Paul Lafargue :
La Question de la Femme


page d'accueil


La Femme dans le Passé
(suite et fin)


Auguste Bebel

La Femme dans le Passé

[Auguste Bebel] La femme et le travailleur ont tous deux de commun ceci que, de temps immémorial, ils sont des opprimés. Malgré toutes les modifications que l'oppression a subies dans sa forme, elle ne s'en est pas moins maintenue en elle-même. La femme, ainsi que le travailleur, dans le long cours de l'histoire, ne sont que rarement arrivés à la conscience nette de leur servitude - et l'une, à la vérité, plus rarement même que l'autre parce qu'elle était placée plus bas encore que lui, parce qu'elle a été, parce qu'elle est encore considérée et traitée par le travailleur lui-même comme une inférieure. Un esclavage qui dure des centaines de générations finit par devenir une habitude. L'hérédité, l'éducation, le font apparaître aux deux parties intéressées comme « naturel ». C'est ainsi que la femme en est arrivée à envisager son état d'infériorité comme chose allant si bien de soi, qu'il n'en coûte pas peu de peine de lui démontrer combien sa situation est indigne d'elle, et qu'elle doit viser à devenir dans la société un membre ayant les mêmes droits que l'homme, et son égal sous tous les rapports.

Si j'ai dit que la femme et le travailleur ont pour lot commun d'être, de temps immémorial, des opprimés, il me faut encore, en ce qui concerne la femme, accentuer cette déclaration. La femme est le premier être humain qui ait eu à éprouver la servitude. Elle a été esclave avant même que l' « esclave » fut.

Toute oppression a pour point de départ la dépendance économique (dans laquelle l'opprimé se trouve vis-à-vis de l'oppresseur. Jusqu'à ce jour la femme se trouve dans ce cas.

Aussi loin qu'il nous soit donné de remonter dans le passé de l'homme, nous trouvons la horde comme la première communauté humaine. La horde qui, semblable à un troupeau d'animaux, satisfaisait ses instincts sexuels sans aucun ordre, et sans se détacher par couple. Il est difficile d'admettre que, dans cet état primitif, les hommes aient été supérieurs aux femmes en force physique ou en capacités intellectuelles [1]. Non seulement la vraisemblance, mais encore les observations que nous faisons sur les peuplades sauvages actuellement existantes, s'élèvent contre cette hypothèse . Non seulement, chez tous les peuples sauvages, le poids et le volume du cerveau de l'homme et de la femme diffèrent bien moins que chez nos peuples civilisés modernes, mais encore les femmes ne le cèdent aux hommes que de très peu, sinon en rien, comme force corporelle. Il existe même, encore aujourd'hui, dans l'Afrique Centrale, quelques tribus où les femmes sont plus fortes que les hommes et où, en raison de ce fait, elles exercent le commandement [2]. C'est ainsi qu'il y a, actuellement, chez les Afghans, une peuplade où les femmes font la guerre, vont à la chasse, et où les hommes vaquent aux travaux domestiques. Le roi des Achantis, dans l'Afrique occidentale, et le roi de Dahomey dans l'Afrique centrale, ont des gardes du corps féminins, régiments exclusivement recrutés parmi les femmes, commandés par elles, qui se signalent, en avant des guerriers mâles, par leur bravoure et leur soif de carnage (« alors les femmes se changent en hyènes »).

[1] Tacite, par exemple, affirme formellement que, chez les Germains, les femmes ne le cédaient en rien aux hommes, ni en taille ni en force. Et les Germains étaient pourtant arrivés, déjà à cette époque, à un haut degré de civilisation.
[2] L. Büchner : La Femme. Sa situation naturelle et sa vocation sociale « Neue Gesellschaft », années 1879 et 1880.

Un autre phénomène qui ne peut s'expliquer que comme basé sur la pure supériorité physique, c'est qu'il a du y avoir dans l'antiquité, sur la mer Noire et en Asie, des Etats d'amazones, comme on les appelait, qui se composaient uniquement de femmes. Ils devaient encore exister en partie au temps d'Alexandre-le-Grand, puisque, d'après Diodore de Sicile, une reine d'amazones, Thalestris, vint trouver le conquérant dans son camp pour qu'il la rendit mère.

S'il y a effectivement eu de pareils Etats d'amazones, cela n'a pu être qu'à une condition, sans laquelle leur existence eut été compromise : l'éloignement rigoureux des hommes. Et c'est pour cela qu'elles cherchaient à atteindre le double but de la satisfaction de leurs instincts sexuels et de leur reproduction en s'unissant, à certains jours de l'année, aux hommes des Etats voisins.

Mais de pareilles situations reposent sur des conditions exceptionnelles, et le seul fait de leur disparition démontre leur manque de solidité.

Ce qui a créé la servitude de la femme dans les temps primitifs, ce qui l'a maintenue dans le cours des siècles, ce qui a conduit à une disproportion bien marquée des forces physiques et intellectuelles des deux sexes et aggravé l'état de sujétion de la femme, ce sont ses particularités en tant qu'être sexuel. La femme primitive, tout en suivant, au point vue de ses forces morales et physiques, un développement analogue à celui de l'homme, ne s'en trouvait pas moins en état d'infériorité vis-à-vis de celui-ci, lorsque les périodes de la grossesse, de l'accouchement. de l'éducation des enfants la soumettaient à l'appui, au secours, à la protection de l'homme. Dans les temps primitifs, où la force physique était seule estimée et où la lutte pour l'existence revêtit ses formes les plus cruelles et les plus sauvages, cette nécessité de protéger la femme il certaines époques conduisit à une foule de violences contre le sexe féminin, notamment au meurtre des filles nouveau-nées et au rapt des femmes adultes.

A l'époque où les hordes isolées, plus tard les clans, se trouvaient en pleine lutte pour l'existence ; à l'époque où l'élevage des bestiaux et l'agriculture étaient encore choses inconnues et où, par suite, les disettes n'étaient pas rares, la horde, le clan, devaient veiller à se débarrasser de tout rejeton qui nécessitait de grands soins, constituait une gêne dans la bataille ou dans la fuite, ou ne promettait pas grand avantage dans l'avenir. Les filles nouveau-nées, en première ligne, avaient ce caractère d'impedimentum ; on cherchait donc à s'en débarrasser autant que possible dès leur naissance. On n'en laissait vivre qu'un petit nombre, celles qui se distinguaient par leur vigueur particulière, et dont on avait absolument besoin pour la reproduction de l'espèce. Voilà l'explication très simple de l'usage qui persiste aujourd'hui encore, chez nombre de peuplades sauvages de l'Extreme-Asie et de l'Afrique, de tuer dès leur naissance la majeure partie des filles. C'est à tort que l'on a attribué une coutume analogue aux Chinois de nos jours.

Un sort semblable à celui des enfants du sexe féminin était réservé aux garçons qui, dès leur naissance, paraissaient estropiés, contrefaits, et menaçaient par suite de ne devenir qu'une charge. On les tuait, eux aussi. Cet usage était en vigueur, on le sait, dans plusieurs états de la Grèce, par exemple à Sparte.

Un autre motif qui déterminait la mise à mort des filles nouveau-nées, c'est qu'en raison de leurs batailles incessantes, le chiffre des hommes composant la horde, le clan, se réduisait sans cesse considérablement, et que l'on voulait éviter la disproportion numérique des sexes. De là vint aussi que l'on trouva bien plus commode de ravir les femmes que de les élever.

A l'origine, et pendant longtemps, on ne connut pas l'union durable entre tel homme et telle femme. Le croisement brutal (promiscuité) était la règle. Les femmes étaient la propriété de la horde, du clan ; elles n'avaient, vis-à-vis des hommes, ni le droit de choisir, ni celui de vouloir. On se servait d'elles comme de n'importe quel autre bien commun. Ce système d'unions toutes de caprice prouve clairement l'existence du droit maternel (gynecécratie), qui se conserva assez longtemps chez nombre de peuplades. Il était en vigueur, d'après Strabon, chez les Lydiens et les Lokriens ; il s'est maintenu jusqu'à nos jours dans l'île de Java, chez les Hurons, les Iroquois et beaucoup de peuplades de l'Afrique Centrale. Par suite, les enfants étaient, en première ligne, la propriété de la mère, le changement continuel de mâle laissant le père inconnu. Comme Goethe le fait dire à Frédéric dans ses « Années de voyage », la paternité « n'est surtout qu'une question de confiance ». Le droit maternel s'est conservé dans les coutumes de certains peuples, même alors qu'ils avaient atteint déjà un haut degré de civilisation, que la propriété privée existait, de même qu'un droit d'hérédité bien défini. Il en résulta que seul l'ordre de succession par la femme fit loi. A un autre point de vue, il est incontestable que l'existence du droit maternel fut la raison pour laquelle de bonne heure, chez certains peuples, des femmes arrivèrent au pouvoir. Il faut admettre que, presque dès le début, on fit une différence de rang entre les femmes nées dans la tribu et les femmes volées ; que la dignité de chef devint petit à petit héréditaire dans certaines familles, et qu'à défaut de descendants mâles on laissa le pouvoir à la femme là où il s'en trouvait une qui eût les qualités requises pour l'exercer. Une fois admise, l'exception devint facilement une règle, et en fin de compte, l'hérédité du pouvoir fut aussi bien reconnue à la femme qu'à l'homme.

La femme a du acquérir aussi une certaine importance là où son sexe était en minorité et où par conséquent la polygamie faisait place à la polyandrie. Cet état de choses dure même encore à l'heure qu'il est à Ceylan, dans les îles Sandwich, aux îles Marquises, au Congo et dans le territoire de Loango. A une époque ultérieure, le droit de posséder plusieurs hommes à la fois fut accordé en privilège aux filles des rois des Incas (Pérou). Il s'est en outre établi une sorte de loi de nature en vertu de laquelle, dans les sociétés basées sur la polyandrie, le chiffre des naissances masculines est sensiblement supérieur à celui des naissances féminines, ce qui a, dans une certaine mesure, perpétué l'ancien état de choses.

Abstraction faite de ces exceptions qui peuvent compter pour des anomalies, l'homme s'est, partout ailleurs, emparé de la souveraineté. Cela a du surtout se produire à partir du moment où s'accomplit entre un homme seul et une femme seule une union durable, probablement amenée par le premier des deux. La pénurie de femmes, le fait d'en trouver une particulièrement à son goût, firent naître chez l'homme le désir de la possession constante. On vit poindre l'égoïsme masculin. L'homme prit une femme avec ou sans le consentement de ses congénères et ceux-ci suivirent l'exemple donné. Il imposa à la femme le devoir de n'accepter que ses caresses, mais en échange il s'imposa celui de la considérer comme son épouse et de garder et protéger leurs enfants comme siens. La plus grande sécurité de cette situation la fit apparaître à la femme comme plus avantageuse : telle fut l'origine du mariage [1].

[1] Cela ne veut naturellement pas dire qu'un seul homme « inventa » le mariage et le créa, à peu près comme « Dieu le père créa le premier homme, Adam ». Des idées nouvelles n'appartiennent jamais en propre à un seul individu ; elles sont le produit abstrait de l'oeuvre commune à beaucoup. Entre concevoir et formuler une idée, et la réaliser en un acte pratique, il y a du chemin, mais un chemin sur lequel beaucoup se rencontrent. Voilà pourquoi on prend si souvent pour siennes les idées d'un autre, et réciproquement. Lorsque les idées trouvent un terrain bien préparé, c'est-à-dire lorsqu'elles expriment un besoin généralement ressenti, on en vient bien vite à compter avec elles. C'est ce qu'il faut admettre de l'établissement du mariage. Si donc personne n'a « crée » le mariage, il s'est cependant bien trouvé quelqu'un « qui a commencé » et dont l'exemple n'a pas tardé à être imité par tous.

La base sur laquelle devaient se fonder la propriété individuelle, la famille, le clan, l'Etat, était établie.

La possession d'une femme et d'enfants fit désirer à l'homme du premier âge une demeure fixe. Jusque-là il courait les bois, dormant la nuit sur les arbres ou dans les cavernes quand les bêtes sauvages ne l'en chassaient pas. De ce jour il se construisit une hutte à laquelle il retournait après la chasse ou la pêche. La répartition du travail se fit à partir de ce moment. L'homme s'adonna à la chasse, à la péche et à la guerre ; la femme dut vaquer aux travaux de la maison, si l'on peut appliquer cette expression à cette époque primitive. Les incertitudes de la chasse, l'intempérie des saisons forcèrent l'homme, à mesure que sa famille s'augmentait, à domestiquer les animaux dont il utilisait le lait et la chair. Le chasseur devint pasteur. Les enfants grandirent et s'unirent entre eux - car la conception de l'inceste appartient à une période bien plus tardive. - Ainsi se fonda la famille patriarcale, d'où sortit à son tour l'association communiste, le clan [1].

[1] Max Stirner, dans son ouvrage « l'individu et sa propriété » (Der Einzige und sein Eigentum), s'étonne de ce changement dans la façon d'envisager l'inceste, qui serait, d'après lui, une question que chacun aurait à débattre avec sa conscience. Les uns se prononcent pour le « bon Dieu », les autres pour le « divin bonheur ». Le silence que garde la Bible sur l'inceste embarrasse aussi fortement ses croyants. Après que Dieu eut crée le premier couple et que Caïn, le fils de celui-ci, eut tué Abel, la production ultérieure de l'espèce humaine ne pouvait se réaliser que de deux façons : ou Dieu a recommencé avec Eve l'acte de la création, ou bien Caïn s'unit à une soeur ; or cette soeur, il ne l'avait pas, d'après la Bible, qui présente le premier couple humain comme Malthusien (bipuériste). Donc Caïn s'en alla et prit une femme. Mais d'où ? Et ce fratricide devint donc, comme seul descendant d'Adam, le père du genre humain.

Le clan se subdivisa, en forma plusieurs autres qui, le chiffre de leurs membres augmentait sans cesse, finirent par se disputer les pâturages. Les querelles pour la possession des pâturages, le désir de rester dans une agréable et fertile contrée, et d'y demeurer en force, fit naître l'agriculture.

La femme a joué un rôle particulier dans toutes les phases de cette évolution ; elle fournissait à l'homme la meilleure des mains-d'oeuvre. Non seulement elle soignait les enfants, mais encore elle vaquait aux soins du ménage, menait paître les animaux, confectionnait les vêtements, construisait la hutte ou dressait la tente qu'elle abattait et charriait ensuite quand la famille quittait une place pour aller s'établir sur une autre. Quand la culture de la terre commença, quand la première charrue fut inventée, la femme devint la première bête de somme ; c'est à elle qu'incomba aussi principalement le soin de rentrer la récolte.

L'homme jouait au maître ; la nature de ses obligations excitait davantage sa faculté de penser et éveillait sa réflexion. C'est ainsi qu'il se développa physiquement et moralement, tandis que la femme, sous le poids de son double joug, le travail et les mauvais traitements, devait nécessairement se surmener au physique et rester arriérée au moral.

Habitué à commander, l'homme contraignit la femme de s'abstenir de toute relation avec les autres hommes ; elle dut se tenir à l'écart de ceux-ci ; on lui assigna une place spéciale dans la hutte et enfin, pour éviter toute entreprise de la part de quelque voisin libidineux, on l'obligea de se cacher et à se voiler. L'isolement de la femme de tout homme étranger a naturellement dû être appliqué avec le plus de rigueur en Orient où, en raison du climat, les appétits sexuels se montrèrent dès cette époque le plus développés et furent le plus licencieux.

Cette situation de maître prise par l'homme sur la femme eut des conséquences diverses.

La femme ne fut plus dès lors, comme dans la horde, un simple objet servant à la jouissance sexuelle ou à l'accroissement de l'espèce ; elle devint la productrice d'héritiers par lesquels l'homme se survivait, se perpétuait pour ainsi dire dans sa propriété ; elle constituait surtout une précieuse main-d'oeuvre. Elle acquit de la sorte une valeur ; elle devint pour l'homme un objet d'échange recherché dont il négociait l'achat avec son propriétaire, le père de la jeune femme, contre d'autres objets tels que du bétail, des animaux dressés à la chasse, des armes, des fruits de la terre. C'est ainsi que, de nos jours encore, nous voyons chez tous les peuples en retard la jeune fille s'échanger contre d'autres objets de valeur. Elle devient de la sorte, comme d'autres choses, la propriété de l'homme, qui en dispose librement ; il peut à son gré la garder ou la répudier, la maltraiter ou la protéger. Il en découlait que la jeune fille, dès lors qu'elle quittait la maison de son père, rompait avec celui-ci toute attache. Sa vie était pour ainsi dire divisée en deux parties nettement tranchées : la première qu'elle passait dans la maison du père, la seconde dans celle du mari. Cette séparation absolue de la maison paternelle a trouvé chez les Grecs de l'antiquité son expression symbolique dans cet usage que le char à deux roues, richement décoré, qui portait la jeune fille et sa dot devant la maison du mari était livré aux flammes devant la porte de celle-ci.

A un degré plus élevé de civilisation, le prix d'achat se changea en un cadeau, qui n'allait plus aux parents, mais que recevait la jeune fille pour prix de son sacrifice. On sait que cette coutume s'est conservée jusqu'à nos jours, à titre de symbole, dans tous les pays civilisés.

La possession d'une femme étant si désirable, on ne se préoccupa pas non plus, dans les temps reculés, de la façon d'y parvenir. Voler la femme coûtait moins cher que l'acheter, et le rapt était nécessaire quand, dans les clans ou les peuples en formation, les femmes manquaient. L'histoire de l'enlèvement des Sabines par les Romains constitue l'exemple classique du rapt en grand. Le rapt des femmes s'est même maintenu jusqu'aujourd'hui, à titre de symbole, chez les Araucaniens, dans le Chili méridional. Pendant que les amis du fiancé négocient avec le père de la future, le fiancé se glisse avec son cheval à proximité de la maison, cherche à s'emparer de la jeune fille, la jette sur son coursier et s'enfuit avec elle vers la forêt prochaine. Les femmes, les hommes, les enfants cherchent a empêcher cette fuite en poussant des cris et menant grand bruit. Dès que le fiancé n'atteint avec la jeune fille le taillis de la forêt, le mariage est considéré comme consommé. Il en est de même quand l'enlèvement a eu lieu contre le gré des parents. Le fourré de la forêt vierge est la chambre nuptiale dont l'entrée consacre le mariage.

La reproduction aussi forte que possible étant un besoin si profondément inné à tout être vivant, et ce besoin pouvant se satisfaire avec d'autant plus de facilité et d'autant moins de frein dans les contrées où la terre productive est en surabondance ; comme d'autre part la femme était pour l'homme un instrument de plaisir toujours désirable dont il changeait volontiers, quand il le pouvait ; comme de plus la main-d'oeuvre propre de la femme ainsi que celle des enfants qui survenaient augmentait sa richesse et sa considération, l'homme ne tarda pas à en venir à la polygamie. Mais le nombre des femmes étant, de par la nature, peu différent de celui des hommes - ainsi que nous le démontrerons plus tard - on achetait les femmes dans d'autres clans ou chez des peuples étrangers, ou, mieux encore, on les enlevait. Le rapt des femmes fournit le butin de la guerre le plus précieux.

Chez tous les peuples ayant quelque civilisation, le sol était propriété collective, à condition que les bois, les pâturages et l'eau restassent en commun, tandis que la partie du sol destinée à la culture était divisée par lots et attribuée à chaque père de famille, d'après le nombre de têtes qui la composaient. Il s'établit, à ce propos, une différence nouvelle qui montre bien que la femme n'était considérée que comme un être humain de second ordre.

En principe, les filles étaient absolument exclues de la répartition des lots. Celle-ci ne s'appliquait qu'aux garçons et il est clair que, dans ces conditions, le père voyait dès l'abord la naissance d'un fils d'un tout autre oeil que celle d'une fille. Chez les Incas [1] et quelques autres peuples seulement, les filles avaient droit à demi-part. C'est conformément à cette conception de l'infériorité de la femme que les filles étaient privées du droit d'hérédité chez les peuples anciens et qu'elles le sont encore chez beaucoup de peuples modernes à civilisation arriérée. D'autre part, un système différent conduisit, chez des peuples qui, comme les Germains, vivaient en monogamie, aux situations les plus déplorables. La coutume en vertu de laquelle les fils, en se mariant, recevaient leur part de la communauté, amena en grand nombre les pères a marier leurs fils encore adolescents, âgés à peine de dix à douze ans, à des filles déjà nubiles. Mais comme dans ce cas une véritable vie conjugale était impossible, le père abusait de son autorité paternelle et représentait le mari à la place de son fils [2]. On se rend aisément compte de la corruption que pareilles choses devaient introduire dans la vie de famille. Les « chastes relations » maritales de nos ancêtres sont, comme tant de belles choses qu'on nous raconte de ces temps reculés, une jolie fable.

[1] Laveleye : « De la propriété et de ses formes primitives ».
[2] Laveleye : Ibidem.

Aussi longtemps qu'elle vivait dans la maison paternelle, la fille devait gagner son entretien par un pénible travail ; quittait-elle la maison pour se marier, elle n'avait plus rien à réclamer, elle était une étrangère pour la communauté. Cette situation fut la même partout, dans l'Inde, en Egypte, en Grèce, à Rome, en Allemagne, en Angleterre, chez les Aztèques, chez les Incas, etc... elle existe encore aujourd'hui dans le Caucase et dans beaucoup de contrées de la Russie et des Indes. Un homme qui venait à mourir n'avait-il ni fils ni neveu ? sa propriété foncière faisait retour à la communauté. Ce n'est que plus tard que l'on concéda aux filles le droit d'hériter du mobilier et des troupeaux, ou qu'on leur accorda une dot ; beaucoup plus tard encore elles obtinrent le droit à l'héritage du sol.

Nous trouvons une autre forme de l'acquisition de la femme par l'homme en toute propriété dans la Bible, où Jacob acquiert par son travail Léa et ensuite Rachel. Le prix d'achat était un certain nombre d'années à passer au service de Laban. On sait que le rusé Laban trompa Jacob en lui donnant d'abord Léa au lieu de Rachel et l'obligea ainsi a servir sept nouvelles années pour obtenir la seconde soeur. Nous voyons donc ici deux soeurs être simultanément les femmes d'un même homme, ce qui est bien, d'après nos sentiments actuels, une situation incestueuse. Il avait été formellement promis aussi à Jacob, à titre de dot, une partie de la prochaine portée du troupeau ; il devait recevoir, spécifiait l'égoïste Laban, les agneaux tachetés - qui sont, on le sait, la minorité - et Laban ceux nés sans taches. Mais cette fois Jacob fut le plus malin. De même qu'il avait dupé son frère Esaü pour le droit d'ainesse, il dupa Laban pour ses agneaux. Il avait déjà étudié le Darwinisme bien avant Darwin ; ainsi que nous le raconte la Bible, il fabriqua et bariola artistement des piquets qu'il planta près des abreuvoirs et des baquets à sel des moutons. La vue continuelle de ces piquets eut sur les brebis pleines cet effet de leur faire mettre au monde plus d'agneaux tachetés que de blancs. C'est ainsi qu'Israël fut sauvé par la ruse d'un de ses patriarches.

Une autre situation, née de la suprématie de l'homme sur la femme et qui s'est maintenue jusqu'aujourd'hui en s'aggravant toujours davantage, c'est la prostitution. Si, chez tous les peuples de la terre les plus civilisés, l'homme exigeait de sa femme la plus rigoureuse réserve sexuelle vis-à-vis des autres hommes, et s'il punissait souvent une faute des châtiments les plus cruels - la femme était sa propriété, son esclave, il avait dans ce cas droit de vie et de mort sur elle - il n'était en aucune façon disposé à s'imposer la même obligation. Il pouvait, il est vrai, acheter plusieurs femmes ; vainqueur dans la bataille, il pouvait en enlever au vaincu, mais cela impliquait aussi pour lui la nécessité de les nourrir toujours. Cela n'était possible, plus tard, étant donné les conditions de venues fort inégales de la fortune, qu'à une très faible minorité, et le nombre restreint des femmes vraiment belles augmenta leur prix. Mais l'homme allait aussi à la guerre, il faisait des voyages de toute sorte, ou bien il désirait surtout le changement dans les plaisirs amoureux. Des filles non mariées, des veuves, des femmes répudiées, les épouses des pauvres aussi s'offrirent alors à lui pour de l'argent ; il les acheta pour ses plaisirs superflus.

Si la continence la plus absolue était exigée de la femme mariée, ce ne fut longtemps pas le cas pour les filles, tout au moins en Orient. La virginité de la jeune fille est une exigence que les hommes n'élevèrent que plus tard ; elle représente une période de civilisation d'un raffinement supérieur. La prostitution était non seulement permise aux filles non mariées, mais à Babylone, chez les Phéniciens, les Lydiens, etc..., elle était exigée comme ordonnée par la religion. C'est évidemment là le principe de l'usage très répandu dans l'antiquité parmi les communautés de femmes qui gardaient leur virginité pour en faire une sorte d'offrande religieuse au premier venu qui en payait le prix au clergé. Des coutumes analogues existent encore aujourd'hui, comme le relate Bachofen, dans plusieurs tribus indoues, dans l'Arabie du Sud, à Madagascar, en Nouvelle-Zélande, où la fiancée est, avant son mariage, prostituée à la tribu. Au Malabar, le mari paie un salaire à celui qui enlève la virginité de sa femme. « Beaucoup de Caimars engagent des Patamars pour déflorer leurs épouses. Cette sorte d'individus y a gagné beaucoup de considération et ils ont coutume de passer d'avance un contrat pour leur salaire... ». « Le grand-prêtre (Mamburi) a pour fonction de rendre ce service au roi (Zamorin) quand celui-ci se marie, et il est payé de plus, pour cela, cinquante pièces d'or [1] ». Un clergé libidineux trouvait doublement son compte à ces institutions et à ces coutumes et y était soutenu par une société d'hommes qui ne valaient pas mieux. C'est ainsi que la prostitution de la femme non mariée devint une règle pour l'accomplissement des devoirs religieux. Le sacrifice public de la virginité symbolisait la conception et la fertilité de la terre nourricière ; il se faisait en l'honneur de la déesse de la fécondité qui était honorée chez les peuples de l'antiquité sous les différents noms d'Aschera-Astarté, Mylitta, Aphrodite, Vénus, Cybèle. On élevait en leur honneur des temples spéciaux pourvus de réduits de tous genres où l'on sacrifiait aux déesses suivant des rites déterminés. L'offrande en argent que les hommes avaient à déposer, tombait dans les poches des prêtres. Lorsque Jésus chassa du temple, comme profanateurs, les changeurs et les marchands, il s'y trouvait aussi de ces réduits où l'on sacrifiait aux déesses de l'amour. D'après cet exposé des rapports les plus intimes mais aussi les plus naturels des deux sexes entre eux - qui paraissent inouïs eu égard à nos conceptions actuelles - la prostitution des femmes pouvait ne paraître ni anormale ni inconvenante aux yeux des hommes de ces temps-là qui, alors comme aujourd'hui, faisaient et dirigeaient « l'opinion publique ». C'est pour cela qu'on voyait des femmes en grand nombre se soustraire au mariage, en raison de la plus grande liberté que leur laissait comme hétaïres leur situation de femmes non mariées, et se faire commercialement des moyens d'existence de leur prostitution. Les hétaïres les plus intelligentes qui, souvent encore, pouvaient être issues d'un rang élevé, acquéraient dans le libre commerce des hommes plus de savoir-vivre et d'éducation que le reste des femmes mariées qui étaient maintenues dans l'ignorance et la servitude. Elles exerçaient par là un plus grand empire sur les hommes, sans compter l'art avec lequel elles pratiquaient le métier de la galanterie. Ainsi s'explique ce fait que beaucoup d'entre elles jouirent auprès des hommes les plus illustres et les plus remarquables de la Grèce d'une considération et d'une influence que n'eut aucune de leurs épouses. Les noms fameux d'un grand nombre de ces hétaïres sont parvenus à la postérité, tandis que l'on s'informe en vain des noms des femmes légitimes.

[1] K. Kautsky : L'origine du mariage et de la famille. « Cosmos 1883 »

Dans de pareilles conditions, la situation de la femme dans l'antiquité était l'oppression la plus complète ; au point de vue moral bien plus encore qu'au point de vue physique, elle était maintenue de force dans un état rétrograde. Dans la vie domestique, la femme était placée immédiatement au-dessus des serviteurs ; ses propres fils agissaient envers elle en maîtres, et elle avait à leur obéir. Cette situation est on ne peut mieux dépeinte dans l'Odyssée, où Télémaque, se sentant homme, tombe au milieu des prétendants et enjoint à sa mère de regagner sa chambre, ordre auquel elle obéit en silence. Télémaque promet aussi aux prétendants de donner sa mère en mariage à un homme au bout d'un an, si d'ici là son père n'était pas de retour, promesse que les prétendants trouvent parfaitement dans l'ordre. La position de la femme dans cette Grèce parvenue à un si haut degré de civilisation est également bien décrite dans « Iphigénie en Tauride », où Iphigénie exhale ces plaintes :

« De tous les êtres humains c'est la femme qui a le sort le plus malheureux. Si le bonheur sourit à l'homme, il est vainqueur et acquiert de la gloire sur le champ de bataille ; si les Dieux l'ont voué au malheur, il tombe, le premier des siens, dans la belle mort. Mais le bonheur de la femme est bien étroit : elle est toujours soumise au choix des autres, souvent à celui d'étrangers, et quand la ruine s'abat sur sa maison, le vainqueur l'emmène loin des débris fumants, à travers le sang de ses morts bien-aimés ».

Il n'y a pas lieu de s'étonner, après cela, que chez beaucoup de peuples, et à de nombreuses époques, on ait très sérieusement agité la question de savoir si les femmes sont des êtres humains complets et si elles possèdent une âme. C'est ainsi que les Chinois et les Indous ne croient pas au caractère complètement humain de la femme, et le Concile de Mâcon, au VIe siècle de notre ère, a très gravement discuté sur le point de savoir si les femmes ont une âme et si elles sont des êtres humains ; la question ne fut même résolue affirmativement qu'à une faible majorité. La femme n'est-elle pas un être objectif et non subjectif ? on en « use » et « abuse » comme on use et abuse d'une chose. C'était bien là une question à laquelle les casuistes catholiques-romains avaient de quoi s'aiguiser les dents. Il ressort de tout ce que nous venons d'écrire que jusqu'aujourd'hui la femme a été tenue en dépendance, que les formes de l'oppression qu'elle a subie ont bien pu se modifier, mais que l'oppression ne s'en est pas moins maintenue en fait.

La suite de cet exposé montrera comment les formes de cette oppression se sont établies et quels changements successifs elles ont eu à subir.

Soumise à l'homme dans tous les rapports sociaux, la femme l'était avant tout en ce qui concernait ses appétits sexuels : ceux-ci deviennent d'autant plus violents que l'ardeur du climat fait couler le sang plus chaud et plus fougueux dans les veines, en même temps que la fécondité du sol enlève à l'homme le souci de la lutte pour l'existence. C'est pour cette raison que, depuis les temps les plus reculés, l'Orient a été la terre-mère de toutes les dépravations, de tous les vices sexuels, auxquels s'adonnaient les plus riches comme les plus pauvres, les plus instruits comme les plus ignorants. C'est pour la même raison que la prostitution publique de la femme fut introduite de fort bonne heure dans les anciens pays civilisés de l'Orient.

A Babel, la puissante capitale de l'empire babylonien, il était prescrit que toute jeune fille devait se rendre au moins une fois en pèlerinage au temple de la déesse Mylitta pour s'y prostituer, en son honneur, au libre choix des hommes qui accouraient en foule ; il en était de même en Arménie où l'on sacrifiait de la même façon sous le vocable de la déesse Anaïtis. Le culte sexuel avait une organisation religieuse analogue en Egypte, en Syrie, en Phénicie, dans l'île de Chypre, à Carthage et même en Grèce et à Rome. Les Juifs - l'Ancien-Testament en témoigne suffisamment - ne restèrent pas non plus étrangers à ce culte ni à la prostitution de la femme. Abraham prêtait sans scrupule sa Sara à d'autres hommes et surtout à des chefs de tribus (rois) qui le visitaient et le rétribuaient richement. Le patriarche d'Israël, l'ancêtre de Jésus, ne trouvait donc rien de particulièrement répugnant à ce commerce qui, à notre point de vue à nous, est souverainement malpropre et malhonnête. Il est seulement à remarquer qu'aujourd'hui encore nos enfants sont élevés à l'école dans le plus profond respect pour cet homme. Comme on le sait, et ainsi que nous l'avons déjà rappelé, Jacob prit pour femmes deux soeurs, Léa et Rachel, qui lui livrèrent en outre leurs servantes. Les rois Juifs, David, Salomon et autres, disposaient de harems entiers sans pour cela perdre les bonnes grâces de Jéhovah. C'était une coutume, c'était conforme à l'usage, et les femmes trouvaient tout pour le mieux.

En Lydie, à Carthage, à Chypre, les jeunes filles avaient, en vertu de l'usage établi, le droit de se prostituer pour gagner leur dot. On rapporte de Chéops, roi d'Egypte, qu'il tira du produit de la prostitution de sa fille l'argent nécessaire à la construction d'une pyramide. On raconte aussi que le roi Rhampsinit - qui vivait 2000 ans avant notre ère - ayant découvert un vol commis dans la chambre de son trésor, fit publier, pour découvrir la trace du voleur, que sa fille se livrerait à tout individu qui saurait lui raconter une histoire particulièrement intéressante. Parmi les concurrents, dit la légende, se trouva aussi le voleur. Son conte fini, et après qu'il en eut touché le salaire, la fille du roi voulut l'arrêter. Mais, au lieu de celle du conteur, elle ne retint qu'une main coupée sur un cadavre. Ce tour habile détermina le roi à déclarer publiquement qu'il ferait grâce au voleur et lui donnerait sa fille en mariage s'il se dénonçait, - ce qui eut lieu.

De cet état de choses naquit, notamment chez les Lydiens, cet usage que l'origine des enfants était légitimée par la mère. Il y eut également chez beaucoup d'anciens peuples une coutume qui, d'après J. Scherr, doit avoir été en honneur aussi chez les vieux Germains, c'est que la femme ou la fille était abandonnée pour la nuit à l'hôte, en signe d'hospitalité.

En Grèce, il y eut de bonne heure des maisons publiques de femmes communes à tous. Solon les introduisit à Athènes, vers l'an 594 avant notre ère, comme institution de l'Etat et fut pour ce fait chanté en ces termes par un contemporain : « Solon, sois loué ! car tu as acheté des femmes publiques pour le salut de la ville, pour le salut des moeurs d'une cité peuplée de jeunes hommes robustes qui, sans ta sage institution, se seraient laissés aller à poursuivre de leurs facheuses assiduités les femmes des classes élevées ! » Ainsi une loi de l'Etat reconnut aux hommes comme un droit naturel une pratique qui, pour les femmes, était tenue pour méprisable et criminelle. Et dans cette même Athènes, il avait été édicté par Solon « que la femme qui se livrerait à un amant payerait son crime de sa liberté ou de sa vie. » L'homme pouvait vendre comme esclave la femme adultère. Et l'esprit de cette jurisprudence inégale persiste aujourd'hui encore.

A Athènes, un temple superbe était consacré à la déesse Hetaera. Au temps de Platon (400 ans avant J.-C.) le temple de Corinthe, dédié à Vénus-Aphrodite et célèbre alors par toute la Grèce pour sa richesse, ne renfermait pas moins de mille filles de joie (hiérodules). Corinthe jouissait à cette époque dans le monde masculin de la Grèce d'une renommée analogue à celle qu'avait en Allemagne Hambourg au milieu du XIXe siècle. Des hétaïres renommées pour leur esprit et leur beauté, telles que Phryné, Laïs de Corinthe, Gnathaena, Aspasie - devenue plus tard la femme de l'illustre Périclès - se consolaient dans la société des hommes les plus considérés de la Grèce du mépris des foules ; elles avaient accès à leurs réunions et à leurs banquets, tandis que les femmes honnêtes restaient exclusivement reléguées à la maison.

La femme grecque honnête ne devait paraître dans aucun lieu public ; dans la rue, elle allait toujours voilée et sa mise était des plus simples. Son instruction, qu'on négligeait à dessein, était des plus chétives, son langage commun, elle n'avait « ni rafinement ni politesse. » Aujourd'hui encore il ne manque pas d'hommes qui préfèrent la société d'une belle pécheresse à celle de leur femme légitime et qui n'en comptent pas moins parmi les « soutiens de l'Etat », les « piliers de l'ordre », qui ont à veiller sur la « sainteté du mariage et de la famille ».

Démosthène, le grand orateur, a exposé en termes aussi brefs que précis ce qu'était la vie sexuelle des hommes d'Athènes : « Nous épousons la femme, dit-il, pour avoir des enfants légitimes et une fidèle gardienne de la maison ; nous avons des compagnes de lit pour nous servir et nous donner les soins quotidiens ; nous avons les hétaïres pour les jouissances de l'amour. » Ainsi la femme était tout au plus une machine à faire des enfants, le chien fidèle qui garde la maison. Le maître vivait selon son bon plaisir, suivant ses caprices. Dans sa « République » Platon développe en ce qui concerne la femme et les relations des deux sexes une conception qui, à notre point de vue actuel, parait des plus barbares. Il demande la communauté des femmes, la procréation des enfants réglementée par la sélection. Aristote pense plus bourgeoisement. La femme, dit-il dans sa « Politique », doit, il est vrai, être libre, mais subordonnée à l'homme ; cependant elle doit avoir le droit de « donner un bon conseil ». Thucydide émet un avis qui a l'approbation de tous les Philistins d'aujourd'hui. Il dit : l'épouse dont on n'entend dire ni bien ni mal hors de sa maison mérite les éloges les plus élevés. Il demande donc que la femme mène une sorte de vie végétative qui ne trouble en rien les cascades de l'homme.

La plupart des Etats de la Grèce n'étaient que des villes au territoire restreint ; d'ailleurs les Grècs ne vivaient qu'aux dépens de leurs esclaves [1], et la multiplication exagérée des maîtres fit entrevoir le danger de ne pouvoir conserver le genre de vie auquel on était habitué. Se plaçant à ce point de vue, Aristote conseilla de s'abstenir de relations avec les femmes et, en retour, préconisa l'amour entre hommes et jeunes gens. Socrate considérait la pédérastie comme le privilège et le signe d'une haute éducation. Les hommes de la Grèce partagèrent cette manière de voir et réglèrent leur vie d'après elle. Il y eut des maisons de prostitués-hommes comme il y en avait de femmes publiques. Vivant dans une pareille atmosphère, Thucydide, déjà cité, pouvait porter ce jugement que la femme est plus dangereuse que les flots de la mer en furie, que l'ardeur des flammes et que le torrent tombant de la montagne en flots impétueux. « Si c'est un Dieu qui a inventé la femme, qu'il sache, où qu'il soit, qu'il a été l'artisan inconscient du plus grand mal [2]. »

[1] Celui qui travaille pour un homme est esclave ; celui qui travaille pour le public est un artisan ou un journalier (Politique d'Aristote).
[2] Léon Richer : La femme libre.

Dans les premiers siècles qui suivirent la fondation de Rome, les femmes ne jouissaient d'aucune espèce de droit. Leur position était tout aussi abaissée qu'en Grèce. Ce n'est que lorsque l'Etat fut devenu grand et puissant et que le patricien romain se fut fait une grosse fortune que la situation se modifia graduellement, que les femmes réclamèrent une plus grande liberté, sinon au point de vue légal, du moins au point de vue social. Caton l'ancien en prit prétexte pour exhaler cette plainte : « Si chaque père de famille, selon l'exemple de ses ancêtres, s'efforçait de maintenir sa femme dans l'infériorité qui lui convient, on n'aurait pas tant à s'occuper, publiquement, du sexe entier [1]. »

[1] Karl Heinzen : Des droits et de la situation des femmes

Sous l'Empire, la femme obtint le droit d'hériter, mais elle resta elle-même mineure et ne put disposer de rien sans son tuteur. Aussi longtemps que le père vivait, la tutelle de la fille, même mariée, lui appartenait, à lui ou au tuteur qu'il désignait. Le père venait-il à mourir, le plus proche parent masculin, même lorsqu'en qualité d'agnat il était déclaré incapable, entrait en possession de la tutelle et avait le droit de la transmettre à tout moment au premier tiers venu. D'après le droit romain, l'homme était propriétaire de la femme qui, devant la loi, n'avait pas de volonté propre. Le droit de divorcer appartenait à l'homme seul.

A mesure que grandirent la puissance et la richesse de Rome, la rigueur des moeurs primitives fit place au vice et à la dépravation. Rome devint le centre de la débauche et du raffinement sensuel. Le nombre des maisons publiques de femmes augmenta et à côté d'elles l'amour grec trouva chez les hommes une faveur toujours croissante. Le célibat d'une part, les unions stériles de l'autre, augmentèrent dans les classes élevées. Les dames romaines s'en vengèrent en allant, pour éviter le dur châtiment réservé à l'adultère, se faire inscrire sur les registres des édiles auxquels incombait, comme agents de la police, la surveillance de la prostitution.

Les guerres civiles et le système de la grande propriété ayant eu pour conséquence d'augmenter le chiffre des célibataires et des ménages sans enfants, et de diminuer le nombre des citoyens et des patriciens romains, Auguste promulgua, en l'an 16 av. J.-C., la loi dite Julienne qui édictait des récompenses pour la procréation des enfants et des peines pour le célibat. Le citoyen père de famille avait droit de préséance sur celui qui n'avait pas d'enfants et sur le célibataire. L'homme non marié ne pouvait recueillir aucun héritage en dehors de celui de ses plus proches parents ; l'homme marié sans enfants ne pouvait toucher que la moitié de son héritage. Le reste revenait à l'Etat. Ce qui fait faire à Plutarque cette réflexion : les Romains se marient, non pas pour avoir des héritiers, mais des héritages.

Plus tard, la loi Julienne fut encore aggravée. Tibère décréta qu'aucune femme dont le grand-père, le père ou le mari aurait été chevalier romain, n'aurait le droit de se prostituer. Les femmes mariées qui se faisaient inscrire sur les registres de la prostitution devaient être bannies de l'Italie, comme coupables d'adultère. Naturellement il n'existait aucune peine de ce genre pour les hommes.

Sous le gouvernement des Empereurs, la célébration du mariage revêtit plusieurs formes. Suivant la première et la plus solennelle, le mariage se concluait devant le grand prêtre, en présence de dix témoins au minimum ; les époux, en signe d'union, mangeaient ensemble un gâteau fait de farine, de sel et d'eau. La deuxième forme était la « prise de possession » qui était considérée comme un fait accompli quand une femme avait, du consentement de son père ou tuteur, vécu un an avec un homme et sous le même toit. La troisième forme consistait en une sorte d'achat réciproque, en ce sens que les deux fiancés se donnaient mutuellement des pièces de monnaie en échangeant le serment du mariage.

Chez les Juifs le mariage recevait dès les premiers temps la consécration religieuse. Toutefois la femme n'avait aucun droit de choisir son fiancé, qui lui était désigné par son père. Le Talmud dit : « Quand ta fille sera nubile, affranchis un de tes esclaves et marie-la avec lui. » Le mariage était, chez les Juifs, considéré comme un devoir (Soyez féconds et multipliez-vous). Et c'est pourquoi la race juive s'est rapidement augmentée, malgré les persécutions et les oppressions dont elle à été victime. Les Juifs sont les ennemis jurés du malthusianisme.

Tacite en parle en ces termes : « Ils ont les uns pour les autres un attachement invincible, une commisération très active, et pour le reste des hommes une haine implacable. Jamais ils ne mangent, jamais ils ne couchent avec des étrangers. Malgré l'extrème dissolution de leurs moeurs, ils s'abstiennent de femmes étrangères... Ils ont pourtant grand soin de l'accroissement de la population, car il est fort défendu de tuer un seul des enfants qui naissent, et les âmes de ceux qui meurent dans les combats ou dans les supplices, ils les croient immortelles. De là leur ardeur pour la génération, et leur mépris pour la mort ».

Tacite déteste les Juifs ; il a horreur d'eux parce qu'au mépris de la religion (païenne) de leurs aïeux, ils ont entassé des présents et des richesses. Il les appelle « les pires des hommes », un « peuple haïssable. » [1]

[1] Tacite : Histoires. Liv. V.

Les Juifs, sous la domination romaine, furent forcés de se confiner toujours plus étroitement entre eux, et pendant la longue période de persécution qu'ils eurent à subir à dater de cette époque durant presque tout le moyen-âge chrétien, il se développa chez eux cette vie de famille intime qui passe aux yeux du monde bourgeois actuel pour une sorte de modèle. Pendant ce temps s'accomplissaient la désorganisation et la décomposition de la société romaine. A la débauche souvent poussée jusqu'à la folie on opposa un autre extrême, la continence la plus rigoureuse. L'ascétisme prit alors, comme jadis le libertinage, une forme religieuse qu'un fanatisme mystique se chargea de propager. Le sybaritisme effréné, le luxe sans bornes des vainqueurs, formait un contraste frappant avec la détresse et la misère des millions et des millions d'êtres que Rome triomphante avait traînés en esclavage de tous les points du monde alors connu jusqu'en Italie. Parmi ces esclaves se trouvaient d'innombrables femmes qui, enlevées au foyer domestique, séparées de leurs maris, arrachées à leurs enfants, en étaient au dernier degré de misère et qui toutes soupiraient après leur délivrance. Une foule de femmes romaines se trouvaient dans une position à peine meilleure et dans le même état d'esprit. Continuons. La conquête de Jérusalem et du royaume de Judée par les Romains, la ruine de toute indépendance nationale, avaient suscité parmi les sectes ascétiques de ces pays des idéologues qui prédisaient la formation d'un nouvel empire qui devait apporter à tous le bonheur et la liberté.

Le Christianisme vint. Il prêcha, dans ses doctrines misanthropiques, la continence, l'anéantissement de la chair. Avec son langage à double sens, s'appliquant à un royaume tantôt céleste tantôt terrestre, il trouva dans le marais de l'empire romain un sous-sol fertile. La femme ayant, comme tous les malheureux, l'espoir de l'affranchissement et de la délivrance s'attacha à lui avec empressement et de tout coeur. Il ne s'est en effet jusqu'aujourd'hui produit aucune agitation importante dans laquelle les femmes n'aient eu, elles aussi, une action considérable comme combattantes ou comme martyres. Ceux qui tiennent le christianisme pour une grande conquête de la civilisation ne devraient pas oublier que c'est précisément à la femme qu'il doit le plus clair de son succès. Le prosélytisme de la femme a joué un rôle considérable aux premiers temps du christianisme, dans l'empire romain comme chez les peuples barbares du moyen-âge, et les plus puissants furent convertis par elle. C'est ainsi qu'entre autres Clotilde détermina Clovis, le roi des Francs, à embrasser le christianisme que Berthe, reine de Gand, et Gisèle, reine de Hongrie, introduisirent dans leurs Etats. La conversion du duc de Pologne, du czar Jarislaw et d'une foule d'autres princes est due à l'influence de la femme.

Mais le christianisme l'en récompensa mal. Il conserva dans ses doctrines le même mépris de la femme que les antiques religions de l'Orient ; il la ravala au rang, de servante obéissante de l'homme, et aujourd'hui encore il l'oblige à promettre solennellement cette obéissance devant l'autel.

Ecoutons ce que disent de la femme et du mariage la Bible et le christianisme



Paul Lafargue :
La Question de la Femme


page d'accueil


La Femme dans le Passé
(suite et fin)


dernière modif : 26 Nov. 2004, /francais/bebel-af.html