Chapitre XVII


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XIX


CHAPITRE XVIII.

BIOGRAPHIE.

AOUT - SEPTEMBRE 1790.

SOMMAIRE. - Logique de la liberté de la presse. - Placard : On nous endort. - Que Marat n'en veut pas personnellement à Louis XVI. - Conduite du peuple à l'égard de ses défenseurs. - Moyens dont Marat se sert pour tenir les patriotes en éveil. - Placard : C'est un beau rêve. - Récit du massacre de Nancy. - Placard : Affreux réveil. - Le style déclamatoire de l'Ami du peuple. - Poursuites plus vives. - Lettre à Necker. - Abolition du Châtelet. - Nouvelle accusation.

Il était permis à Marat, après le décret rendu exclusivement contre lui le 2 août, de croire qu'il ne soulevait tant d'animosité que parce qu'il touchait aux plaies vives ; il avait droit de s'écrier aussi : brûler n'est pas répondre. « La clause conservée, écrivait, étant le seul objet qui tint au coeur des ennemis de la Révolution, elle est honorable pour l'Ami du peuple : seule elle suffirait pour démontrer à quel point ils redoutent sa plume. » Alors le sacrifie faisait l'enumération des luttes qu'il avait soutenues jusqu'ici, et il ajoutait comme principe : « Tout est licite pour réveiller le peuple de sa funeste léthargie, le ramener au sentiment de ses droits, lui inspirer le courage de les défendre ; on ne saurait être factieux, quand on ne crie que pour les intérêts de la nation. Enfin quelque véhément que l'on soit, on n'est jamais écrivain incendiaire quand on s'adresse au public par la voie de l'impression. L'écrivain n'a alors sur le public que l'autorité de la raison : s'il déraisonne, il est traité en imbécile ; s'il extravague, il est traité en fou ; s'il a raison, il est applaudi ; s'il persuade, il entraîne et il est justifié. » (L'Ami du Peuple, N° 183.) [313] On s'est bien gardé de citer ce passage ; comment le réfuter ?

En résumé, où avait abouti la mesure des législateurs ? A une double injustice, puisqu'elle était rétroactive et exclusive ; et à une maladresse, puisqu'elle grandissait l'importance de l'ennemi commun. Effet inévitable de la violation de la liberté en matière de presse.

Marat, qui sentait mieux que personne le parti qu'il pouvait tirer de l'inhabileté de ses persécuteurs, redoublait de logique et d'encrier pour démasquer les traîtres.

Huit jours après le placard : C'en est fait de nous, en paraissait un deuxième intitulé : On nous endort, prenons-y garde ! inspiré par l'indignation que soulevait en lui la procédure du Châtelet, c'est-à-dire la mise en accusation des révoltes des journées des 5 et 6 octobre. Voici le fait.

Boucher d'Argis, au nom du tribunal, était venu déposer toutes les pièces sur le bureau de l'Assemblée nationale. Il annonçait en même temps que l'illustre cour avait lancé des mandats d'amener contre divers particuliers, mais qu'il avait le regret d'être obligé de dire aussi que deux membres de la Constituante étaient impliqués dans l'abominable conspiration. L'Assemblée avait approuvé les mandats du Châtelet ; elle devait instruire contre ses membres accusés.

C'est à quoi l'Ami du peuple répond dans son placard. Il commence par l'historique des actes contre-révolutionnaires qui ont amené l'événement du 5 et du 6 ; tableau que les annalistes consulteraient avec fruit et qui prouve péremptoirement la nécessité de l'invasion de Versailles. Passant de là à ce qui s'est fait depuis, il montre avec quel artifice les vaincus des fameuses journées d'octobre ont su ressaisir les trames de leur incessante conspiration. Il fait remarquer que le Châtelet, si ardent à poursuivre les révolutionnaires, ne sévit pas contre Maillebois, contre Guignard, contre Savardin, Riolles, Gouvelot, surpris conspirant avec la cour de Turin, avec d'Artois et Condé ; et que c'est justement au moment où [314] ces traîtres à la patrie conjurent contre la France que, pour distraire le peuple de ce danger imminent, on vient « renouveler avec fracas une dénonciation de complot simulé contre la famille royale... Français, souffrirez-vous toujours que vos implacables ennemis vous traitent en sots et vous en imposent comme à des enfants ?... Soyez hommes une-fois dans la vie, écartez loin de vous tout préjugé stupide, et formez vous une idée juste des choses. Quand le complot d'attenter aux jours de la famille royale ne serait pas l'oeuvre des ennemis de la Révolution, et quand il ne serait pas chimérique, mérite-t-il de vous distraire un instant de la recherche de la conspiration formée contre la patrie, seul point qui doit vous occuper ? Le prince n'étant qu'un serviteur de la nation, l'attentat contre sa vie ne peut jamais être qu'un délit particulier, tel que l'attentat contre les jours d'un autre mandataire du peuple : délit moins grave que l'attentat contre la patrie. » C'est ainsi que s'explique le titre du placard : On nous endort, en détournant l'attention de la nation du véritable péril. Le lecteur se convainc-t-il de plus en plus que Marat ne fait qu'appliquer ici la politique qu'il avait soutenue avant la Révolution dans le Plan de législation ? qu'il n'improvise pas des principes nouveaux contre ses ennemis ? Ce que nous avons reconnu vrai lors de la démonstration, devient-il faux quand il s'agit de l'appliquer ? C'est pourtant un fait notoire, puisque le voilà prouvé par écrit, un fait que les historiens ont tu, qui lave l'Ami du peuple de tout soupçon de haine individuelle et donne plus de force à ses opinions.

S'il vient de soutenir que le meurtre même de Louis XVI ne serait pas, après tout, une affaire si grave, un malheur irrémédiable, ce n'est pas qu'il lui en veuille personnellement, bien qu'a coup sûr il n'ait pas à s'en louer ; loin de là, au contraire, Marat préfère encore en 1790 Louis XVI à tout autre : « Ce n'est pas que dans les conjonctures actuelles la mort de Louis XVI ne fût un vrai malheur pour la nation ; [315] non comme l'entendent ses vils esclaves, mais parce qu'il est précisément l'homme qu'il nous faut, sans projet, sans artifice, sans astuce, sans finesse, peu redoutable à la liberté publique. » (Extrait du placard.) On sent que s'il le préfère, c'est que le soliveau lui semble le parfait idéal des partisans du constitutionnalisme. Remarquons, en passant, combien il se méprend sur la bonne foi du monarque, combien il devra en rabattre plus tard : c'est que jamais on n'a rien à gagner avec les transactions qui offrent le plus de chance de profit, parce que toute transaction est une brèche par où l'ennemi se glissera tôt ou tard. N'avons-nous pas aujourd'hui l'expérience de ce que méditaient ces jureurs royaux de constitutions libérales, par les coups d'État du 10 août 1792, de juillet 1830, de février 1848 ? N'hésitons pas à le répéter : Marat ne composa qu'une fois avec la royauté, bien convaincu que la liberté serait plus forte qu'elle ; il se trompa. N'oublions pas ce précédent.

Cependant les royalistes poursuivaient leurs projets avec un succès alarmant pour l'Ami du peuple, car, il faut bien l'avouer, s'il était lu avec plus de curiosité en 1790, il s'en fallait de beaucoup qu'on l'acceptât comme organe de la vraie politique. La foule, en général, aime les hommes d'opposition, c'est vrai ; leur lutte contre le pouvoir lui offre un spectacle dont elle raffole, comme autrefois les Romains du cirque raffolaient des combats de gladiateurs. Un d'eux se presentait-il dans l'arène, bravo ! car il y aura des émotions ! Terrassait-il la bête féroce, bravissimo ! car le sang ruisselait à flots de ses blessures ! Mais tombait-il en combattant, tant pis pour lui, personne ne le forçait à se présenter. D'ailleurs, qu'il vainque ou qu'il succombe, que nous importe à nous autres ? Ce que nous voulons, c'est un spectacle toujours plus émouvant où, sans danger, nous puissions nous repaître à l'aise de la mort des gladiateurs volontaires de la cause de la liberté.

Qui s'étonnera après cela que, voyant l'inutilité de ses [316] efforts, l'Ami du peuple tombât par moment dans le désespoir du Golgotha ? Encore n'est-ce rien de mourir en croix par un dévouement qu'on sait efficace pour la rédemption de tous ; ce n'est rien de boire solennellement la ciguë pour le triomphe d'une idée dont on à pénétré tous ses contemporains et qui compte déjà de sublimes disciples ; mais mourir de pourriture dans un coin de cave pour un principe incompris et par conséquent sans application, mourir calomnié dans ses plus pures intentions, mourir maudit des esclaves parce qu'on a maudit leurs tyrans : voilà le vrai martyre, le crucifiement qui torturait l'Ami du peuple, et que le peuple regardait avec indifférence.

En voulez-vous la preuve ? Écoutez : « O désespoir ! De quelle douleur mortelle mon âme est déchirée ! N'y aura-t-il donc jamais de termes à nos maux ? N'y a-t-il plus de liberté, de repos, de bonheur à espérer pour nous ? Insensés Parisiens ! vous avez l'oreille fermée à la voix du seul homme qui pouvait anéantir la tyrannie ; vous déplorerez votre funeste aveuglement, lorsqu'elle viendra enfin à se déployer sur vous avec toutes ses horreurs, » (L'Ami du Peuple, N° 310.)

Il faut voir les mille moyens dont il s'ingéniait alors pour secouer cette léthargie publique, symptôme de mort. Tantôt on menaçait le peuple de l'abandonner à sa propre infortune : « Périssez donc, lâches et stupides citoyens, puisque rien ne peut vous toucher ! Et toi, trop infortuné défenseur, péris de douleur à la vue de tes efforts impuissants ! Pourquoi t'efforcer encore de retirer de l'abîme tes indignes compatriotes ? » (Ibidem, N° 342.) Et, pour faire honte aux Parisiens, il en appelait au courage des femmes, ou bien à l'énergie des provinces. Tantôt il feignait d'avoir une détermination cette fois bien arrêtée : « Lorsqu'un peuple n'est composé que de bavards incapables de prendre une résolution convenable, c'est folie de se buter à leur faire entendre raison. Prêcher toujours inutilement la même chose est un rôle ridicule, et je commence à en être las. » (Ibidem, N° 381.) [317]

Sans doute il avait raison ; mais repetrit-on son coeur ? Jamais. Il le savait mieux que personne ; aussi passait-il bientôt de la douleur à la plaisanterie, et prenait-il lui-même en pitié sa folle passion. En novembre 92, un de ses correspondants lui écrivait : « Vous devez être, mon cher Marat, l'homme le plus malheureux, et je vous plains de tout mon coeur de votre extrême prévoyance qui vous fait toujours aller au-devant des malheurs. S'il y eut jamais une victime dévouée aux désastres de la Révolution, c'est vous assurément. Mon pauvre Marat, d'honneur, je ne vous conçois pas ; vous l'avez dit une fois vous-même, ce n'est pas avec de vieux esclaves que se font les peuples libres. Soyez donc conséquent, et enrayez une fois pour toutes, ou je demanderai pour vous une place aux Petites-Maisons. » - « Mon cher correspondant, répondait Marat, depuis trois ans que je me chapitre, il n'y a pas de jour que je ne me sois fait la mercuriale que vous venez de m'adresser. Je mérite les Petites-Maisons, j'en conviens, mais que voulez-vous ? la voix de la sagesse se tait devant celle des passions ; vous le savez, ma patrie est ma maîtresse, elle me fait tourner la tête, et les complots de ses ennemis ne me mettent jamais moins aux champs que les petits soins des galants ne désolent un jaloux. Passe encore si elle n'était pas légère, étourdie, coquette, si elle ne voulait pas toujours être flattée, si elle ne repoussait pas les conseils de la sagesse, ne montrant de docilité qu'au moment où elle est accablée sous le poids de l'infortune... Un jour viendra où elle pleurera de n'avoir pas prêté l'oreille aux alarmes de son ami. » (Journal de la République, N° 55.) Pauvre Marat ! il se trompait encore dans cette dernière hypothèse ; l'esclave, il est vrai, devait à nouveau courber le cou sous le joug, mais en laissant calomnier ses défenseurs pour se faire pardonner ses velléités révolutionnaires.

De fait, et sans métaphore, Marat était à jamais enchaîné à la cause du peuple. Plus il avait sacrifié pour lui, plus il y était lié par ses sacrifices mêmes, comme la mère à l'enfant [318] qui souffre : il était saisi par l'irrésistible engrenage du dévouement, il failait qu'il y laissât la vie. Il ne recula pas devant le sacrifice, mais il devait en coûter cher à la réaction ; c'est cette lutte qu'il faut continuer de décrire pour l'enseignement des imitateurs.

Après le placard : On nous endort, vint celui qui portait pour titre : C'est un beeau rêve, gare au reveil ! en date du 25 août 1790. En quoi consistait ce rêve ?

Le songe qu'on voulait faire faire à la nation, aux Parisiens surtout, c'est que les provinces redemanderaient à grands cris le retour à l'ordre, c'cst-à-dire à l'ancien état de choses ; c'est que le malaise des bourgeois et la misère de la classe ouvrière venaient de la Révolution ; c'est que chacun commençait à le sentir, que la moitie du chemin était déjà parcourue dans la voie du repentir ; qu'il n'y avait plus qu'à seconder ce beau mouvement ; que de tous côtés les régiments soulevés rentraient dans le devoir ; que les brigands étaient acculés ; que l'Assemblée nationale n'avait qu'à se faire l'interprète de ce sentiment général en décrétant le bonheur de la France. Ce sont justement ces assertions que le placard démentait une à une, c'est la foi qu'il redoutait que Paris y ajoutât que Marat appelait un rêve funeste ; funeste, en effet, car nous n'allons pas tarder à assister au réveil. La feuille se terminait par ces lignes sinistres : « Hélas ! l'Ami du peuple vous prêchera-t-il toujours en vain ? Prends conseil de tes malheurs, peuple lâche et stupide ! et si rien ne peut te rappeler au sentiment de tes devoirs, coule tes jours dans l'oppression et la misère, termine-les dans l'opprobre et l'esclavage. »

Ici, une fois encore, laissons parler l'histoire, laissons crier les faits, afin qu'on n'accuse ni nous, ni Marat de les exagérer.

Le rêve, avons-nous dit, datait du 25 août ; or, le 29, le Nord de la France se réveillait en pleine guerre civile. Rappelons les événements. Mais où en prendre le texte ? Si [319] nous le rédigeons nous-mêmes, on dira que nous le combinons dans le sens de Marat, on ne nous écoutera pas. Prenons-le dans un ennemi même de Marat, dans un historien connu de tous, dans M. Michelet. Le récit du massacre de Nancy comprend tout le chapitre IV du livre IV de son Histoire de la Révolution française, tome II, page 261-283. Nous ne pouvons ici copier textuellement vingt pages ; nous allons les analyser : que ceux à qui nous sommes suspect, recourent à l'original et confrontent ; nous n'imposons pas la confiance, nous aspirons à la gagner.

« Le besoin de repos, de paix à tout prix, mena la bourgeoisie et M. de Lafayette, le roi de la bourgeoisie, jusqu'à une méprise sanglante, qui eut sur la suite des événements une influence incalculable... M. de Lafayette redevenait peu à peu le marquis de Lafayette. Il voulait plaire à la reine, et la ramener ; il voulait complaire aussi à sa femme, livrée aux idées rétrogrades. A ces influences ajoutez sa parenté tout aristocratique, son cousin M. de Bouillé, ses amis tous grands seigneurs, enfin son état-major, mêlé de noblesse et d'aristocratie bourgeoise. Sous une apparence ferme et froide, il n'en était pas moins gagné...

« L'Assemblée en février avait augmenté la solde du soldat de quelques deniers ; en mai celui-ci n'avait encore rien reçu, il se crut volé ; les officiers ne rendaient aucun compte. Les soldats de M. de Bouillé, dit le général dans ses Mémoires, firent des réclamations injustes et exorbitantes. Qu'en sait-il ? Avec une comptabilité tellement irrégulière, qui pouvait faire le calcul ?... Nancy fut le théâtre de cette étrange dispute où l'officier était accusé comme escroc... Les officiers récriminèrent violemment ; ils n'épargnaient aucune insolence aux soldats, faisant assassiner les plus influents par des spadassins payés. Les officiers découverts comme agents de ces provocations passèrent la frontière et entrèrent dans les corps autrichiens : le soldat se rapprochait du peuple, l'officier de l'étranger. Et la guerre extérieure est proche : « Oui, [320] l'Autrichien viendra, répondait un chef, et c'est pour vous châtier... » Les duels s'étendaient des individus aux corps ; un jour quinze cents marchèrent contre quinze cents.

« Or, le 5 août Châteauvieux, un régiment suisse, envoya deux soldats demander ses comptes. Les deux envoyés furent en pleine parade fouettes honteusement. L'émotion fut violente dans tout le corps, et elle se communiqua aux régiments français. Ceux-ci vont prendre les deux fouettés, les revêtent de leurs propres habits, les promènent par la ville et forcent les officiers suisses à leur compter à chacun cent louis d'indemnité. Les soldats exigèrent que la caisse restât désormais au quartier. La situation était des plus graves...

« Le 6 août, Lafayette fit décréter par l'Assemblée que, pour vérifier les comptes, le roi nommerait des inspecteurs choisis parmi les officiers, qu'on n'infligerait de punition aux soldats qu'après un jugement porté par les officiers. Le 7, le roi sanctionne le décret ; le 8, Lafayette écrit à son cousin Bouillé, qui commande toute l'armée de l'Est, qu'il devait frapper le coup. M. Bouillé dit lui-même qu'il avait un plan secret : laisser se désorganiser la plus grande partie de l'armée, tenir apart, et sous une main ferme, quelques corps, surtout étrangers. Il est clair qu'avec ces derniers on pourrait accabler les autres. Or le général pouvait compter sur vingt bataillons d'infanterie (allemands ou suisses) , vingt-sept escadrons de hussards allemands, trente-trois escadrons de cavalerie française. Ordre à tous les corps administratifs de l'aider ; même invitation fraternelle à la garde nationale de la part de Lafayette, qui envoie deux de ses aides de camp en preuve d'adhésion.

« Pour vérifier les comptes à Nancy, on envoie tout expres de Besançon M. de Malseigne « premier crâne de l'armée. » Les soldats écrivent à l'Assemblée, la lettre est interceptée ; ils envoient des députés qui sont arrêtés par ordre de Lafayette. L'Assemblée nationale avertie décrète que les [321] soldats déclareront aux chefs leur repentir, même par écrit.

« Le 26, Malseigne arrive à Nancy. Au lieu de vérifier, il commence par injurier ; il refuse de faire droit. Il veut sortir, on l'en empêche ; il tire l'épée, blesse plusieurs hommes , et pourtant on respecte ses jours. Voilà la provocation, il n'y a plus qu'a conduire l'affaire à fin. Bouillé ordonne aux Suisses du régiment de Châteauvieux de sortir de Nancy. Mais sortir, c'était se livrer, les soldats refusent. Bouillé marche sur la ville avec trois mille hommes d'infanterie et quatorze cents cavaliers, presque tous Allemands, et sept cents gardes nationaux recrutés par les aides de camp. Mais le même jour il écrit à l'Assemblée de lui envoyer deux députés pour arranger l'affaire. Et, sans attendre, il part pour les arranger lui-même à coups de canon. Le 31 août il arrive devant Nancy, on lui envoie trois députations pour lui demander ses conditions. « Aucune, » répond le général. Le pauvre Châteauvieux, deux bataillons seulement, jure alors de ne pas sortir, il va occuper la porte Stainville, la seule fortifiée ; quelques gardes nationaux les soutiennent.

« Bouillé n'avait qu'à les cerner par derrière, il les mettait entre deux feux, les forçait de se rendre sans violence. Mais il fallait un coup imposant. En conséquence, il accourt, se rend maître de la porte, lance ses hussards dans la ville à travers une fusillade du peuple. Les Suisses sont moitie tués, moitié prisonniers. Ceux qui échappèrent furent égorgés les jours suivants ; vingt-et-un furent décimés et pendus par ordre immédiat de leurs officiers présents ; cinquante furent envoyés comme galériens à Brest. Ces soldats, qui n'avaient pas voulu tirer sur nous au 14 juillet, eurent pour récompense nationale de traîner le boulet en France...

« L'Assemblée, sur la proposition de Mirabeau, remercie solennellement Bouillé, vote des récompenses aux gardes nationaux qui l'ont suivi. Le roi remercie le général de sa bonne conduite et l'engage à continuer. »

Terminons ici notre citation de M. Michelet et reprenons [322] Marat : l'oeuvre remarquable de littérature, le cri du coeur.

Voilà donc le résultat de la complicité de tous les pouvoirs ! je dis de tous, car il aurait suffi de la résistance d'un seul pour arrêter le mal. Qu'a prédit autre chose l'Ami du peuple depuis tantôt un an ? Si les patriotes seulement l'eussent écouté ! Mais non, il était écrit que, pour crime de dénonciation de faits avérés aujourd'hui par le massacre de Nancy, les contre-révolutionnaires chercheraient à étouffer le dénonciateur, que le peuple laisserait faire et que la postérité confirmerait ce double crime !

Marat jeta donc son cri d'alarme dans un nouveau placard : l'affreux réveil. La nation se réveillait en effet, mais au bruit du canon de Nancy. Écoutons : « La voila donc arrivée cette horrible catastrophe que je vous ai présagée depuis si longtemps, suite inévitable de votre imprévoyance et de votre, aveugle securité... Barbares, ces hommes que vous allez massacrer sont vos frères, ils sont innocents, ils sont opprimés. Ce que vous avez fait le 14 juillet, ils le font aujourd'hui, ils s'opposent à leurs massacreurs ; les punirez-vous de suivre votre exemple et de repousser leurs tyrans ?... Rien n'égale les forfaits du commandant et des officiers de Nancy, si ce n'est la légèreté de l'Assemblée nationale qui a lancé les horribles décrets, actes de démence, ah ! dites plutôt actes de scélératesse dignes du dernier supplice... »

« Juste ciel ! tous mes sens se révoltent et l'indignation serre mon coeur. Lâches citoyens ! verrez-vous donc en silence accabler vos frères ? Resterez-vous immobiles, quand des légions d'assassins vont les égorger ? Oui, les soldats de la garnison de Nancy sont innocents : ils sont opprimés, ils résistent à la tyrannie ; ils en ont le droit ; leurs chefs sont seuls coupables, c'est sur eux que doivent tomber vos coups : l'Assemblée nationale elle-même, par le vice de sa composition, par la dépravation de la plus grande partie de ses membres par les décrets injustes, vexatoires et tyranniques qu'on lui [323] arrache journellement, ne mérite plus votre confiance... Qu'est-elle ? Qu'une bande d'ennemis de la Révolution, de conjurés, de traîtres et de conspirateurs. Ce sont ces misérables ennemis de la liberté par état, par principe, que vous avez la stupidité de regarder comme les représentants de la nation dont ils sont les mortels ennemis ; ce sont ces hommes que vous regardez comme des législateurs, et dont vous avez la folie de respecter les décrets.

« Ah ! foulez, foulez aux pieds ceux qu'ils viennent de lancer pour allumer la guerre civile ; invitez sans délai les provinces à nommer d'autres députés ; installez-les dans le sénat et chassez-en avec ignominie ceux qui en souillent actuellement les sièges. Mais, avant tout, volez au secours de vos frères ; dessiliez les yeux des soldats citoyens ; invitez tous les Suisses à soutenir leurs compatriotes ; désarmez les satellites allemands qui vont égorger vos concitoyens ; arrêtez leurs chefs, et que la hache vengeresse les immole enfin sur l'autel de la liberté. »

Voilà une de ces adresses qu'on est convenu d'appeler les torches incendiaires de l'énergumène Marat. Qu'on la rapproche de la réalité des faits accomplis et qu'on juge. Mais bientôt les nouvelles du massacre devaient se répandre dans tous leurs détails ; il faut lire l'Ami du Peuple à ce moment de crise ; plusieurs numéros, quelquefois doubles, sont consacrés au récit de toutes les circonstances de cette boucherie, de la connivence des conjurés ; ces pages brûlantes nous revenaient en mémoire quand nous disions : c'est dans cette histoire véritable de notre révolution passée qu'il faut puiser l'enseignement révolutionnaire pour l'avenir. C'est alors, quand la sensibilité de Marat est exaltée à son paroxysme, qu'on peut se faire une idée de ce que M. Michelet appelle le style déclamatoire et vide de l'Ami du peuple : « Les ignorants ! ils méconnaissaient donc le caractère des soldats français et des soldats patriotes ? Non, nous ne craignons d'eux aucune bassesse ; ils périraient de misère plutôt [324] que d'attenter à la propriété de leurs concitoyens. Stupides despotes ! n'apprendrez-vous donc jamais que c'est par l'honneur, la justice, ces divinités toutes-puissantes, que l'on doit conduire des êtres libres et sensés ? Que n'auriez-vous pas obtenu du citoyen paisible et du guerrier intrépide, si vous aviez su élever leur coeur ! N'honorerez-vous donc jamais l'humaine nature, et prefererez-vous toujours le plaisir de tyranniser des esclaves au plaisir de commander à des hommes libres ? Oui, je le soutiens, rien n'est si facile que de conduire des soldats français, pris par les sentiments : vous les mèneriez aux enfers, vous en feriez des Romains, des Spartiates ; mais vous voulez en faire des janissaires, des muets ! » (L'Ami du Peuple, N° 210.)

L'affaire de Nancy dut singulièrement grandir l'influence de Marat : il fallait bien se rendre à l'évidence des faits. Aussi l'acharnement des pouvoirs contre lui fut-il encore plus violent ; sa tête fut mise à prix, tous les argousins de la police étaient à la piste ; et l'Ami du peuple, toujours de plus en plus souffrant par suite de l'insalubrité des caves qu'il habitait, devait creuser toujours plus profondément son souterrain pour échapper aux assassins. A cette époque justement se passait un autre événement politique qu'il avait depuis longtemps annoncé : Necker se démettait de ses fonctions et quittait la France sous prétexte qu'il était accablé de fatigue et abreuvé de dégoût. Dans son numéro 214, l'Ami du Peuple adresse au ministre démissionnaire une lettre qui va nous mettre au courant de l'état réel où il se trouvait en septembre 1790 : « Vous accusez le destin de la singularité des événements de votre vie, que serait-ce si, comme l'Ami du peuple, en proie à une maladie mortelle, vous aviez renoncé à la conservation de vos jours pour éclairer le peuple sur ses devoirs ; si vous aviez été réduit au pain et à l'eau pour consacrer à la chose publique tout ce que vous possédiez ; si, pour sauver la classe des infortunés, vous vous étiez brouillé avec tout l'univers, sans vous ménager un seul asile [325] sous le soleil... si, poursuivi par une foule d'assassins armés contre vos jours ; si, courant d'asile en asile, vous vous étiez déterminé à vivre dans un souterrain pour sauver un peuple insensible, aveugle, ingrat ? Sans cesse menacé d'être tôt ou tard la victime des hommes puissants auxquels j'ai fait la guerre, des ambitieux que j'ai traversés, des fripons que j'ai démasqués ; ignorant le sort qui m'attend, et destiné peut-être à périr de misère dans un hôpital, m'est-il arrivé comme à vous de me plaindre ? Il faudrait être bien peu philosophe, monsieur, pour ne pas sentir que c'est le cours ordinaire des choses de la vie ; il faudrait avoir bien peu d'élévation dans l'âme, pour ne pas se consoler par l'espoir d'arracher à ce prix vingt-cinq millions d'hommes à la tyrannie, à, l'oppression, aux vexations, à la misère, et de les faire enfin arriver au moment d'être heureux. »

Si les satisfactions d'amour-propre personnel pouvaient consoler une âme de vrai patriote des maux publics, Marat aurait pu à ce moment éprouver une grande joie, car le 6 septembre 1790 la Constituante, peut-être pour se faire pardonner les égorgements des soldats du régiment de Châteauvieux, abolissait le Châtelet. N'était-ce pas en condamner la juridiction jusqu'à ce jour, donner raison à Marat, s'accuser elle-même d'avoir si longtemps attendu ? A qui revenait cet honneur ? A l'Ami du peuple. Depuis un an il ne cessait de demander la suppression d'un tribunal suspect à tant de titres, et depuis un an toutes les persécutions qu'il avait souffertes, il les devait à sa persistance dans cette idée. Pour le poursuivre, l'Assemblée maintes fois s'était jointe à ce Châtelet quelle récusait aujourd'hui ! Peut-on imaginer plus d'inconséquence ? Encore s'il n'y avait pas de victimes ! Qui en sut gré à l'Ami du peuple ? Personne. Qui même y songe aujourd'hui ?

Mais ce n'est pas fini ; à ce tribunal de sang il s'agissait déjà de substituer une haute cour nationale qui n'eût pas moins de pouvoir : tant il est vrai que la préoccupation [326] première des gouvernants, c'est de se mettre en garde contre les gouvernés ! Nous vivons, ce semble, sur le pied de guerre, et nos constitutions ne se composent que de véritables conditions d'armistice.

La sentinelle infatigable veillait déjà aux avant-postes ; elle criait à ses concitoyens : « Dans la composition du nouveau tribunal, repoussez avec mépris tous les membres des anciennes cours : ces gens du roi, ces avocats et ces procureurs généraux, ces lieutenants civils et criminels, ces présidents et conseillers, en un mot, tout homme qui aurait appartenu à quelque cour de judicature, à moins qu'il n'ait fait preuve de patriotisme et de capacité. » (L'Ami du Peuple, N° 215.)

Le croira-t-on ? Cette vigilance sans répit, dont on aurait du savoir le plus de gré au journaliste révolutionnaire, était justement ce qui lui aliénait tous les esprits, ce qu'on lui reproche encore aujourd'hui. Il ne se montrait, dit-on, si infatigable, que parce qu'il était soutenu par la plus odieuse des passions, par l'envie. Révisons donc cette nouvelle accusation. [327]



Chapitre XVII


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XIX


dernière modif : 21 Apr. 2001, /francais/bougeart/marat18.html