Chapitre XIII |
Marat, l'Ami du Peuple |
Chapitre XV |
SOMMAIRE. - Marat après le 22 janvier se réfugie à Londres. - Il règle avant tout ses comptes avec ses souscripteurs. - Analyse de la brochure intitulé Appel à la nation. - Analyse de la Lettre sur l'ordre judiciaire. - Analyse de la Dénonciation contre Necker. - Analyse de la Nouvelle dénonciation contre Necker. - Comparaison entre la conduite de Marat à Londres et celle des émigrés à Turin.
Deux mois environ après l'expédition du 22 janvier, un curé de l'Ardèche écrivait à Camille Desmoulins : « Vous ne dites plus rien de l'Ami du peuple, n'est-il pas encore remonté dans sa guérite ? Tout le monde demande ici de ses nouvelles ; je vous en demande à vous, au nom de trois cent mille Vivarais. » (Révolutions de France et de Brabant, N° 25.)
Traqué comme une bête fauve pour le crime irrémissible d'avoir une opinion politique irréfutable et le courage de son opinion, Marat avait pris le parti de quitter la France. Qu'y pouvait-il ? On venait de briser ses presses, de saccager son imprimerie, de saisir toutes ses collections, de le ruiner ; le pouvoir était resté maître du champ de bataille. L'Ami du peuple n'avait plus qu'à s'exiler. Il se réfugia en Angleterre, où depuis quinze années, depuis ses Chaînes de l'esclavage, il entretenait des relations avec les patriotes anglais, où sa renomée avait grandi encore de tout le bruit que son nom faisait à Paris depuis un an surtout. C'était sans doute une consolation, mais bien faible : « On n'emporte pas sa patrie à la semelle de son soulier. » a dit Danton ; cri du coeur, poignant comme un cri de fils.
Si vous en doutez, écoutez : « Du rivage où m'a jeté la [240] tempête, nu, froissé, couvert de contusions, épuisé par mes efforts et mourant de fatigue, je tourne avec effroi les yeux vers cette mer orageuse, sur laquelle voguent avec sécurité mes aveugles concitoyens ; je frissonne d'horreur à la vue des périls qui les menacent, des malheurs qui les attendent ; je gémis de ne pouvoir plus leur prêter une main secourable. Mais dans l'impuissance où le cruel destin m'a réduit, il ne me reste que de vaines réclamations contre les pilotes perfides et barbares qui exposent le navire à périr, et qui m'ont fait jeter à l'eau, en feignant de vouloir apaiser la tourmente. » (Appel à la nation.) Parlons sans figure : la France encore concentrait toutes les préoccupations de l'exile. Mais qu'a-t-elle donc d'irrésistible, cette France qu'on ne peut renier, qu'il est impossible de ne pas chérir, même ingrate ? Elle a ce qui fait tout pardonner en chacun de nous : elle a le coeur ; or, partout où bat un coeur on peut fonder une espérance. Marat donc espérait encore en elle.
D'ailleurs une intelligence aussi active, une âme aussi ardente pouvait-elle s'affaisser dans le désespoir ou l'indifférence ? Pesez sur ces ressorts d'acier, vous en triplerez la vigueur ; après tout, pourquoi s'était-il jeté dans la carrière politique ? Pour faire triompher la justice. Le peuple était-il moins injustement opprimé, moins indignement trahi, par ce que son défenseur souffrait ? Marat se remit à l'oeuvre. « Depuis mon séjour à Londres, écrira-t-il au 18 mai 1790, il n'est sorti de ma plume que trois brochures : l'Appel à la nation, la Lettre sur l'ordre judiciaire et la Seconde dénonciation contre Necker. » Ce sont ces trois ouvrages que nous nous proposons d'analyser. Mais auparavant, réglons encore les comptes du journaliste. Au moment de partir, l'Ami du peuple avait renvoyé à ses souscripteurs le prix de leurs souscriptions, aimant mieux perdre les numéros avancés que de manquer à ses engagements. Ses scrupules à cet endroit étaient si rigoureux, que six mois après l'affaire du 22 il écrivait encore : « Il est possible que dans le nombre quelques souscripteurs [241] aient été oubliés ; ceux qui ont quelque répétition à me faire sont priés de s'adresser à M. Collin. » (L'Ami du Peuple, N° 264.) On aime cette susceptibilité fondée sur le sentiment de la dignité de soi-même. Pour moi, je ne crois pas à la probité politique qui n'a pas pour base la probité de l'homme privé.
Comptes réglés, analysons les trois ouvrages en question. Le premier annonce dans son sous-titre l'objet de l'écrit tout entier : Appel à la nation, par J.-P. Marat, l'Ami du peuple, citoyen du district des Cordeliers, et auteur de plusieurs ouvrages patriotiques, contre le ministre des finances, la municipalité et le Châtelet, suivi de l'Exposé des raisons urgentes de destituer cet administrateur des deniers publics, de purger cette corporation et d'abolir ce tribunal, redoutables suppôts du despotisme. C'était une brochure in-8° de 67 pages, avec l'épigraphe du Journal : Vilam impendere vero.
S'il fait appel à la nation, c'est que les ennemis publics qui dominent le Corps législatif se soulèveraient à son nom seul ; c'est que, aveugles par leurs passions, et sourds à la voix du devoir, ils immoleraient sans pitié l'homme intègre qui osa dévoiler leurs noirs projets et défendre contre eux la cause de la liberté. Sa résolution est prise : « Avant de tomber sous les coups de la tyrannie, j'aurai la consolation de couvrir d'opprobres mes lâches persécuteurs ; j'envelopperai ensuite ma tête dans mon manteau, et je présenterai le cou au fer des assassins. »
L'auteur remonte à l'exposé des faits qui lui ont valu les persécutions qu'il a éprouvées. Nous ne nous répéterons pas, le chapitre précédent en a reproduit le tableau ; s'il a quelque couleur, c'est au maître qu'il faut en reporter le mérite. Il se disculpe des différents reproches qui lui ont été adressés par d'honnêtes citoyens ; c'est à ceux-ci seulement qu'il veut répondre : « On m'a reproché de n'avoir gardé aucune mesure dans mes réclamations. - Mais quoi ! aigri par les [242] plaintes que l'on m'adressait de tous les côtés contre les agents du pouvoir, harcelé par la foule d'opprimés qui avaient recours à moi ; révolté des abus continuels de l'autorité, des attentats toujours nouveaux des suppôts du despotisme , pouvais-je n'être pas pénétré d'indignation contre les auteurs de tant de forfaits, ne pas déployer à leur égard toute l'horreur qui remplissait mon âme' ?... Ignore-t-on qu'il n'y a que la crainte du plus affreux scandale qui puisse contenir les méchants ? C'est la seule arme qui me restait contre les ennemis de la patrie ! »
Après avoir démontré combien l'Assemblée, la municipalité, le Châtelet, Lafayette se sont rendus coupables par l'expédition du 22, affaire qui faillit exposer la capitale aux horreurs de la guerre civile, il s'écrie : « Ne sortons pas de la nature : il ne faut rien attendre de bon des dépositaires de l'autorité, il faut les clouer à leurs devoirs ; il ne faut pas exiger qu'ils soient bons, il faut les empêcher d'être méchants ; il faut donc les surveiller sans cesse... il faut composer un tribunal devant lequel les censeurs publics traduiront les agents du peuple qui ont abusé de l'autorité. » Il termine par ce portrait de nos pères, j'allais dire par notre portrait : « Sans lumières, sans moeurs, sans caractère, nous ne sommes qu'un tissu de frivolités, de faiblesses et de contradictions. Nous prostituons la sensibilité et nous méconnaissons le sentiment. Nous ne savons pas aimer, et nous sommes idolâtres ; nous voulons juger de tout, et nous ne savons pas apprécier ; nous nous engouons de chimères ; nous caressons nos ennemis, et nous négligeons nos amis ; nous fêtons les fripons adroits qui conspirent contre nous, et nous dégoûtons les sages qui nous éclairent ; nous adorons les hypocrites qui travaillent à nous perdre, et nous abandonnons les hommes de bien qui se font anathème pour nous sauver. »
L'Ami du peuple espérait que cette histoire du passé pourrait servir de leçon à ses concitoyens, que le rappel des conseils qu'il avait donnés ramènerait quelque confiance en [243] lui qu'à sa voix les Parisiens se débarrasseraient de leur maire, de leur général, du ministre des finances, du Châtelet enfin. Ils devaient prendre cette détermination, mais trop tard : après le massacre du Champ-de-Mars demandé par Bailly, commandé par Lafayette, que dis-je ? après bien d'autres atrocités qui, pour être partielles, n'en ont pas été moins révoltantes. En attendant, Marat devait payer plus cher encore le crime d'avoir raison avant tout le monde. Mais écoutez : « Lorsque le songe de la vie sera prêt à finir pour moi, je ne me plaindrai point de ma douloureuse existence, si j'ai contribué au bonheur de l'humanité, si j'ai laissé un nom respecté des méchants et chéri des gens de bien. » Puissions-nous être pour quelque chose dans ce retour à la justice !
La Lettre sur l'ordre judiciaire est une brochure de huit pages in-8° imprimée à Paris, chez Caillot. L'auteur y revient sur plusieurs points qu'il a déjà traités dans son Plan de Législation criminelle ; on ne l'accusera pas de double emploi, si l'on se rappelle qu'au moment où Marat édita cette lettre, le dit Plan n'avait pas encore paru en France, ou, s'il y avait pénétré, ce n'était qu'à un très-petit nombre d'exemplaires.
Un fait important venait de se passer : un décret de l'Assemblée avait supprimé les parlements et tous les anciens tribunaux. Marat avait droit de dire : « Jugez de ma satisfaction à la nouvelle du décret. » Il y avait contribué, en effet, plus que personne ; si cette suppression des parlements ne le rendait pas à sa patrie, c'est qu'il y avait laissé d'autres ennemis dont on n'avait pas encore fait justice. Par suite de ce décret l'Assemblée nationale était appelée à s'occuper de la formation d'autres tribunaux et des bases de la jurisprudence. C'est à ce propos que l'Ami du peuple fit imprimer la Lettre adressée à l'un de ses amis. Donnons-en un seul extrait : il s'agit de l'institution du jury. L'auteur l'approuve au criminel : « Comme il ne s'agit que de savoir si l'accusé a commis le crime dont on le charge, tout homme [244] qui a le sens commun est en état de juger si les preuves qu'en fournit l'accusateur sont évidentes. » Quant au civil, Marat doute qu'on en recueille les mêmes avantages, à moins que les jurés ne soient tirés d'une classe particulière de citoyens qui aient fait des études convenables, car les causes civiles sont presque toutes si compliquées, que la multitude des circonstances à peser les met au-dessus de la portée du commun des hommes. Ne sont-ce pas justement les conclusions du décret du 30 avril 1790 ? L'analyse du Plan de législation montre que l'Ami du peuple n'avait pas attendu cette époque pour proposer cette mesure.
Au reste, il profitait de la circonstance pour insister sur la nécessite de créer aussi, et au plus tôt, un tribunal d'État, et pour éveiller l'attention des Parisiens sur le dessein secret des contre-révolutionnaires municipaux de proscrire la permanence des districts. La municipalité ne tarda pas, en effet, à les remanier, de façon à rompre les liens civiques qui sauvegardaient la sûreté personnelle des patriotes : elle se vengeait de l'arrêté du district des Cordeliers. De loin comme de près, rien n'échappait à la pénétration de Marat.
Enfin la troisième publication de l'exile volontaire était dirigée contre Necker, autre idole des patriotes. Cette fois, l'analyse est doublement utile ; l'autorité littéraire de Mme de Staël nous parait avoir pesé trop longtemps sur les appréciations des historiens, à l'égard du père de l'auteur des Considérations. L'Ami du peuple n'a jamais été dupe de la prétendue probité de l'agioteur moraliste, et nous croyons qu'il serait difficile aux panégyristes les mieux instruits des faits de répondre aux principaux chefs d'accusation du dénonciateur.
Déjà depuis quatre mois le journaliste harcelait le ministre à propos de la gestion des membres du comité des subsistances. Le 10 janvier 1790, dans un récit de l'invasion d'une compagnie de gardes nationaux dans son imprimerie, il avait annoncé que ces messieurs lui avaient volé une dénonciation [245] en règle contre le directeur des finances. (L'Ami du peuple, N° 93.) Néanmoins, quelques jours après, on lisait à la dernière page de son numéro 101, en forme d'avertissement : « On trouve actuellement au bureau de l'auteur la dénonciation de l'Ami du peuple contre M. Necker. » Cette brochure était prête depuis le 4 novembre, mais aucun imprimeur n'avait osé la mettre sous presse. Marat, comme nous l'avons dit, leva depuis toutes les difficultés en se faisant imprimeur lui-même et fit paraître la première dénonciation.
La brochure portait pour titre : Dénonciation faite au tribunal du public, par M. Marat, l'Ami du peuple, contre M. Necker, premier ministre des finances. In-8° de 69 pages, toujours avec la même épigraphe, celle du journal, gravée là et partout, comme le memento mori de l'auteur. Il faut croire qu'elle eut quelque succès puisque, deux jours après son apparition, le journaliste avertissait ses lecteurs (L'Ami du peuple, N° 103) « que la dénonciation était déjà contrefaite, peut-être même dénaturée et méconnaissable. » Le moment était opportun pour la publier vers le 20 janvier (sous ce rapport Marat ne manquait pas d'habileté), puisqu'à cette époque l'auteur était décrété de prise de corps, comme écrivain incendiaire ; puisque toute la presse s'était émue à cet arrêté, chacun sentant très-bien que son tour ne tarderait pas à venir si tous ne se faisaient solidaires de la cause de la liberté violée, puisque l'attention publique était éveillée sur lui. Nous le verrons, dans certaines circonstances, chaleureusement défendu par ses collègues les journalistes ; mais ne nous méprenons pas trop sur ce zèle, examinons bien les faits qui se passent, et nous reconnaîtrons que ce fut toujours, comme en celle-ci, quand le péril était général. Marat n'était pas aimé, même de Camille, qui donna successivement toutes ses affections aus plus indignes. Ne serait-ce pas une des marques distinctives de la véritable supériorité ?
Revenons à la dénonciation. On mettait le journaliste au défi de produire ses preuves contre le ministre : « Eh bien, [246] messieurs, repondit-il, je vais m'expliquer de manière à être entendu de tout le monde. » Notez qu'un jour, le 21. octobre, Necker s'était présenté en personne au district des Filles-Saint-Tliomas pour se justifier de certains soupçons ; c'était indiquer à ses ennemis à quel tribunal le ministre voulait qu'on en appelât ; Marat répondait donc à son appel en s'adressant au public, c'était loyauté ; ajoutons que c'était courage aussi, lui si petit, le ministre si grand, et le public si prévenu en faveur de ce dernier. En général, les critiques font trop bon marché des dangers passés ; l'historien ne doit pas les oublier ; nous en tiendrons toujours compte.
Et d'abord, convainquons-nous bien que l'auteur n'était animé d'aucun motif de vengeance personnelle : « De mes jours je n'ai vu M. Necker ; je ne le connais que par la renommée, par quelques-uns de ses écrits, et surtout par ses opérations... Tout différend entre lui et moi ne peut avoir qu'un intérêt public, et nous ne pouvons être jugés qu'au tribunal de la nation... A la vue d'un combat aussi inégal combien perdraient courage. Le mien n'est pas même ébranlé, j'ai pour moi le sentiment de la pureté de mon coeur, l'énergie de la vertu et la force irrésistible de la vérité. » Remarquons encore, à ce propos, qu'en vérité les critiques sont bien injustes d'accuser le journaliste d'avoir dénoncé tel et tel parce qu'ils avaient été académiciens. On doit commencer à s'apercevoir que Marat a successivement dénoncé tous les fonctionnaires ; il n'y avait donc pas parti pris contre les uns plutôt que contre les autres. Si Bailly était de l'Academie, Lafayette n'en était assurément pas ; s'il les attaque, c'est uniquement comme fonctionnaires prévaricateurs ; n'était-ce pas son devoir ? Ce que nous disons de Bailly peut s'appliquer à Condorcet le pensionné, à Lavoisier l'ex-fermier général, à tous les autres.
Marat dans sa première dénonciation débute par quelques détails relatifs à Necker, considéré comme banquier riche de treize ou quatorze millions, acquis en partie par le [247] discrédit des billets du Canada, par la ruine de la Compagnie des Indes : « Son opulence n'est à mes yeux qu'un titre de mépris, car elle vient de l'agiotage... Appeler un agioteur à la tête des finances, c'était remettre à un chevalier d'industrie l'administration des richesses publiques, c'était perdre l'État. » Marat n'était pas de ceux qui croient qu'on peut en quelques années gagner des millions sans quelque manoeuvre légalisée peut-être, mais non pas légitime. Il croyait encore que le passé d'un homme est une forte présomption pour l'avenir ; qu'un ex-agioteur ne sera jamais qu'un maltôtier ; que le redde quod debes est de droit imprescriptible contre ces honnêtes fripons.
Passant du banquier au ministre, de l'homme privé à l'homme public, il le suit dans tous ses actes relatifs à sa politique pendant la Révolution, et il nous le représente « comme un homme adroit, qui cherche à concilier les intérêts des ennemis publics avec ceux du peuple, et qui, pour se maintenir en place, nage sans cesse entre deux eaux. » Rien n'a échappe à l'accusateur, il va donner les preuves d'infidélité du prévenu. Ses chefs d'accusation se réduisent à cinq principaux, dans lesquels se résument tous les autres. Rappelant d'abord toutes les circonstances qui ont amené le soulèvement des Parisiens et la prise de la Bastille, il ajoute : « A qui fera-t-on croire que Necker, entouré comme doit toujours l'être un ministre aussi adroit, n'ait eu aucune connaissance de ce qui se tramait dans le cabinet, à supposer qu'il n'y ait pris lui-même aucune part ? A qui persuadera-t-on qu'il a ignoré le mouvement des troupes qui devaient bloquer Paris, qu'il n'a pas été instruit de leur approche, de la marche d'une armée de 50,000 hommes ? Les ordres de faire avancer ces troupes avec des trains d'artillerie n'ont pu être expédiés que par le ministre de la guerre, le marquis de Puységur, alors le très-humble serviteur du favori ; et les ordres de fournir aux frais immenses de cette horrible équipée n'ont pu être donnés que par le directeur général des [248] finances. Il savait donc parfaitement ce qui se passait, et il s'est tu !... Comment donc a-t-il gardé le silence ? comment n'a-t-il pas éclaté dans le conseil ? Comment n'a-t-il pas informé les États Généraux de ce qui se tramait contre la nation ? Comment n'a-t-il pas instruit la nation elle-même ?... S'il redoutait les dangers qu'il y aurait à révéler ces horribles mystères, du moins la confiance que la nation avait en lui, l'humanité, le sentiment, l'honneur lui faisaient un devoir de quitter sa place et de dévoiler la trame odieuse dans une lettre qu'il aurait laissée à un ami de confiance pour être présentée aux États Généraux. » Je ne sache pas que l'illustre fille du grand ministre ait répondu quoi que ce soit à ces accusations. Elle a préféré le parti d'un noble dédain ; c'est le dernier qu'il faut prendre en histoire, parce que nous savons au juste aujourd'hui ce qu'il vaut : le rôle est trop facile pour qui ne peut répondre.
Mais, dira-t-on, comment imaginer qu'il soit entré pour rien dans ce complot ? N'a-t-il pas été sacrifié lui-même ? Oui, sans doute, il l'a été ; et pouvait-il ne pas l'être ayant affaire à des gens de la cour ? Il avait à leurs yeux un tort impardonnable : celui d'avoir provoqué les États Généraux, dont ils redoutaient la venue. Aussi, dès qu'ils se sont crus maîtres du champ de bataille, l'ont-ils rejeté comme un vil instrument désormais inutile. Il est arrivé à son égard ce qui arrive dans toutes les conjurations : on profite de la trahison et on sacrifie les traîtres. Le premier chef d'accusation se termine par cet argument : « Taire une conspiration que le devoir oblige de révéler, c'est s'en rendre complice. M. Necker ne l'a pas dévoilée. Qu'en conclure ? Que la nation doit le punir comme un traître, ou le renvoyer comme un imbécile. Il peut opter. »
Nous ne savons trop ce que les historiens les plus libéraux pourraient répondre. Le fait est qu'ils n'ont point soulevé ces objections dans leurs livres. Avions-nous tort de recommander l'étude des livres de Marat aux Tacites à venir ? [249] Le second chef se rapporte à la question des subsistances, si palpitante après la disette de 1788, et même, infamie ! après l'abondante récolte de 1789. L'avocat des affamés se résume en ces termes : « Il est certain que la France entière est remplie d'accapareurs ; il est certain que ces accapareurs font monter très-haut le prix du blé ; il est certain qu'ils en exportent une énorme quantité dans la Flandre autrichienne, et il est certain que le gouvernement n'a pris aucune mesure sérieuse pour empêcher ces accaparements, pour s'opposer à ces exportations. Or, ne faut-il pas renoncer au sens commun pour prétendre que ces coupables manoeuvres sont des spéculations individuelles ? Le seul but des accapareurs est le gain considérable qu'ils se proposent sur le blé, lorsqu'ils auront amené la disette. Mais est-il naturel qu'ils commencent par faire d'énormes sacrifices, dans l'espoir d'un profit plus que douteux, tant que leurs manoeuvres n'auraient pas l'appui du pouvoir exécutif ? Est-il concevable que pour l'appât d'un gain si douteux, de simples particuliers eussent la témérité de s'exposer de la sorte à la juste fureur du peuple, s'ils n'étaient sûrs de l'administration, qui a malheureusement enchaîné toutes les municipalités du royaume, au moyen des aristocrates qui les composent ?... Quel autre motif imputer au ministre que le dessein perfide de faire sentir au peuple les inconvénients de la liberté ?... Qu'il reste chargé de ces inculpations ou qu'il dénonce les traîtres qui les ont méritées. »
Qui pourrait s'étonner de ces allégations ? Est-ce donc la seule fois qu'on ait réduit un peuple aux dernières extrémités pour le ramener à la servitude par la misère ; et Necker n'était-il pas déjà trop débordé pour ne pas chercher à enrayer la Révolution ?
Le troisième chef d'accusation a trait au projet de la contribution du quart du revenu, proposé par Necker dans la séance du 24 septembre. Marat démontre que le ministre, au lieu de réduire les dépenses par des économies faites sur la [250] liste civile, par la vente des domaines royaux, par le retranchement des places inutiles, enfin par tout ce qui frappe directement sur les ennemis de la Révolution, demande au contraire un impôt qui achèvera de ruiner les petits ; il lui imputé conséquemment l'intention de lui faire prendre en haine le nouvel ordre de choses.
L'auteur nous fait ensuite assister aux scènes préliminaires des 5 et 6 octobre, et, puisque le président des ministres ne s'y est pas opposé, il demande s'il n'en fut pas complice. Il serait tout aussi difficile de répondre à cette quatrième accusation qu'à la première. D'ailleurs les relations des débats de l'Assemblée ne sont-elles plus là pour attester que, lorsque les décrets constitutionnels furent présentés à l'acceptation du roi, le ministre voulait que le monarque n'accordât son accession « que sous la condition positive, dont il ne se départirait jamais, que le pouvoir exécutif aurait son entier effet entre ses mains ? » Si l'Assemblée eût accédé, n'en était-ce pas fait de la liberté ? Le seul acte ne suffirait-il pas pour en rendre l'auteur l'objet de l'exécration publique ?
Enfin, « à tant de titres de flétrissure, ajoutons-en un nouveau. En poussant le roi à sortir de son caractère de bonté pour se montrer en despote et prendre bientôt après le ton d'un suppliant, M. Necker a compromis l'honneur du prince, l'honneur des sujets. Que voulez-vous que nos ennemis pensent d'une nation dont le gouvernement ne sait ce qu'il fait, d'une nation qui comble d'éloges un administrateur qu'elle aurait dû reléguer aux Petites-Maisons. »
Il ne restait plus à l'auteur qu'à terminer par une déclaration nette, la voici : « J'ai fait ma tâche, que le ministre fasse la sienne ; qu'il se justifie sans délai aux yeux de la nation ; qu'il démontre, s'il le peut, que mes inculpations sont dénuées de tout fondement, qu'elles lui sont étrangères ; mais qu'il n'oublie pas que ce serait perdre sa peine que de s'attacher à improuver quelques particularités sur lesquelles je puis m'être trompé. C'est le corps de mes inculpations [251] qu'il doit anéantir : garder le silence sur un seul point, ce serait passer condamnation. »
Nous savons comment le ministre du pouvoir exécutif a répondu : par l'acte de violence du 22 janvier. Plusieurs passages purement historiques de cet écrit et de L'appel à la nation font encore regretter une fois de plus que Marat n'ait pu mettre à exécution le dessein qu'il annonce quelque part de travailler à une histoire des événements qui se sont passés sous ses yeux. Il était doué, pour un tel travail, d'une des qualités indispensables et des plus rares, une grande puissance de logique inductive et déductive ; il savait tirer toutes les conséquences d'un fait peu important en apparence. Il avait encore une connaissance du coeur humain qui lui en dévoilait tous les mobiles. Quand il attaque un homme, si haut placé qu'il soit, c'est toujours par le côte humain, s'il est permis de s'exprimer ainsi ; ce qu'on feint d'appeler le petit côté, pour nous faire croire que ces éminences n'ont rien des passions vulgaires, qu'elles doivent être jugées sur d'autres mesures que le commun des mortels. Mensonges ! Toutes ces excellences sont des grandeurs humaines, et, à ce titre seul, apprecions-les comme nous nous apprécions entre nous, plus souvent par les petits faits que par les actions theâtrales, et nous ne nous tromperons guère. M'est avis que c'est par là que Tacite excelle entre tous : c'est par la connaissance des mobiles humains qui font jouer toutes ces hautes marionnettes, que l'auteur des Annales est resté inimité jusqu'à ce jour. La Bruyère fera plus d'historiens que tous les préceptes des Quintiliens anciens ou modernes.
Necker ne s'étant pas justifié, l'Ami du peuple crut devoir compléter ses premières accusations. De là le nouvel écrit intitulé : « Nouvelle dénonciation de M. Marat, l'Ami du peuple, contre M. Necker, premier ministre des finances, ou Supplément à la dénonciation d'un citoyen contre un agent de l'autorité. » brochure in-8° de 40 pages. Paris, 1790.
Cette seconde brochure contient les preuves juridiques [252] des inculpations faites au ministre des finances. « Je ne doute nullement, dit l'auteur dans sa notice, que des citoyens sans civisme ne taxent d'acharnement mon zèle à poursuivre M. Necker ; et je me piquerais moi-même moins de constance, si je connaissais moins son caractère. Je conviens qu'il ne serait pas aisé de le remplacer du côté des lumières : rarement trouverait-on un administrateur aussi instruit, aussi appliqué, aussi versé dans les affaires ; mais dans les circonstances actuelles, c'est précisément sa capacité qui m'alarme ; ce sont les ressources de l'esprit, la finesse, la subtilité, l'audace, la ténacité, qui rendent un premier ministre redoutable, quand il n'est pas animé du bien public. »
Dans la première dénonciation, Marat n'avait donné des malversations ministérielles que des preuves indirectes, que des inductions sûres pour qui connaît les ressorts de la politique et le jeu des passions humaines ; dans ce nouveau travail, il va fournir des preuves authentiques, toutes relatives à l'accaparement des subsistances dans un but contre-révolutionnaire.
A cet effet, il cite les écrits qui ont traité de la matière et dont les auteurs ont été poursuivis ; par exemple, l'écrit du chevalier Rutlège en faveur des boulangers de Paris, contre les sieurs Leleu, protégés par Necker. Il cite la brochure de Camille Desmoulins, qui dévoilait le marché usuraire conclu par les Leleu avec le roi, pour l'entreprise des moulins de Corbeil. Il donne les noms des accapareurs de province soutenus par la municipalité de Paris de connivence avec le directeur général des finances. Il rappelle que le sieur Berthier, après son arrestation, a déclaré à M. Rivière, avocat au parlement, qu'il avait dans son portefeuille une lettre de Necker, ou le ministre lui ordonnait de faire couper les blés verts de la généralité de Paris : déclaration articulée en pleine audience sous la foi du serment dans l'interrogatoire que ce citoyen subit au Châtelet. Il fournit les preuves que, dans des perquisitions faites par les districts, on a trouvé une grande [253] quantité de blés avariés, etc., etc. Nous n'avons pas ici à éclairer ce fait historique d'accaparement, nous n'avions qu'à indiquer au lecteur une des sources où puiser les documents. Or, ces deux brochures sont, à ce titre, de la plus haute importance ; c'est pourquoi nous avons du entrer dans des détails.
En résume, Marat n'avait pas perdu son temps pendant sa retraite en Angleterre. En quatre mois environ, du 22 janvier au 18 mai, il avait composé trois brochures dont deux assez étendues, écrites toujours dans l'intérêt de la Révolution. Il y a loin de là, sans doute, à la conduite de ces fameux exilés, de ces Coriolans, de ces Thémistocles, qui ne se réfugiaient dans les cours étrangères que pour les soulever contre leur patrie ; il y a loin de là surtout à la conduite de ces émigrés français qui, au même instant, complotaient à Turin, ou bien à Coblentz, l'asservissement de la France. Mais rien d'honorable peut-il être reconnu dans un Marat, rien d'infamant dans un comte d'Artois ou dans un M. de Calonne ? [254]
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