation livrée à ses tyrans, enchaînée, pillée, vexée, foulée, opprimée, massacrée pendant des siècles entiers. Qui, d'eux ou de moi, a eu le plus de raison, d'humanité, de patriotisme ? Ils s'efforcent d'endormir le peuple, je m'efforce de le réveiller ; ils lui donnent de l'opium, je lui verse de l'eau forte dans ses blessures, et j'en verserai jusqu'à ce qu'il soit pleinement rentré dans ses droits, jusqu'a ce qu'il soit libre et heureux.
N'avoir point de vues personnelles et proposer une loi martiale contre les attroupements, c'est singer les Anglais, et le comte de Mirabeau n'est pas homme à cela. Quoi qu'il en soit, nous lui devons quelques observations.
Une loi martiale contre les attroupements est bonne, excellente, admirable, lorsque la Constitution consacrée est juste et sage, nous allions dire parfaite, et que les dépositions de l`autorité se renferment dans le devoir ; alors elle empêche que des esprits inquiets et brouillons ne soulèvent le peuple pour tout bouleverser, et elle devient le plus ferme rempart de la liberté, du bonheur.
Mais lorsqu'une nation travaille à rompre ses fers, lorsqu'elle se débat contre les ennemis publics qui remplissent tous les départements, et cherchent à la livrer à l'anarchie ou à la re- plonger dans la servitude pour la tyranniser à leur gré, une loi martiale devient un mur d'airain élevé autour de l'abîme où elle est plongée.
O Mirabeau ! quand tu n'aurais fait que ce mal à la France, ton nom devrait être en horreur aux bons citoyens, et quand Robespierre n'aurait d'autre titre à la reconnaissance publique que de s'y être opposé, son nom lui sera toujours cher.
Vu politiquement, le projet du comité militaire est absurde ; il est odieux, vu moralement. Assujettir au même service et l'indigcnt, et l'opulent, et l'homme qui a de vastes possessions, et l'homme qui n'a aucune propriété, serait établir une loi inique, vexatoire, oppressive ; elle romprait toute proportion entre les avantages que les citoyens retirent de la société et les charges qu'elle leur impose, avec oette différence encore que le riche trouverait mille moyens de se faire exempter et que le pauvre resterait presque seul chargé de tout le fardeau.
C'est précisément ce qui est arrivé depuis la révolution, Combien de malheureux ouvriers, de crocheteurs, de porteurs d'eau, qui n'ont que leurs bras pour toute fortune, ont été contraints de donner chaque quinze jours vingt-quatre heures pour garder les hôtels des riches qui les oppriment ! Ordres tyranniques ! Le comble de l'horreur de la part de ceux qui les ont donnés, et le comble de la bêtise de la part de ceux qui s'y sont soumis ! Que des prédicateurs exaltés prêchent aux grands les devoirs du citoyen, à la bonne heure ! mais il n'en est aucun pour les petits.
Où est la patrie de ceux qui n'ont aucune propriété, qui ne peuvent prétendre à aucun emploi, qui ne retirent aucun avantage du pacte social ? Partout condamnés à servir, s'ils ne sont pas sous le joug du maître, ils sont sous celui de leurs concitoyens, et, quelque révolution qu'il arrive, leur lot éternel est la servitude, la pauvreté, l'oppression. Que pourraient-ils donc devoir à l' Etat ? Il n'a rien fait pour eux que de cimenter leur misère et de river leurs fers ; ils ne lui doivent que la haine et les malédictions.
Ah ! servez l'Etat, vous à qui il assure un sort tranquille et heureux ; mais n'exigez rien de nous ; c'est bien assez que le destin cruel nous ait réduits à la cruelle nécessité de vivre parmi vous.
Je ne sais quelles sont les vues secrètes du comité militaire mais si les auteurs de ce projet ne sont pas des hommes extrêmement bornés, leur dessein est infailliblement d'accaparer le peuple, sous prétexte des sacrifices qu'il doit à la patrie ; de l'excéder à veiller nuit et jour à son salut, de lui rendre insupportable jusqu'au nom de la liberté, et de le forcer à redemander les fers.
Soir et matin le pauvre ami du peuple est assailli par une foule d'inforturnés et d'opprimés qui implorent son secours. - Vendredi dernier, sur les trois heures du soir, s'est présenntée chez moi soeur Catherine, religieuse à l'abbaye de Pantemon. Elle était accompagné d'une femme qui lui servait de mère ; et pour pouvoir m'entretenire elle força en quelque manière ma porte.
La visite d'une grande, jeune et belle femme, sous un pareil costume, ne laissa pas que de m'étonner. Je lui demandai le sujet de sa visite ; elle tenait à la main une feuille de mon journal, et elle m'apprit qu elle arrivait du fautourg Saint-Antoine pour me prier de l'aider de mes conseils. Son air ouvert et naïf, le ton de douleur qui animait sa voix et son ingénuité qui annonçait une âme simple et honnête m'inspirèrent de l'intérêt. Je lui demandai la cause de ses malheurs ; elle m'apprit que dans la matinée elle s'était échappée par le tour, d'où un homme l'avait retirée comme il avait pu. Voici notre petit dialogue à peu près mot pour mot, autant qu'il m'en souvient ; car je n'ai pris, note de tout.- Qui vous a déterminée, ma soeur, à une démarche aussi gaillarde ? - Les mauvais traitements que j'avais continuellement à souffrir dans le couvent. -Et de la part de qui, je vous prie ? - De la part de Mmes de Chérie, de Creveton, et surtout de Mme de Bétisi, ma maîtresse. - Quels étaient ces mauvais traitements ? - De me molester sans cesse, de m'avoir frappée plusieurs fois, et de m'avoir mise si longtemps en pénitence que j'en ai les genoux écorchés. -Vous me paraissez bonne personne ; quelles raisons pouvaient donc avoir ces dames de vous traiter de la sorte ? La pauvre fille ne s'en doutait pas ; mais elle me fit une longue histoire qui ne ressemblait à rien. Elle prétendait que ces mauvais traitements venaient de ce que Mme de Bétisi, qui l'avait fait entrer au couvent, était jalouse de la confiance qu'elle témoignait à la coadjutrice, Mme de Virieu.
Quelque rétrécies et acariâtres que deviennent les âmes dans ces tristes demeures, où tant de femmes sensibles sont forcées de consumer leurs beaux jours, j'avais peine à me figurer que des dames de condition missent leur bonheur à tourmenter une pauvre innocente pour quelques égards qu'elle aurait témoi- gnés en s'abandonnant au penchant de son coeur.
Ne pouvant me persuader que de petites jalousies fussent le motif d'une conduite aussi peu humaine, mais conjecturant à l'air décidé d'Anne Barbier, c'est le nom de la religieuse, qu'elle n'était pas née pour la servitude, et d'après son recours à l'ami du peuple, qu'elle pouvait bien être patriote, je lui demandai comment elle me connaissait et si elle lisait quelquefois les papiers publics. -Nous avons dans le couvent le Courrier de M. Mirabeau, ces dames le lisent avec humeur, mais moi j'aime bien à le lire. -N'auriez-vous point, ma soeur, parlé quelque fois en présence de vos dames des affaires publiques ? - Oh ! trés souvent ; je me suis même disputée avec elles. Le jour que l'on prit la Bastille, elles me disaient, en voyant courir les citoyens aux armes : « Les voilà, ces chiens, ces pouilleux qui vont massacrer les fidèles sujets du roi. - Eh pourquoi donc des chiens ; ils vous valent bien peut-être ? - Taisez-vous, insolente ; savez vous ce que vous dites ? » - Chaque fois qu'il y avait du bruit dans Paris, ou que les béné- dictions de drapeaux passaient, nous recommencions à nous disputer, etc.
D'après le simple exposé des faits, il est clair que soeur Catherine, livrée à la merci de ces béguines aristocrates, est devenue (à raison de ses sentiments patriotiques) l'objet de leurs petites vengeances couvertes du voile de l'hypocrisie. Elle a donc été en quelque sorte martyre de la liberté ; car jusqu'où ne va pas le ressentiment des dévotes aigries par leur réclusion dans l'asile des regrets, de l'ennui, de la douleur et des larmes !
Anne Barbier s'est échappée du couvent dans la vue seule de se soustraire à la tyrannie : c'est une suite du devoir de la défense naturelle. Elle réclame sa liberté, elle a le droit de la réclamer en vertu des lois de la nature ; car le temps est passé où on les foulait aux pieds sans pudeur pour sacrifier à des préjugés ridicules.
A l'égard des persécutrices de cette infortunée, l'Ami du Peuple les citerait au tribunal des dames de la halle, s'il pou- vait les forcer d'y paraitre.
Jean-Paul Marat |
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