Chapitre XIV


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XVI


CHAPITRE XV.

SYSTEME DE DENONCIATION OU DE SURVEILLANCE

1789 - 1793

SOMMAIRE. - Que le droit de dénonciation est la conséquence du principe de dépendance du fonctionnaire, - qu'il est basé sur la connaissance du coeur humain. - Barnave et Loustalot l'ont proclamé. - Il doit être illimité. - Marat n'a jamais attaqué juridiquement ses calomniateurs. - Distinction entre les dénonciations portant sur des faits positifs et celles qui portent sur de simples soupçons. - Marat n'attaque jamais les hommes privés. - Accusation de légèreté imputée à Marat par M. Michelet. - Affaire La Salle. - Hulin. - Accusation d'absurdité imputée à Marat par Camille. - Marat exige que les dénonciations qu'on lui fait soient appuyées de preuves, - signées, déposées dans les sections. - Accusation de manquer de ménagements. - Il appelait à son aide la surveillance de tous. - Hoche y répond. - Reproche de dénoncer sans cesse. - Il n'épargna pas les patriotes. - Il n'accuse pas indifféremment tout royaliste. - Il nomme Fréron à lui succéder dans cette fonction de censeur public. - Mépris déversé sur la dénonciation. - Résumé du chapitre.

Avant d'aller plus loin, avant de reprendre la biographie de Marat à son retour en France, n'est-ce pas le lieu de traiter à fond une question sans cesse soulevée à propos de l'Ami du peuple ? Nous voulons parier du système de dénonciation préconisé en principe, ardemment soutenu dans l'application par le journaliste pendant tout le cours de sa vie politique. Cet examen est si nécessaire, que si le principe est injuste ou faux, si même Marat l'applique mal à propos ou mû par des intentions criminelles, nous n'avons que faire de continuer cette étude ; se préoccupe-t-on de la politique d'un sot ou d'un méchant ?

Revenons au point de départ, voyons si tout s'enchaîne dans la démonstration. Une fois admis le principe incontestable que tout employé, dans tout ce qui concerne ses [255] fonctions, est soumis à la surveillance de celui qui l'emploie ; une fois reconnu qu'en politique tous les agents des différents pouvoirs sont évidemment les employés de la nation qui les salarie ; que, par conséquent aussi, chaque citoyen a le droit de les suivre dans leur travail, de provoquer leur révocation, s'ils sont inhabiles, leur punition, s'ils prévariquent, une récompense, s'ils la méritent ; il ne s'agit plus, pour que ce droit ne soit point illusoire, que d'en assurer l'exercice.

Or, quel autre moyen de garantir à tous le droit de surveiller, partant de dénoncer les fonctionnaires suspects ou surpris en faute, que de faire de la dénonciation un devoir public, que d'encourager un dénonciateur ? Ciceron disait, il y a dix-neuf cents ans : « Innocents, si accusatus sit absolvi polest, nocens, nisi accusatus sit, condemnari non potest ; l'innocent qu'on accuse peut être absous, mais le coupable ne saurait être condamné, si l'on ne l'accuse pas. » Cet aphorisme n'est pas nouveau, parce que le sens commun n'est pas d'invention moderne.

Marat n'a pas dit autre chose. « Reconnaissons, écrit-il, uu principe politique sans lequel la liberté ne saurait s'établir, sans lequel les lois ne peuvent que servir de jouet aux hommes chargés de les faire respecter : c'est que le dernier des citoyens a le droit d'attaquer tous les agents du pouvoir dont la conduite est illégale, équivoque ou suspecte, le droit de les dénoncer, de dévoiler leurs malversations, leurs menées, leurs projets. » (Appel à la nation.)

Et ce droit est basé sur l'expérience de tous les siècles : « Puisqu'il n'est rien aussi difficile que de trouver des hommes vertueux pour les placer au timon des affaires, prenons les moins corrompus, mais faisons-leur bien sentir que nous avons toujours les yeux ouverts sur eux. » (L'Ami du Peuple, N° 302.) Nous l'avons déjà fait remarquer : fonder la politique sur la connaissance du coeur humain, c'est lui donner des fondements éternels comme l'humanité.

Marat n'était pas seul qui proclamât ce droit ; Barnave [256] l'avait déclaré du haut de la tribune parlementaire. Loustalot, que M. Michelet a loué avec raison comme un des plus ardents et des plus intelligents patriotes, Loustalot, rédacteur, en 1789 et en 1790, du Journal de Prudhomme, fait à ce propos les réflexions suivantes ; elles sont identiques à celles de Marat, c'est le même principe éternel comme la liberté : « Faibles Français, enfants enthousiastes, quand saurez-vous qu'il est de l'essence de la liberté d'écrire impunément tout ce que l'on veut sur les hommes publics ?... Il faut, pour le bonheur des individus, pour le maintien de la constitution et de la liberté, qu'il y ait guerre irréconciliable entre les écrivains et les agents du pouvoir exécutif. Dès l'instant que le pouvoir judiciaire se jette du côté du pouvoir exécutif contre la presse, la balance est rompue et le peuple est esclave : les ministres et les gens en place sont exposés de droit à la calomnie. Cet inconvénient nécessaire est suffisamment compensé par la jouissance du pouvoir et de la grandeur. Les hommes vertueux qui exercent les fonctions publiques ne craignent pas la calomnie, elle ne perd que les fripons. Ces principes vous paraissent étranges, Français, eh bien, soyez esclaves ! » (Révolutions de Paris, N° 14.)

Mais comment assurer l'exercice de ce pouvoir de dénoncer les fonctionnaires infidèles ? « La garantie du droit de surveillance, c'est l'impunité physique du dénonciateur. Il ne doit jamais être comptable qu'au tribunal du public dont il mérite la reconnaissance, si sa dénonciation est dictée par le désir de servir la patrie, et dont il encourt l'indignation, si elle est dictée par la malignité ; tandis que les accusés, toujours tenus de se justifier d'accusations graves, doivent être poursuivis par le tribunal d'État, s'ils ont réellement malversé. Sans cela tout dénonciateur étant sur d'être sacrifié, les citoyens laisseraient tranquillement consommer la ruine de l'Etat plutôt que de compromettre leur repos, leur liberté, leur vie, et les agents du pouvoir, toujours sûrs d'échapper, ne songeraient plus qu'à renverser la [257] constitution pour asservir le peuple, se couvrir de ses dépouilles et se gorger de son sang. » (Appel à la nation.)

Mais, dira-t-on, encore faut-il que l'accusateur ait des pièces à l'appui de ses dénonciations, des pièces bien authentiques.

« Nous sommes si neufs en matière politique, si imbus de sots préjugés, que nous ôtons aux hommes clairvoyants les moyens de nous empêcher de périr. Lorsqu'un citoyen éclairé dénonce les ministres toujours ennemis du peuple, nous l'accusons de calomnie à moins qu'il ne produise des preuves juridiques ; comme si un administrateur donnait par écrit ses ordres de malverser, de prévariquer, de trahir ; comme s'il tirait reconnaissance des attentats qu'il a commis. Ce qui me confond, c'est que les maximes que je voudrais faire adopter contre les délinquants publics sont suivies parmi nous contre les délinquants privés ; car, de quelque crime que le procureur du roi accuse un citoyen, tant que l'accusation n'est pas dictée par la malignité, il est irréprochable. Pourquoi donc ne consacrerions-nous pas, pour le salut de l'État, des maximes que nous avons consacrées pour le salut des familles ? » (Ibidem.)

Voici, du reste, comment l'Ami du peuple entendait la jurisprudence du droit de dénonciation.

« Que l'opinion publique consacre ces grandes maximes, si propres à déconcerter les ambitieux, les fripons, les traîtres, à dégoûter ceux qui seraient tentés de le devenir.

« Permis à tout citoyen de dénoncer les hommes en place, depuis le premier ministre jusqu'au dernier commis, et de les traduire devant le tribunal d'État.

« Quand une dénonciation contient plusieurs chefs d'accusation, elle doit être réputée bien fondée, quoique toutes les charges ne soient pas prouvées.

« Toute dénonciation fondée sera, pour son auteur, un titre à l'estime publique.

« Toute dénonciation non fondée, mais faite par amour [258] pour la patrie, n'exposera son auteur à aucune punition, car l'homme n'étant pas infaillible, une erreur ne le rend pas criminel.

« Tout homme dénoncé injustement sera honorablement acquitté, et tout dénonciateur de bonne foi ne sera tenu qu'à lui donner la main de paix.

« Le dénonciateur calomnieux sera flétri par l'opinion publique, et l'homme de bien dénoncé sans raison obtiendra une marque d'honneur, gage de l'estime de ses concitoyens.

« Seront exposés dans la salle de justice du tribunal deux tableaux, dont l'un contiendra les noms des agents de l'autorité qui ont malversé, l'autre les noms des dénonciateurs calomnieux. » (L'Ami du Peuple, N° 37.)

« Je sens bien que, pour ne pas perdre les fruits de la censure, il importe d'en user avec discernement : mais, de quelque manière qu'on en use, que l'opinion publique soit le seul frein des auteurs. Si vos dénonciations sont fondées, l'estime de vos concitoyens sera votre récompense ; si elles ne le sont pas, vous passerez pour an visionnaire ; si elles sont dictées par la malignité, le mépris de vos concitoyens sera votre châtiment. Sortez de là, la liberté de la presse est anéantie. » (Junius français, N° 12.)

Si l'Ami du peuple soutenait ce système de la liberté dans les dénonciations, ce n'était pas qu'il ignorât ce que peut la calomnie, qui plus que lui en avait souffert ? mais il savait que le remède qu'on prétend y opposer est pire que le mal. En toute cause, c'est ainsi qu'il faut juger ; quelle institution pourrait être parfaite ? « Il est vrai que le fonctionnaire public court risque d'être souvent calomnié, mais n'a-t-il pas pour lui le jugement du tribunal ? Voulez-vous sacrifier le salut de l'État à cet inconvénient ? De deux maux ne doit-on pas choisir le moindre ? » (Appel à la nation.)

Et il appuyait de son propre exemple sa maxime politique : « C'est le lot de tout homme public d'être exposé aux traits des méchants ; ils glissent sans effet lorsque sa [259] conduite est intacte et que ses intentions sont pures. C'est ainsi que, par exemple, le sieur Delaulne m'a accusé d'être vendu ; mais il rougirait de sa sottise s'il n'était pas trop bouché pour réfléchir que des monceaux d'or ne peuvent être le prix de la perte de la vie ; je n'ai pas pu me vendre, moi qui me suis cent fois mis sur la brèche pour le pauvre peuple, moi qui vois chaque jour dix mille poignards levés sur ma tête, moi dont le corps sera mis en hachis si j'ai le malheur de tomber entre les mains des assassins qui sont sur mes traces, moi qui ne leur ai échappé que par un miracle continuel de la Providence, moi qui ne saurais me flatter que ce miracle dure encore longtemps. Eh bien, je n'ai demandé aucune satisfaction de ces outrages. » (L'Ami du Peuple, N° 316.) Il s'y était engagé dès son début dans la carrière de publiciste : « J'abandonne aux dénonciateurs l'examen de ma vie entière. Qu'ils épluchent mes moeurs, mes principes et ma conduite politique ; quelles que soient leurs imputations, qu'ils soient sûrs que je ne les citerai jamais à aucun tribunal public. » (Ibidem, N° 38.) En conscience, tous ceux qui se sont élevés et s'élèvent encore contre le droit illimité de dénonciation peuvent-ils dire comme Marat : ma vie publique ou privée est sans reproche ? Nous ne le croyons pas ; leur opposition les rend suspects. On calomniait Timoléon, libérateur des Syracusins : « Je remercie les dieux, dit-il, de ce qu'enfin on jouit à Syracuse de la liberté de tout dire. »

Enfin, sur cette distinction entre les preuves juridiques et celles qui ne le sont pas, l'Ami du peuple se résumait ainsi dans une lettre à Camille : « Remarquons qu'il y a deux sortes de dénonciations : les unes portent sur des faits positifs, les autres ne sont encore que de simples soupçons. Ces dernières ne sont pas moins utiles au salut de l'État que les autres, car un mot dit à propos suffit souvent pour faire échouer un funeste projet. Que savez-vons si ce que vous prenez pour de fausses nouvelles n'est pas un texte dont j'avais besoin pour parer quelque coup funeste et aller à [260] mon but ? Pour juger des hommes vous avez toujours besoin de faits positifs, bien clairs, bien précis ; il me suffit souvent de leur inaction ou de leur silence dans les grandes occasions. Pour croire à un complot vous avez besoin de preuves juridiques, il me suffit de la marche générale des affaires, des relations des ennemis de la liberté, des allées et des venues de certains agents du pouvoir. Le regret de vous être tant de fois mépris et la crainte de vous méprendre encore ne vous rendront-ils pas plus réservé ? N'avez-vous pas écrit de moi : je me reproche de l'avoir aussi peu cru que la prophétesse Cassandre ? » (L'Ami du Peuple, N° 449.)

Insistons, réduisons à néant les distinctions subtiles, car il s'agit d'un droit de l'exercice duquel dépend le salut public : « On me reproche d'avoir dénoncé sans preuves. Distinguons bien deux choses, les prévaricateurs et les machinations. Je n'ai jamais dénoncé aucun prévaricateur que sur les réclamations de la partie lésée. Quant aux machinations contre la liberté publique, je m'en suis tenu aux indices notoires qui suffisaient pour les constater aux yeux d'un peuple exercé, seul genre de preuves qu'on puisse exiger raisonnablement pour éviter des complots dont il ne reste souvent aucune trace, car les machinateurs ne transigent pas entre eux par acte passé devant notaire. Attendre à les dénoncer qu'on ait des preuves juridiques, c'est laisser aux traîtres le temps d'en assurer le succès. Ces preuves ne s'acquièrent presque jamais qu'après que le complot est consommé et qu'il n'est plus temps de s'y opposer. Exiger des preuves juridiques des dénonciateurs, c'est compromettre la sûreté de l'État ; il n'y a que les traîtres qui en puissent faire un précepte. » (Journal de la République, N° 39.)

Le fait est que nous défions qu'on cite une conspiration gouvernementale qui n'ait été prévue et courageusement dénoncée par Marat, pendant sa gestion de cette fonction publique qu'on pourrait appeler la censure moderne, fonction qui répond à celle qu'ont exercée à Rome les plus grands [261] citoyens, et qui se remplit de nos jours au moyen du journalisme. C'est en ce sens qu'on peut dire qu'il fut la personnification vivante de la terreur des agents du pouvoir, terreur qu'il ne faut pas confondre avec la terreur dictatoriale. Tandis que celle-ci ne s'attaque qu'aux particuliers, Marat répète en vingt endroits de son journal : « Jamais l'Ami du peuple ne s'est élevé contre les hommes privés, jamais il n'a attaqué que les hommes publiques. » (L'Ami du Peuple, N° 102.) Comprend-on bien la différence qui existe entre les deux systèmes ? Le premier ne s'en prend guère qu'aux individus sans influence, sans puissance, et finalement aboutit à la compression et fait abhorrer la République, parce qu'il combat plutôt les opinions contraires à la sienne que les faits contre-révolutionnaires ; tandis que l'autre ne surveille, n'attaque que les fonctionnaires et sauve la liberté. Voulez-vous vivre en toute quiétude sous la législation de l'Ami du peuple, n'acceptez pas de fonction ; voulez-vous vous exposer à la plus défiante surveillance, acceptez quelque place gouvernementale. Mais voulez-vous n'avoir rien à craindre, même dans ce dernier cas, soyez intact. « Il n'y a de dangereux, disait Camille, que les écrits qui prêchent une insurrection légitime et raisonnable ; mais ceux-là, pourquoi les prohiber et m'empêcher de les publier ? Est-ce que je puis avoir tort, quand j'ai raison ? » (Révolutions de France et de Brabant, N° 16.) Enfin, « c'est la censure, dit Montesquieu, qui éleva la République romaine au plus haut degré de puissance. »

Terrible censeur, en effet, que ce Marat, car nous ne pouvons douter qu'il n'ait été doué des deux qualités essentielles : une pénétration à laquelle rien n'échappe, un courage qui ne recule devant aucune puissance, devant aucun danger. Et jamais il n'a dévié du principe de distinction qu'il a posé : « En qualité de censeur politique, d'avocat du peuple, fonction honorable qui appartient à tout citoyen qui a le courage de l'exercer, je supplie mes lecteurs de distinguer [262] avec soin ces fonctions de celles d'un ministre des autels, d'un philosophe moraliste, ou d'un simple homme de bien : autant celles-ci demandent d'indulgence, autant celles-là exigent de sévérité. Je méprise les méchants, mais je les plains plus encore ; je sais que leurs vices tiennent presque toujours à une éducation négligée ou manquée, aux rigueurs de la fortune, à mille circonstances impérieuses ; et il n'est pas donné à chacun d'aimer mieux périr de faim que de manquer à l'honneur. Tant que les méchants restent hommes privés, je gémis tout bas des suites de leur corruption, et je laisse à la justice le soin de les corriger ; mais lorsqu'ils deviennent hommes publics, lorsque leurs menées peuvent faire le malheur de tout un peuple, lorsque leur simple suffrage peut entraîner des révolutions funestes au bien public et perdre l'État, l'amour de l'humanité me presse d'élever ma voix contre eux, et je ne crains plus de devenir leur dénonciateur. » (L'Ami du Peuple, N° 20.)

Ajoutons tout de suite que, conséquent avec son principe, dès qu'un homme public se démettait de sa charge et rentrait dans la vie privée, Marat ne s'occupait plus de lui. Necker quitte le ministère, l'Ami du peuple lui écrit : « Monsieur, si votre retraite n'est pas jouée, dès aujourd'hui je m'impose à votre égard un éternel silence. J'ai travaillé à votre chute avec un zèle peu commun ; mais dès l'instant ou vous n'êtes plus un homme public dangereux, vous redevenez pour moi un particulier sans conséquence. » (L'Ami du Peuple, N° 214.) Son Journal est là pour attester qu'il tint religieusement sa promesse.

Quelqu'un veut-il succéder à la charge de censeur public, inoccupée depuis la mort de Marat ? Il peut voir quelles conditions elle exige dans celles qui constituent le véritable journaliste, et que nous avons déjà reproduites au chapitre XII de cet ouvrage ; car, pour l'Ami du peuple, être journaliste ou censeur des hommes publics, c'était tout un.

Nous ne croyons pas qu'il soit possible, après tout ce que [263] nous venons de citer, de contester la légitimité du droit de surveiller et de dénoncer tout fonctionnaire infidèle ou même soupçonné de l'être. Il nous reste à examiner la conduite de Marat sous ce rapport, et puisqu'il est avéré qu'il peut y avoir des dénonciateurs animés de passions viles, de passions autres que celles du bien public, voyons si l'Ami du peuple n'aurait pas été de ce nombre. On l'en a accusé, car on n'osait s'attaquer au principe de peur d'être suspect. On a cité des faits à l'appui de ces accusations ; revisons ces faits. Ce n'est plus de la vérité du principe qu'il s'agit, elle est admise, puisqu'elle est incontestable ; c'est de la moralité de l'écrivain. Si l'Ami du peuple est coupable de calomnie volontaire, il est digne du plus profond mépris, il ne mérite plus la confiance, car il est juste de le soumettre à la peine qu'il avait assignée lui-même.

M. Michelet a écrit au tome II, page 376, de son Histoire de la Révolution française : « Les feuilles de Marat étaient de véritables tables de proscription où il écrivait à la légère, sans examen, sans contrôle, tous les noms qu'on lui dictait ; des noms chers à l'humanité, celui de M. de La Salle. »

Nous regrettons que M. Michelet n'ait pas choisi pour preuve un nom plus retentissant que celui de M. de La Salle, les noms de Mirabeau, de Lafayette, de Dumouriez, de Roland par exemple. L'intérêt du procès en aurait grandi d'autant. Mais l'habile historien se serait bien gardé d'une pareille maladresse, il prévoyait qu'il serait trop aisé de prouver que les incessantes dénonciations de ces noms chers aussi, sans doute, à l'humanité, n'étaient que trop fondées ; la disculpation de Marat eût été trop facile. Aussi prefere-t-il, et pour cause, nous citer le nom d'un citoyen honorable, sans aucun doute, d'un homme qui s'est montré grand à un moment donné, mais qui a disparu ensuite ou à peu près de la scène politique ; de telle sorte que tout l'odieux reste sur Marat, surtout si l'on exagère l'importance du dénoncé. Quoi qu'il en soit, force est bien de reconnaître que si le journaliste avait [264] été coupable envers M. de La Salle, l'obscurité de ce dernier ne disculperait pas le dénonciateur. Nous en voulons seulement venir à ceci, que M. Michelet, historien plus véridique, aurait dû dire : « Si Marat a fait erreur en dénonçant M. de La Salle, M. Hulin, ou quelque autre personnage secondaire, il ne s'est jamais trompé relativement aux grands personnages historiques qui ont le plus puissamment influé sur les événements importants de la Révolution ; loin de là, que si on l'eut écouté tout d'abord on eût évité les plus grands malheurs. » Puisque M. Michelet ne l'a pas dit, nous devions en faire la déclaration.

Mais retenons à MM. de La Salle et Hulin, et pesons toute la gravité de l'erreur.

Voici le fait. En septembre 1789, des milliers de poudre de mauvaise qualité encombraient l'arsenal de Paris. Il s'agissait de débarrasser le local et de faire retravailler cette poudre. En conséquence, elle fut chargée sur un bateau dans la direction d'Essonne. Mais voilà que le batelier est arrêté, parce que son laisser-passer n'est pas en règle. L'affaire s'ébruite bientôt : M. de La Salle est suspecté d'avoir voulu, comme Flesselles, désapprovisionner Paris de munitions de défense ; il est accusé de trahison, incarcéré ; l'affaire est portée devant l'Assemblée nationale, qui reconnaît l'innocence du prisonnier et le fait élargir.

Le lendemain, Marat écrit dans son Journal : « Loin de nous le dessein cruel de jeter le moindre doute sur l'innocence de M. de La Salle. Mais tout en applaudissant à son triomphe, il nous parait un peu étrange que les États Généraux se soient érigés en cour de justice pour l'absoudre. » (L'Ami du Peuple, N° 2.)

Y a-t-il la la moindre malveillance ? Le public, au contraire, n'est-il pas averti que, de l'avis de Marat, M. de La Salle est innocent, seulement que les députés étaient incompétents à le juger ?

Mais voici bien une autre affaire. Dix mois après, en [265] juin 1790, l'Ami du peuple écrit dans son numéro 144 : « N'en doutons pas, les traîtres à la patrie échapperont toujours, tant que ses ennemis siégeront dans le sénat de la nation, dans les cours de justice, dans les municipalités, et tant que nous n'aurons pas un vrai tribunal d'État. Nous avons vu le Châtelet absoudre les sieurs de La Salle, Augeard, Besenval. »

Ici Marat est bien convaincu d'être proscripteur du marquis, M. Michelet parait en droit de l'accuser. Notons toutefois, en passant, qu'il y avait, dans le passage cité, une affirmation qui suffisait, à elle seule, pour infirmer tout le reste. En effet, l'Ami du peuple ne devait-il pas savoir mieux que personne, lui qui avait rendu hommage à M. de La Salle, que ce dernier n'avait pas été absous par le Châtelet, le public pouvait-il en douter ? Peu importe, passons condamnation, le mot y est en toutes lettres. Examinons s'il y a légèreté ; la preuve en semble irréfutable.

Mais attendez. Le lendemain même, vous l'entendez, le lendemain, l'Ami du peuple imprime en lettres italiques au bas de sa feuille : « ERRATA. Au numéro 141, page 5, ligne 30, rayez de La Salle qui est effacé dans le manuscrit. »

Mais attendez encore. Quatre jours après avoir écrit cet errata, Marat revient une seconde fois sur l'erreur de composition, il adresse à M. de La Salle même une lettre qu'il faut lire avec la plus grande attention, car elle fera connaître l'Ami du peuple mieux que nous ne saurions le faire, et peut-être qu'alors le lecteur remerciera M. Michelet de nous avoir fourni cette belle occasion. « Je suis au désespoir, monsieur, de ce que votre nom se trouve dans ma feuille à côte de ceux d'Augeard et de Besenval. Le coeur déchire des vains efforts du peuple contre les complots toujours renaissants de ses perfides ennemis, exédé de travail et pressé par le temps, je n'ai presque jamais le loisir de relire le manuscrit de ma feuille, et rarement celui d'en corriger les épreuves, seul moyen cependant de rectifier ce qui pourrait m'avoir [266] échappé par inattention. Vous ayant vu, monsieur, à la tête des Parisiens, dans les premiers jours de la Révolution, pourrais-je vous placer à côte de l'homme que vous avez résolu de combattre ? Pourriez-vous croire que j'aie le dessein de vous inculper aujourd'hui, ne l'ayant pas fait lorsque je rendis compte, dans le temps (au n° 2 précité) de votre malheureuse affaire ? Et j'ai moins raison de changer à votre égard que jamais, puisque'vous avez été sacrifié par des intrigants qui se sont emparés de toutes les places, lorsque tous les dangers étaient passés.

« Je ne sais par quelle fatalité votre nom (que j'avais confondu avec M. de Sade qui a été impliqué dans tant d'affaires fâcheuses, qu'on disait traduit au Châtelet) est venu se placer sous ma plume. La réflexion me l'avait fait rayer, mais il a été malheureusement conservé par le compositeur et il a échappé à la correction. Je n'ai reconnu cette erreur que lorsqu'on m'en a fait apercevoir, et je m'empresse de la désavouer. Je serais désolé d'avoir attaqué injustement le dernier des hommes, irais-je de gaieté de coeur offenser un citoyen estimable ? Si j'étais libre, monsieur, je ne balancerais pas à aller vous témoigner mes regrets de cette méprise involontaire, mais dans un moment où l'on se plaît à rechercher les écrivains patriotes j'attends de vos sentiments pour la patrie que vous n'en voudrez pas à l'Ami du peuple, et que vous ne vous joindrez pas à ses persécuteurs. » (L'Ami du Peuple, N° 145.)

A-t-on jamais fait preuve d'une mauvaise foi plus insigne, que d'attribuer à un auteur une erreur de typographie ? Quel est celui de nous qui ne mériterait les galères à ce titre ? Le juge le plus infâme, le plus taré, n'aurait osé rendre un pareil jugement. Si Marat, agissant comme il vient de le faire et victime d'une pareille méprise, est un proscripteur denonçant à la légère, quelle épithète ajouterons-nous au nom de M. Michelet qui, comme historien, comme homme jouissant d'une grande autorité morale, comme accusateur [267] surtout, a du prendre connaissance exacte des faits, et les a sciemment, sans pudeur, controuvés ? Et M. Michelet peut-il alléguer, comme Marat, erreur de composition ? est-il revenu sur sa calomnie combinée ? M. Michelet est justiciable au premier chef.

L'historien veut-il que nous compulsions ses sept volumes ; que nous rappelions qu'il a attribué à Danton un discours contre-révolutionnaire que celui-ci n'a jamais prononcé, n'a pu prononcer ; que, partant de là, il a flétri la mémoire du plus ardent patriote ; qu'il a confondu enfin le nom de Daunou avec celui de Danton, quand la logique, le simple bon sens, le coeur auraient du l'avertir d'une erreur de réimpression ? Veut-il que nous ajoutions que voilà dix ans de cela, et que l'historien n'a pas encore rectifié cette erreur un peu plus grave qu'une faute de typographie ? Encore une fois, si Marat est proscripteur à la légère, que M. Michelet se qualifie lui-même, c'est la peine à laquelle nous le condamnons. (Voir notre volume sur Danton, où cette erreur est relevée. Paris, chez Pagnerre ; Bruxelles, chez Lacroix.)

Voilà pourtant comment on a constamment accusé Marat ! Nous ne sommons pas le lecteur de nous croire ; pourquoi nous plutôt que d'autres ? Mais qu'il remonte à la source, qu'il consulte l'Ami du Peuple, qu'il se convainque par lui-même, puis qu'il prononce en dernier ressort. Nous ne nous arrêterons pas à la dénonciation d'Hulin. M. Michelet reconnaît lui-même qu'il fut un des massacreurs du Champ-de-Mars, sous les ordres de Lafayette. Or, de mouchard à massacreur y a-t-il à hésiter ? Il n'y a que le scrupuleux M. Michelet qui pouvait le faire. Il est vrai qu'Hulin avait combattu à la Bastille. Mais combien n'en connaissons-nous pas qui croient avoir acheté par un quart d'heure de patriotisme le droit d'infamie pour le reste de leur vie ?

Cette accusation est si capitale ; si unanimement reproduite, que c'est un devoir pour nous d'insister. Du temps même de Marat, des patriotes lui reprochaient ses dénonciations incessantes, légères, absurdes. M. Michelet a cité une preuve de légèreté, Camille Desmoulins va citer une preuve d'absurdité ; et l'on va voir que l'une n'est pas plus fondée que l'autre.

Dans un jour de confiance aveugle, comme il en avait tant, l'auteur spirituel des Révolutions de France et de Brabant reprochait à Marat ses exagérations, sa crédulité stupide ; à l'appui il donnait cette citation du journal l'Ami du Peuple : « Les patriotes doivent se tenir sur leurs gardes et fouiller la nef de Notre-Dame, les conjurés pourraient bien avoir creusé les piliers de l'église où ils se tiendraient en embuscade, ainsi que dans le creux de la statue de saint Christophe. » (Révolutions de France et de Brabant, N° 79.) Il va sans dire que la citation était faite de mémoire, pour se donner la facilite de la couvrir, à large brosse, de ce vernis de ridicule qui en rehausse le ton. Creuser des piliers pour s'y cacher est, en effet, très-drôle ; et ce Marat qui croit à cela est un niais des plus renforcés.

Mais consultons le texte précis. Un citoyen de la section des Tuileries adresse une lettre à l'Ami du peuple, où nous lisons ce qui suit : « J'ai appris, par une dame de mes amies, que le roi doit être enlevé dimanche prochain pendant le Te Deum, ou plutôt pendant le désastre qui le suivra, car elle m'a assuré que les conspirateurs ont chargé le commandant des canonniers soldés de miner trois piliers de l'église.» (L'Ami du peuple, N° 405.)

Le correspondant avait dit miner pour opérer un éboulement, Camille écrit creuser pour se cacher. Desmoulins savait bien que les deux expressions rendaient le sens très-différent ; mais que deviendrait l'esprit, s'il fallait y regarder de si près ? Néanmoins, si le ridicule disparaît en rétablissant le texte, Marat nous semble trop crédule de croire à la mine, à un écroulement qui ensevelirait à la fois tant de milliers de personnes, sans compter les mineurs et leur commandant. Marat n'aurait pas du croire à tant d'atrocité jointe à tant de [269] dévouement aux ordres de M. Lafayette. Voyons donc le texte des réflexions du journaliste : « La municipalité et son chef auraient-ils mis tant d'intérêt à faire chanter un Te Deum en actions de grâces de l'heureux retour de l'appétit qu'avait fait perdre au roi une violente indigestion, si cette cérémonie ne cachait pas quelque trame horrible ? Ce n'est pas que je les croie assez dépourvus de sens pour avoir creusé le tombeau de la moitié des habitants de la capitale, par l'écroulement de la métropole. » (L'Ami du Peuple, N° 405.)

Ainsi, en y regardant de plus près, nous nous assurons que non-seulement Marat n'aurait pas ajouté foi au creusement, mais qu'il ne croyait pas même à la mine, et cela parce qu'il avait le sens commun. Que reste-t-il de vrai ? La confusion pour le pauvre Camille. Mais Marat ne daigna pas lui répondre, imitons sa réserve. Donc l'imputation d'absurdité n'est pas plus fondée que celle de légèreté.

Rendons-nous bien compte des mesures qu'il prend pour ne pas accuser à la légère, ce qui serait un crime. Le 22 septembre 89, il écrit : « Je prie tout citoyen honnête qui aurait contre quelque fonctionnaire des faits graves dont il puisse établir la preuve juridique, de vouloir bien me les adresser, je suis l'avocat de la nation, et je ne reculerai jamais. » Et plus tard : « On m'a fait passer des dénonciations non signées qui inculpent plusieurs membres des représentants de la Commune de Paris. Elles peuvent être fondées, mais, respectant trop la justice pour attaquer à la legere, même les méchants, nous ne pouvons en faire aucun usage ; nous regardons leurs auteurs comme des lâches, qui n'osent pas se montrer publiquement les amis de la patrie et remplir le devoir de bons citoyens. » (L'Ami du Peuple, N° 28.) Ailleurs encore : « Les bons citoyens auront soin de signer leurs dénonciations et de donner leurs adresses, afin qu'on puisse constater la realité des signatures. » (L'Ami du Peuple, N° 148.)

Ce ne sont là que des déclarations. Citons un fait entre [270] cent. En novembre 1792, on avait fait à Marat une dénonciation contre Roland, ce ministre girondin qu'il poursuivait à outrance depuis plusieurs mois, dont il avait personnellement à se plaindre, qu'il ne lâcha qu'après condamnation. La dénonciation s'imprime, la voilà sous presse. Mais de nouveaux renseignements viennent prouver au rédacteur qu'il a été induit en erreur. Il jette l'édition entière au feu, et le journal ne paraît pas ce jour là ; et pourtant je vous affirme qu'il s'agissait d'un de ses plus implacables ennemis. (Journal de la République, N° 46.)

Nous n'en finirions pas si nous voulions dire toutes les précautions qu'il prend pour n'être pas exposé à se tromper : « Les individus qui se croiraient calomniés sont priés de se présenter à leur section ou à leur bataillon, et de me faire adresser officiellement leurs plaintes, je la publierai à l'instant dans ma feuille, et, si au bout de huit jours les informations que j'aurai prises leur sont avantageuses, je me ferai un devoir de me rétracter sans délai. » (L'Ami du Peuple, N° 306.)

Il lui arrivait d'autres fois d'insérer les dénonciations qu'il reconnaissait comme fausses, il les intitulait Pots-pourris. (L'Ami du Peuple, N° 251.)

D'autres se sont rejetés sur la violence de ses inculpations ; ils ont feint d'oublier que derrière chaque scélérat qu'il désigne à la vindicte publique ou au tribunal d'État, dont il livre le nom, la demeure, le signalement, il y a toujours une victime à sauver. « Ne pouvait-il pas, s'ecrie-t-on les dénoncer avec plus de ménagements, avec quelque mesure ? »

Des ménagements, juste ciel ! des mesures avec les affameurs du peuple, ces honnêtes oppresseurs qui incarcèrent traîtreusement, qui étouffent à huis clos ! Des ménagements avec ces conspirateurs, ces fauteurs de guerre civile ! Des mesures ! Qui ne se sent, à ce penser, pénétré d'indignation contre ces bourreaux hypocrites, qui croient [271] satisfaire à l'humanité parce qu'ils condamnent au nom de lois qu'ils ont faites, parce qu'ils observent les formes jusqu'au gibet ?

« Point de respect humain que pour les talents et les vertus ! » s'ecriait Marat. (L'Ami du peuple, N° 283.)

« Dans les sociétés privées rien de mieux, sans doute, que les procédés ; ils font la douceur du commerce social, s'ils n'en font pas toujours la sûreté. Mais dans les sociétés civiles et politiques, où l'on ne doit connaître que justice et sagesse, les procédés ne peuvent avoir que des suites funestes. Dans les cours de judicature, ils sont les signes certains de la prévarication ; dans les conseils d'administration, ils sont un signe certain de vénalité ; dans les tribunaux de police, ils sont le signe certain de la prostitution : dans les sénats nationaux, ils sont le signe certain de la trahison et de la bassesse ; et dans une nation qui lutte encore pour sa liberté, ils sont le signe certain de la stupidité et de la démence. (Ibidem, N° 39.)

« Des transactions, des voies de conciliation ! il en est sans doute entre hommes honnêtes, prévenus et égarés. Mais en est-il avec des fripons dont on exige les sacrifices les plus douloureux, avec d'infidèles mandataires, avec d'implacables ennemis de la patrie ? » (Ibidem, N° 649.)

« Je ne sais composer ni avec les principes de la justice et de la liberté, ni avec la lâcheté et l'infidélité des fonctionnaires publics, ni avec les malversations des agents de l'autorité, ni avec les dangers qui menacent le salut public... Ce sont ces sots ménagements, cette lâche condescendance, qui ont perdu la liberté. » (Ibidem, N° 643.)

« Prétendre plaire à tout le monde est d'un fou, mais prétendre plaire à tout le monde en temps de révolution est d'un traître. Je n'ai jamais rien fait pour m'attirer les applaudissements des amis de la liberté, mais je n'attache de prix qu'à leurs suffrages ; quant aux malédictions des ennemis de la patrie, je m'en ris. Ne pouvant les convertir, je désire les [272] voir périr de douleur à l'aspect du triomphe de la cause du peuple. » (L'Ami du Peuple, N° 221.)

Sans nul doute, les procédés sont de sûrs moyens de ne compromettre ni son repos, ni sa position, ni son existence ; c'est la vertu des âmes faibles, indifférentes, égoïstes ou hypocrites. On appelle cela de la civilisation ; aussi a-t-on pu écrire avec vérité que le plus haut point de la civilisation d'un peuple est tout près de la décadence. Honnis soient donc les procédés qui laissent tomber de sang-froid un peuple dans l'oppression ! Honneur à la mâle indignation, à la haine vigoureuse de l'Alceste de la politique, qui le sauve. « Je sais, écrivait encore l'Ami du peuple au fourbe mais courtois Lafayette, je sais tous les dangers auxquels je m'expose en m'élevant contre vous ; mais n'espérez pas me réduire au silence, je vous voue une haine éternelle tant que vous machinerez contre la liberté. » (Ibidem, N° 147.)

Pour l'aider dans cette rude tâche, il faisait appel à tous les citoyens, élevant ainsi tout le monde à la dignité de censeur : « Je prie tout citoyen honnête qui aurait contre quelque fonctionnaire des faits graves de récusation, dont il puisse établir la preuve, de vouloir bien me les adresser ; je suis l'avocat de la nation, je ne reculerai jamais. » (Ibidem, N° 22.)

Nombre de citoyens inconnus alors, célèbres depuis, répondirent à cet appel. Une des plus belles figures de la Révolution , un de ces gardes françaises qui, les premiers, firent défection pour courir à la Bastille, un de ces soldats citoyens qui conduisirent le peuple à Versailles aux 5 et 6 octobre, Hoche, en un mot, était si sûr du patriotisme de Marat, qu'il lui adressa par deux fois deux longues lettres de récriminations. (Ibidem, N° 164.) N'est-ce pas un certificat de civisme irrécusable ?

Mais il denonce sans cesse, ajoute-t-on. Mais s'il y a toujours des coupables, la faute en est-elle à lui ou à la perpétuité du mal ? Sous la Constituante, il a tour à tour dénoncé [273] Mirabeau, Malouet et tant d'autres. Qu'en pensent aujourd'hui les historiens ? Sous la Législative, il a achevé la déconsidération de Lafayette, commencée sous la précédente Assemblée. Sous la Convention, il a attaqué les Girondins, prenant à parti Dumouriez, Roland et tant d'autres encore. Interrogez l'histoire, et dites si le plus grand tort de Marat n'a pas été de voir clair avant les plus clairvoyants. Voilà le crime impardonnable.

Peut-être pensez-vous que du moins il épargnait les patriotes. Il aurait eu ses prôneurs, s'il en eût agi ainsi. Le 10 février 1793, il écrit : « Les patriotes, qui n'ont que leurs fonctions de députes à remplir, ont de grands reproches à se faire pour ne pas assister régulièrement aux séances... Qui croirait que plusieurs d'entre eux, notamment Desmoulins et Chabot, bien connus pour avoir un estomac très-aristocratique, si leur coeur est patriote, ont été dîner chez Dillon le jour même où il s'était rendu à la Convention pour intriguer et se faire réhabiliter ? On dit que ce n'est pas la première fois, et qu'ils mettent à la tête de leur devoir celui de courir les bons dîners. Si pareille platitude leur arrive, j'invite les amis de la patrie à s'informer du jour et du lieu ; j'irai, à la tête des femmes de nos braves sans-culottes, relancer ces sybarites de la belle manière. » (Journal de la République, N° 118.)

Vous avez entendu dire que Marat distillait son fiel contre tout royaliste indifféremment. Est-ce bien vrai ? Le 19 décembre 1793, le prevôt de Beaumont lui dénoncait Malesherbes en ces termes : « Lui qui se propose d'être le défenseur officieux du tyran Louis XVI, et presque aussi criminel que lui. » L'Ami du peuple répond : « Malesherbes a montré du caractère en s'offrant pour défendre le despote detrôné, et il est moins méprisable à mes yeux que le pusillanime Target, qui a l'audace de s'appeler républicain, et qui abandonne lâchement son maître après avoir si longtemps rampé à ses pieds et s'être enrichi de ses profusions. J'aime le courage même dans un malfaiteur, et je préfère cent fois l'audacieux brigand à [274] l'hypocrite qui se cache pour machiner dans les ténèbres. L'un est bien plus hardi que l'autre : un hardi oppresseur appelle les opprimés contre lui ; un traître ne leur laisse voir leur perte que lorsqu'ils sont écrases. » (Journal de la République, N° 82.)

Si donc Marat dénonçait sans cesse, c'est que les menées de la contre-révolution étaient incessantes, les fautes des patriotes incessantes aussi ; il serait injuste de lui faire un crime de ce qui devrait tourner à sa louange : louange bien méritée, quand on songe aux dangers de toutes sortes que lui attirait cette censure individuelle qui, s'attaquant aux personnalités, éveille les haines les plus vives. Qu'un écrivain incrimine telle ou telle classe de citoyens, sans doute il soulèvera des colères, mais bien moins intenses que s'il prend à partie tel ou tel magistrat, tel ou tel espion. Dans le premier cas, il n'expose que sa position ; dans le second, il expose sa vie, il arme des assassins. Aussi Marat périt-il sous un coup de poignard. Ne craignons pas de le proclamer bien haut : c'est la véritable raison pour laquelle Marat n'a pas trouvé un successeur. Il croyait pourtant en avoir rencontré un à qui dans l'attente de la mort violente qui le menaçait tous les jours, il léguait sa terrible fonction ; c'était Fréron : « Le zèle patriotique de l'Orateur du peuple mérite beaucoup d'éloges ; ses vues toujours pures ont souvent de la justesse. Je désirerais qu'il fût toujours sur ses gardes, toujours défiant et ombrageux ; je désirerais qu'il bannît à jamais de ses écrits politiques l'éloge indiscret. Eh ! quel éloge auraient donc mérité des fonctionnaires publics qui n'ont fait que leur devoir ? Je désirerais qu'il sanglât vertement tous ceux qui n'ont pas le courage de se déclarer sans détour pour la liberté, qu'il écorchât tout vifs ceux qui prévariquent, qu'il martyrisât ceux qui trahissent la patrie. Alors je l'avouerais pour mon successeur, si jamais les assassins du sieur Mottier m'arrachent à la lumière. » (L'Ami du Peuple, N° 296.) On sait ce qui advint. Marat même s'était trompé dans ses [275] espérances : il devait seul occuper une fonction que nul autre n'oserait remplir après lui, afin qu'on en reconnût bien la difficulté, afin que sa gloire en fut plus incontestable, et que la reconnaissance des vrais amis de la liberté demeurât sans limites.

Enfin, ne pouvant attaquer Marat ni dans son principe de dénonciation, synonyme de surveillance, ni dans l'application qu'il en fit, on a feint de dédaigner un tel système comme méprisable, comme indigne d'un homme qui se respecte ; on a cité avec ignominie les délateurs du temps de Tibère et d'autres tyrans ; on a confondu à dessein les époques ; on a enveloppé majestueusement sa lâcheté, ou son indifférence, ou sa trahison, du manteau de la dignité humaine ; on a couvert son visage du masque d'un prétendu honneur : ne sachant pas être citoyen, on a fait le héros de théâtre. C'était plus facile ; aussi les acteurs sont-ils nombreux. Qu'ils lisent le compte rendu du comité des recherches de la commune, imprimé au Moniteur du 10 décembre 1789, et qu'ils le réfutent, s'ils peuvent. Le comité, dans sa séance du 30 novembre, après avoir démontré qu'on était privé d'un grand rouage d'action contre les ennemis de l'État, parce que chacun se faisait scrupule de dénoncer les coupables, ajoutait : « Il est temps de déposer ces préjugés qui ne conviennent qu'à des esclaves et sont indignes d'un peuple libre. Autrefois on abhorrait le personnage de délateur, et l'on avait raison, car à quoi aboutissait la délation ? A faire connaître des actions souvent très-innocentes, à livrer le prétendu coupable au pouvoir arbitraire, à une justice partiale dans ses instructions, cruelle dans ses moyens, secrète et impénétrable dans sa marche. Aujourd'hui tout est changé. Ce sont des complots contre la patrie qu'il s'agit de dénoncer ; et le but de la dénonciation, c'est d'amener le prévenu devant ses pairs, pour y être examiné sur-le-champ ; renvoyé, s'il est trouvé innocent, ou, dans le cas contraire, livré à la justice, mais à une justice humaine. Cessons donc d'appliquer, [276] par une fatale prévention, au temps actuel, ce qui n'appartenait qu'à l'ancien régime : le silence en matière de délation est vertu sous le despotisme ; c'est un crime, oui, c'en est un sous l'empire de la liberté. »

Pourquoi ce qui était déclaré une garantie de la liberté au lendemain du 14 juillet fut-il honni plus tard par ceux-là mêmes qui avaient proclamé le principe ? Demandez-le aux passions, mais n'incriminez pas Marat d'avoir été plus logique que le comité des recherches, que Barnave, que tous ceux qui successivement ne voulaient pas qu'on leur appliquât un système d'investigation civique qu'ils avaient demandé pour d'autres. Le 24 janvier 1791, n'avait-on pas vu le club des Jacobins (le club de 91 et non celui de 94), sous la présidence du marquis de Broglie, faire serment de dénoncer tous les traîtres à la patrie ? » (Revolutions de France et de Brabant, N° 62.)

Non, la dénonciation n'est plus infâme quand elle est animée de l'amour du bien public, quand elle n'est pas secrète, quand elle fournit ses preuves à la face de tous, quand elle ne s'occupe que des hommes publics, quand elle est gratuite. Ne se relève-t-elle pas par les dangers auxquels elle s'expose volontairement ? Ne se fait-elle pas la protectrice de l'intérêt commun, la sauvegarde des petits, l'avocat des opprimes, la terreur vivante des méchants ? Sous un gouvernement libre, n'est-elle pas appelée à remplacer l'infâme police qui, salariée par un maître, agit toujours dans l'intérêt d'un tyran ? Voilà la dénonciation comme l'entendait, comme la pratiquait l'Ami du peuple. Et, croyez-moi, c'est la crainte qu'en ont les traîtres de tous les partis qui la leur fait réprouver ; c'est la terreur qu'il ne se lève un jour contre eux un nouveau Marat qui leur fait vilipender le premier du nom. Qu'importe ? Caton aussi, Caton le censeur, a été haï de son vivant, mais la postérité l'a déclaré immortel.

Résumons ce chapitre en quelques lignes, comme nous l'avons fait jusqu'ici quand il s'agissait d'un principe. [277]

Si la surveillance des fonctionnaires publics est un droit acquis aux délégants, la dénonciation libre de leurs méfaits en est la conséquence, elle devient un devoir pour tout vrai citoyen. Nous avons dit dénonciation libre, même en cas d'erreur volontaire, en cas de calomnie, car la moindre répression serait plus fatale à la liberté que ne le sont, pour le fonctionnaire faussement accusé, les inconvénients des accusations injustes. Dans le premier cas, c'est le salut de la patrie qui est en danger ; dans le second, ce n'est que la reputation d'un seul homme : encore peut-il en appeler de la calomnie à un tribunal public, être publiquement réhabilité, c'est-à-dire qu'il peut faire tourner à sa glorification ce qu'un vil calomniateur méditait pour sa perte. Restent, pour l'honneur de celui qui se charge de la pénible fonction de censeur public, les mesures à prendre pour s'assurer de la vérité de ses dénonciations, mesures prescrites par l'Ami du peuple, prises par lui dans toutes les occasions, mais encore une fois mesures libres, illimitées, mesures que la loi ne peut déterminer en quoi que ce soit, sous le prétexte toujours spécieux de régler l'application du principe. [278]



Chapitre XIV


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XVI


dernière modif : 19 Apr. 2001, /francais/bougeart/marat15.html