Chapitre XIX


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XXI


CHAPITRE XX.

SIMONNE EVRARD.

1790

SOMMAIRE. - En quelles circonstances Simonne Evrard s'attacha-t-elle a Marat ? - Époque approximative. - Témoignages d'Albertine Marat, - de Rousselin, - de F. Lepelletier, - de Formaleoni, - d'Hiver. - Accusation de Deflers. - Réponse de Marat. - Allégation d'Henriquez. - Simonne s'intitule « veuve Marat. » - Affirmation de Guirault. - Promesse formelle de mariage de l'Ami du peuple. -Toute la famille reconnaît Simonne comme veuve de Marat. - Réfutation de l'Histoire des Girondins, par C. Hilbey. - Anecdote scandaleuse racontée par Mme Roland. - Réplique.

C'est peut-être le moment de parler d'un fait purement biographique et privé, qui pourtant dut avoir la plus grande influence sur l'existence politique de Marat : nous voulons rappeler son union avec Simonne Évrard. Nous disons « peut-être, » car nous n'avons pu découvrir de date précise. Tout ce que nous savons de science certaine, ce que nous allons attester, c'est qu'au moment où Marat était poursuivi par toutes les autorités gouvernementales et delaissé par les patriotes, une âme aussi noble que la sienne, un coeur aussi grand que le sien, comprit tout ce qu'il y avait de généreux dans ce dévouement d'un seul à la cause de tous, sentit tout ce qu'il y avait de douloureux aussi dans l'ingratitude publique. Cette âme d'élite aurait voulu le sauver ; mais, ne le pouvant : Eh bien, se dit-elle, je partagerai sa misère, ses souffrances physiques et morales, ses dangers, le mépris dont on le couvre, et peut-être lui aiderai-je à les supporter. Honneur à toi, femme assez courageuse pour braver volontairement la réprobation générale, femme assez grande par [339] le coeur pour t'attacher de préference à celui qui était le plus grand de tous par le caractère !

Nous avons tout lieu de croire que ce fut en 1790 que Simonne Évrard se résolut à partager la destinée de Marat, malgré les résistances de sa famille : prélude sinistre de la lutte qu'elle s'engageait à soutenir. Elle était en possession d'une modeste aisance ; son premier acte fut de la consacrer tout entière à la publication du journal l'Ami du Peuple. On se rappelle que Marat était revenu de Londres en mai, n'ayant plus ni presse ni moyen de continuer son oeuvre, puisqu'il avait été complètement dévalisé, ruiné dans l'invasion du 22 janvier ; on se rappelle encore que, quelques semaines après son retour et la réapparition de sa feuille chez des imprimeurs cupides, ou intimidés par les menaces de Bailly et de Lafayette, l'Ami du peuple annonça qu'il allait fonder une nouvelle imprimerie. Cette mesure tres-coûteuse pourrait bien être le résultat de l'apport des fonds offerts par Simonne. Nous sommes induit dans toutes ces conjectures par les paroles d'Albertine, soeur de Marat, paroles consignées dans une brochure intitulée : Réponse aux détracteurs de l'Ami du peuple, par Albertine Marat. On y lit : « Ne trouvant de recours qu'auprès des personnes peu fortunées, Marat eût succombé à ses malheurs. Peuple, ton bon génie en décida autrement : il permit qu'une femme divine, dont l'âme ressemblait à la sienne, consacrât sa fortune et son repos pour te conserver ton ami. Femme héroïque, reçois l'hommage que tes vertus méritent ! Oui, nous te le devons. Enflammée du feu divin de la liberté, tu voulus conserver son plus ardent défenseur ; tu partageas ses tribulations ; rien ne put arrêter ton zèle ; tu sacrifias à l'Ami du peuple et la crainte de ta famille et les préjugés de ton siècle. Forcée ici de me circonscrire, j'attendrai l'instant on tes vertus paraîtront dans tout leur éclat. » Du reste, qu'importe le moment précis de cette union ? l'important, c'est de constater d'une façon irréfutable que le lien qui les attache l'un et l'autre, c'est le serment de donner leur [340] vie pour le triomphe de la cause du peuple. Les paroles d'Albertine suffiraient à cet effet ; qui pouvait être mieux instruite qu'elle de ces détails ? Elles désignent l'époque d'une manière bien certaine quoique générale ; nous ne pourrions différer que de quelques mois. Comment, devant des documents aussi authentiques, M. le bibliophile Jacob a-t-il osé écrire : « Cette audacieuse maîtresse que Marat ne s'est pas contenté de peindre en buste dans les aventures du jeune comte Potowski ? » On sait que ce roman de la jeunesse de l'auteur a du être écrit quinze à vingt ans avant la Révolution : ces barbouilleurs de préfaces ne sont pas même de consciencieux compilateurs !

Simonne Évrard, née à Tournus-Saint-André (Saone-et-Loire) en 1764, avait vingt-six ans quand elle prit la grave résolution de consacrer son existence et sa fortune à Marat, qui avait vingt ans plus qu'elle. Y a-t-il dans les circonstances qui accompagnèrent cette décision l'étoffe nécessaire pour filer un roman dans les règles ? C'est possible. Quoi qu'il en soit, je supplie d'avance nos grands génies du feuilleton de n'en pas faire l'essai : les martyrs sont sacrés.

L'âge des personnages, le but avoué de l'union en grandissent singulièrement le caractère ; mes souvenirs historiques ne m'en montrent pas un exemple ailleurs. Vingt-six ans, c'est l'âge où la femme, désabusée des coquetteries de la jeunesse, s'attache surtout à l'homme pour sa virilité morale ; où elle n'aime plus qu'à la condition d'estimer, d'admirer, je dirais presque de diviniser. Quarante-six ans, c'est l'âge où l'homme ne cherche plus dans la femme qu'un autre lui-même à qui confier toute sa pensée, toutes ses espérances ; qu'elle comprenne, qu'elle assente, qu'elle encourage, c'est tout ce qu'elle peut donner, mais aussi c'est tout ce qu'il faut à l'homme. Or, pour compensation à toutes ses misères, à tous ses déboires, pour récompense providentielle de ses sacrifices, Marat eut ce trop rare bonheur de rencontrer un être qui sentait aussi vivement que lui, qui était un autre [341] lui-même. Or, qui peut assurer que seul il ne se fût pas decouragé ; que seul il n'eût pas été entraîné par la rapidité du courant ? Un roseau, si faible qu'il soit, ne suftit-il pas pour sauver un homme qui se perd ? C'est pourquoi nous ne craignons pas d'avancer que l'histoire, oubliant Simonne, a été ingrate ; mais cet oubli volontaire n'a été que la conséquence d'une première injustice, de la négation du dévouement désintéressé de Marat à la cause de la liberté.

Si l'histoire n'avait été qu'oublieuse, ce serait peu, mais elle a calomnié Simonne Évrard, elle l'a gratuitement couverte de la boue des prostituées ; elle nous force donc à insister cette fois encore ; est-ce notre faute ?

Voici en quels termes Alexandre Rousselin, dans un discours public qu'il prononça un jour d'inauguration du buste de Marat (brumaire, an II), parle des circonstances de l'union de l'Ami du peuple avec Simonne : « C'est dans une caverne que la reconnaissance enfanta l'amour vertueux auquel Marat fut fidèle. Sa généreuse amante, en le sauvant, s'était déclarée l'amante de la patrie, elle mérita d'être sa compagne inséparable ; c'est dans le secret d'une si douce intimité qu'il faudrait pénétrer pour se convaincre que l'âme haute et fière de Marat était accessible à tous les charmes des affections honnêtes. Une si belle âme ne pouvait éprouver que des passions sublimes ; rien d'impur ni d'abject n'en souilla le chaste enthousiasme. En se donnant lui-même pour récompense, il a consacré à notre vénération le tendre objet des plus nobles sentiments. »

Le frère de Lepelletier, dans une fête analogue, s'écriait : « J'appellerais, citoyens, votre vengeance sur le sexe entier des femmes, si, près du souvenir des forfaits d'une d'elles (Charlotte Corday), vous ne vous rappeliez une républicaine qui sauva Marat des persécutions du despote pendant trois ans, qui lui consacra sa vie, sa fortune, son existence, et qui par ses vertus mérita de devenir sa compagne chérie. »

Un canonnier de Paris, Vincent Formaleoni, avait fait [342] aussi un éloge de Marat qu'il avait présenté à Simonne Évrard. Celle-ci ne lui ayant pas répondu, je ne sais pour quelle cause, le canonnier s'en plaint ; ce qui ne l'empêche pas d'ajouter : « Obligé de fuir, l'Ami du peuple ne trouvera donc pas un ami parmi le peuple ? Une femme généreuse et sensible l'accueille et le sauve. Enthousiaste de la liberté, cette femme avait conçu une haute idée des vertus de Marat. Une noble passion succéda aux sentiments de l'estime, et intéressa son coeur en faveur d'un homme que le malheur rendait encore plus recommandable. »

Un autre orateur de club, le citoyen Hiver, dit encore : « Épouse digne et chérie du vertueux Ami du peuple, cesse de le pleurer ; il ne vit plus pour toi, nous vivons tous pour lui, et notre dernier neveu, en voyant en toi la digne moité de Marat, deviendra le soutien de celle qui sut le conserver, le préserver tant de fois. » Ce n'était qu'une espérance d'enthousiaste ; vingt-neuf ans plus tard, la pauvre veuve devait mourir de misère sur un grabat, et les derniers neveux l'outrager indignement dans son sentiment le plus sublime et le plus pur.

Voilà tout ce que nous avons pu recueillir de la bouche des partisans de Marat. Cette épithète, pense-t-on, suffit pour infirmer la véracité de ce qu'ils ont avancé. Il faut avouer que c'est accorder un bien grand privilège aux ennemis d'un homme que de leur donner le monopole de la vérité à l'égard de celui qu'ils ont tant d'intérêt a dénigrer. De plus impartiaux remarqueront que tous sont d'accord sur le mobile de Simonne : elle veut concourir pour sa part à l'oeuvre de délivrance entreprise par l'Ami du peuple. Pense-t-on que s'il eût été possible de nier le fait, les panégyristes auraient appelé sur cette circonstance l'attention des contradicteurs ? S'est-on jamais avisé de prêter le même mobile à la Thérèse de Rousseau ? L'on va voir d'ailleurs que les ennemis de Marat n'ont pas révoqué en doute un sentiment qui se prouvait tous les jours par la persistance de la compagne du [343] persécuté à ne pas le quitter d'un instant. Mais ne pouvant attaquer l'union dans la sainteté du but, ils se sont rejetés sur le fait lui-même. Nous allons les suivre sur ce terrain. Les calomnies des modernes, à cet égard, ont été greffées sur celles des contemporains ; c'est pourquoi nous ne nous occuperons que de ces dernières.

En septembre 1792, Marat avait signalé aux électeurs de Paris les individus qu'il considérait comme suspects parmi les candidats à la Convention nationale. Le sieur A.-C. Deflers était du nombre des dénoncés ; il se récria contre les imputations de l'Ami du peuple dans une Pétition présentée au Corps électoral par A.-C. Deflers contre J.-P. Marat. On y lisait en forme de récrimination : « Toi, qui te dis l'Ami du peuple, quelle idée aurais-tu d'un homme qui, se croyant proscrit et obligé de vivre dans les caves, recevrait pendant plus de deux ans les soins les plus tendres d'un citoyen peu fortuné et de sa femme, et qui, pour récompense de ses soins et de ses sacrifices, éloignant l'homme par une commission feinte, profiterait de son absence pour lui enlever et sa femme et ses meubles ? Réponds et prononce ta condamnation, car c'est le citoyen Maquet, qui, par ma bouche, t'accuse de ces vols qu'il dénonça en présence de mille témoins prêts à se présenter. »

L'accusation était explicite, la réponse aura le même caractère, et ne laissera rien à désirer, car c'est Marat lui-même qui va la faire. Pourquoi faut-il que toutes ne lui aient pas été adressées également de son vivant ?

L'Ami du peuple fit immédiatement un placard portant pour titre : Marat, l'Ami du peuple, à ses concitoyens les électeurs. Il y exposait les motifs qui avaient pu animer le citoyen Deflers contre lui ; il insérait en entier la Pétition aux électeurs du plaignant ; enfin le placard finissait par sa propre justification sur tous les faits allégués ; nous allons transcrire la réponse textuelle au sujet du rapt et du vol des meubles ; elle mérite toute l'attention du lecteur. « Vous [344] m'accusez, sur des bruits absurdes répandus par les ennemis publics, d'avoir enlevé la femme et les meubles du graveur Maquet, lequel, dites-vous, a tout fait pour moi.

« Moi, que les assassins de Mottier forçaient de vivre dans un souterrain, enlever la femme et les meubles d'un homme en liberté ! Y songez-vous, monsieur Deflers, et est-il bien vrai que vous ne rêvez pas ? Encore faut-il pour dénigrer les autres avoir soi-même un grain de sens commun : mais voyons. D'abord le sieur Maquet n'a jamais été marié ; comment donc aurais-je enlevé sa femme ? Bien est-il vrai qu'il a eu chez lui mademoiselle Fouaisse, âgée de trente-cinq a trente-six ans, dont il faisait sa fille d'établi et sa servante, dont il retenait depuis plusieurs années et les meubles et les honoraires, sans avoir daigné lui en donner une simple reconnaissance, dont il abusait de la timidité naturelle en la retenant par la crainte à l'attache, après l'avoir excédée de coups, spectacle révoltant dont j'ai été témoin plus d'une fois tandis qu'elle m'avait en pension. Comme cette bonne patriote s'était chargée de faire tenir mes manuscrits à mon imprimeur, et qu'elle me rendait tous les bons Offices que j'aurais pu attendre du meilleur citoyen dans ma captivité, je m'intéressai à son sort. La voyant désolée de ne point recevoir des nouvelles du sieur Maquet, au bout de trois semaines d'absence employées à courir la Picardie pour se procurer des autorisations à postuler la place d'inspecteur de marée à la halle de Paris, je la pressai de m'en apprendre la cause. Elle y consentit en me demandant conseil. Je lui indiquai le moyen d'obtenir de son tyran et la reconnaissance de ses meubles et un billet du montant de ses honoraires.

« Comme j'étais sur mon départ pour Londres, après l'anéantissement de la liberté par le massacre du Champ de Mars, elle me pria de lui chercher une place de gouvernante d'enfants. Maquet, craignant qu'elle ne partit avec moi, la tint en charte privée et fit tout ce qui dépendit de lui pour me faire tomber entre les mains des assassins de Lafayette, [345] sans cependant trop se compromettre. Indigné de ces horribles procédés, j'écrivis à mademoiselle Fouaisse, par la voie de mon Journal, d'ouvrir sa croisée, de crier au secours, et traduire devant le magistrat l'homme indigne qui la traitait en esclave. (Voyez le N° 555 de l'Ami du Peuple.) Qu'en pensez-vous, M. Deflers ? est-ce en sonnant le tocsin et en s'adressant aux magistrats que se font les enlèvements ? Deux jours plus tard, je publiais un avis au persécuteur de mademoiselle Fouaisse. (Voyez le N° 557, ibid.) Le sieur Maquet, tremblant de voir sa conduite dévoilée au grand jour, écrivit sur-le-champ à cette femme infortunée de venir retirer ses meubles ; ce qu'elle fit. Je lui avais conseillé de faire appeler le commissaire de section ; si elle l'eût fait, elle n'eût pas perdu six cents livres, car l'honnête homme ne lui compta que la moitie du billet qu'il lui avait fait ; mais il eut soin de tirer un reçu du total. J'invoque ici le témoignage de mademoiselle Fouaisse, de la veuve Meugnier et du commissionnaire chargé du transport des meubles.

« Je renvoie mes concitoyens aux numéros de l'Ami du Peuple en date des 20 et 22 septembre 1791, où toute l'histoire du sieur Maquet est développée ; pièces authentiques qui valent mieux que les bruits ténébreux propagés par des ennemis en démence. J'y renvoie M. Deflers lui-même ; qu'il lise de sang-froid, s'il le peut, et, s'il ne rougit pas de sa scandaleuse sortie, je ferai des voeux pour le retour de sa raison. »

Il n'y avait plus un mot à répliquer. Marat était complètement lavé de cette accusation ; il n'avait pas eu recours aux tribunaux contre le déclamateur, le triomphe de sa moralité n'en était que plus complet, et, pour peine de sa légèreté, le sieur Deflers recevait le seul châtiment qui ressortit de la nature du délit, il perdait à l'avenir toute confiance. Voilà le résultat de la liberté de dénonciation, en voilà aussi les inconvénients ; préfère-t-on le système de législation qui, sous prétexte de protéger l'innocence, condamne tout accusateur [346] et encourage tous les abus, surtout les abus des hommes du pouvoir ? Car n'oublions pas non plus que Marat, en septembre 1792, était magistrat en sa qualité de membre de la commune de Paris, et qu'il ne s'en crut pas plus autorisé à poursuivre le sieur Deflers : il prêchait d'exemple.

Trois ans plus tard, en 1795, un écrivain contre-révolutionnaire voulut renchérir. Marat n'était plus là, c'était plus facile ; mais, à force d'exagération, il échappe à toute vraisemblance. « Marat avait pour déesse, dit-il, une de ces femmes vendeuses de voluptés qu'une loi sage défend d'avouer pour épouse... Ici je m'arrête de peur de me tromper... Est-il vrai que Marat ait été marie ? Est-il mort dans le concubinage ? S'il était marié, que d'outrages faits à la foi conjugale ! S'il ne l'était pas, c'est sans doute un conte que l'on a fait au peuple quand on lui dit que la République fait une pension à la veuve de Marat. » (Henriquez, Dépanthéonisation.) En resumé, le sieur Henriquez ne sait pas si Marat était marié ou s'il ne l'était pas ; si sa concubine était ou non vendeuse de volupté ; s'il est vrai que la République ait fait ou non une pension à la prétendue veuve ; en résumé, le sieur Henriquez ne sait rien, et il a peur de se tromper. Pourquoi donc ecrivait-il ?

Mieux éclairé que le digne royaliste Henriquez, nous sommes aujourd'hui en mesure de prouver que Marat n'a jamais été marié avec Simonne, et que l'Assemblée n'a décrété aucune pension à cette dernière. Le fait est prouvé par le Moniteur que tout le monde a consulté, excepté M. Cabet et M. le bibliophile Jacob qui, en sa qualité de compilateur de documents sans originaux, n'a pas hésité à affirmer qu'elle « obtint, sous le titre de veuve Marat, une pension civique qu'elle dut moins à ses droits qu'à la munificence de l'Assemblée nationale. » (Préface d'un Roman de coeur.)

Reste l'accusation de concubinage. Ici toutes les consciences timorées ont droit de se signer, tous les adversaires de Marat peuvent triompher ; car il est vrai de dire que l'Ami [347] du peuple est mort sans contrat de mariage avec Simonne passé par-devant la municipalité. Il est juste pourtant d'ajouter que, pour quiconque ne confond pas la légitimité d'un lien avec sa légalisation, le concubinage de Marat avec Simonne perd une grande partie de l'horreur qu'il inspire aux gens mariés, et surtout aux mal maries. Que de 1790 jusqu'au 10 août 92 Marat n'ait pas épousé Simonne, cela se comprend, puisqu'il était obligé de se cacher, puisque la police n'aurait pas manqué de se saisir de sa personne au sortir de la municipalité. Que du 10 août jusqu'à sa mort il ne l'ait pas fait, c'est non moins authentiquement prouvé et nous n'en savons pas la raison. On ne dit pas toutefois que Simonne s'en soit formalisée, se soit récriée, ce que n'aurait pas manqué de faire une amante vulgaire. C'est que, sans doute, le sentiment de la pureté de ses intentions lui suffisait, sa conscience ne lui reprochait rien, elle n'avait rien d'antérieur ou d'ultérieur à cacher ; c'est qu'aucun intérêt à sauvegarder ne la guidait ; c'est qu'en un mot elle était autant au-dessus de son sexe par le caractère que Marat au-dessus de ses contemporains politiques.

Mais quelles étaient, à cet égard, les intentions secrètes de l'Ami du peuple ? Nulle part dans son journal il ne parle ouvertement de Simonne ; ne remplit-elle auprès de lui que le rôle secondaire d'une autre Thérèse ? L'histoire possède une pièce qui va répondre péremptoirement.

Marat venait d'être assassiné. Au moment de la levée des scellés, la citoyenne Évrard faisant valoir ses droits comme veuve, Guirault, l'un des commissaires, crut devoir exposer devant ses collègues une circonstance qui prouvait la légitimité toute morale de la liaison de l'Ami du peuple : « Poursuivi, dit-il, par Lafayette et ses agents, Marat fut forcé de se sauver ; il fut reçu par la demoiselle Évrard qui, à la lecture des feuilles de ce patriote, avait conçu pour lui la plus haute estime. Marat, plein de reconnaissance pour sa libératrice, conçut le dessein et lui promit de l'épouser.

« Marat, qui ne croyait pas qu'un vain cérémonial format l'engagement du mariage, voulant néanmoins ne pas alarmer la pudeur de la citoyenne Évrard, l'appela par un beau jour à la croisée de sa chambre ; serrant sa main dans celle de son amante, prosternés tous les deux à la face de l'Etre suprême : C'est dans le vaste temple de la nature, lui dit-il, que je prends pour témoin de la fidélité éternelle que je te jure le Créateur qui nous entend. » (Journal de la Montagne, N° 53.)

Nous soupçonnons Guirault d'amplification oratoire. Une telle cérémonie en plein vent n'était ni dans le caractère de Marat ni dans celui de Simonne. Eût-elle eu lieu d'ailleurs, de telles scènes restent toujours secrètes, le mystère en fait la sanction. La liaison des deux époux était resserrée chaque jour davantage par la reconnaissance d'une part, de l'autre par la sympathie rendue toujours plus vive par les souffrances toujours plus intenses du persécuté. En fallait-il davantage ? Guirault croyait grandir son héros en en faisant un héros de roman ; l'ours lançait son pavé. Si nous n'avions eu que cette pièce à citer, ce ne serait pas assez.

Mais en voici une plus précieuse : dans l'inventaire des papiers de la victime, on a trouvé une promesse de mariage de Marat à Simonne Évrard. (Journal de la Montagne, N° 58.) On comprend pourquoi une promesse. L'Ami du peuple sentait sa santé s'affaiblir de jour en jour ; il était, en outre, à tout instant exposé au fer des assassins ; or, en cas d'accident, il voulait laisser un témoignage de l'affection et de l'estime qu'il portait à sa libératrice ; il voulait confondre ses calomniateurs passés et à venir ; il espérait aussi sauvegarder la position de sa veuve, la vente de ses ouvrages suffisant à elle seule pour lui assurer l'indépendance ; n'était-ce pas là un contrat aussi légal qu'une volonté testamentaire, un engagement aussi sacré que tous ceux qu'on peut supposer ? Ne reconnaissez-vous pas l'exquise délicatesse du signataire, qui, sans doute, n'en avait point averti son amie, parce qu'il savait bien que celle-ci s'y serait refusée ? [349]

Voici plus encore, c'est une déclaration qui aurait pu suffire à la pudeur de M. de Lamartine, si tant est que cette pudeur soit de bon aloi ; elle est consignée au Journal de la Montagne, N° 85, par les deux soeurs et le frère même de Marat, autre témoignage quelque peu plus sérieux que la capucinade mystique du citoyen Guirault. « Quoique déjà convaincus des importants services rendus par la citoyenne Évrard au citoyen Marat, son époux, nous avons cru nécessaire, pour donner à cet acte toute l'authenticité qu'exige notre reconnaissance, d'appeler en témoignage les personnes qui ont connu la situation où était reduit notre frere par les sacrifices, qu'il avait faits pour coopérer à la Révolution.

« Pénétrés d'admiration et de reconnaissance pour notre chère et digne soeur, nous déclarons que c'est à elle que la famille de son époux doit la conservation des dernières années de sa vie ; que sans elle il eût succombé à l'abandon et à la misère, puisque la famille de Marat ignorait alors l'état où était réduite cette infortunée victime ; que ce n'est pas seulement pour avoir consacré sa fortune et ses soins à sa conservation, avoir partagé héroïquement ses périls, et l'avoir soustrait pendant longtemps par sa vigilance aux piéges que l'aristocratie lui tendait et à l'opprobre dont elle cherchait à le couvrir, mais pour avoir rendu cet infatigable citoyen à la dignité de ses fonctions, et l'avoir conservé autant qu'il a été en son pouvoir à ce peuple duquel il fut toujours l'ami ; nous déclarons donc que c'est avec satisfaction que nous remplissons les volontés de notre frère, en reconnaissant la citoyenne Évrard pour notre soeur ; et que nous tiendrons pour infâme ceux de sa famille, s'il s'en trouvait quelqu'un qui ne partageât pas les sentiments d'estime et de reconnaissance que nous lui devons ; et si, contre notre attente, il pouvait s'en trouver, nous demandons que leurs noms soient connus, ne voulant pas partager leur infamie. Fait à Paris, le 22 août, an II de la République française, Marie-Anne Marat, femme Olivier ; Albertine Marat ; Jean-Pierre Marat. » [350]

Fouilliez dans vos papiers de famille, âmes timorées, vertus pudibondes, et dites si vous y trouvez quelque acte de la légitimité du mariage de vos soeurs plus authentique que celui-là ? La famille déclarait infâme quiconque de ses membres nierait la moralité de l'union de Marat avec Simonne : c'est l'épithète qui convient aux historiens précités.

Un mois après la mort de son époux, Simonne se présente à la Convention : « Vous voyez devant vous, dit-elle, la veuve de Marat... La veuve de Marat n'a besoin que d'un tombeau. » Et personne ne se récrie.

Faut-il anticiper et dire tout de suite que Simonne a survécu à Marat 31 ans, qu'elle est restée fidèle à sa mémoire, au nom qu'il lui avait donné ; plus noble de coeur et d'âme en cela que les femmes du plus grand nom, qu'une impératrice, qu'une reine et qu'une duchesse, que Marie-Louise d'Autriche, Christine d'Espagne, Caroline de Berry, épouses très-légitimes assurément et qui se recommandent à la plume du chantre d'Elvire.

Enfin, comme pour sanctionner la déclaration faite conjointement avec son frère et sa soeur en 93, Albertine Marat, pendant ce long veuvage, ne quitte pas d'un instant la femme de son frère ; elle travaille pour la nourrir pendant que celle-ci, moins robuste, fait le ménage ; elles s'entr'aident à supporter dignement leur honorable misère ; et plus tard, quand Simonne mourra la première, l'acte de décès portera : veuve de Jean-Paul Marat ; dernier témoignage de la constante adhésion d'Albertine à reconnaître pour époux légitimes l'Ami du peuple et Simonne Évrard.

On se demande pourquoi cet acharnement des historiens après une femme. La réponse est consignée dans la Réfutation des Girondins par C. Hilbey, un ouvrier, un homme de coeur auquel il faudra toujours savoir gré d'avoir osé, le premier de tous, venger la mémoire de Marat, et cela sous la tyrannie, audace qu'il a payée de la prison et de la perte d'une modeste aisance ; écoutons bien cette réponse si nette, [351] si précise, si logiquement irréfutable : « Quoi ! cette femme a conservé les jours de l'Ami du peuple, et vous avez pu croire qu'on lui pardonnerait ! » Tout est là, en effet. Simonne Évrard sauve le persécute, et elle meurt de misère et on la flétrit après sa mort ; un bon citoyen venge en 1847 la mémoire du calomnié, et il s'étiole encore aujourd'hui dans l'exil. C'est que tous les deux avaient puisé dans Marat même le précepte et l'exemple de n'abandonner qu'avec la vie la cause de la liberté.

Au reste, la moralité privée d'un homme influe si puissamment sur le choix de ses principes politiques (tant il y a de rapports entre la conduite et la doctrine), que tous ceux qui redoutaient ou redoutent encore Marat, ou pour mieux dire ses principes, prirent à tâche de répandre les plus odieuses calomnies sur sa vie privée. Nous avons relevé les insinuations de M. Michelet à cet égard ; M. C. Hilbey a réduit à néant tout le verbiage lucratif du mendiant de Mâcon. Nous avons cité la dénonciation publique de Deflers et l'illogique assertion de Henriquez : reste, pour n'être point accusé de distraire les pièces importantes, à rappeler une historiette galante racontée par la pudique épouse du vertueux Roland ; c'est là encore une des sources où la calomnie est venue puiser ses inspirations ordurières.

Marat est mort, madame Roland est emprisonnée ; c'est le moment, se dit-elle, de faire connaître à la postérité ce que l'on m'a confié sur la prétendue moralité de l'Ami du peuple. « Ici j'entends citer Marat, chez qui les papiers publics annoncent qu'on a trouvé à sa mort un seul assignat de 25 sols ; quelle édifiante pauvreté ! Voyons donc son logement ; c'est une dame qui va le décrire. Son mari, membre du tribunal révolutionnaire, est détenu à la Force, pour n'avoir pas été de l'avis des dominateurs. Elle a été mise à Sainte-Pélagie par mesure de sûreté, est-il dit ; mais probablement parce qu'on aura craint les sollicitations actives de cette petite femme du Midi. Née à Toulouse, elle a toute la vivacité du [352] climat ardent sous lequel elle a vu le jour, et tendrement attachée à un cousin d'aimable figure, elle fut désolée de son arrestation faite il y a quelques mois. Elle s'était donné beaucoup de peines inutiles, elle ne savait plus à qui s'adresser, lorsqu'elle imagina d'aller trouver Marat. Elle se fait emmener chez lui : on dit qu'il n'y est pas, mais il entend la voix d'une femme et se présente lui-même. Il avait aux jambes des bottes sans bas, portait une vieille culotte de peau, une veste de taffetas blanc ; sa chemise crasseuse et ouverte laissait voir une poitrine jaunissante, des ongles longs et sales se dessinaient au bout de ses doigts, et son affreuse figure accompagnait parfaitement ce costume bizarre. Il prend la main de la dame, la conduit dans un salon très-frais, meublé en damas bleu et blanc, décoré de rideaux de soie élégamment relevés en draperies, d'un lustre brillant et de superbes vases de porcelaine remplis de fleurs naturelles, alors rares et de haut prix ; il s'assied à côté d'elle sur une ottomane voluptueuse, écoute le récit qu'elle veut lui faire, s'intéresse à elle, lui baise la main, serre un peu ses genoux, et lui promet la liberté de son cousin. « Je l'aurais laissé faire, dit plaisamment la petite femme avec son accent toulousain, quitte à aller me baigner après, pourvu qu'il me rendit mon cousin. » Le soir même Marat fut au comité, et le cousin sortit de l'Abbaye le lendemain ; mais, dans les vingt-quatre heures, l'Ami du peuple écrivit au mari, en lui envoyant un sujet auquel il s'agissait de rendre un service qu'il fallait bien ne pas refuser. » (Appel à l'impartiale postérité, par la citoyenne Roland. Première partie, pages 117-118.)

Il y a bien quelques réflexions à faire sur ce joli pastiche des contes à la façon de ceux de la reine de Navarre ; nous nous contenterons de trois ou quatre, de celles qui tombent le plus sous le sens.

Nous commencerons par une remarque générale : pourquoi n'avoir pas dévoilé du vivant de Marat un fait de haute immoralité suivi d'un abus de pouvoir ? C'était assurément un [353] moyen honnête de ruiner l'influence d'un homme aussi dangereux ; je dirai plus, madame, c'était un devoir. Allèguerez-vous que vous n'en aviez plus la puissance ? Mais la scène se passa il y a quelques mois, dites-vous, en juin 93, date de votre arrestation et de la rédaction des Notices historiques ; or, à quelques mois du 1er juin, à quelques mois même du 13 juillet, époque de l'assassinat de l'Ami du peuple, vous étiez encore femme de ministre, et quelle femme ! En prison même vous aviez encore de nombreux amis, des journaux à votre service, ne fût-ce que ceux de province, du Calvados par exemple. Il suffisait d'une simple note signée de vous, transmise aux chers collègues, et des provinces elle volait à Paris, franchissait les barrières, et bon gré, mal gré, pénétrait jusqu'aux tribunes les plus patriotes ; la calomnie est partout la bienvenue, citoyenne ; et vous avez trop de littérature dans votre style pour que j'aie besoin de vous rappeler votre Figaro.

Répliquera-t-on que l'anecdote vous a été racontée en prison par la Toulousaine ? Votre tort alors, pour être d'une autre espèce, n'en serait que plus impardonnable. Ai-je besoin de vous dire, femme du vertueux Roland, qu'on n'accepte comme vrai en fait d'accusation que ce qu'on peut vérifier ? Et, imitant votre coupable légèreté, en croirai-je M. Lamartine, quand il écrit, par exemple : « Si on peut soulever le voile du coeur de cette femme vertueuse (madame Roland), on reste convaincu que son penchant instinctif avait été un instant pour Barbaroux, mais que sa tendresse réfléchie était pour Buzot. » Non, madame, je sens de la répugnance à prendre pour modèle votre coupable légèreté ; et ma logique se refuserait à honorer de l'épithète de vertueuse une femme d'une tendresse aussi réfléchie.

Mais je veux que l'historiette vous ait été racontée en prison, je veux que vous n'ayez pu la divulguer, que les geôliers, qui ont laissé passer le Mémoire entier, n'aient pas permis la propagande de l'anecdote piquante ; alors, femme vertueuse, restait pour votre honneur à vous enquérir de la moralité du témoin, je dois dire plutôt de la partie narrante. Or, la susdite partie est de Toulouse, c'est-à-dire gasconne ; elle a toute la vivacité du climat, c'est-à-dire une imagination beaucoup trop fertile ; elle est tendrement attachée, quoique mariée, à un cousin, en d'autres termes c'est une femme perdue ; pour sauver son amant, elle se présente chez Marat, elle va le laisser tout faire : décidément cette femme est une coquine. Et voilà, dame vertueuse, la partie que vous avez entendue ! que vous avez crue sur parole ! sur la déclaration de qui vous dénoncez comme immoral Marat à l'impartiale postérité ! Je vous le déclare, au nom de cette postérité même, elle vous a entendue, elle vous a appréciée, vous êtes jugée à jamais.

Et vous trouvez la petite femme plaisante ! son humeur égrillarde vous plaît, vous goûtez sa façon d'agir ! Madame, vous me donnez des tentations de partager l'opinion du chantre d'Elvire.

Encore si l'anecdote eut conclu à l'immoralité de Marat ; mais non, puisque l'acte n'est pas consommé, quoique Marat soit seul, quoique le boudoir soit tapissé de bleu et blanc, quoique l'ottomane soit voluptueuse, quoique la Toulousaine se prête volontiers à la chose. A quoi donc, dans votre intention, aboutit cette graveleuse historiette ? A prouver qu'il n'est pas vrai que Marat ait été si pauvre que de n'avoir chez lui que 25 sols a sa mort, puisqu'il avait un salon très-frais, décoré de rideaux de soie, d'un lustre, de porcelaines. Chaste Pénélope ! vous n'avez donc pas réfléchi que lors de l'assassinat tout Paris a pénétré chez lui ; que l'inventaire le plus minutieux a été fait ; que parmi les commissaires chargés de cette tâche, plusieurs ont survécu à la tourmente révolutionnaire et qu'aucun n'en a rappelé du témoignage des rapports publics ; que quelques mois après la mort de son époux la veuve de Marat était réduite à la plus grande misère ? Vous n'avez réfléchi à rien, madame ; et c'est pourquoi je vous le [355] répète : il était providentiel que vous écrivissiez vos mémoires, afin que, sur pièces authentiques, la postérité vous jugeât sous le double rapport intellectuel et moral.

Pauvre Simonne Évrard ! Et c'est toi que tous les historiens ont vilipendée, et c'est la Roland qu'ils ont exaltée ! Il ne sera pas dit du moins que j'aurai participé à cette infamie, et, puisqu'à partir de ce moment, puisqu'à partir de 1790, tu partageas la destinée de Marat, la réhabilitation de ta mémoire se confondra dans ce livre avec celle de ton ami ! [356]



Chapitre XIX


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XXI


dernière modif : 08 May. 2001, /francais/bougeart/marat20.html