Auguste Bebel :
La Femme dans le Passé
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Auguste Bebel

La Femme dans le Passé (fin)

Déjà, dans l'histoire de la création, il est ordonné à la femme de se soumettre à l'homme. Les dix commandements de l'Ancien Testament ne s'adressent à proprement parler qu'à l'homme, car la femme est nommée dans le neuvième commandement en même temps que les valets et les animaux domestiques. La femme était bien une pièce de propriété que l'homme acquérait contre espèces ou en échange de services rendus. Appartenant à une secte qui s'imposait la continence la plus absolue, notamment dans les relations sexuelles, Jésus méprisait le mariage et s'écriait : « Il y a des hommes qui sont eunuques dès le sein de leurs mères ; il y en a d'autres qui sont faits eunuques par la main des hommes ; il y en a enfin qui se sont faits eunuques eux-mêmes en vue du royaume du ciel. » Au repas des noces de Cana, il répondait à sa mère qui implorait humblement son secours : « Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi » ?

Et Paul, que l'on peut, au plus haut degré, appeler le fondateur du christianisme autant que Jésus lui-même, Paul qui le premier donna à cette doctrine le caractère international et l'arracha aux limites étroites de l'esprit de secte des Juifs, disait : « le mariage est un état inférieur ; se marier est bien, ne pas se marier est mieux ». « Vivez de votre esprit et résistez aux désirs de la chair. La chair conspire contre l'esprit, et l'esprit conspire contre la chair ». « Ceux que le Christ a gagués à lui ont mortifié leur chair avec ses passions et ses désirs ». Paul suivit lui-même ses préceptes et ne se maria pas. Cette haine de la chair, c'est la haine de la femme qui est présentée comme la corruptrice de l'homme. Voyez plutôt la scène du paradis terrestre qui a là sa signification profonde. C'est dans cet esprit que les Apôtres et les Pères de l'Eglise ont prêché, c'est dans cet esprit que l'Eglise a opéré pendant tout le moyen âge, en créant les couvents, c'est dans cet esprit qu'elle agit encore.

La femme, selon le christianisme, est l'impure, la corruptrice, qui a apporté le pêché sur la terre et perdu l'homme. Aussi les Apôtres et les Pères de l'Eglise n'ont-ils jamais considéré le mariage que comme un mal nécessaire, de même qu'on le dit aujourd'hui de la prostitution. Tertullien s'écrie : « Femme, tu devrais t'en aller toujours dans le deuil et en guenilles, offrant aux regards tes yeux pleins de larmes de repentir, pour faire oublier que tu as perdu le genre humain. Femme, tu es la porte de l'enfer ! » Hieronyme dit : « Le mariage est toujours une faute ; tout ce que l'on peut faire, c'est de se le faire pardonner en le sanctifiant. » Voilà pourquoi on a fait du mariage un sacrement de l'Eglise. Origène trouvait que « le mariage est une chose impie et impure, l'instrument de la sensualité », et pour résister a la tentation, il s'émascula. « Il faut faire choix du célibat, dut le genre humain en périr » dit Tertullien. Et Augustin : « Ceux qui ne seront pas mariés brilleront au ciel comme des étoiles resplendissantes, tandis que leurs parents (ceux qui les auront engendrés) ressembleront aux astres obscurs. » Eusèbe et Hieronyme sont d'accord pour dire que la parole de la Bible : « Soyez féconds et multipliez » ne devait plus s'appliquer au temps où ils vivaient et que les chrétiens n'avaient pas à s'en préoccuper. Il serait facile de produire encore des centaines de citations empruntées aux plus considérables des hommes que l'on appelle des lumières de l'Eglise. Tous ont enseigné dans le même sens ; tous, par leurs prédications constantes, ont contribué à répandre ces idées monstrueuses sur les choses sexuelles et les relations de l'homme et de la femme, relations qui sont pourtant une loi de la nature dont l'application est un des devoirs les plus essentiels des fins humains. La société actuelle souffre encore cruellement de ces doctrines et elle ne s'en guérit qu'avec lenteur.

Pierre dit aux femmes avec insistance : « femmes, soyez dociles à vos maris. » Paul écrit aux Ephésions : « l'homme est le maître de la femme comme le Christ est le chef de l'Eglise » ; aux Corinthiens : « l'homme est l'image et la gloire de Dieu, et la femme est la gloire de l'homme. » D'après tout cela, le premier niais venu peut se croire au-dessus de la femme la plus distinguée, et, dans la pratique, il en est ainsi, même à présent.

Paul élève aussi contre l'éducation et l'instruction supérieure de la femme sa voix influente, car il dit : « il ne faut pas permettre à la femme d'acquérir de l'éducation ou de s'instruire ; qu'elle obéisse, et qu'elle serve et se taise ».

Sans doute, ces doctrines n'étaient pas propres au seul christianisme. De même que celui-ci est un mélange de judaïsme et de philosophie grecque, qui de leur coté avaient leurs racines dans les anciennes civilisations de l'Egypte, de Babylone et de l'Inde, de même la position inférieure que le christianisme assignait à la femme était commune à tout l'ancien monde civilisé. Et cette infériorité s'est maintenue jusqu'aujourd'hui dans la civilisation arriérée de l'Orient plus forte encore que dans le christianisme. Ce qui a progressivement amélioré le sort de la femme dans ce qu'on est convenu d'appeler le monde chrétien, ce n'est pas le christianisme, mais bien les progrès que la civilisation a faits en Occident malgré lui.

Ce n'est donc pas la faute du christianisme si la situation de la femme est aujourd'hui supérieure à ce qu'elle était lorsqu'il naquit. Ce n'est qu'à contre-coeur et la main forcée qu'il a renoncé à sa véritable façon d'agir à l'endroit de la femme. Les fanatiques de la « mission libératrice du christianisme » sont d'un avis opposé sur ce point comme sur beaucoup d'autres. Ils affirment audacieusement que le christianisme a délivré la femme de sa basse condition primitive ; ils s'appuient surtout pour cela sur le culte de Marie, mère de Dieu, qui surgit postérieurement dans la religion nouvelle et qui devait être considéré par le sexe féminin comme un hommage à lui rendu. L'Eglise catholique, qui observe aujourd'hui encore ce culte, devrait hautement protester contre cette assertion. Les Saints et les Pères de l'Eglise - et nous pourrions facilement en citer bien d'autres, parmi lesquels les premiers et les plus illustres - se prononcent tous, sans exception, contre la femme. Le concile de Màcon, que nous avons déjà cité, et qui, au VIe siècle, discuta sur la question de savoir si la femme avait une âme ou non, fournit un argument probant contre cette version de la bienveillance des doctrines du catholicisme pour la femme. L'introduction du célibat des prêtres par Grégoire VII [1], la furie des réformateurs, de Calvin en particulier, contre les « plaisirs de la chair », et avant tout la Bible elle-même dans ses monstrueuses sentences d'hostilité contre la femme et le genre humain, nous démontrent le contraire.

[1] Ce fut une décision contre laquelle le clergé séculier du diocèse de Mayence protesta notamment d'une façon catégorique : « Vous, évêques, ainsi que les abbés, vous avez de grandes richesses, des banquets de rois, de somptueux équipages de chasse ; nous, pauvres et simples clercs, nous n'avons que la consolation d'avoir une femme. La continence peut être une belle vertu, mais, en vérité, trop difficile et trop rude ! » (Yves Guyot : « Etudes sur les doctrines sociales du christianisme ». 2e édition. Paris, 1881).

En établissant le culte de Marie, l'Eglise catholique substituait, par un calcul adroit, le culte de sa propre déesse à celui des déesses païennes qui était eu honneur chez tous les peuples sur lesquels le christianisme se répandit. Marie remplaça la Cybèle, la Mylitta, l'Aphrodite, la Vénus, etc.., des peuples du Sud, l'Edda, la Freya, etc.., des peuples Germains ; seulement on en fit un idéal de spiritualisme chrétien.

Les peuplades primitives, physiquement saines, barbares il est vrai, mais non encore dépravées, qui, dans les premiers siècles de notre ère, se précipitèrent de l'Est et du Nord comme les flots immenses de l'Océan, et envahirent dans son sommeil l'empire universel des Romains où le christianisme s'était peu à peu imposé en maître, résistèrent de toutes leurs forces aux doctrines ascétiques des prédicateurs chrétiens ; ceux-ci durent, bon gré mal gré, compter avec ces saines natures. Les Romains virent avec étonnement que les moeurs de ces peuplades étaient absolument différentes des leurs. Tacite rendit hommage à ce fait en s'exprimant ainsi sur le compte des Germains : « Les mariages sont chastes et nulle partie des moeurs germaines ne mérite plus d'éloges. Presque les seuls d'entre les barbares, ils se contentent d'une seule femme, les adultères sont très rares dans une nation si nombreuse. La peine est immédiate et c'est au mari qu'il appartient de l'infliger. Les cheveux coupés, nue, en présence des proches, la coupable est chassée de la maison par son mari qui la conduit à coups de fouet à travers la bourgade. Il n'y a point de pardon pour la pudeur qui s'est prostituée. Ni la beauté, ni l'âge, ni les richesses, ne font trouver un autre époux à la femme adultère. Nul, ici, ne rit des vices, et corrompre et être corrompu ne s'appelle pas vivre selon le siècle. Les jeunes gens aiment tard ; de là une puberté inépuisable. Les filles ne sont pas mariées hâtivement ; égaux en jeunesse, en taille, en vigueur, la famille qui naît de tels époux hérite de leurs forces. »

Il ne faut pas perdre de vue que Tacite, pour offrir un modèle aux Romains, a peint un peu en rose les moeurs conjugales des anciens Germains, ou bien qu'il ne les connaissait pas suffisamment. S'il est vrai que la femme adultère était sévèrement punie, il n'en était pas de même pour l'homme qui avait commis le même crime. La femme germaine était soumise au pouvoir absolu de l'homme ; celui-ci était son maître ; elle pourvoyait aux travaux les plus pénibles et prenait soin du ménage tandis que lui se livrait à la guerre et à la chasse, ou, étendu sur sa peau d`ours, s'adonnait au jeu et à la boisson, ou bien encore passait ses journées en rêveries.

Chez les anciens Germains comme chez tous les autres peuples, la famille patriarcale fut la première forme de la société. Elle donna naissance à la commune, à l'association par marche et par clan. Le chef suprême de la famille était aussi le chef-né de cette communauté, dont les membres masculins venaient après lui. Les femmes, les filles, les brus étaient exclues du conseil et du commandement.

Il arriva, il est vrai, qu'à la faveur de circonstances particulières, le commandement d'une tribu tomba entre les mains d'une femme - ce que Tacite relate avec grande horreur et force commentaires méprisants -, mais ce furent là des exceptions.

A l'origine, les femmes ne jouissaient pas du droit d'hérédité ; ce ne fut que plus tard qu'on le leur accorda en partie.

Tout Germain né libre avait droit à une portion de la propriété foncière collective, laquelle était divisée par lots entre les membres de la commune et de la marche, à l'exception des forêts, des pâturages et des eaux qui servaient à l'usage général. Dès que le jeune Germain se mariait, on lui assignait son lot foncier. Lui venait-il des enfants ? il avait encore droit à une autre pièce de terre. Il était aussi généralement établi que les jeunes mariés recevaient des allocations spéciales pour l'installation de leur ménage, par exemple une charretée de bois de hêtre et les madriers nécessaires il la construction de leur maison. Les voisins leur venaient de grand coeur en aide pour rentrer le bois, faire la charpente et fabriquer le mobilier du ménage et les instruments aratoires. Leur venait-il une fille, ils avaient droit à une charretée de bois ; l'enfant nouveau-né était-il au contraire un fils, ils en recevaient deux. On voit que le sexe féminin n'était estimé que la moitié de la valeur de l'autre.

Il n'existait qu'une façon de conclure le mariage Il n était question d'aucune pratique religieuse ; la déclaration du consentement mutuel suffisait et le couple une fois entré dans le lit nuptial le mariage était consommé. La coutume d'après laquelle, pour être valable, l'union nuptiale avait besoin d'un acte religieux, ne prit guère naissance qu'au IXe siècle et ne fut déclarée sacrement de l'Eglise qu'au XVIe par le Concile de Trente. Aucun historien n'indique que cette forme primitive, si élémentaire du mariage lequel n'était qu'un simple contrat privé entre deux personnes de sexe différent, ait eu un inconvénient quelconque pour la chose publique ou pour la « moralité. » Ce n'est pas dans la forme de l'union conjugale que se trouvait le danger pour la moralité, mais dans ce fait que l'homme libre, maître absolu de ses esclaves et de ses serfs, pouvait aussi abuser de son pouvoir sur la partie féminine de ceux-ci dans les rapports sexuels, et qu'il en restait impuni.

Sous forme d'esclavage et de servage, le seigneur foncier avait une autorité absolue sur ses esclaves, presque illimitée sur ses serfs. Il avait le droit de contraindre au mariage tout jeune homme dès sa dix-huitième année, et toute jeune fille dès sa quatorzième. Il pouvait imposer la femme à l'homme, l'homme à la femme. Le même droit lui appartenait en ce qui concernait les veufs et les veuves. Il détenait aussi ce qu'on appelait le « jus primae noctis », auquel il pouvait toutefois renoncer contre le payement d'une certaine taxe dont le nom seul révèle suffisamment la nature [1].

[1] L'existence de ce « droit » a été récemment contestée ; il n'aurait jamais été en vigueur. Elle me semble pourtant surabondamment prouvée. Que pareil droit n'ait jamais été écrit, et qu'il n'existat pas, dûment paragraphé, cela est certain ; il découla de la nature même de la servitude, sans avoir été couché sur parchemin. L'esclave plaisait-elle au maître ? Il s'en servait. Ne lui plaisait-elle pas ? Il ne s'en servait pas. En Hongrie, en Transylvanie, dans les principautés du Danube, il n'existe pas davantage de jus primae noctis écrit. Ecoutez pourtant ceux qui en connaissent le pays et les gens vous dire de quelle façon en usent les seigneurs fonciers avec la partie féminine du peuple. Il n'est pas possible de nier qu'une taxe était prélevée sous les noms que nous avons dits, et que ces noms sont par eux-mêmes assez significatifs.

La multiplicité des mariages était donc de l'intérêt du seigneur, étant donné que les enfants qui en naissaient restaient vis-à-vis de lui dans le même état de sujétion que leurs parents, que par suite il disposait de plus de bras, et que sa richesse s'en augmentait. C'est pourquoi les seigneurs, tant spirituels que temporels, poussaient au mariage de leurs sujets. L'Eglise agissait d'autre manière lorsqu'elle avait en vue, en empêchant certains mariages, d'amener terres et gens en sa possession, par suite de legs. Mais cela ne visait que les hommes libres, et encore les plus humbles, ceux dont la situation devenait toujours plus intolérable, par suite de circonstances qu'il n'y a pas lieu d'exposer ici, et qui, obéissant en foule aux suggestions et aux préjugés de la religion, abandonnaient leurs biens à l'Eglise et cherchaient un asile et la paix derrière les murailles du cloître. D'autres propriétaires fonciers encore, se trouvant trop faibles pour résister à la puissance des grands seigneurs féodaux, se mettaient sous la protection de l'Eglise moyennant le payement de certaines redevances ou l'obligation de rendre certains services. Mais nombre de leurs descendants eurent de la sorte le sort auquel leurs pères avaient voulu se soustraire ; ils tombèrent dans la dépendance et sous le servage de l'Eglise, ou bien on fit d'eux des prosélytes pour les couvents, afin de pouvoir empocher leur fortune.

Les cités, devenues florissantes au moyen âge, eurent, dans les premiers siècles de notre ère, un intérêt vital à encourager l'augmentation de leur population, en facilitant autant que possible l'établissement des étrangers et le mariage. Mais, avec le temps, cet état de choses se modifia. Dès que les villes eurent acquis quelque puissance, qu'elles eurent entre les mains un corps d'artisans connaissant à fond leur métier et organisés entre eux, l'esprit d'hostilité grandit contre les nouveaux arrivants, dans lesquels on ne voyait que des concurrents importuns. La puissance de la cité croissant, on multiplia les barrières élevées contre l'immigration. Les taxes élevées frappées sur l'établissement de domicile, les coûteuses épreuves de maîtrise, la limitation de chaque corps de métier à un certain nombre de maîtres et de compagnons, obligèrent des milliers d'hommes à vivre dans la dépendance, le célibat forcé et le vagabondage.

Mais lorsque la prospérité des villes décrut et que vint la décadence, on renforça encore, conformément aux idées étroites du temps, les obstacles apportés à l'immigration et à l'établissement du domicile. D'autres causes encore exerçaient une action également démoralisatrice.

La tyrannie des seigneurs fonciers prit graduellement une extension telle que beaucoup de leurs sujets préférèrent échanger la vie de chien qu'ils menaient contre celle des mendiants, des vagabonds et des brigands que l'étendue des forêts et le mauvais état des chemins favorisaient au plus haut degré. Ou bien ils se faisaient lansquenets, et allaient se vendre là où la solde était la plus forte et où le butin paraissait devoir être le plus riche. Il se constitua ainsi un innombrable prolétariat de gueux, hommes et femmes, qui devint un véritable fléau pour les campagnes. L'Eglise contribua honnêtement à la corruption générale. Déjà le célibat des prêtres était la principale cause qui provoquait les débauches sexuelles que les relations constantes avec Rome et l'Italie ne firent que favoriser.

Rome n'était pas seulement la capitale de la chrétienté et la résidence du Pape ; elle était aussi la nouvelle Babel, la grande école européenne de l'immoralité, dont le palais papal était le principal siège. L'empire romain avait, en tombant, légué à l'Europe chrétienne ses vices bien plus que ses vertus ; l'Italie cultiva surtout les premiers, que les allées et venues du clergé contribuaient principalement à répandre en Allemagne. L'innombrable foule des prêtres était en majeure partie composée d'hommes vigoureux dont une vie de paresse et de luxe portait à l'extrême les besoins sexuels que le célibat obligatoire les forçait à satisfaire dans le plaisir solitaire ou dans des pratiques contre nature ; cela porta le dérèglement dans toutes les classes de la société et devint un danger contagieux pour le moral du sexe féminin, dans les villes comme dans les campagnes. Les couvents de moines et de nonnes ne se différenciaient guère des maisons publiques qu'en ce que la vie y était plus effrénée encore et plus licencieuse, et que les nombreux crimes, notamment les infanticides, qui s'y commettaient, pouvaient se dissimuler d'autant mieux que ceux-là même qui seuls avaient à y exercer la justice étaient les meneurs de cette corruption. Les habitants des campagnes cherchaient à garantir leurs femmes et leurs filles de la subornation du clergé en refusant d'admettre comme « pasteur des âmes » tout prêtre qui ne s'engageait pas à prendre une concubine. Cet usage fournit à un évêque de Constance l'occasion de frapper les curés de son diocèse d'un impôt sur le concubinage. Ainsi s'explique ce fait que, par exemple, dans ce moyen âge représenté comme si pieux et si moral par des romantiques a courte vue, il n'y eut pas moins de 1500 filles de joie qui parurent, en 1414, au concile de Constance.

La situation des femmes, à cette époque, devint d'autant plus déplorable qu'à tous les obstacles qui rendaient déjà si difficiles leur mariage et leur établissement vint s'ajouter encore que leur nombre dépassa sensiblement celui des hommes. Ce phénomène eut pour principales causes le grand nombre des guerres et des combats, le danger des voyages commerciaux, l'augmentation de la mortalité des hommes par suite de leurs dérèglements et de leur intempérance. Le genre de vie qu'ils menaient ne fit qu'accroître la proportion de cette mortalité au milieu des nombreuses maladies pestilentielles qui sévirent pendant tout le moyen âge. C'est ainsi que, de 1326 à 1400, on compta 32 années d'épidémie, de 1400 à 1500, 41, de 1500 à 1600, trente [1].

[1] Dr Karl Bücher : « La question des femmes au Moyen Age ». Tubingue.

Des bandes de femmes, saltimbanques, chanteuses, musiciennes, couraient les grands chemins, en compagnie d'étudiants et de clercs vagabonds, envahissant les foires, les marchés et tous autres lieux où il y avait fêtes et grand concours de peuple. Dans les armées de mercenaires, elles formaient des escouades spéciales, ayant leur propre prévôt. Selon leur beauté et leur âge, conformément aux idées corporatives du temps, on les attribuait à l'un des différents services de l'armée, en dehors duquel elles ne pouvaient, sous peine de châtiments sévères, se livrer à personne. Dans les camps, elles avaient, de concert avec les soldats du train, à faire le fourrage, la paille et les provisions de bois, à combler les fossés, les mares et les trous, à veiller à la propreté du campement. Dans les sièges, elles avaient pour mission de combler les fossés de la place avec des fagots, des fascines et des pièces de bois pour faciliter l'assaut ; elles devaient aider à mettre en position les pièces d'artillerie ou à dégager celles-ci quand elles restaient embourbées dans les chemins défoncés.

Pour venir en aide à la misère des nombreuses femmes laissées sans ressources, on créa dans beaucoup de villes des Hôtels-Dieu placés sous l'administration municipale. Les femmes y étaient défrayées, et tenues de mener une vie régulière. Mais ni le grand nombre de ces institutions, ni celui des couvents de femmes, ne permettaient de recueillir toutes celles qui demandaient du secours.

Comme, d'après les idées du moyen âge, aucune profession, si méprisable fut-elle, ne pouvait s'exercer sans réglementation spéciale, la prostitution reçut, elle aussi, une organisation corporative. Il y eut, dans toutes les villes, des maisons de femmes qui relevaient fiscalement soit de la cité, soit du seigneur, soit même de l'Eglise, dans les caisses respectives desquels tombait leur revenu net. Les femmes qui peuplaient ces maisons élisaient elles-même une matrone qui avait le soin de la discipline et du bon ordre, et veillait avec zèle à ce que les concurrentes n'appartenant pas à la corporation ne vinssent gâter le métier. Prises en flagrant délit de raccrochage, celles-ci étaient punies et pourchassées avec fureur. Les maisons de femmes jouissaient d'une protection particulière ; troubler la paix publique dans leur voisinage entraînait un châtiment d'une sévérité double. Les courtisanes réunies en corporation avaient aussi le droit de figurer dans les processions et dans les fêtes auxquelles les autres corporations prenaient surtout régulièrement part, et il arrivait fréquemment qu'elles étaient invitées à s'asseoir à la table des seigneurs et des magistrats.

Cela ne veut pas dire que, surtout dans les premiers temps, on ne poursuivit avec une extrême rigueur les filles de joie, sans toucher naturellement aux hommes qui les entretenaient de leur commerce et de leur argent. Que dire de Charlemagne qui édictait que la prostituée devait être traînée nue, à coups de fouet, sur le marché, alors que lui-même, l'empereur et roi « très chrétien », n'avait pas moins de six femmes à la fois !

Ces mêmes communes qui organisaient officiellement le service des bordels, les prenaient sous leur protection, et investissaient de privilèges de toutes sortes les prêtresses de Vénus, réservaient les châtiments les plus sévères et les plus barbares à la pauvre fille tombée et abandonnée. L'infanticide qui, de désespoir, tuait le fruit de ses entrailles, était, en règle générale, livrée à la mort la plus cruelle, tandis que pas un cri ne s'élevait contre le séducteur sans conscience. Il siégeait peut-être même parmi les juges qui prononçaient la peine de mort contre la pauvre victime. Et pareils cas se produisent aujourd'hui encore [1].

[1] Léon Richer, dans « la Femme libre », cite ce cas d'une servante condamnée à Paris pour infanticide par le propre père de son enfant, un avocat pieux et considéré, qui faisait partie du jury. Bien plus, cet avocat était lui-même le meurtrier, et l'accusée absolument innocente, comme l'héroïque le déclara à la justice, mais après sa condamnation seulement.

A Würzburg, au moyen âge, le tenancier d'une maison publique prêtait devant le Magistrat le serment d'être « fidèle et dévoué à la ville et de lui procurer des femmes. » Il en était de même à Nuremberg, à Ulm, à Leipzig, à Cologne, à Francfort et ailleurs. A Ulm, où les maisons publiques avaient été supprimées en 1537, les corporations réclamèrent en 1551 leur réouverture pour « éviter de plus grands désordres » ! On mettait des filles de joie à la disposition des étrangers de distinction, aux frais de la ville. Lorsque le roi Ladislas entra à Vienne en 1452, le Magistrat envoya à sa rencontre une députation de filles publiques, qui, vêtues seulement de gaze légère, montraient les formes corporelles les plus harmonieuses. Lors de son entrée à Bruges, l'empereur Charles-Quint fut salué par une députation de filles entièrement nues. Des cas semblables se présentaient assez fréquemment à cette époque, sans soulever grand scandale.

Des romantiques fantaisistes et des gens de calcul adroit ont entrepris de nous présenter le moyen âge comme particulièrement « moral » et animé d'une réelle vénération pour la femme. C'est surtout le temps des trouvères en Allemagne, de la fin du XIIe jusqu'aux XIVe siècle, qu'ils invoquent à l'appui de leur assertion. Le fameux « service d'amour » que les chevaleries française, italienne et allemande venaient d'apprendre à connaître chez les Maures en Espagne et en Sicile doit, parait-il, témoigner de la haute estime dans laquelle la femme était tenue à cette époque. Rappelons de suite, à ce propos, un fait. D'abord, la chevalerie ne constituait qu'une partie infime de la population, et par suite les « dames » étaient avant tout une minorité parmi les femmes ; ensuite une faible partie seulement de la chevalerie a pratiqué véritablement le service d'amour ; enfin la véritable nature de ce service d'amour a été fortement exagérée, est restée incomprise ou a été intentionnellement altérée. Le temps où fleurissait ce service d'amour fut aussi celui où la loi du plus fort sévit de la pire façon en Allemagne, où, tout au moins dans les campagnes, les liens de l'ordre étaient relâchés et ou la chevalerie se livrait au brigandage, à la rapine et au rançonnement. Il saute aux yeux qu'une pareille époque, toute à la violence la plus brutale, n'était pas de celles où pouvaient prédominer d'une façon particulière des sentiments de douceur et de poésie. Bien au contraire, elle contribua à détruire dans la mesure du possible le peu de respect dont jouissait encore le sexe féminin.

La chevalerie, dans les campagnes aussi bien que dans les villes, se composait en majeure partie de rudes et frustes compagnons dont la principale passion, après se battre et boire outre mesure, était la satisfaction effrénée de leurs appétits sexuels. Toutes les chroniques du temps n'en finissent pas de raconter les viols et les attentats dont la noblesse se rendit coupable, dans les campagnes comme plus particulièrement encore dans les villes où, jusqu'au XIIIe et au XIVe siècle, elle avait exclusivement entre les mains l'administration municipale, sans que les malheureux si odieusement traités eussent le moyen de se faire rendre justice. Car, à la ville, les hobereaux occupaient le banc des échevins et dans les campagnes on avait à compter avec le seigneur foncier, chevalier ou évêque, entre les mains de qui était la juridiction criminelle. Il est donc absolument impossible qu'avec de pareilles moeurs et de semblables habitudes, la chevalerie ait eu un respect particulier, de ses propres femmes et filles et les ait choyées comme une sorte d'êtres supérieurs.

A quelque degré que fût pratiqué le service d'amour - et il ne devait l'être que par une petite minorité d'hommes, sincèrement enthousiastes de la beauté féminine - il arrivait fréquemment aussi qu'il comptait parmi ses adeptes des hommes qui, comme Ulrich de Lichtenstein, n'étaient pas maîtres de leurs sens et chez lesquels le mysticisme et l'ascétisme chrétiens, unis à la sensualité native ou inculquée, aboutissaient à un genre tout particulier de célibat. D'autres, plus prosaïques, poursuivaient un but plus réel. Mais, en somme, le service d'amour fut la déification de l'amante aux dépens de la femme légitime, l'hétaïrisme tel qu'il est dépeint en Grèce au temps de Périclès transporté dans le monde chrétien. En réalité, la séduction mutuelle des femmes fut, dans la chevalerie du moyen âge, un service d'amour largement pratiqué, et les mêmes façons de faire se renouvellent aujourd'hui dans certains cercles de notre bourgeoisie.

Voilà pour le « romantisme » du moyen âge et sa haute estime de la femme.

Il n'est pas douteux que le fait de tenir publiquement compte des plaisirs sensuels tels qu'on les entendait au moyen âge, impliquait pour l'instinct naturel inné à tout être sain et mûr la reconnaissance du droit de se satisfaire, et cela constituait une victoire de la saine nature sur l'ascétisme chrétien. D'autre part, il faut toujours constater à nouveau que cette reconnaissance d'un droit et la faveur d'en user ne profitaient qu'à un seul sexe, que par contre ou traitait l'autre comme s'il ne pouvait et ne devait pas avoir les mêmes penchants, et que la moindre transgression des lois morales établies par le sexe masculin était punie de la façon la plus sévère. Le sexe féminin, constamment opprimé par l'autre et élevé par lui d'après un système spécial, s'est, par suite, si bien assimilé les idées de son maître, qu'il trouve cette situation parfaitement naturelle et dans l'ordre.

N'y a-t-il pas eu aussi des millions d'esclaves qui trouvaient l'esclavage une chose naturelle et ne se fussent jamais affranchis si des libérateurs n'avaient surgi de la classe même de leurs propriétaires ? Des paysans prussiens, affranchis du servage en exécution de la loi de Stein, après 1807, n'ont-ils pas pétitionné pour demander qu'on les y laissât, car, disaient-ils, « qui prendrait soin d'eux lorsqu'ils tomberaient malades ou seraient devenus vieux » ?

Et n'est-ce pas la même chose dans le mouvement ouvrier actuel ? Combien n'y a-t-il pas encore de travailleurs qui se laissent mener par le bout du nez par leurs patrons ?

L'opprimé a besoin d'incitations et d'encouragements, parce que la force d'une part, l'aptitude à l'initiative de l'autre, lui font défaut. Il en a été ainsi dans l'esclavage, le servage et la vassalité. Il en a été, il en est encore ainsi dans le mouvement prolétarien moderne ; il en est encore de même pour l'affranchissement et l'émancipation de la femme. Dans sa lutte pour son émancipation, la bourgeoisie était relativement bien placée pour réussir, et cependant ce furent des orateurs de la noblesse et du clergé qui lui frayèrent la route.

Quels qu'aient été les misères et les défauts naturels du moyen âge, il n'en est pas moins vrai qu'il y régna une saine sensualité que le christianisme ne parvint pas à comprimer, et qu'il resta étranger à cette pruderie hypocrite, à cette timidité, à cette lubricité sournoise de notre époque, qui font des façons, qui ont peur d'appeler les choses par leur nom et de parler naturellement des choses naturelles. Il ne connaissait pas davantage ces piquantes équivoques dont on enveloppe des choses que le manque de naturel et la pruderie entrée dans les moeurs ne permettent plus de nommer ouvertement, équivoques d'autant plus dangereuses que ce langage excite et ne satisfait pas, qu'il laisse tout soupçonner, mais n'exprime rien clairement. Nos conversations de société, nos romans, notre théâtre fourmillent de ces piquantes gravelures, et les résultats en sont visibles. Ce spiritualisme, qui n'est pas celui du philosophe transcendant, mais celui du roué, et qui se cache derrière le spiritualisme religieux, a de nos jours une force considérable.

La saine sensualité du moyen âge a trouvé dans Luther son interprète classique. Je n'ai pas affaire ici au réformateur religieux, que je juge autrement que Luther pris en tant qu'homme. A ce dernier point de vue, la nature vigoureuse et originale de Luther se détacha dans toute sa sincérité ; elle l'amena à exprimer sans ménagement, d'une façon frappante, son besoin d'aimer et de jouir. Sa situation d'ancien prêtre de l'Eglise romaine lui avait ouvert les yeux et lui avait appris, par l'expérience de son propre corps pour ainsi dire, à connaître dans la pratique ce que la vie des moines et des nonnes à de contre nature. De là ardeur à combattre le célibat des prêtres et des cloîtres. Ses paroles s'adressent encore aujourd'hui à tous ceux qui se croient permis de transgresser les lois de la nature et pensent pouvoir accorder avec l'idée qu'ils se font de la morale et des moeurs ce fait que les institutions de l'Etat et de la société empêchent encore des millions d'êtres d'accomplir leurs fins naturelles. Luther a dit : « Une femme, à moins d'être douée d'une grâce extraordinairement rare, ne peut pas plus se passer d'un homme qu'elle ne peut se passer de manger, de dormir, de boire et de satisfaire à d'autres nécessités de la nature. Réciproquement, un homme ne peut pas davantage se passer d'une femme. La raison en est qu'il est aussi profondément implanté dans la nature de procréer des enfants que de boire et de manger. C'est pourquoi Dieu a donné au corps et renfermé en lui les membres, les veines, les artères et tous les organes qui doivent servir à ce but. Celui donc qui essaie de lutter contre cela et d'empêcher les choses d'aller comme le veut la nature, que fait-il, sinon essayer d'empêcher la nature d'être la nature, le feu de brûler, l'eau de mouiller, l'homme de manger, de boire et de dormir ? »

Tandis que Luther reconnaissait ainsi la satisfaction de l'instinct sexuel comme une loi de la nature, et que par la suppression du célibat des prêtres et l'abolition des couvents, il accordait à des millions d'êtres la possibilité de satisfaire à cet instinct naturel, il n'en restait pas moins des millions d'autres exclus de ce droit. La Réforme fut la première protestation de la haute bourgeoisie en voie de formation contre son assujettissement au régime féodal dans l'Eglise, l'Etat et la Société ; elle cherchait à se délivrer des liens étroits dont l'enveloppaient les droits de contrainte, les droits de jurande et ceux du seigneur ; elle aspirait à centraliser l'organisation de l'Etat, à simplifier celle de l'Eglise somptueusement dotée, à supprimer les sièges nombreux occupés par des fainéants, et demandait que ceux-ci fussent employés à des travaux utiles. Dès lors que de la sorte la forme féodale de la propriété et de l'industrie disparaissait, la forme bourgeoise devait prendre sa place, c'est-à-dire que, la protection corporative de petits cercles fermés n'existant plus, la lutte individuelle et libre devait se développer en pleine concurrence.

Luther fut, dans le domaine religieux, le représentant de ces efforts. Et s'il prenait fait et cause pour la liberté du mariage, il n'entendait que le mariage bourgeois, tel qu'il n'a été définitivement établi en Allemagne que dans notre siècle par la loi sur le mariage civil et les autres dispositions légales émanant du monde bourgeois qui s'y rattachent, notamment celles qui régissent la liberté d'établissement et la liberté industrielle. On verra plus loin dans quelle mesure la situation de la femme en fut améliorée. En attendant, les choses n'avaient pas été poussées si loin au temps de la Réforme. Si, en raison des mesures connues prises par la Réforme religieuse, le mariage fut rendu possible à nombre de gens, on poursuivit d'autre part avec la dernière rigueur l'union libre des sexes. Si le clergé catholique avait montré un grand relâchement à l'égard du libertinage, le clergé protestant de son coté, muni pour lui-même, ne le combattit qu'avec plus de fureur. On déclara la guerre aux maisons publiques, on ferma ces « cavernes de Satan ; » les prostituées furent pourchassées comme e filles du diable, et toute femme qui avait commis une « faute » fut attachée au pilori comme un modèle de toutes les perversités

Du joyeux petit citoyen du moyen âge qui vivait et laissait vivre sortit alors un bourgeois bigot, austère et sombre, qui « économisa » le plus possible afin que ses descendants, les gros bourgeois du XIXe siècle, pussent vivre d'autant plus largement et faire plus de prodigalités. Le bourgeois notable, avec sa cravate raide, son horizon borné, sa morale rigide, devint le prototype de la société.

La femme légitime, que la sensualité catholique du moyen âge ne satisfaisait pas depuis longtemps, se trouva en parfaite communion d'idées avec l'esprit puritain du protestantisme. Aucune amélioration ne se produisit pour cela dans le sort de la femme en général. La transformation que la découverte de l'Amérique et l'ouverture d'une route maritime vers les Indes orientales firent subir, spécialement en Allemagne, à la production, au capital et aux débouchés, ne tarda pas à déterminer une forte réaction dans le domaine social.

L'Allemagne cessa d'être le centre de la circulation et du commerce de l'Europe. L'Espagne, le Portugal, la Hollande, l'Angleterre, se faisant une concurrence acharnée, prirent la tête du mouvement, et l'Angleterre s'y est maintenue jusqu'à nos jours. C'est ainsi que tombèrent l'industrie et le commerce allemands. En même temps, la réforme religieuse avait ruiné l'unité politique de la nation. La réforme devint le manteau à l'abri duquel les princes allemands cherchèrent à s'émanciper du joug impérial ; ces princes essayèrent en même temps d'assujettir la noblesse, et, pour atteindre ce but, ils favorisèrent les villes en les comblant de droits et de privilèges de toutes sortes. De nombreuses villes, en raison des conjonctures toujours plus sombres, se mirent volontairement sous le pouvoir des princes. La conséquence de tout cela fut que la bourgeoisie, effrayée du recul de sa production, établit autour d'elle des barrières toujours plus hautes pour se protéger contre une concurrence désagréable. Elle s'en encroûta davantage, et s'en appauvrit de même. Les luttes et les persécutions religieuses qui s'étaient déchaînées depuis la Réforme dans tous les pays de l'Allemagne, et auxquelles les princes et seigneurs, tant protestants que catholiques, prenaient part avec une égale intolérance et un égal fanatisme ; les guerres de religion qui les suivirent, comme celle de la ligue de Smalkalde et la guerre de Trente Ans, contribuèrent à sceller pour des siècles les divisions, l'impuissance politique, la faiblesse et le dépérissement économiques de l'Allemagne.

Si, au moyen âge, de nombreuses femmes furent admises dans les différents corps de métiers, tant comme ouvrières que comme patronnes (il y eut, par exemple, des femmes exerçant la pelleterie à Francfort et dans les villes de la Silésie, la boulangerie dans les villes du Rhin moyen, la broderie d'armoiries et la ceinturonnerie à Cologne et à Strasbourg, la corroyerie à Brème, le tondage du drap à Francfort, la tannerie à Nuremberg, la filerie et le battage d'or à Cologne), on les en repoussa plus tard partout. Et, comme il arrive toujours, là où une situation sociale est en décadence, que ses défenseurs adoptent précisément les mesures qui aggravent encore le mal, on prit une peur ridicule de la surpopulation et on s'ingénia à réduire plus que jamais le nombre des existences indépendantes et des mariages. Quoique des villes jadis florissantes, comme Nuremberg, Augsbourg, Cologne, etc... eussent vu leur population décroître dès le XVIe siècle parce que le commerce et le trafic s'étaient cherché d'autres chemins ; quoique la guerre de Trente Ans eût dépeuplé l'Allemagne de la façon la plus épouvantable ; chaque cité, chaque corporation n'en eut pas moins grand'peur de voir augmenter le chiffre de ses membres. Et pourtant les choses n'allaient pas au mieux à cette époque, pour les compagnons. Les efforts des princes absolus devaient être aussi impuissants dans ce cas que l'avaient été, en leur temps, les lois faites par les Romains pour empêcher la dépopulation en récompensant le mariage. Louis XIV, pour avoir plus d'habitants en France et plus de soldats dans ses armées, accorda aux parents ayant dix enfants des pensions qui augmentaient encore lorsqu'ils en avaient douze ; son général, le maréchal de Saxe, alla plus loin, et lui proposa de n'autoriser les mariages que pour une durée de cinq ans. Cinquante ans plus tard, Frédéric le Grand écrivit dans le même esprit « Je considère les hommes comme une harde de cerfs vivant sur les domaines d'un grand seigneur et n'ayant d'autre obligation que de peupler et de remplir le parc [1]. » Frédéric a écrit cela en 1741. Plus tard, il a, par ses guerres dépeuplé ferme le « parc aux cerfs ».

[1] Dr C. Bücher : La question des femmes au moyen âge.

Dans de pareilles circonstances, la situation des femmes était la pire qu'on puisse penser. Exclues en grand nombre du mariage, considéré comme une « institution de refuge, » empêchées de satisfaire leur instinct naturel, tenues le plus possible à l'écart du travail par suite de la perturbation des conditions sociales et pour qu'elles ne pussent faire concurrence aux hommes qui avaient peur d'eux-mêmes, les femmes étaient obligées de vivre misérablement, dans la domesticitée, dans les travaux les plus vils et les plus mal rétribués. Mais comme l'instinct naturel ne se laisse pas étouffer et comme une partie du sexe masculin vivait dans des conditions analogues, le concubinage se pratiqua en masse, malgré toutes les tracasseries de la police, et le chiffre des enfants naturels ne fut jamais aussi élevé que dans ce temps où le « gouvernement paternel » des princes-despotes brillait dans toute sa chrétienne simplicité.

La femme mariée menait une vie rigoureusement retirée ; le nombre de ses obligations était si considérable que, ménagère consciencieuse, il lui fallait être à son poste du matin au soir pour remplir tous ses devoirs, ce à quoi il ne lui était possible d'arriver entièrement qu'avec l'aide de ses filles. Elle n'avait pas alors à accomplir seulement les travaux domestiques de chaque jour auxquels la maîtresse de maison bourgeoise a encore à vaquer aujourd'hui, mais une foule d'autres encore dont la femme est complètement débarrassée de nos jours, grâce au développement moderne de l'industrie et du commerce. Il lui fallait filer, tisser et blanchir la toile, faire la lessive et confectionner elle-même tous les vêtements sans exception, fondre le savon, plonger la chandelle et brasser la bière. A côté de cela, là ou la situation le permettait, il lui incombait encore les travaux d'agriculture, le jardinage, le soin des bestiaux et de la volaille. Bref, elle était une simple Cendrillon, et sa seule distraction consistait à aller à l'église le dimanche. Les mariages ne se faisaient jamais que dans le même cercle social ; l'esprit de caste le plus rigoureux et le plus grotesque dominait toutes les relations et ne souffrait aucune infraction. On élevait les filles dans le même esprit, on les tenait étroitement renfermées à la maison ; leur éducation intellectuelle était pour ainsi dire nulle et ne sortait pas du cadre des occupations domestiques les plus ordinaires. A tout cela s'ajoutait une vide et creuse étiquette qui devait tenir lieu d'éducation et d'esprit et qui donnait à la vie entière, à celle de la femme en particulier, la marche d'un treuil à tambour.

C'est ainsi que l'esprit de la réforme dégénéra en la pire des routines et que l'on chercha à étouffer chez l'être humain les instincts naturels et la vivacité de l'esprit sous un amas confus de règles de conduite et d'habitudes compendieusement expliquées, mais banales.

Une liberté qui avait été particulièrement concédée aux femmes des campagnes au moyen âge se perdit aussi après la Réforme. Notamment dans l'Allemagne du Sud et de l'Ouest, en Alsace, etc..., on avait coutume d'accorder chaque année aux femmes du peuple quelques jours pendant lesquels elles pouvaient rester à se distraire et à s'égayer entre elles seules, aucun homme n'ayant le droit de s'introduire au milieu d'elles, sous risque d'y être mal reçu. Dans cette naïve coutume se trouvait, sans même que le peuple s'en doutait, la reconnaissance de la servitude de la femme, à laquelle on voulait faire oublier son sort pendant quelques jours de l'année.

Chacun sait que les saturnales romaines et le carnaval du moyen âge qui leur a succédé avaient le même but. Durant les saturnales, le seigneur romain permettait à ses esclaves de se croire libres et de vivre à leur guise pendant quelques jours, après lesquels l'ancien joug leur était imposé à nouveau. La papauté romaine, qui avait l'oeil toujours ouvert sur les coutumes du peuple et savait les faire servir à son intérêt, continua les saturnales sous le nom de carnaval. L'esclave, le serf était son propre maître pendant les trois jours de carnaval, c'est-à-dire avant le commencement des longs jeûnes qui vont jusqu'à la semaine de la Passion. Il était permis au peuple de jouir jusqu'à la licence de tous les plaisirs qu'il avait à sa disposition, de persifler et de railler le plus grossièrement les ordonnances et les cérémonies civiles et religieuses. Le clergé lui-même se laissait aller à prendre part à ces mauvaises farces et à tolérer, à encourager même des profanations qui, en tout autre temps, eussent entraîné les expiations temporelles et spirituelles les plus sévères. Et pourquoi pas, du reste ? Le peuple qui, pendant un si court espace de temps, se sentait maître et s'en donnait à coeur-joie, était reconnaissant de la liberté qu'on lui avait accordée, ne s'en montrait que plus maniable et se réjouissait d'avance à l'idée de recommencer la fête l'année suivante.

Il en fut de même de ces fêtes de femmes, sur l'origine desquelles on ne sait rien de plus, mais où il a dû souvent se commettre des folies et des actes licencieux. L'esprit prosaïquement ascétique et puritain du temps qui a suivi la Réforme les a réprimées autant qu'il fut en son pouvoir. D'ailleurs la transformation des moeurs les fit graduellement disparaître.

Le développement de la grande industrie, l'introduction du machinisme, l'application de la technologie et des sciences naturelles aux questions de production, de commerce et d'échange, ont fait sauter tout ce qui survivait des vieilles institutions sociales. Le renversement d'une organisation vieillie et intenable pouvait compter comme accompli pour l'Allemagne, au moment où celle-ci arrivait à son unité politique et où la liberté du mariage faisait son entrée dans la loi avec la liberté industrielle et la liberté d'établissement [1].


[1] Des réactionnaires endurcis attendaient de ces mesures la perte de toutes moeurs et la ruine de toute morale. Le défunt évêque de Mayence, Ketteler, gémissait déjà en 1865, c'est-à-dire avant que les lois nouvelles eussent encore pris pied « que la destruction des obstacles actuellement apportes à la célébration du mariage équivaut au dénouement du lien conjugal, car désormais il sera possible aux gens mariés de se séparer selon leur bon vouloir. » Voilà une jolie façon d'avouer que les liens moraux du mariage actuel sont si faibles que la contrainte seule peut les maintenir.

Les circonstances présentes, c'est-à-dire d'une part l'augmentation rapide de la population amenée par le chiffre aujourd'hui naturellement plus élevé des mariages, d'autre part les inconvénients de toutes sortes, jadis inconnus, causés par un système industriel qui a pris sous l'ère nouvelle un développement gigantesque, ont fait réapparaître aux timorés le spectre de la surpopulation. Les économistes bourgeois, tant conservateurs que libéraux, tirent tous sur la même corde. Je montrerai à la fin de cet ouvrage, ce que signifient ces craintes et à quelles causes il faut les ramener. Le professeur A. Wagner est également du nombre de ceux qui sont malades de la peur de la surpopulation et qui réclament la limitation de la liberté du mariage, notamment pour les travailleurs. Il paraît que ceux-ci se marient trop tôt comparativement à la classe moyenne. Mais la classe moyenne se sert de préférence de la prostitution à laquelle ce serait renvoyer aussi les travailleurs que leur dénier le droit au mariage. Mais alors qu'on se taise donc aussi qu'on ne crie plus à la « ruine de la morale », et que l'on ne s'étonne pas si les femmes ayant les mêmes instincts naturels que les hommes, en cherchent la satisfaction dans des « relations illégitimes ».

Depuis plusieurs dizaines d'années déjà il avait été fait dans certains Etats de l'Allemagne des progrès accentués dans ce sens. Ainsi s'ouvrait une ère nouvelle, et en particulier pour la femme, en ce que sa situation, tant comme être sexuel que comme individu social, se modifiait. Les lois rendant le mariage plus facile permirent à un plus grand nombre de femmes de remplir leur fin naturelle ; les lois sur la liberté de l'industrie et de l'établissement élargirent considérablement leur champ d'action et les rendirent plus indépendantes vis-à-vis de l'homme. La situation de la femme s'est aussi sensiblement améliorée au point de vue juridique. Mais est-elle vraiment devenue libre et indépendante ? A-t-elle atteint le complet développement de son être, est-elle arrivée à la mise en action normale de ses forces et de ses facultés ?



Auguste Bebel :
La Femme dans le Passé
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