Chapitre XVI


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XVIII


CHAPITRE XVII.

MARAT ETAIT-IL VENDU A UN PARTI ?

1789 - 1793.

SOMMAIRE. - On l'a généralement accusé de vénalité. - Il se défend par une réponse générale en 1790. - Il ne craint pas lui-même de dénoncer les vendus. - On a essayé maintes fois de l'acheter. - Fut-il vendu au clergé ? - A d'Orléans ? - Citations des opinions de Marat sur ce prince en 1789, 90, 91, 92. - Examen du placard adressé à Louis-Philippe-Egalite. - Réfutation de Mme Roland.

Pendant qu'il en est temps encore, que les acheteurs sont sur le marché, que le roi touche vingt-cinq millions de liste civile, que le duc d'Orléans patriotise au moyen de ses agents, que le clergé fait flèche de tout bois, que les royalistes sont prêts à tous les sacrifices possibles pour sauver la royauté ; il faut le dire aussi, pendant que tant de consciences sont à l'encan, examinons si Marat n'aurait pas été acheté comme tant d'autres. Les affirmations, comme bien on pense, n'ont pas manqué ; c'est la plus facile, la plus vite accueillie, en temps de misère générale surtout ; c'est le soupçon le plus naturel chez un peuple corrompu par quatorze siècles de tyrannie.

Marat répondit à cette imputation de vénalité au moment même où les dénonciateurs pouvaient se lever et produire leurs preuves, en janvier 1790 ; nous allons voir en quels termes : « Comme ma plume a fait quelque sensation, les ennemis publics, qui sont les miens, ont répandu dans le monde qu'elle était vendue : ce qui, d'après le caractère connu des gens de lettres de mon siècle, n'était point difficile à persuader à qui ne m'a point lu. Mais il suffit de jeter les yeux sur mes écrits, pour s'assurer que je suis peut-être [297] le seul auteur depuis Jean-Jacques qui dût être à l'abri du soupçon. » Remarquons qu'il ne prend pas le ton de l'honneur outragé qui dédaigne de répondre : l'accusation, quelle qu'elle soit, est un droit ; se disculper est un devoir ; c'est aussi ce qu'il va faire. C'était présenter à la fois le principe et l'application.

« Et à qui, de grâce, serais-je vendu ? - Est-ce à l'Assemblée nationale, contre laquelle je me suis élevé tant de fois, dont j'ai attaqué plusieurs décrets funestes, et que j'ai si souvent rappelée à ses devoirs ? - Est-ce à la couronne, dont j'ai toujours attaqué les odieuses usurpations, les redoutables prérogatives ? - Est-ce au ministère, que j'ai toujours donné pour l'éternel ennemi des peuples, et dont j'ai dénoncé les membres comme traître à la patrie ? - Est-ce aux princes, dont j'ai demandé que le faste scandaleux fût réprimé, les dépenses bornées aux simples revenus des apanages, et dont je demande que le procès soit fait aux coupables ? - Est-ce au clergé, dont je n'ai cessé d'attaquer les débordements, les prétentions ridicules, et dont j'ai demandé que les biens fussent restitués aux pauvres ? - Est-ce à la noblesse, dont j'ai frondé les injustes prétentions, attaqué les priviléges iniques, dévoilé les perfides desseins ? - Est-ce aux parlements, dont j'ai révélé les projets ambitieux, les dangereuses maximes, les abus révoltants, et dont j'ai demandé la suppression ? - Est-ce aux financiers, aux déprédateurs, aux concessionnaires, aux sangsues de l'État, à qui j'ai demandé que la nation fit rendre gorge ? - Est-ce aux capitalistes, aux banquiers, aux agioteurs, que j'ai poursuivis comme des pestes publiques ? - Est-ce à la municipalité, dont j'ai découvert les vues secrètes, dévoilé les desseins dangereux, dénoncé les attentats, et qui m'a fait arrêter ? - Est-ce aux districts, dont j'ai attaqué l'alarmante composition, et proposé le besoin de réforme ? - Est-ce à la milice nationale, dont j'ai attaqué les sots procédés, et la sotte confiance dans des chefs suspects ? - Reste donc le peuple, dont j'ai constamment [298] défendu les droits, et pour lequel mon zèle n'a point eu de bornes. Mais le peuple n'achète personne ; et puis, pourquoi m'acheter ? Je lui suis tout acquis : me fera-t-on un crime de m'être donné ?...

« Depuis longues années mes amis, témoins de mon insouciance sur l'avenir et rebutés de me prêcher en vain le soin de ma fortune, me reprochent d'être un animal indécrottable : peut-être n'ont-ils pas tort, mais ce défaut n'est pas, je crois, celui d'un complaisant prêt à se vendre.

« Depuis longues années mes voisins, qui voient que je me refuse le nécessaire pour faire construire des instruments de physique, me regardent comme un original inconcevable : peut-être n'ont-ils pas tort, mais ce défaut n'est pas, je crois, celui des intrigants qui cherchent à se vendre.

« Je n'ai ni place, ni pension ; jamais je n'en solliciterai, et n'en accepterai jamais : aux yeux des sages du siècle, un pareil désintéressement n'est que sottise, soit ; mais ce n'est pas là, je pense, le fait d'un ambitieux prêt à se vendre.

« ... Hé ! pour qui me suis-je fait ces nuées de mortels ennemis ? Pour le peuple, ce pauvre peuple épuisé de misère, toujours vexé, toujours foulé, toujours opprimé, et qui n'eut jamais à donner ni place, ni pension... Hommes vils, qui ne connaissez d'autre passion dans la vie que l'or, ne me demandez pas quel intérêt me pressait ; j'ai vengé l'humanité, je laisserai un nom, et le vôtre est fait pour périr.

« ... Si de tous les folliculaires qui se prêtent à me diffamer, il en est un seul qui doute encore que ma plume ne soit conduite que par mon coeur, qu'il vienne me voir dîner.

« Enfin, aurais-je besoin de me vendre pour avoir de l'argent ? J'ai un état qui m'en a donné et qui m'en donnera encore, dès que je me résoudrai à renoncer au cabinet ; je n'ai même que faire de renoncer au cabinet, je n'ai besoin que de ma plume. Aux précautions infimes que prennent les ennemis de l'État pour empêcher mes écrits de voir le jour mes diffamateurs peuvent s'assurer que je ne manque pas de [299] lecteurs. L'Ami du Peuple aurait été dans leurs mains une source abondante : dans les miennes, cette source est restée stérile ; j'ai abandonné les trois quarts du profit aux libraires, à la charge que chaque numéro sera vendu à un sou aux colporteurs. » (Dénonciation contre Necker.)

Est-ce explicite ? Il accuse lui-même assez souvent les écrivains qui soutiennent le parti de la cour ou autres, pour croire que ceux-ci n'auraient pas manqué de représailles, si c'eût été authentiquement démontrable ; les patriotes suspects surtout, que Marat ne surveillait pas avec moins de vigilance, et dont la tiède mais apparente opposition au pouvoir rend la trahison si facile, les journaux libéraux du moment n'auraient pas manqué de l'accabler sous le poids de pièces justificatives, car voyez avec quelle vigueur il les poursuit : « Les ministres ont mis tout en oeuvre pour imposer silence aux écrivains patriotes, engourdir leur zèle et endormir leur vertu ; en conséquence, cinq cent mille livres ont été puisées dans le trésor de la nation, pour corrompre ses défenseurs. Nous avons la consolation d'en connaître dont la vertu serait à l'épreuve d'une couronne ; nous en connaissons dont la vertu ferait naufrage à la première épreuve. Malheur aux faux frères ! Nous prenons l'engagement sacré de les traîner dans la boue, de les disséquer vivants.» (L'Ami du Peuple, N° 122.) Quelle doctrine ! il implique dans la même catégorie des traîtres à la Révolution, non-seulement ceux qui taisent les méfaits du gouvernement, mais encore ceux qui les attaquent avec mollesse. Quel journaliste de nos jours eût échappé ? Comment s'étonner, après cela, du concert unanime de réprobation de ceux-ci à l'égard d'un Marat ? Avec un tel énergumène, pas de boutique de libéralisme possible. Plus moyen de vivre à la fois grassement et sécurément. C'est un gâte-métier : haro !

S'il ne s'est pas vendu, ce n'est pas qu'on n'ait tenté plusieurs fois de le corrompre ; l'importance de son journal, de la réputation qu'il s'était acquise, permettent de le préjuger, [300] quand même l'Ami du peuple ne dénoncerait pas de telles tentatives, notamment dans son numéro 150. Les tentateurs en ont été pour leur honte ; alors ils ont pris le parti de nier les démarches, mais les nombreuses accusations de vénalité imputées à Marat prouvent qu'elles sont fondées et que leur superbe dédain n'est qu'un rôle.

C'était, au reste, une des imputations auxquelles un caractère aussi orgueilleux que celui de Marat était très-sensible. Aussi y repond-il vingt fois dans l'Ami du Peuple, sommairement, comme nous l'avons vu dans la citation précédente ; quelquefois aussi plus en détail, quand le besoin l'exige, comme nous allons le démontrer.

La moindre insinuation était vigoureusement relevée. On l'accusait un jour, par exemple, d'avoir été vendu à Besenval : « Pour m'acquitter envers lui de l'or qu'il m'a donné, répond-il, je désire que vous le pendiez haut et court... Je désire que les camarades Suisses forcent d'Affry et Besenval de leur montrer des reçus de l'argent qu'ils m'ont donné, et, s'ils reconnaissent mon écriture, je consens à être pendu avec eux. Voilà mon compte réglé. » (L'Ami du Peuple, N° 219.)

Si les partis contre-révolutionnaires n'ont pu l'acheter, on conçoit du moins qu'ils aient dépensé des sommes énormes pour faire contre-poids à l'influence de l'Ami du peuple. A ce sujet un correspondant lui écrivait le 1er février 1791 : « Vous êtes, mon cher Marat, la terreur des scélérats qui sont au timon des affaires, la terreur de leurs agents subalternes. Vous êtes l'épouvantail de la cour, des ministres, des municipaux, de l'état-major, des noirs et des ministériels, du Corps législatif, des aristocrates, des sangsues publiques, des malversateurs, des traîtres, des contre-révolutionnaires de toutes les dénominations, de leurs mouchards et coupe-jarrets affidés ; jugez à quel point ils redoutent la lumière, l'éclat de vos précieux écrits, par les sommes immenses qu'ils dépensent continuellement pour tâcher d'en combattre la salutaire influence ; par les sommes immenses qu'ils [301] prodiguent pour vous découvrir et vous faire assassiner. Il n'y a pas de jour qui ne voie éclore une multitude de pamphlets contre vous, distribués avec profusion aux colporteurs ; et, non-seulement on les leur donne gratis, on y joint encore une forte rétribution, afin de les engager à les distribuer avec fracas. Ces libellés dégoûtants sont imprimés avec soin sur du papier superbe ; mais ils sont si remplis d'injures, si pauvres de faits et si vides de raisons, que dix mille pamphlets de cette espèce ne sauraient effacer les impressions du moindre de vos numéros, imprimé incorrectement et sur papier bis. » (L'Ami du Peuple, N° 358.)

A ce propos, le correspondant citait diverses brochures qui venaient de parâtre spécialement contre l'Ami du peuple, une entre autres intitulée : Sur les Autrichiens et Marat. A quoi celui-ci répondait : « Cet écrit est très-certainement dans les principes de ce pensionnaire royal qui continue à manger annuellement 25,000 livres des biens de la nation... (Je pense qu'il s'agissait de Condorcet.) Mais cet écrit est trop platement rédigé pour être de l'ex-academicien. » (Ibidem.) Les ennemis du journaliste ne paraissent pas s'être doutés que leur fureur même donnait à la postérité des preuves irrécusables de l'intérêt avec lequel sa feuille était lue.

Ses lecteurs accoutumés avaient cru remarquer qu'il s'occupait rarement des membres du clergé, qu'il s'en fallait bien qu'il les prit à partie, comme les fonctionnaires publics ; et pourtant ce n'est pas que les conspirateurs aient manqué dans cet ordre naguère si puissant, et toujours si influent par la nature de ses fonctions. Nous-mêmes avions constaté un certain ménagement, que nous attribuïons à la crainte que le Protestant avait peut-être d'être soupçonné de prosélytisme contre des adversaires abattus : nous avons déjà fait observer qu'il ne frappa jamais un ennemi à terre. Les patriotes donc le pressaient de se justifier à cet égard. Une publication révolutionnaire, le Journal du faubourg Saint-Antoine, écrivit un jour : « On nous dit souvent que Marat est payé ou par le [302] duc d'Orléans, ou par les nobles, ou par les parlementaires, ou par les calotins ; nous n'en croyons rien, et cependant nous l'invitons à parler un peu sur le clergé, qu'il a l'air de ménager. » L'Ami du peuple répondit : « Voilà des ou très-plaisants ; vous ignorez donc qui me paye, scribes si bien informés ? » Et il rappelle son Offrande à la patrie et son Plan de Constitution, où il a si bien dépeint le débordement des moeurs du clergé, où il avait prouvé que les gros bénéfices étaient la cause de leur vie scandaleuse, où il proposait de leur retirer leurs biens, d'anéantir le haut clergé, les moines, les prêtres sans fonction, de réduire les ministres des autels aux seuls curés et vicaires. N'était-ce pas, comme on dit, prendre le taureau par les cornes ? Les prêtres l'ont bien senti ; aussi ne le lui ont-ils jamais pardonné.

Plus tard il avait recommandé comme remède aux maux présents d'exclure de l'Assemblée les prélats et les bénéficier, voire même tous les députés du clergé, comme représentants d'un ordre qui n'existait plus, de ne pas les accueillir dans les municipalités, ni dans les sociétés patriotiques ; et cela plus particulièrement dans les numéros 29, 91, 132, 139, 173, 180, et cette fois au numéro 382. Il se résumait ainsi à ce sujet : « Messieurs, je ne sais pas rabâcher, et je n'aime point à combattre des fantômes ; les prêtres étaient abattus, si le roi ne les avait pas poussés à la révolte en refusant si longtemps d'accepter le décret sur la constitution civile du clergé. » (L'Ami du Peuple, N° 383.)

Enfin un mot qui réduit à néant tout ce qu'on pourrait avancer termine cette déclaration à Brissot : « Vous m'accusez d'avoir vendu ma plume... je n'ai qu'un mot à répondre. J'ai été pendant trente mois dans la passe de mettre à mon seul silence le prix que j'aurais voulu ; mais comparez ma fortune à la votre : vous nagez dans l'opulence, je suis dans la pauvreté. »(Ibidem, N° 664.) Et ailleurs : « Longtemps mes calomniateurs m'ont représenté comme un traître qui vendait sa plume à tous les partis ; ces impostures se [303] sont évanouies en me voyant attaquer également tous les partis antipopulaires. Car le peuple, dont j'ai toujours défendu la cause aux dépens de ma vie, ne soudoie jamais ses défenseurs. » (Journal de la République, N° 1.)

Mais, pensera-t-on, toutes ces dénégations sont trop générales ; c'est que sans doute les accusations ne l'étaient pas moins, et que des faits n'étant pas précisés, il n'y avait pas lieu d'y répondre. Le parti girondin, qui a été le plus ardent contre les chefs de la Montagne, n'a pas manqué de comprendre Marat dans le nombre des vendus à d'Orléans. On va voir qu'ils n'ont pas été plus justes pour l'Ami du peuple que pour Danton. (Voir notre livre.)

Nous allons suivre la politique du prince d'année en année, de 89 à 93 ; nous dirons ce qu'en écrivait Marat, et le bon sens décidera s'il est possible d'admettre qu'un tel appréciateur ait été à la solde d'Égalite.

Le 19 mai 1790, le journaliste désigne au lecteur un faux numéro ; il ajoute : « Je m'inscris en faux contre l'article relatif au duc d'Orléans, dont je ne connais pas les principes. » (L'Ami du Peuple, N° 107). Singulier partisan, qui commence par déclarer qu'il ne connaît pas les principes de son maître, quand tout le monde se complaisait à proclamer le patriotisme du prince ! Il ne partage pas même l'opinion de la foule !

Et le lendemain, à propos de la procédure du Châtelet relative à l'affaire des 5 et 6 octobre : « Les ennemis de la révolution attribuent à un prince sans caractère le projet chimérique d'usurper la couronne en massacrant la famille royale. » Sans caractère veut dire sans coeur, sans âme, sans intelligence : en d'autres termes, il serait dangereux de se compromettre pour un soliveau de cette espèce. Ce n'est pas avec de telles paroles, à coup sûr, qu'on recrute des défenseurs.

Voici qui est plus explicite encore : « Quant au projet d'usurper la couronne que l'on prête à un prince du sang, s'il [304] était réel, il mériterait une punition sans doute. » (L'Ami du Peuple, N° 110). Ainsi, en cas d'usurpation, car il faut s'attendre à tout de ces fourbes du sang, il appelle la colère du peuple sur la tête du traître.

Mais ce n'est peut-être qu'un rôle maladroitement rempli par un affidé qui veut donner plus de force à ses déclarations ultérieures. Ne le perdons pas de vue. Trois mois plus tard, à propos encore de la procédure : « Louis-Philippe d'Orléans a de l'esprit et de l'amabilité, je le sais, mais il y a loin de là au civisme ; il ne saurait entrer dans mon âme qu'un homme que la fortune pourrait appeler au trône, et qui n'est pas né penseur, puisse avoir secoué tous les préjugés de son éducation et oublié son rang, les discours de ses valets, l'encens de ses flagorneurs, pour sentir qu'il n'est qu'un simple citoyen sans aucun privilège particulier et soumis aux lois comme le dernier de ses serviteurs ; non, je ne me persuaderai jamais qu'un homme né prince du sang puisse devenir patriote. Je sens bien qu'il a pu s'en donner les airs ; avant l'ouverture des États Généraux, il ne pensait guère que les choses pussent prendre une pareille tournure. Mais aujourd'hui qu'il n'est plus que Louis-Philippe-Joseph Capet, le jeu pourrait-il lui plaire ? » (Ibidem, N° 187.)

Il est vrai que dans un autre passage, lorsqu'il était question d'une dénonciation du prince par Lafayette, Marat soutint que le duc n'était accusé par le général qu'à cause des opinions patriotiques qu'il avait montrées ; mais il s'agissait bien moins de défendre d'Orléans que de faire ressortir que Lafayette voulait sauver la cour. Au reste, la conclusion de l'article va nous rassurer sur la connivence de l'Ami du peuple avec Louis-Philippe-Joseph. « Si M. d'Orleans n'est pas un coupable, son honneur exige impérieusement qu'il force le sieur Mottier (Lafayette) de s'expliquer clairement sur les imputations infamantes qu'il lui a faites et d'en mettre les preuves sous les yeux du public, ou de le poursuivre comme imposteur. Son honneur est également intéressé à forcer [305] les sieurs Froudeville, Digoine, Lachâtre, etc., etc., à la preuve des imputations infamantes qu'ils lui ont faites, ou de les poursuivre comme calomniateurs. Il n'y a qu'un jugement rendu par une haute cour martiale qui puisse le réhabiliter dans l'esprit du public, car le jugement de l'Assemblée ne va point jusque-là. Un lâche silence, devenu l'aveu tacite des crimes que ses ennemis lui imputent, ne laisserait plus voir en lui qu'un faux ami de la patrie. » (L'Ami du Peuple, N° 244). Est-ce le langage d'un complice ? Les conspirateurs appellent-ils la lumière, même en cas de calomnie ? Non, car ils savent bien qu'à propos d'un fait erroné, un véritable peut se découvrir ; ce qu'ils veulent avant tout, ce sont les ténèbres, c'est le silence.

Il arriva un jour à une feuille royaliste de citer un fait particulier ; Marat reproduit le passage du Journal des Halles : « Je devons, en conscience, avertir Messieurs de la nation , que les aigrefins dont le duc d'Orléans se servit pour brûler la maison de Reveillon, que les maquereaux et les Chevaliers de la manchette de ce prince, que ses gouines, Marat, Danton, etc., mettent tout le monde en ribotte pour nous empaumer... » L'auteur suppose que Danton rend ses comptes à Joseph-Égalité : « Pour un lit bleu donné à Camille Desmoulins, 1,800 livres ; donné à l'Ami du peuple 3,000 livres, pour l'engager à faire fermenter les esprits. » (Ibidem, 10 janvier 1791). Lisez, pour l'engager à parler du duc comme le journaliste l'a fait jusqu'ici !!

Mais voici bien pis encore, ce que d'Orléans n'aurait jamais pardonné à l'écrivain : « Je ne confonds point Louis-Philippe d'Orléans avec les autres Capets. Il s'est toujours montré patriote, mais je n'aime point la demande qu'il a faite de 4,168,000 livres, pour se remplir de la dot de 50,000 écus d'or promise par Louis XV à Louise-Élisabeth d'Orléans, fille du régent, lors de son mariage avec le prince des Asturies ; au moyen de cette promesse, Mademoiselle d'Orléans ayant renoncé aux successions de son père et de sa mère. Quoi donc ! [306] sera-ce du sang du peuple que se payeront toujours les prodigalités des rois ? Et sera-ce sur le bien des pauvres que Louis-Philippe arrachera 4,000,000 pour grossir ses trésors ? Qu'il les reçoive, j'y consens, mais que ce soit pour les répartir aux infortunés. Philippe, vous seriez couvert d'opprobre, si vous en faisiez un autre usage. » -(L'Ami du Peuple, N° 388 bis, mars 1791). Voilà ce qu'un avare n'aurait jamais pardonné à son complice en politique, et d'Orléans a bien prouvé depuis que sa cupidité passait avant son ambition. Croyez-vous que le journaliste qui commençait cet article par rehausser le patriotisme du prince manquât d'habileté ?

Est-ce assez de preuves ? Non. Eh bien, en voici de plus explicites encore. « Le prince est bien loin de pouvoir jouer le rôle d'ambitieux : s'il est redoutable, c'est pour les maris ; mais il y a loin de la conquête des belles à celle de la couronne. » (Ibidem, N° 540.)

Le 20 décembre 1792, il fait contre celui qui l'aurait payé et qui, probablement, aurait en main les reçus, une dénonciation dans les formes : « Philippe d'Orléans dit Égalité était intimement lié avec Mirabeau et son ami Lamarck, chef de la bande, qui voulait le faire roi de Brabant. Philippe est aujourd'hui lié avec la faction Roland. » Cette dénonciation est d'autant plus précieuse que, quelques jours après, le 24 décembre, une lettre courait dans les journaux girondins, dans laquelle on lisait : « Le parti Marat et Robespierre ne demande la punition du roi que pour élever Égalité sur le trône. » (Journal de la République, N° 83.)

Cette fois Marat s'explique d'une manière si formelle, qu'on ne comprend pas que depuis on ait élevé le moindre doute à l'égard de son indépendance envers d'Orléans, de son mépris pour la personne du prince : « Quant à l'application que la faction Roland semblait faire de la loi à d'Orléans et à sa famille (il s'agissait d'un décret de bannissement contre toute la race des Bourbons), elle paraissait aux patriotes [307] souverainement injuste ; ses fils, loin d'avoir jamais donné de griefs contre eux, ayant très-bien servi la patrie, et le père ayant toujours paru dans le sens de la Révolution. D'ailleurs, en sa qualité de représentant de la nation, d'Orléans ne peut, en aucune manière, être frappé d'un pareil décret, car la Convention n'a pas le droit de dépouiller un citoyen de sa qualité de député, et elle ne pourrait le faire sans attenter à la souveraineté nationale, sans usurper le pouvoir absolu, sans se rendre indépendante de la nation elle-même. »

C'est qu'il s'agissait pour Marat d'être juste avant tout, et que des motifs de défiance ne suffisaient pas pour dégrader un citoyen honoré de la confiance du peuple. Au reste, rassurez-vous, ce n'est pas tout.

« Telle est mon opinion sur l'application du décret à d'Orléans dit Égalité, considéré comme représentant du peuple. Considéré comme membre de la dynastie déchue, c'est autre chose. Je déclare que j'ai toujours regardé d'Orléans comme un indigne favori de la fortune, sans vertu, sans âme, sans entrailles, n'ayant pour tout mérite que le jargon des ruelles. Je déclare aussi que je n'ai jamais cru à son civisme, que les marques qu'il en a données me paraissaient tenir à des projets ambitieux, qu'il n'a eu ni l'esprit, ni le courage de conduire au succès, malgré les nombreux partisans que lui faisaient sa naissance, sa fortune et ses immenses prodigalités.

« Je déclare encore que je le regarde comme un intrigant caché, cajolant les patriotes avec lesquels il est faufilé, et secrètement lié avec les meneurs de la faction Roland, qui machinent pour lui tout en paraissant le poursuivre. » (Journal de la République, N° 84.) « Enfin je déclare que si les énormes dilapidations des agents du nouveau régime, les perfidies alarmantes des traîtres qui commandent les armées de la République, l'excès de la misère du peuple, et les désordres de l'affreuse anarchie portés à leur comble, forçaient jamais la nation à renoncer à la démocratie pour se [308] donner un chef, comme je crois la chose inévitable, si la Convention ne s'élève à la hauteur de ses importantes fonctions, d'Orléans me paraît le dernier des hommes (après les conspirateurs et les traîtres) sur lequel il conviendrait de jeter les yeux ; et si je suis alors du nombre des vivants, je souffrirai plutôt le martyre que de lui donner ma voix. » (Journal de la République, N° 84.)

Enfin le 12 avril 93, quand les Girondins simulèrent une conjuration des patriotes avec d'Orléans, Marat, après avoir demandé la tête du prince dans ce cas, ajoute : « Tout le tort des patriotes est d'avoir souffert que ce jadis prince du sang siégeât à la Montagne. » (Le Publiciste, N° 169.)

Cette fois, ce doit être assez de preuves positives à opposer à de vagues allégations.

Mais les Girondins n'étaient pas si impudents ni si ineptes qu'il n'y ait pas quelque part quelque preuve, spécieuse au moins, sur laquelle se reposer avec un semblant de probabilité. Il en existe une, en effet, que nous allons éclaircir, et qui terminera ce chapitre déjà trop long, mais qui répond à une accusation généralement accueillie.

Dans les premiers jours de septembre 1792, Marat avait fait afficher un placard portant pour titre : Marat, l'ami du peuple, à Louis-Philippe-Joseph d'Orléans, prince français.

Voici à quel propos : Après le 10 août, 100,000 livres avaient été mises à la disposition du ministre de l'intérieur : pour les écrivains qui travaillaient à l'instruction publique. Marat, convaincu que la réimpression de trois de ses ouvrages politiques était utile dans les conjonctures présentes pour préparer les travaux de la Convention qui allait se réunir, et pour former l'esprit public (c'était probablement le Plan ou les Chaînes, la Constitution, et l'Ami du Peuple, Marat adressa, par l'intermédiaire de Fréron et de Danton, une demande de fonds à Roland. Le ministre n'osait ouvertement refuser, mais comme tous les caractères faibles, comme tous les naturels doubles, il prit un moyen indirect par lequel [309] il ne se compromettrait pas, tout en n'accédant pas à la demande. Il déclara qu'il renverrait à la section l'examen : des manuscrits de l'Ami du peuple : « C'était, dit celui-ci, me renvoyer aux calendes de mars, ou plutôt au jugement dernier, vu la longueur de ces ouvrages et la multiplicité des affaires dont ma section était accablée. »

C'est alors que, pour arriver à ses fins, Marat s'adressa au duc, dont tout le monde connaissait la fortune immense, qui affichait le patriotisme le plus prodigue, qui payait un grand nombre de dévouements personnels.

« Comme je n'aime pas à perdre le temps à valeter, je romps ici avec Roland, pour m'adresser à vous, Louis-Philippe d'Orléans, vous que le ciel a comblé des dons de la fortune ; vous à qui la nature donna en partage l'âme d'un simple citoyen ; vous à qui la sagesse doit donner le coeur d'un franc patriote ; car, comment se le dissimuler ? dans l'état actuel des choses, vous ne pouvez plus faire votre salut qu'avec les sans-culottes.

« Vous en êtes l'émule, soyez-en le bienfaiteur ; au nom de la patrie, concourez aujourd'hui à la propagation des lumières nécessaires au salut public, en fournissant à l'Ami du peuple les moyens de mettre ses ouvrages au jour sans délai. La modique somme de quinze mille livres suffira à l'achat du papier, et à la paye de la main-d'oeuvre ; qu'elle soit confiée au comité de surveillance de la section de Marseille, qui la délivrera à mesure, en justifiant de l'emploi. Si vous le trouviez bon, un nombre d'exemplaires équivalant, à cette somme, et porté au prix coûtant, sera distribué gratis, et en votre nom, aux citoyens de tous les départements hors d'état d'en faire l'acquisition ; ou bien la somme vous sera remboursée sur le produit de la vente : l'Ami du peuple ne demande ces secours qu'à titre d'avances, et il se flatte de les obtenir de votre civisme. Dénués d'argent pour le service de leurs maîtres, les généraux espagnols trouvaient des sommes considérables sur leurs moustaches : pour toute sûreté, l'Ami du [310] peuple vous engage sa réputation civique. Sera-t-il refusé de vous ? »

Avons-nous besoin de dire qu'il fut refusé net ? Ce n'était pas une demande publique que voulait le prince ; il sentait bien que, s'il l'accordait, le peuple ne lui en saurait pas gré ; qu'on se dirait intérieurement que le duc avait la main forcée ; il ne recueillerait donc pas les profits de sa prodigalité patriotique : le prince savait trop bien compter, pour laisser tomber sa bourse dans cette impasse. Mais le trébuchet était si bien dressé qu'il fallait y glisser ; car, ou d'Orléans accordait la somme, et, par la réimpression, il concourait à la propagande de principes contraires à ses secrets desseins politiques ; ou d'Orléans refusait, et alors il était reconnu que son prétendu patriotisme n'était qu'un rôle ; Égalité signait sa déchéance ; ce n'était plus qu'un intrigant dévoilé. Quoi qu'il en soit, de deux dangers il fallait opter pour le moindre ; l'avarice l'emporta dans le conseil secret des passions de cet ambitieux subalterne : mauvaise conseillère, car qui peut dire si deux ans plus tard le récépissé de ce don gratuit n'aurait pas sauvé le duc de la guillotine ? La comédienne Fleuri ne venait-elle pas d'être élargie, pour avoir un jour concouru à l'évasion de l'Ami du peuple ?

Mais cette demande publique d'argent ne lave-t-elle pas l'Ami du peuple de tout soupçon de vénalité antérieure ? Le prince, pour appuyer son refus, aurait-il manqué de répondre publiquement aussi : Je vous ai assez donne déjà dans telle et telle circonstance ? Il fallait avoir la mauvaise foi des Girondins, pour conclure de cette demande publique à la vénalité du demandeur.

Pour nous, nous nous contenterons de tirer de ce placard, malheureusement très-rare, cette conséquence : qu'il prouve de la manière la plus authentique qu'en septembre 1792, c'est-à-dire qu'après trois ans de publication l'Ami du peuple était encore réduit à la misère, à l'impossibilité de réimprimer ses oeuvres. Ces faits parlent plus haut que toutes les calomnies. [311] Si le lecteur désire connaître de quelle manière Mme Roland traite cette affaire, il en lira le récit à la page 76-77 de l'Appel à l'impartiale postérité, par la citoyenne Roland.

Qui ment, ou de la citoyenne qui prétend « que le conseil des ministres remit les manuscrits à Danton pour s'arranger avec Marat, » ou de l'Ami du peuple, qui affirme que ces manuscrits furent renvoyés à l'examen de la section ?

La réponse est facile : Marat écrit son placard au moment où la section aurait pu démentir son assertion ; or elle ne l'a pas fait ; tandis que la citoyenne Roland a eu le soin de ne consigner ses révélations antimontagnardes que dans des mémoires posthumes. [312]



Chapitre XVI


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XVIII


dernière modif : 19 Apr. 2001, /francais/bougeart/marat17.html