Chapitre XII


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XIV


CHAPITRE XIII.

BIOGRAPHIE.

AOUT 1789 - 22 JANVIER 1790

SOMMAIRE. - Incriminations de Marat contre l'Assemblée nationale à propos du projet de division en deux chambres, - et du veto suspensif. - Véritable Situation politique de la France en 1789-93. - Accusations contre le corps municipal, - contre le Châtelet. Pouvoirs du déléguant sur le délégué. - Premières poursuites par l'Hôtel-de-Ville contre l'Ami du peuple. - Poursuites continuées par le Châtelet. Part prise par Marat dans les journées des 5 et 6 octobre. - Cet événement lui rend l'espoir. - Marat se cache à Versailles. - Lecointre lui offre sa maison. - Grand caractère de l'Ami du peuple. - Il se réfugie à Montmartre. -Il est découvert et amené devant le comité des recherches, - puis devant le comité de la police. - Motifs de précautions de ces comités. - Expédition du 22 janvier 1790. - Récit de l'évasion de Marat par lui-même. - Résumé de son grand principe politique.

Les principes hautement avoués et soutenus par un écrivain politique équivalent à des actes ; aussi entraînent-ils les mêmes conséquences. A partir du jour où Marat publia l'Offrande à la patrie jusqu'à sa mort, tout ce qu'il eut à supporter, poursuites judiciaires, condamnations, pillage, exil, ne fut que le résultat de tel ou tel écrit.

Quelques numéros de son journal avaient à peine paru, que ses opinions avaient soulevé contre lui tous les pouvoirs ; voyons si ce fut à tort ou à raison.

L'Assemblée nationale, on le croirait difficilement après le 14 juillet, avait émis le projet contre-révolutionnaire de se diviser en deux chambres ; Système tout à l'avantage de la cour, et que depuis nous avons vu s'établir sous le nom de Chambre des pairs et Chambre des députés, ou sous une autre dénomination analogue. A cette proposition, le journaliste répond par un dilemme qui ne laissait pas d'échappatoire [214] aux parlementaires les plus retors : « Si elles ont les mêmes intérêts, elles seront animées du même esprit et presque toujours d'accord sur les mêmes points : elles ne serviront donc qu'à compliquer inutilement la machine politique. Si elles ont des intérêts différents, celle qui aura le contrôle ne servira qu'à embarrasser et à arrêter la marche de celle qui aura la puissance législative, le jeu de la machine politique sera détruit... « Comment imaginer qu'une loi faite dans la chambre basse, pour anéantir les restes du régime féodal, passât jamais dans la chambre haute ? Qu'on en juge par tout ce que les ordres privilégiés ont fait pour empêcher leur réunion aux communes. Sans les scènes sanglantes qui ont suivi la prise de la Bastille, quel quel homme de sens oserait prétendre qu'ils y eussent jamais consenti ? " (L'Ami du Peuple, N° 1.) Marat n'avait pas oublié que le haut clergé et la noblesse faisaient encore partie de cette Constituante qu'ils avaient cherché à anéantir au début de la réunion des états ; et dont ils auraient dû être expulsés après le 23 juin ; il savait qu'ils ne s'y étaient maintenus que pour mieux entraver la marche de la Révolution ; le décret qu'ils venaient de proposer n'était-il pas un déguisement de la division des ordres ? Le logicien avait non-seulement le droit, mais le devoir de suspecter une telle assemblée ?

Ce n'est pas tout, il s'agissait d'un autre décret bien plus réactionnaire encore ; on voulait donner au roi le droit d'empêcher la promulgation des lois réputées libérales, par l'opposition de son veto. Si la division des chambres fut rejetée, par compensation le veto royal fut accepté en partie et suffisamment pour donner à la cour le temps de réunir ses forces et d'en finir avec la Révolution ; on sait que les législateurs décrétèrent le veto suspensif. Ici Marat rappelait le principe qu'il avait posé naguère dans sa constitution : « Comment la sanction royale a-t-elle pu faire le sujet d'une question ? Le veto est le droit d'empêcher l'effet d'un acte du pouvoir législatif ; qui ne voit que ce droit ne peut appartenir qu'à la nation ? » (L'Ami du Peuple, N° 1.) Et plus loin : « Ce décret est attentatoire à la souveraineté du peuple, à la liberté publique, il doit donc être annulé par la nation. » (Ibidem, N° 5.) Sont-ce bien ceux qui applaudissent à la résistance des communes, au Jeu de Paume, qui improuveront l'appel à la résistance contre des mandataires infidèles ou inconséquents ? Que le roi reprenne la puissance absolue par lui-même ou qu'elle lui soit rendue par décret d'une chambre, le résultat pour le peuple n'est-il pas le même ? Que ce dernier s'insurge par ses représentants dans telle circonstance ou par lui-même dans telle autre, n'est-ce pas user du même droit ? Est-ce là ce qu'on nomme un appel à l'anarchie ? Jusques à quand qualifiera-t-on de ce nom l'appel au peuple, c'est-à-dire l'appel au réputé souverain par les plus grands législateurs ? Ou renonçons à la logique, ou déclarons qu'en cette question encore Marat ne sortait pas des principes, et qu'il était en droit de s'écrier : « Il n'est que trop évident qu'une puissante faction, cachée au sein même des États Généraux, ne travaille qu'à faire manquer le grand oeuvre de la régénération de l'empire. » (L'Ami du Peuple, N° 7.)

Que ne pouvons-nous ici reproduire dans son entier le discours qu'il adresse au peuple en songeant à tout le mal qui s'est fait, depuis deux mois seulement, par les pouvoirs conjurés ? On y verrait sans doute un tableau différent de celui que les historiens se complaisent à couvrir de couleurs si riantes. Mais, pour être plus sombre, en serait-il moins vrai ? Il semble, à les entendre, qu'il n'y ait plus après le 14 juillet, après surtout la nuit du 4 août, qu'à chanter un Gloria patri ! à l'effusion de tous les coeurs, à la concorde de toutes les âmes généreuses ; et cela, pour se donner le droit, plus tard de crier malédiction sur les perturbateurs ambitieux qui ont osé troubler un si touchant accord. Mensonge, éternel mensonge, qui n'était propre, au lendemain de toute révolution subséquente, qu'à rejeter le peuple dans les mêmes fautes par la même confiance. Si nous ne pouvons citer, qu'on n'oublie [216] pas les sources. Quelques lignes encore pour confondre les historiens modernes : « O Français ! peuple vain et frivole, au lieu de sentir que votre indépendance est l'ouvrage des conjonctures, vous en faites honneur à votre sagesse, à votre courage ; la vanité vous aveugle, et, dans l'ivresse d'un faux triomphe, vous laissez vos perfides ennemis renouer tranquillement les fils de leur trame odieuse... Peuple inconsidéré, livrez-vous à la joie, courez dans les temples, faites retentir les airs de vos chants de triomphe, et fatiguez le ciel de vos actions de grâces pour un bien dont vous ne jouissez pas ! Vous n'avez plus de tyran, mais vous éprouvez encore les effets de la tyrannie ; vous n'avez plus de maîtres, mais vous ressentez encore les maux de l'oppression ; vous ne tenez qu'un fantôme, et vous êtes plus loin du bonheur que jamais. Hé ! de quoi vous applaudiriez-vous ? D'un bout du royaume à l'autre l'État est en travail et en convulsions ; vous êtes dans l'infortuné, vos ateliers sont déserts, vos manufactures abandonnées, votre commerce est dans la stagnation, vos finances sont ruinées, vos troupes sont débandées ; vous vivez dans l'anarchie, et, pour surcroît de calamité, c'est en vain que le ciel a eu pitié de vous, c'est en vain qu'il a combattu pour vous, c'est en vain qu'il vous a ouvert les trésors de la fécondite. Vous n'avez échappé aux horreurs de la famine que pour éprouver la disette au sein même de l'abondance. » (L'Ami du Peuple, 18 septembre 1789.) Voila la vérité historique.

La contre-révolution tramait de tous les côtés à la fois ? Abordons la municipalité : « A peine est-il un seul comité où ne se trouve quelque pensionnaire du prince, quelque membre qui ne subsiste de ses largesses, quelque aristocrate à funeste projet, quelque agent corrompu. Croira-t-on qu'à la tête de tous est un académicien (Bailly) comblé de pensions du roi ?... » Un des grands reproches faits à Marat, c'est de n'avoir pu croire à la sincérité du dévouement patriotique des pensionnés de la cour. Mais comme on ne pouvait lui imputer à crime cette incrédulité, on a dit : Marat ne s'attaqua à Bailly, [217] à Condorcet, à d'autres encore, que parce qu'ils étaient académiciens. On déplaçait la question pour n'avoir pas à la résoudre ; nous promettons de le faire. Revenons aux comités de l'Hôtel-de-Ville de Paris. « Parlerons-nous des déprédations dont quelques-uns sont accusés, du salaire exorbitant de cette légion d'employés qui devorent le peuple et augmentent sa misère... (On sait qu'en effet les districts demandèrent des comptes, et que plusieurs comités en éludèrent la reddition.) Ce comité de police, ou règnent d'insolents aristocrates qui osent se rendre maîtres du sort des prisonniers ; ce comité des subsistances, que dirigeaient deux anciens accapareurs aux gages du gouvernement, ce voile impénétrable qui couvre toutes leurs opérations ; ce corps énorme de milice soldée ; ces appointements excessifs de l'état-major ; cet esprit de corps que l'on s'efforce d'inspirer à la milice bourgeoise ; ce soin extrême de défendre les assemblées du peuple comme attroupements tumultueux... » (L'Ami du Peuple, N° 14-15.) En résumé la Ville est aussi gangrenée que l'Assemblée.

Passons au Châtelet. « Le moment d'attaquer ce tribunal me paraissait favorable. Alarmé des efforts continuels de ses membres pour opprimer les amis de la liberté et sauver les traîtres à la patrie, je brûlai de les dénoncer au public... L'odieuse partialité des greffiers, des rapporteurs, des juges dans l'affaire du baron de Bezenval, dans celle de MM. Martin et Duval de Stain, dans la déposition de M. Rivière, dans les interrogatoires du chevalier Rutlege et du marquis de Favras, me saisirent d'indignation : j'oubliai ma propre cause pour celle du public, et, comptant pour rien les dangers que je courais, j'invitai les bons citoyens à se porter en foule au Châtelet, à exiger que l'instruction de la procédure se fit à haute voix, et à faire valoir leurs droits. » (Appel à la Nation.) Comment le pouvoir judiciaire n'aurait-il pas été royaliste, puisqu'il n'avait pas été change ?

Nous ne nous étonnerons plus maintenant que tous les [218] corps de l'état aient été d'accord pour étouffer au plus vite cet intrépide dénonciateur, cet ennemi de l'autorité. Ce fut un haro général. Ajoutez que Marat se résumait ainsi, le 26 septembre, dans un discours aux districts : « Rejetez, sans balancer, tout homme aux gages du gouvernement, tout pensionnaire royal, tout conseiller, tout commissaire, tout membre des parlements, tout suppôt du despotisme ou de l'aristocratie ; leurs maximes sont celles de la servitude et de l'oppression ; ils vendraient vos intérêts, sacrifieraient vos droits, et ne travailleraient qu'à vous perdre. Rejetez pareillement tout entrepreneur, tout monopôleur, tout accapareur ; vils esclaves de la fortune, ils ne cherchent que la protection des hommes en place ou des hommes en faveur : et comment vos intérêts seraient-ils en sûreté dans des mains qui ne travaillent qu'à se charger de vos dépouilles ? » Style déclamatoire, écrit M. Michelet : soit, qu'on en trouve un autre, mais qu'on répète les mêmes conseils et sans cesse, car, je le jure par tout ce que nous autres postérité avons vu depuis, c'est là le mal, la contagion dont les germes ont passé dans le sang des petits-fils. Le journaliste terminait en ces termes : « Enchaînez vos représentants à leurs devoirs en vous ménageant les moyens de les rappeler lorsqu'ils s'en écartent, et de les punir lorsqu'ils les violent ; qu'à chaque instant le lâche qui serait tenté de manquer de foi sente qu'il est sous votre main. » (L'Ami du Peuple, N° 16.)

Quel renversement dans les idées de ceux même qui se croyaient les plus avancés ! En effet, Mirabeau, dans une séance orageuse et célèbre, avait fait proclamer l'inviolabilité des représentants ; le décret était juste sous un point de vue, puisqu'il ne tendait qu'à défendre le pouvoir législatif contre les atteintes de l'exécutif ; mais, comme tout ce qui vient des ennemis de la liberté, ce décret cachait un piége, à savoir que le commettant n'a pas droit sur le député. Le peuple s'y laissa prendre, il applaudit à la motion du grand orateur, et conclut que lui non plus n'avait pas de droits sur ses délégués : [219] il s'assimilait, lui souverain, au pouvoir exécutif ! Les affidés de la Constituante se gardèrent bien de le détromper. Mais voilà que tout à coup un agitateur vient professer hautement que les députes dépendent de ceux qui les envoient, que tout fonctionnaire est à chaque instant sous la surveillance de celui qui le nomme, que le chargé d'affaires n'est pas au-dessus de son client, le sujet au-dessus du souverain, qu'en un mot, le peuple en tout, partout et toujours reste le maître.

. . . Quel crime abominable !
Rien que la mort n'est capable
D'expier ce forfait.

C'est aller trop vite, pensèrent aussi les patriotes timides et sans principes ; pendant que l'opinion publique est encore indécise, étouffons au plus tôt cet homme dangereux, se dirent tout bas les fonctionnaires de tous les rangs. Ce fut comme un mot d'ordre, tous s'entendirent : ceux-ci pour écraser Marat, ceux-là pour laisser faire.

Et pourtant quoi de plus logique ? Ne nous lassons pas de le répéter : un peuple ne peut être libre qu'autant qu'il aura compris que, si la nécessité de régler les intérêts de tous donna naissance à l'administration gouvernementale, il n'en conserve pas moins le droit éternel de créer à sa volonté les fonctionnaires publics, de les surveiller sans cesse, d'honorer ceux qui sont fidèles à leur mandat, d'arracher à leurs fonctions les lâches qui en abusent, et de les punir s'ils prévariquent. Hors de là, pas de citoyens, je ne vois que des esclaves.

Et puisque les empiétements de l'autorité sur les droits du peuple sont causes de toutes les calamités publiques, sont les véritables et les plus imminents dangers qui nous menacent, n'était-il pas du devoir du journaliste de les signaler tout d'abord aux patriotes ? Invente-t-il un aphorisme de circonstance ? Ne l'a-t-il pas posé dans son Plan de Constitution ? Ne sommes-nous pas convenus qu'il était juste ? N'est-il [220] pas la conséquence de la déclaration de la souveraineté du peuple, prononcée solennellement par l'Assemblée nationale elle-même ? Plus seront vives les persécutions que l'Ami du peuple supportera pour sa persistance, pour son énergie à propager, à défendre le principe de la dépendance des fonctionnaires, point de départ de la doctrine que nous appellerons maratiste, plus elles prouveront que l'auteur avait mis le doigt sur la plaie brûlante, qu'il attaquait le mal dans sa racine. Rappelez-vous l'histoire entière de la Révolution française ; qu'est-ce qui a amené toutes les catastrophes sanglantes ? L'abus de l'autorité. C'est toujours le mandataire qui aspire à gouverner sans contrôle, qui veut dominer le souverain ; qu'il s'appelle Louis XVI ou Robespierre, Assemblée Constituante ou législative. Crions-le bien haut : les obstacles à la liberté, à la justice, tiennent bien moins à la difficulté d'organiser les choses, qu'aux empiétements tyranniques des individus préposés à cette organisation. C'est donc eux qu'il s'agit de surveiller sans cesse. Et comme cette tâche ne pouvait s'accomplir sans s'attaquer aux personnalités, puisqu'un fonctionnaire est nécessairement tel ou tel individu, Marat souleva contre lui une animosité qui n'est pas encore éteinte aujourd'hui, parce qu'à toute époque les mêmes intérêts forcent aux mêmes résistances. Les ennemis de l'Ami du peuple ont été et seront toujours les défenseurs de l'autorité gouvernementale sans contrôle. Suivons-le pas à pas dans la Révolution, et nous allons voir que chaque puissance poursuivie pour ses méfaits lui fera une persécution nouvelle. Qu'on nous pardonne d'avoir tant insisté : il s'agissait d'un principe essentiellement maratiste, sans l'admission duquel il faut s'arrêter à cette page de notre travail.

Le journaliste n'avait pas épargné les autorités municipales ; il avait nominativement désigné les unes et si clairement fait allusion aux autres, que le doute n'était pas possible. Pour conclusion il s'était écrié : « Peuple insensé ! seras-tu donc toujours victime de ton aveuglement ? Ouvre [221] enfin les yeux, sors de ta léthargie, purge tes comités, conserves-en les membres sains, balayes-en les membres corrompus... Dans les mains de la municipalité de Paris réside actuellement le pouvoir exécutif ; que la municipalité soit régénéré ! » (L'Ami du Peuple, N° 15.)

Le coup était rude ; il tombait d'aplomb sur le vertueux Bailly, le dieu du moment ; car aux idolâtres il faut tonjours un fétiche pour entretenir la croyance, doux oreiller des têtes vides. Grande émotion dans les comités attaqués eux-mêmes ; belle occasion pour ces derniers de dissimuler l'intérêt personnel, de le couvrir du masque du dévouement au chef, au grand citoyen, au délégué du peuple. En conséquence tous s'assemblent, tous sont unanimes que l'irrespectueux anarchiste soit incontinent sommé de comparaître. L'ordre est intimé à l'Ami du peuple. Le rédacteur ne reconnaît pas en principe la juridiction de ce tribunal arbitraire ; pour cette fois cependant il se présentera par déférence. Il attend cinq mortelles heures, mais il ne peut obtenir d'être entendu. Le lendemain même exactitude, même attente inutile ; il écrit dans sa feuille : « Messieurs, vos occupations sont infinies, sans doute, les miennes ne le sont pas moins, et elles intéressent bien davantage le public. Je suis l'oeil du peuple, vous en êtes tout au plus le petit doigt ; ainsi trouvez bon qu'avare de mon temps j'attende chez moi de nouveaux ordres. » (L'Ami du Peuple, N° 18.). Présomptueux Marat, qui se croit au-dessus d'un employé de mairie ! qui se croit égal à M. le maire, à un homme qui a une écharpe ; Orgueilleux Marat, qui ose s'intituler l'oeil du peuple, parce qu'il voit ce qui crève les yeux de tout le monde, ce que lui seul ose dénoncer !

Au fond on avait pensé à l'Hôtel-de-Ville qu'une menace partie de si haut suffirait pour faire réfléchir l'irrévérencieux journaliste ; mais, la feuille continuant sur le même ton, l'ordre de se présenter fut renouvelé le 28 septembre. Marat comparaît vers les sept heures du soir. L'honnête Bailly, [222] qui n'est pas si naïf qu'il veut s'en donner l'air, et qui craint le reproche d'être juge et partie dans sa propre cause, lit gravement au prévenu une dénonciation du district des Filles-Saint-Thomas, qui accuse Marat d'avoir ose sommer l'Assemblée des représentants de la commune de se purger de ses membres corrompus. Et pour gagner le public à sa cause, car rien n'attendrit le public comme le rôle de paternité joué par le pouvoir constitué, le secrétaire chargé de la lecture de la susdite dénonciation se hâte d'ajouter : « Nous croyons cependant que c'est le zèle patriotique qui conduit votre plume. - Je ne vous ferai pas le même compliment, répond brutalement Marat ; pendant que depuis neuf mois je me suis mis au pain et à l'eau pour fournir aux frais d'impression et servir de la plume ma patrie, vous, monsieur le professeur royal, vous avez l'art, comme M. le maire et plusieurs de vos collègues, de vous montrer bons patriotes tout en conservant vos places et vos pensions. Je sais bien à qui vous en ferez accroire, mais à coup sûr ce ne sera pas aux sages qui connaissent le monde... Tous ces hommes que vous nous donnez pour amis du peuple en étaient les ennemis avant le 14 juillet ; je ne crois pas qu'un moment suffise à la métamorphose. » (L'Ami du Peuple, N° 20-20.) Décidément voilà un homme dangereux, doublement à craindre, car il ne croit pas. En politique comme en religion le haut fonctionnaire et le prêtre pardonnent tout, excepté l'incrédulité : en effet, on peut composer avec toute passion ; mais malheur à qui n'a pas la foi ! c'est un philosophe, un anarchiste, un révolutionnaire, qu'importe le mot ? c'est affaire d'époque ; l'incrédule à l'autorité est un homme dont il faut à tout prix se défaire.

Beati qui non viderunt,
Et fortiter crediderunt,
Vitam aeternam habebunt.
   Alleluia !

Le conseil municipal dut comprendre qu'il avait affaire à [223] un citoyen qu'aucun respect humain n'intimiderait. Cependant soit qu'il n'eût pas prévu la résistance, soit irrésolution, soit crainte de donner au prévenu trop d'importance par une condamnation, soit pour se donner le temps d'une attaque mieux combinée, l'assemblée n'alla pas plus loin et ordonna au journaliste de se retirer. Le fait est qu'elle attendait une meilleure occasion, et qu'elle avait tort dans le fond et dans la forme ; la preuve, c'est que Bailly lui-même avoue dans ses Mémoires que « si Marat a eu raison dans cette circonstance, il est juste de le dire, car il n'en a pas fait habitude. » (Avant-Moniteur, page 117.) Le vertueux magistrat croyait sans doute que l'humilité d'un aveu le sauverait devant la postérité du reproche d'abus de pouvoir : tous les vices ont leur tartuferie. Faut-il ajouter, à la honte de tout le corps municipal, que quelques jours après la comparution, le district des Filles-Saint-Thomas écrivait au Conseil pour désavouer la dénonciation faite en son nom par deux commissaires de service subordonnés par les autorités municipales ? Puis, fiez-vous aux autorités !

Ainsi constatons bien, sur la déclaration même des parties intéressées, que la première poursuite exercée contre Marat fut un abus de pouvoir : pouvait-on s'y prendre plus maladroitement pour inculquer à un mécréant la confiance aveugle et la soumission ?

On prévoit que si les municipaux avaient cédé, ce n'avait point été sans se promettre de ne pas laisser échapper la première occasion de sévir. Elle ne pouvait tarder, l'interprétation des lois est si large et si facile ; à quelques jours de là elle s'offrit à souhait. Un individu, à la parole duquel l'Ami du peuple avait tout lieu de se fier, était venu se plaindre du secrétaire de la commune, l'accusant de falsification dans la la rédaction d'un arrêt. Marat, révolté de cet abus de confiance, dénonce immédiatement dans son journal le sieur Joly. Mais l'information n'était pas exacte, le dénoncé n'était pas le vrai coupable. Bravo ! cette fois le motif d'arrestation est [224] irrécusable ; il est évident qu'il y a calomnie, calomnie déversée sur un agent de l'autorité ! On se récrie, on souffle l'indignation ; pour la faire partager au public, on va jusqu'à imprimer contre le calomniateur un placard. Insensés ! qui ne prévoient pas qu'ils viennent de forger une arme que l'adversaire va leur arracher des mains, et dont il les exterminera sans qu'ils aient lieu de se plaindre !

Le journaliste avoue sa méprise, se rétracte. Inutile rétractation, ce n'est pas ce qu'on demande ; on veut sévir contre cet homme devant lequel il a fallu reculer, auquel on ne peut pardonner, puisqu'on a eu tort envers lui. A cette fin, on conseille au sieur Joly de porter plainte devant le Châtelet, ce tribunal de sang qui brûlait autrefois ses victimes, qui peut encore les étouffer aujourd'hui, dont Marat a demandé l'abolition. Un décret de prise de corps est immédiatement lancé par les juges royaux contre l'Ami du peuple ; le 6 octobre, l'huissier se saisira de sa personne.

Le 6 octobre 1789 ! la date n'était pas heureuse, l'autorité jouait de malheur. Le Châtelet avait compté sans l'orgie des gardes du corps, sans l'audacieuse insolence de Marie-Antoinette, sans la colère des dames de la Halle, leur départ pour Versailles, le retour du roi et de l'Assemblée nationale à Paris, sans les fameuses journées des 5 et 6. Ne semblait-il pas que déjà le peuple de Paris eût suivi à la lettre le conseil du legislateur-journaliste : « Les fonctionnaires doivent toujours rester sous la main du peuple ? » Le fait est que Marat n'avait pas peu contribué à cet événement politique. On sait le mot d'ordre de l'expédition : le boulanger, la boulangère et le petit mitron. Cela voulait dire : la disette est organisée par la cour, surveillons-là de plus près, et le pain du moins nous sera assuré pour notre argent. Or, nous lisons au numéro 6 du 16 septembre : « Aujourd'hui les horreurs de la disette se sont fait sentir de nouveau, les boutiques des boulangers sont assiégées, le pain manque au peuple ; et c'est après la plus riche récolte, au sein même de l'abondance, que nous sommes [225] à la veille de périr de faim ! Peut-on douter que nous ne soyons environnés de traîtres qui cherchent à consommer notre ruine ? Serait-ce à la rage des ennemis publics, à la cupidité des monopoleurs, à l'impéritie ou à l'infidélité des administrateurs que nous devons cette calamité ? » De ces paroles à l'expédition populaire il y a la distance du motif d'action à l'effet. Si le peuple s'adressait au roi de préférence à la municipalité ou au ministre, c'est qu'il faut bien faire remonter jusqu'à lui la source de tout mal, puisque tout monarque s'attribue tout le bien ; les masses ont leur logique aussi. Ajoutons que le démagogue Marat avait eu en outre sa petite part personnelle dans la catastrophe ; c'est un concurrent en journalisme qui en fait foi : « Marat vole à Versailles, écrit Camille, revient comme l'éclair, fait lui seul autant de bruit que quatre trompettes du jugement dernier et nous crie : O morts ! levez-vous. (Journal des Révolutions de France et de Brabant, N° 46.) On juge aisément que les conseillers du Châtelet se gardèrent bien pour le moment de rendre leur décret exécutoire.

Si Marat était revenu en si grande hâte de Versailles, c'est qu'il ne voulait pas voir cette fois le peuple perdre le fruit d'une nouvelle victoire, comme il avait perdu celui de la prise de la Bastille. Il revenait pour consigner dans sa feuille les dispositions à prendre : « Tous les bons citoyens doivent s'assembler en armes, envoyer un nombreux détachement pour enlever toutes les poudres d'Essonne ; chaque district doit retirer ses canons de l'Hôtel-de-Ville. La milice nationale doit s'assurer de ses chefs, s'ils donnent des ordres hostiles. » (L'Ami du Peuple, N° 25.) - Il veut armer la populace ! que deviendrons-nous, se dirent les néo-privilégiés ? - Qui, nous ? En dehors du peuple, il n'y a que les ennemis du peuple ; qu'ils subissent la loi des vaincus ou qu'ils rentrent dans les cadres civiques ; ainsi le veut l'égalité, la Révolution, la justice armée. L'affaire des 5 et 6 octobre fut une de celles sur lesquelles Marat influa le plus directement ; aussi sa [226] joie était-elle grande. Il est si rare qu'il se laisse aller à l'espérance, que nous demandons la permission d'en consigner ici les termes : « Le roi, la reine et le dauphin sont arrivés dans la capitale vers les sept heures du soir. C'est une fête pour les bons Parisiens de posséder leur roi.. Sa présence va faire bien promptement changer les choses de face ; le pauvre peuple ne mourra plus de faim. Mais ce bonheur s'évanouirait bientôt comme un songe, si nous ne fixions au milieu de nous la famille royale jusqu'à ce que la Constitution soit complètement consacrée. L'Ami du peuple partage la joie de ses chers concitoyens, mais il ne se livrera point au sommeil. » (L'Ami du Peuple, 7 octobre 1789.) Faut-il ajouter que, comme l'avait avancé le journaliste, l'abondance se fit par enchantement du jour au lendemain. Nous avons été, depuis cette époque, si souvent témoins du miracle de la multiplication des pains, qu'il n'est pas besoin de preuves à l'appui.

Mais hélas ! triomphe facile, triomphe inutile. Les Parisiens enivrés n'avaient pas suivi les principaux conseils de Marat, ils ne s'étaient pas emparés des armes de l'ennemi ; jamais le peuple ne fut plus adroitement joue qu'en cette journée du 6. Municipaux, députés, juges, clergé, hauts fonctionnaires, tous applaudissent chaleureusement à la générosité du vainqueur, on le grise de sa victoire ; la cour courbe l'échine, la reine sourit gracieusement à la foule, le roi pleure, Bailly l'académicien style un bon mot ; en fallait-il davantage ? Deux jours après, tout était rentré dans l'ordre, si bien que le 8 du même mois, le Châtelet, chose inouïe, put lancer contre Marat un nouveau mandat d'arrêt.

Dès la nuit même, une troupe d'alguazils suivis d'une voiture se présentait rue du Vieux-Colombier, pour enlever le prévenu : « C'en était fait de moi, s'ils fussent parvenus à forcer la porte qu'on refusait de leur ouvrir. Les ennemis publics me regardaient comme le premier moteur de l'insurrection qui venait de sauver la patrie. Ils mirent ma tête à prix, et, pour couvrir l'assassinat, ils firent courir le bruit [227] que j'étais dans les cachots du Châtelet. Que je m'acquitte ici d'un devoir cher à mon coeur envers tant de bons citoyens qui vinrent me presser de chercher mon salut dans la fuite. J'avais informé deux districts des dangers que je courais ; l'un fit faire de fréquentes patrouilles devant ma porte, l'autre m'envoya quelques officiers pour me mettre en sûreté. Plusieurs amis, ne se fiant qu'à leur zèle, m'enlevèrent de chez moi et me conduisirent à Versailles. J'adressai mes réclamations à l'Assemblée. Ce serait manquer à la reconnaissance que de passer sous silence les efforts réitérés que fit M. Fréteau, son digne président, pour l'engager à les prendre en considération... » (L'Ami du Peuple, N° 70.)

Nous devons à la vérité de dire ici que ce furent les représentants réputés les plus patriotes qui appuyèrent l'attentat de la municipalite. Nous les verrons souvent encore se joindre au pouvoir quand il s'agira de Marat, d'un homme plus avancé qu'eux : la supériorité du caractère ne se pardonne pas plus que celle du génie.

Il y avait huit jours à peine que Marat était caché, que le traiteur chez lequel il s'était retiré soupçonna qu'il pouvait bien avoir chez lui un personnage compromettant pour sa propre sûreté ; de là, dénonciation du suspect à la garde nationale de Versailles. Un ami, instruit à temps de l'affaire, accourt en avertir Marat ; au moment ou celui-ci allait monter en voiture, deux officiers sans armes entrèrent dans sa chambre suivis de plusieurs soldats : « Nous venons savoir qui vous êtes et ce que vous faites ici. - Mon nom ne vous est pas inconnu, je suis l'Ami du peuple qui continue à travailler pour la patrie, et qui est dans la retraite pour échapper aux assassins. - L'Ami du peuple ! Ah ! il est en sûreté parmi nous, qu'il y reste, tous ses concitoyens sont prêts à le défendre. » A l'instant le détachement est renvoyé, on conduit Marat chez le colonel (c'était Lecointre, qui plus tard révéla les circonstances qui accompagnèrent l'assassinat juridique de Danton). Le patriote offre au persécuté sa maison pour [228] asile, et tous les secours dont il pourrait avoir besoin. (L'Ami du Peuple, N° 70.)

Dira-t-on que nous avons exagéré l'importance d'un journal en cours de publication depuis cinq semaines à peine, quand on voit son rédacteur devenu déjà, aux yeux des patriotes, l'une des colonnes de la Révolution ? A quoi devait il cette célébrité ? A son génie créateur ? Non, Marat n'était pas à ce titre un homme de génie. A son talent comme écrivain ? Pas davantage, le rédacteur de l'Ami du Peuple n'avait, sous ce rapport, que ce que peut donner une bonne éducation et l'ardent désir de bien faire. Il la devait à un caractère élevé, qu'éclairait une rare justesse d'esprit, que soutenait un grand coeur. Et en effet, qu'a-t-il crée de neuf jusqu'à ce jour ? Précisément rien. Mais il a su tirer toutes les conséquences de principes émis par d'autres, mais il n'a pas hésité à les proclamer, mais il puisait son courage dans l'indignation que soulevait en lui le spectacle des souffrances d'autrui. C'était assez pour faire la gloire d'un homme.

Cette petite échauffourée, quoique sans graves conséquences, n'avait pas laissé que de faire tort au persécute ; son asile était découvert, il ne pouvait dès lors rester plus longtemps à Versailles. Le Châtelet, en outre, venait d'être investi d'une puissance plus redoutable encore ; par décret du 21 octobre, l'Assemblée nationale avait conféré à ce tribunal, tout composé des créatures du roi, l'information et le jugement des crimes de lèse-nation ; or, on sait s'il est facile aux juges de changer à volonté la nature d'un crime, que dis-je ? d'une peccadille ; il n'y a rien à ajouter aux réflexions de Montesquieu, homme du métier, à ce sujet. Ce n'est pas tout, Marat avait dénoncé comme accapareur le grand Necker, autre dieu du moment ; il l'avait qualifié d'agent de famine, il tenait prête dans ses cartons une brochure révélatrice dont le ministre savait le contenu, dont il redoutait la publication. Voila, plus de motifs qu'il n'en fallait pour se cacher avec plus de soin que jamais ; la lutte corps à corps avec d'aussi puissants ennemis [229] était impossible, l'Ami du peuple alla se réfugier à Montmartre.

Cependant le journal n'en continuait pas moins à paraître toujours aussi violent contre la réaction. Des espions ne tardèrent pas à découvrir les presses ; elles furent saisies par les comités de Saint-Etienne-du-Mont et de Saint-André-des-Arts. D'autres mouchards attachés aux pas de quelques amis que Marat voyait secrètement découvrirent sa nouvelle retraite, et, le samedi 12 décembre, sa demeure fut assailli par un détachement de vingt hommes. Qu'on nous pardonne ces détails peu intéressants pour une histoire générale, mais d'une véritable importance pour connaître le caractère d'un homme que ses ennemis et même ses amis ont traité de lâche. Bientôt d'ailleurs, le personnage va nous échapper tout à fait, et, pendant quinze mois et plus, nous ne saurons qu'il existe que parce que tous les matins nous entendrons les crieurs publics annoncer l'Ami du Peuple. Nous reprenons donc le récit. Les argousins de la police se précipitent sur une proie importante qui, sans doute, leur rapportera bonne prime. « J'allai leur ouvrir en chemise. - Qu'y a-t-il, messieurs, pour votre Service ? - Nous venons vous arrêter. - Votre ordre ?... Je vous suis. Permettez que je m'habille. Mes papiers sont enlevés et j'arrive au comité des recherches. (Le lecteur n'a pas oublié que l'affaire Joly, secrétaire de la mairie, est toujours le motif des poursuites.) Je m'annonçai moi-même. - L'Ami du peuple, messieurs, qui vient vous voir. - Nous ne nous y attendions pas. - Combien devez-vous être pour former un tribunal ? - Trois. - J'attendrai donc. Et je pris un siège auprès du feu. Ces messieurs m'avaient fait réveiller un peu brusquement, je n'avais pas déjeuné, j'acceptai une tasse de chocolat et fis la conversation. Prêts à verbaliser, ils me demandèrent ce qu'ils savaient comme moi, pourquoi j'avais quitté Paris, où j'avais été, combien de temps j'avais demeuré en chaque endroit. Mon interrogatoire fini, arrive M. de Lafayette. Ces messieurs du comité me présentèrent à lui. - Qui sont ceux de mon état-major qui [230] vous ont fait ombrag? me dit-il, - Je vous apprendrai cela quelque jour dans un numéro. » (L'Ami du Peuple, N° 71.)

Du comité des recherches on fait passer Marat dans le comité de police, comme qui dirait de Caïphe à Pilate, tous agents du même pouvoir, obéissant au même mot d'ordre ; et c'est cet engrenage de compression toujours plus forte qu'on appelle en langue administrative les gages civiques de sûreté personnelle. La chacun de reprocher à l'Ami du peuple ses incessantes dénonciations. « Eh, messieurs, ne sentez-vous pas que ce sont là les petits désagréments du passage de la servitude à la liberté ; et croyez-vous tout bonnement qu'une révolution comme celle-ci ait pu s'opérer sans quelque éclaboussure ou quelques gouttes de sang ? Je n'ai aucun dessein hostile contre vous, mais s'il fallait opter entre le deuil du comité de police et celui de la liberté, mon choix est tout fait. Au demeurant, je vous donnerai un excellent secret pour ne point aller à la lanterne : c'est de vous montrer bons patriotes. » (Ibid.)

On lui offrit une voiture pour le reconduire chez lui et une garde, s'il craignait de ne pas être en sûreté. Un des membres du comité des recherches, M. Person, enchanté de son patriotisme, l'embrasse avec le plus vif enthousiasme : « Allez, lui dit-il, mon ami ; écrivez toujours et démasquez les fripons. » (Ibid.) Le pouvoir arbitraire, malgré sa vive résistance, perdait tous les jours du terrain ; l'ennemi avait pénétré dans la place ; M. Person n'était pas le seul que la franchise altière, mais virile, de l'Ami du peuple eût électrisé.

« Je sortis, ajoute Marat, touché de leurs procédés ; je les comparais en silence à ceux qu'auraient eus, en pareil cas, des commissaires royaux ; je sentis l'extrême différence de l'ancien au nouveau régime, et une émotion délicieuse pénétra mon âme. De l'Hôtel-de-Ville je me rendis chez un ami, puis aux Italiens, où le signor Mandini et la signora Baletti suspendirent quelques moments les agitations du patriote. » (Ibid.) [231]

D'où venait ce revirement dans les procédés des municipaux ? C'est que la plupart des écrivains patriotes, pressentant bien que le coup qui allait frapper Marat les attendait eux-mêmes, avaient pris fait et cause pour un confrère ; c'est qu'ils avaient soulevé en sa faveur l'opinion publique : toutes les feuilles du temps en font foi, et notamment le journal de Camille ; c'est que plusieurs districts s'étaient ouvertement prononcés pour l'Ami du peuple ; c'est que la Constituante effrayée de sa propre réaction louvoyait en décrets contradictoires ; c'est que la commune prévoyait le danger ; c'est qu'enfin et surtout le Châtelet savait bien que Marat n'était pas homme à se laisser étrangler sans crier vengeance ; c'est que, comme l'homme qui se débat dans les convulsions de l'agonie, ces juges iniques sentaient que leur force apparente n'était que factice et qu'il faudrait bientôt mourir.

Marat n'était pas dupe de la courtoisie forcée de la police. Profitant donc de la circonstance, il se présente dès le lendemain à la mairie, enjoint à Bailly de lui rendre les presses que le maire avait fait saisir, lui accordant quatorze heures pour tout délai : elles lui furent rendues à la minute. C'est à partir de ce moment qu'il se fit lui-même imprimeur. C'est dans la rue de la Vieille-Comedie, au n° 39, à deux portées de fusil du club des Cordeliers, que l'Ami du peuple dressa son imprimerie, vraie place de guerre devenue si redoutable par le feu roulant de motions révolutionnaires qu'elle projetait tous les matins, qu'il ne fallut rien moins, pour s'en emparer, que des régiments entiers et tous les pouvoirs coalisés. On va bientôt en juger.

Nous ne parlerons pas des ridicules escarmouches patrouillotiques qui n'eurent d'autres résultats que la confusion des assiégeants. Nous devons rappeler seulement que c'est à propos de l'une d'elles que le district des Cordeliers, sur la motion de son président Danton, prenait ce célèbre arrêté par lequel on déclarait « qu'à l'avenir il serait nommé quatre commissaires pris dans le sein du district, [232] sans la signature collective desquels on ne pourrait mettre à exécution aucun ordre de nature à priver un citoyen de sa liberté. » Le lendemain, le district Sainte-Marguerite adoptait le même arrêté. Ainsi voilà les délégants qui se mettent en garde contre l'arbitraire des délégués ; le souverain prend ses garanties, la Révolution s'affirme. A qui doit-elle cette mesure de salut public ? A Marat, qui n'a cessé de la recommander, qui en a fait le point de départ de sa doctrine.

Mais que va devenir l'autorité, si ces idées anarchiques se propagent ? « Coupons le mal dans sa racine, finissons-en avec le propagateur de ces principes subversifs de l'ordre social ! » s'écrièrent à la fois tous ceux que la feuille incendiaire avait menacés de près ou de loin. Il fallait pourtant s'y prendre avec habileté, on avait déjà échoué par trop d'empressement. D'abord on tâcha de détacher de l'Ami du peuple les districts qui hésitaient encore à prendre parti pour la mesure prescrite par les Cordeliers. A cet effet, on essaya de la calomnie. Dix mille agents se répandirent de tous les côtés, dans les cafés, dans les districts, dans les clubs, sur les places publiques, dans les corps de garde, répétant que Marat s'était ligué avec les Cordeliers et les aristocrates pour faire une contre-révolution, que son imprimerie était remplie de fusils, que sa cour était remplie de canons. Quand les têtes furent échauffées, on prit jour pour l'assaut ; le rendez-vous était fixé rue Montmartre. Il serait distribué de l'argent ; on devait crier : « Marat à la lanterne ! »

Au jour dit, 22 janvier 1790, le Châtelet, qui tenait toujours soigneusement en réserve son mandat d'amener, comme le serpent cache sous sa dent le poison qui tue, l'homicide Châtelet renouvela l'ordre de traduire Marat à son tribunal ; mesure toujours utile pour déterminer à prêter main forte au pouvoir toutes ces intelligences bornées à qui suffit un morceau de papier revêtu d'un sceau quelconque pour légitimer toute violation. La municipalité, de son côté, autorisa Lafayette à choisir pour cette affaire les bataillons de la garde nationale [233] mieux intentionnés, ceux de Saint-Roch, de Saint-Honoré, des Filles-Saint-Thomas, « dont presque tous les officiers, nous apprend Marat, sont des marchands et des ouvriers de luxe, c'est-à-dire des hommes désespérés de la Révolution, des hommes qui regrettent le règne des courtisans dissipateurs et des prélats prodigues, des hommes qui ne connaissent d'autre bonheur dans la vie que d'écorcher les opulents du siècle. » ( Appel à la nation.)

L'histoire devra cette justice au héros des deux mondes, que ce plan de campagne était combiné avec non moins de génie que ceux du Tessin ou d'Arbelles. Qu'on nous permette d'en dresser la carte d'après de fidèles documents. Le général en chef avait jugé qu'il ne fallait pas moins de douze mille hommes pour investir la place et l'enlever d'assaut : ridicules mus ! « En conséquence, trois mille fantassins et cavaliers entremêlés d'autant d'espions envahirent le territoire du district des Cordeliers et du domicile de l'Ami du peuple. L'infanterie occupait les principales rues depuis le carrefour Buci jusqu'à l'Odéon ; la cavalerie occupait la place du théâtre ; un gros d'hommes à cheval placé au bas du Pont Neuf et un détachement de garde soldée, postés devant le péristyle du Louvre, étaient prêts en cas de besoin, tandis que six mille hommes placés à l'entrée du faubourg Saint-Antoine et Saint-Marcel devaient empêcher la foule de circuler. » (Ibid.)

Pour ceux à qui le récit de Marat paraîtrait suspect d'exagération présomptueuse, nous allons ajouter celui de Montjoie, un historien qui n'est pas, à coup sûr, suspect de maratisme : « Lafayette fit d'abord marcher contre Marat une armée de six mille hommes, et fit pointer à toutes les avenues des rues qui avoisinaient sa maison deux pièces d'artillerie. Cette guerre est si extraordinaire que si je n'en avais pas été témoin moi-même, je n'y croirais pas. Comment concevoir, en effet, que le héros des deux mondes déployât des forces si formidables contre un nain qui n'avait pour armes que sa [234] plume ? » (Histoire de la Conjuration de Philippe d'Orléans, tome II, page 157.)

Avons-nous rien exagère quand nous avons comparé l'imprimerie de Marat à une place forte ? Voilà ce que peut un principe vrai défendu par un seul homme ; quelle puissance pourrait lui résister, s'il était défendu par tout un peuple ?

La suite de ce récit va nous faire connaître le caractère de Lafayette et celui de Bailly, utile document pour l'histoire.

Sur les neuf heures du matin de ce grand jour d'attaque, les huissiers du Châtelet commencent par se présenter humblement, poliment, comme M. Loyal, le décret en main, au district des Cordeliers : démarche habile pour gagner les membres du bureau par cette apparence de condescendance respectueuse, les autorités, si minimes qu'elles soient, ne résistant guère à ce patelinage. L'ordre de saisir était daté du 8, et l'on était au 22 ; les quatre commissaires, ne le trouvant pas en règle, s'en réfèrent à la décision de l'Assemblée nationale.

Entre temps, des émissaires du district se rendent chez le général pour lui représenter que l'alarme était répandue dans tout Paris ; qu'ils croyaient utile qu'il vint en personne rétablir le calme par sa présence, car le prudent Lafayette avait donné le commandement de l'expédition au sieur Carle. « En envoyant des forces aussi considérables, répondit doucereusement le général, je n'ai fait que suivre les ordres de M. le Maire ; au reste, des affaires indispensables ne me permettent pas de me rendre sur les lieux. »

Les émissaires se dirigent donc chez le vertueux Bailly : « Je n'aurais pas cru qu'on eût fait marcher tant de monde, » repondit-il de son air le plus innocent. En cas d'insuccès chacun se dechargeait ainsi de sa part de responsabilité. Qu'il y ait conflit, effusion de sang, que l'affaire soit évoquée par-devant le Châtelet, les juges déclareront en conscience qu'il y a eu méprise, malentendu ; on lavera le pave, et tout sera dit. [235]

On attendait donc impatiemment la décision de l'Assemblée ; on l'apporta au bout de huit heures. Elle portait : « Les décrets des 8 et 9 octobre sur la jurisprudence criminelle n'ayant aucun effet rétroactif, les décrets de justice antérieure doivent recevoir toute leur exécution. L'Assemblée nationale attend du patriotisme du district des Cordeliers qu'il n'y portera pas obstacle. »

Les patriotes auraient dû s'y attendre : il s'agissait d'une question de principe, de la question de liberté de la presse, point de départ de l'affaire, et le bureau du district insistait sur la question de forme ! Les retors de la Constituante avaient parfaitement senti la méprise, mais, feignant de ne pas s'en apercevoir, ils avaient déclaré qu'en effet le décret du Châtelet était valide ; eux aussi se déchargeaient de la responsabilité : éternelle tartuferie de la complicité du crime ! Les districts, en résumé, n'avaient encore compris Marat qu'à moitie ; devaient-ils jamais le comprendre ? Quoi qu'il en soit, du moment qu'on en avait appelé au jugement des pères conscrits, il fallait s'y rendre ; c'est aussi ce qu'on fit.

A six heures donc, en pleine nuit, le sieur Carle, précédé des huissiers du Châtelet, dirige sa bande vers le domicile du journaliste ; ils pénètrent l'épée à la main dans l'appartement ; furieux de ne pas trouver leur proie, ils renversent et pillent tout ce qu'ils rencontrent, journaux et manuscrits ; les scellés sont apposés sur l'imprimerie. Les grenadiers, jaloux de partager les périls et la gloire de leurs chefs, se ruent sur tout ce qui échappe au pillage, et, fiers d'une si belle expédition, s'en retournent vers les onze heures portant chacun, en signe de victoire, une chandelle allumée au bout de leurs fusils, et criant : « Marat à la lanterne ! » Une sentinelle avait été placée à la porte de la maison ; un détachement de trois cents hommes alla se poster sur la place de la Comédie, où l'on croyait l'Ami du peuple réfugié. Que plus tard l'Ami du peuple insurge les sections contre l'Assemblée, horreur ! Qu'aujourd'hui la municipalité insurge la garde nationale [236] contre les districts : place au droit ! Voilà comme le peuple comprend la liberté !

Les autorités constituées se trompaient en croyant cerner l'Ami du peuple de telle sorte qu'il ne pourrait leur échapper. Voici ce qui était arrivé. Laissons Marat raconter lui-même les détails de son évasion ; nous ne saurions le faire avec plus de simplicité ni d'intérêt. « Je reposais dans une rue voisine, lorsqu'un jeune homme attaché à mon bureau vint m'annoncer en pleurant que ma maison était enveloppée par plusieurs bataillons. A l'instant mon hôte et son épouse entrent dans ma chambre d'un air consterné ; ils veulent parler, ils ne purent que gémir. « Paix donc ! m'ecriai-je ; ce n'est rien que cela, je demande à être seul. » Jamais je ne suis plus de sang-froid qu'au milieu des dangers imminents. Ne voulant pas sortir en désordre de peur d'éveiller les soupçons, je fis toilette. Je-passai une redingote, je me couvris d'un chapeau rond, je pris un air riant, et me voilà parti, gagnant le Gros-Caillou à travers un détachement de la garde envoyé pour m'enlever. Chemin faisant j'avais cherché à distraire mon compagnon et je conservais ma bonne humeur jusque vers cinq heures du soir, heure à laquelle j'attendais l'épreuve de la feuille où je rendais compte de la fameuse équipée. Personne ne vint, je pressentis le coup qui me menaçait : le reste de la journée se passa dans la tristesse. On avait eu vent de la route que j'avais tenue. Dans la soirée, la maison fut investie par des espions. Je les reconnus à travers une jalousie. On me proposait de me sauver par le toit à l'entrée de la nuit. Je passai au milieu d'eux en plein jour, donnant le bras à une jeune personne et marchant à pas comptés. Lorsque la nuit fut arrivée, je me rendis au grand bassin du Luxembourg ; deux amis m'y attendaient. Ils devaient me conduire chez une dame du voisinage. Nous ne trouvâmes personne au logis, me voilà sur le pavé. Un de mes compagnons se mit à pleurer, je séchai ses larmes en éclatant de rire. Nous prenons un fiacre, et je vais chercher asile au fond [237] du Marais. Arrivé à la Grève, je vois le réverbère que l'on me destinait deux jours auparavant et je passai dessous. Arrivés rue de la Perle, mon nouvel hôte avait compagnie. J'y trouvais une personne qui ne m'était pas inconnue. Pour dépayser les curieux, il fallait jouer la gaieté, elle vint réellement. Après un quart d'heure de conversation, je demande à mon hôte, lui parlant à l'oreille, s'il était sûr de la personne présente. « Comme de moi. - Fort bien, » et je continuai la conversation. Je soupai et allai me coucher. Au milieu de la nuit, une escouade de cavalerie fit halte sous mes fenêtres ; j'entr'ouvre les volets, je remarque qu'aucun d'eux n'a mis pied à terre, je regagne tranquillement mon lit jusqu'au lendemain : il fallut décaniller. » (L'Ami du Peuple, N° 170.)

Il fallut s'exiler. Tel fut le résultat du coup de main combiné par l'Assemblée, par le Châtelet, par Lafayette ayant à ses ordres la garde nationale, enfin par la municipalité à l'instigation directe du vertueux Bailly qui, quelques jours auparavant, avait rendu une ordonnance portant qu'il ne serait permis de faire aucune visite de nuit chez les femmes publics, afin de ne point porter atteinte à la liberté des citoyens !

Arretons-nous un instant, et, pour notre profit politique, résumons l'ensemble de cette affaire.

Nous avons reconnu que le principe, point de départ de Marat, est vrai et juste : oui, en bonne logique, le déléguant est au-dessus du délégué, le souverain au-dessus du fonctionnaire.

Si le maître est supérieur à l'employé, partant il a droit de surveiller son travail ; droit de l'avertir, s'il fait mal par ignorance ; droit de le chasser et même de le punir, s'il fait mal par infidélité.

Dans une société bien constituée, le peuple, c'est le maître ; l'employé, c'est le fonctionnaire public ; le surveillant, c'est le journaliste.

Marat, et comme citoyen et comme journaliste, avait [238] donc le droit et le devoir de surveiller les fonctionnaires à tous les degrés.

Or, nous avons prouvé par les faits qu'il a usé de son droit, qu'il a rempli son devoir, et que c'est à ces titres qu'il s'est attiré la colère des différents pouvoirs du régime nouveau, du régime qui avait juré de maintenir dans toute leur intégrité les droits de l'homme et du citoyen.

Est-il juste de l'en accuser comme d'un crime ? Non ; car ce reproche ne pourrait provenir que d'ignorance de nos droits, ou de lâcheté, ou de connivence contre-révolutionnaire.

Si donc toute accusation est impossible, rendons gloire aux lumières, au courage et à la fidélité que l'Ami du peuple à montrés jusqu'ici ; proclamons-le comme le plus ferme représentant du principe de la subordination du commis au commettant, et constatons que, de son temps comme aujourd'hui, ses ennemis les plus acharnés ont été et sont encore les défenseurs des gouvernements arbitraires. [239]



Chapitre XII


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XIV


dernière modif : 19 Apr. 2001, /francais/bougeart/marat13.html