Chapitre XXI |
Marat, l'Ami du Peuple |
Chapitre XXIII |
SOMMAIRE. - Nouvelle invasion en septembre 1790. - Réflexions sur la violation du domicile. - Des prétendues contradictions de Marat avec lui-même. - Application de la liberté de la presse pour tous successivement demandée et rejetée par l'Ami du peuple. - Citations à l'appui. - Distinction entre l'état de paix et l'état de guerre. - Qu'il faut en révolution agir d'après les lois de la guerre. - De quel moment précis date pour Marat la politique de la guerre. - Caractère de Lafayette. - Système de défiance préconisé par Marat. - Nouvelle invasion du domicile du journaliste au 3 décembre 1790. - Autre au 14 du même mois. - Courage de Marat.
Depuis le massacre de Nancy, Marat n'avait pas perdu de vue Lafayette, l'âme de cet affreux complot ; dans chacun de ses numéros il revenait sur l'affaire pour y ajouter toujours quelque détail, pour en inspirer l'horreur, mais surtout pour ne pas laisser le peuple fléchir sous sa défaite. Aussi le général démasqué mettait-il en oeuvre tous les moyens pour se débarrasser de cet incommode surveillant. Le 14 septembre 90, il apprend que l'Ami du peuple préparait contre lui un numéro tout spécial, comme au 22 janvier le journaliste l'avait fait contre Necker ; il faut à tout prix qu'il en empêche la publication. Il déguise ses mouchards en gardes nationaux ; nouvelle expédition contre le sieur André, imprimeur en chef de l'imprimerie Marat, et contre la dame Meugnier, distributrice de la feuille quotidienne.
« Le 15, à une heure du matin, trois cents souteneurs du patriotisme de Motier s'emparent de la rue et des défilés. Un mouchard stylé s'avance doucement jusqu'à la porte de l'imprimerie, et frappe trois coups. On descend : « Qui vive ? - Ami, ami. » Séduit par la voix pateline, on ouvre. A peine [368] la porte est-elle entr'ouverte que les espions en uniforme se précipitent dans l'allée d'un air triomphant. En un clin d'oeil la maison en est pleine, et la joyeuse bande escalade l'escalier ; elle trouve les ouvriers occupés à tirer le redoutable numéro. Elle se saisit de tous les exemplaires et des formes ; elle furette dans l'imprimerie, passe dans l'appartement du sieur André, le force de se lever, la baïonnette sur la poitrine, fouille de tous les côtés, se met à verbaliser, et commence à démonter les presses à grands coups des haches dont elle est pourvue. Le sieur André accourt et demande l'exhibition de l'ordre de dévaliser son imprimerie. Sept à huit satellites répondent qu'ils ont le droit d'enlever et les presses et l'imprimeur. Il insiste : alors, le nommé Grandin tire de sa poche un papier. C'est un ordre du comité des recherches, signé Bailly et Lafayette, qui lui enjoint de se transporter avec main-forte chez le sieur André, d'y faire la perquisition la plus exacte du journal de l'Ami du peuple, de briser les portes à la moindre résistance, et de traîner l'imprimeur en prison, sur le simple refus d'indiquer la demeure de l'auteur, etc. Le sieur André répond qu'on ne peut ni le forcer d'être sorcier, ni le punir de ne l'être pas, et qu'il ne les croit pas assez forcenés pour le jeter dans un cachot parce qu'il ignore l'asile de M. Marat. Il leur observe, de plus, qu'il est en règle : que le Journal de l'Ami du peuple est signé par l'auteur, et qu'ils n'ont aucun droit d'enlever l'impression, moins encore les formes. Ils le laissent dire, partent avec l'édition et courent chez la dame Meugnier, forcent bureaux et armoires, fouillent la paillasse du lit avec les baïonnettes, vident les poches de l'hôtesse, lui enlèvent une charretée de collections, et partent à la pointe du jour comme des voleurs qu'ils sont. » (L'Ami du Peuple, N° 224.) Et l'on s'étonnera que Marat termine son récit par cette réflexion : « Non, non, mes chers compatriotes, il ne s'agit pas de relever vos anciens tyrans, mais d'exterminer les nouveaux, puis de vivre libres et heureux ! » (Ibidem.) Quand donc aurons-nous [369] le sentiment de la dignité personnelle et de la solidarité civique ? Quand comprendrons-nous que pénétrer chez un citoyen, au nom d'un arrêt qu'on a dressé soi-même, pour des griefs commis envers soi-même, et dont soi-même on se fait juge, c'est se rendre coupable d'un acte de violence, d'iniquité, auquel même il serait injuste d'assimiler celui de l'assassin, car celui-ci du moins joue sa vie contre la mienne ; l'autre, sous l'égide d'une loi faussement interprétée ou votée par sa bande, saccage, vole et tue avec impunité ? Marat avait bien raison de rappeler, à propos de ce crime, l'administration des Sartine et des Lenoir, et de donner la préférence à la politique de l'ancien régime : celle-ci, n'ayant rien promis, n'était tenue à rien. L'histoire ne doit pas l'oublier : c'est du benin Lafayette et du vertueux Bailly que date l'ère des assassinats juridiques.
Je ne sache pas que dans leurs Mémoires les deux archipatelins politiques aient rien répliqué à ces réflexions de l'Ami du peuple : « Que me reprochent-ils ? De leur manquer de respect ? Assurément c'est leur faute ; ils savait combien j'en ai pour le mérite et pour la vertu. De n'avoir aucune vénération pour leurs décrets ? Ils se trompent grossièrement ; je suis à genoux devant celui de la déclaration des droits de l'homme ; mais ils n'ont pas craint de fouler aux pieds leurs plus belles lois, en y portant atteinte par cent décrets postérieurs. Me feront-ils un crime de ne pas respecter plus qu'eux leur propre ouvrage, et de fouler aux pieds leurs décrets attentatoires ? » (L'Ami du Peuple, N° 226.)
Ces dernières paroles de Marat expliquent le nouveau plan de conduite qu'il va suivre, à compter de ce moment, à partir du massacre de Nancy ; elles vont expliquer ce qu'on a appelé ses contradictions politiques, sur lesquelles nous devons insister.
Je ne respecterai, pas plus que vous, votre propre ouvrage, c'était dire en d'autres termes : « Je ne me considère plus comme engagé par la Constitution, parce que vous-mêmes [370] l'avez violée. » Le viol était-il flagrant ? Nancy est là pour répondre. Est-il bien vrai que toutes les autorités y ont participé ? Ouvrez le Moniteur et lisez. Mais s'exprimer ainsi c'était dire encore : A partir de ce jour, la guerre entre vous et nous, entre l'ancien régime et la Révolution est engagée ; c'est un combat à mort : elle a ses lois de représailles ; vous n'avez pas droit d'en invoquer d'autres ; car pourquoi jouiriez-vous des bénéfices d'une déclaration que vous ne respectez pas vous-mêmes ? Est-ce juste ? Répondez.
Et remarquez que Marat est d'autant plus fondé à prendre ce parti extrême, qu'il ne s'appuie pas sur un fait qui lui soit personnel. Il aurait bien pu cependant se considérer sur le pied de guerre dès le lendemain du 22 janvier, puisque le pouvoir arbitraire venait de violer à son égard la Constitution ; non, son engagement date d'un massacre général des patriotes, afin qu'on ne puisse pas l'accuser de haine individuelle, et que toutes les mesures qu'il proposera soient justifiées, parce que l'assassinat justifie tout.
Donc, nous ne sommes plus en temps ordinaire, mais en révolution, c'est-à-dire en lutte. C'est à ce point de vue qu'il faut juger désormais toutes les paroles de Marat : c'est ce qu'on s'est bien gardé de faire : on a opposé les écrits du législateur aux instigations du révolutionnaire, on a essayé d'appliquer à un temps de guerre les lois de la paix, et l'on a crié à l'injustice, à la violence ; mais nous détromperons une fois de plus ceux qui nous lisent avec bonne foi, et l'intention liberticide des faux interprètes sera dévoilée ; le peuple ne sera plus dupe de leur manège, et, le cas échéant, il saura ce que veut la paix, ce que veut la guerre.
En bonne justice, peut-on révoquer en doute que les actes ou les paroles d'un homme tirent des circonstances dans lesquelles ils se sont produits toute leur force aggravante ou atténuante ? Certes, l'homicide est un crime au premier chef, que tout le monde réprouve ; mais qu'un brigand m'attaque, je le tue, et personne ne s'avisera de m'accuser, de [371] dire que j'ai violé un principe proclamé par moi-même. Pourquoi ? Les circonstances ont changé la nature du fait ; j'étais sur le pied de défense personnelle, l'homicide devenait un droit. Eh bien, tout pouvoir qui viole la loi jurée est le brigand dont il s'agissait tout à l'heure, j'ai droit d'appeler sur lui toute la colère d'un peuple, car le danger est commun, et le salut de tous veut son extermination.
Parmi vingt circonstances que nous ne pouvons toutes rappeler dans un livre, nous allons en choisir une où la contradiction entre la déclaration du législateur Marat et l'application du journaliste révolutionnaire est on ne peut plus évidente ; il s'agit de la liberté de la presse ; on se souvient en quels termes Marat l'a proclamée, combien de fois il est revenu sur ce texte : « Je la veux illimitée, » a-t-il dit. Eh bien, écoutez maintenant ce qu'il écrivait dans son numéro 317. « Aucune presse ne doit être à l'oeuvre que pour éclairer le peuple sur ses droits... Pour suivre l'esprit de la Révolution, il importe de faire main basse sur les imprimeurs contre-révolutionnaires, comme on a fait sur les monuments de la tyrannie, le 14 juillet 1789 : assez et trop longtemps nous avons souffert ces trahisons typographiques. J'invite donc tous les bons citoyens, tous les patriotes de la capitale à se rassembler pour mettre en pièces toute imprimerie destinée aux libelles de nos ennemis. Je leur dénonce celles de Du Rosoy, de Sainties, de la Gazette de Paris, de Jacob Simon, de Royou, de Rose ; » et il indique les adresses.
Évidemment il y a là violation de la liberté de la presse, contradiction avec tout ce que Marat avait antérieurement avancé ; mais tout s'explique d'un mot : le gouvernement a violé lui même cette liberté, il n'a plus le droit de l'invoquer pour sa propre défense ; cette violation a remis le citoyen sur le pied de guerre, elle a constitué le droit de représailles ; le brigand a voulu m'assassiner, je l'ai tué. Voilà la logique révolutionnaire. Et ce qui légitime mon acte, c'est que je ne fais que me défendre ; c'est que, mon salut [372] assuré, le brigand exterminé, je suis prêt à proclamer de nouveau le droit que j'invoquais hier pour tous comme pour moi-même.
Faut-il insister ? faut-il tant de paroles pour expliquer ce qui tombe sous le sens commun ? Nous ne ferons pas à nos lecteurs cette injure ; mais qu'ils croient bien que ce n'est pas par inintelligence que les historiens modernes ont accusé Marat d'illogisme en ce cas ; ce qu'ils veulent, c'est l'impunité des traîtres, sinon l'éternelle oppression des peuples. Désormais donc, quoi qu'avance Marat, c'est au point de vue révolutionnaire, au point de vue de l'état de guerre, que nous devrons le juger si nous voulons être justes, logiques, conséquents avec nous-mêmes. Ou niez le droit de légitime défense, ou avouez que, le cas échéant, la politique maratiste est la politique des vrais révolutionnaires ; il n'y a pas à hésiter, il faut résoudre le dilemme avant de passer outre.
Il serait vraiment par trop dérisoire que, s'en reposant sur des principes exclusifs, les contre-révolutionnaires se crussent toujours en droit d'abuser, tandis que les patriotes, par cela seul qu'ils revendiquent pour tous des droits communs, devraient courber la tête sous les coups de leurs tyrans, c'est-à-dire se vouer à une éternelle oppression, et cela sous peine d'être taxés de violation de la loi qu'ils ont eux-mêmes proclamée. Oui, en paix nous voulons des droits égaux pour tous ; mais si vous nous déclarez la guerre, eh bien, nous nous replacerons sur le pied de guerre, et nous ne croirons pas avoir été en contradiction avec nous-mêmes ; et, dussions-nous succomber dans la lutte, de notre poussière aussi surgiraient de nouveaux Maratistes, parce qu'en ce cas la politique de l'Ami du peuple n'est que l'interprétation de la loi de salut public, loi éternelle comme l'humanité. Dans son numéro précité, Marat disait aux patriotes : « Allons briser les presses d'un pouvoir qui vient de violer à notre égard le droit éternel d'écrire sa pensée » ; comme nous sommes prêts [373] à dire : Au nom de la liberté, écrasons tous ceux qui s'opposent à la liberté.
Que l'histoire ne l'oublie pas ; c'est surtout à partir de ce moment, du massacre de Château-Vieux, que la scission va se faire, que la France va se partager en deux camps bien distincts, afin que nul ne doute que la guerre ne soit formellement déclarée, que nul ne cherche dans les menaces, dans les mesures exceptionnelles, la conséquence logique avec les principes antérieurement jurés ; il n'y a plus rien de commun, il ne s'agit plus de logique de principe, mais de logique de défense ; la Révolution est attaquée à force ouverte, c'est révolutionnairement, comme disait Drouet, qu'il faut désormais la juger. Consultez les annales, et vous vous convaincrez que nous ne forçons pas à plaisir l'interprétation des événements : du 31 août 90 au 17 juillet 91, la contre-révolution massacre à Nancy, à Jalès, elle conspire avec l'étranger contre la France, elle met son roi à la tête des alliés, elle triomphe à sa manière ; des massacres du Champ-de-Mars au 10 août 92, la Révolution reprend le terrain perdu, et finalement la monarchie est abolie et la République proclamée. Cette guerre aura des péripéties de victoires et de défaites ; on pourra de part et d'autre chicaner sur les avantages réels remportés, discuter sur le bon droit, comme il arrive toujours, mais en résumé c'est la guerre ; or, la fin de la guerre c'est le triomphe, et si l'ennemi a violé le droit des gens comme à fait maintes fois la royauté, la fin d'une telle guerre c'est l'extermination.
Dans cette période de deux années environ, période qui se divise, avons-nous dit, en deux phases nettement décrites, ascendante puis décroissante pour la réaction, phase en sens contraire pour la Révolution, quel homme a le plus contribué à soutenir le courage d'abord abattu des patriotes ? quel homme les a le plus tenus en éveil ? quel homme a le plus préparé leur triomphe ? C'est sans contredit Marat. Non, la préoccupation d'auteur, la charge d'avocat ne me rend pas [374] exclusif ; je sais tout ce que nous devons à Camille, à Fréron, à Danton, à Robespierre, à tant d'autres. Mais il me semble que Desmoulins rit beaucoup trop pour être profondément convaincu de la gravité de la situation ; Fréron se contente de l'honneur, assez grand déjà, d'être l'écho de l'Ami du peuple ; Danton et Robespierre jouent à cette époque un rôle peut-être trop effacé ; Marat seul est plus énergique, pourquoi craindrions-nous de le dire ? plus violent que jamais : aussi affirmons-nous que c'est à cette période que se rattachera sa plus grande gloire, parce qu'il lutte seul contre tous ; non pas que nous prétendions que plus tard il faiblira contre des ennemis nouveaux, mais il sera soutenu par des combattants non moins vaillants que lui, sa gloire sera partagée.
Lafayette, pendant cette période du 31 août 90 au 10 août 92, est sans contredit l'homme du pouvoir le plus dangereux, puisqu'il a en main toute la force matérielle, le commandement de l'armée : aussi est-ce avec lui surtout que Marat va se prendre corps à corps. On pourrait presque avancer que, pendant ce laps de temps, il n'est aucun numéro de l'Ami du Peuple qui ne s'attaque, ici dérisoirement, là sérieusement, au héros des deux mondes, à ce prototype de la fourberie du constitutionnalisme, et presque toujours avec succès ; c'est que Marat était doué au suprême degré de la faculté la plus propre à parer les coups fourrés de l'astucieux général, je veux dire la défiance, arme que l'Ami du peuple considérait comme une garantie de sécurité pour le révolutionnaire, et sur laquelle, à ce titre, nous devons nous arrêter un instant.
En vingt passages de son journal, il la recommande à ses concitoyens, et toujours il appuie ses recommandations de nouveaux motifs : « En temps de révolution et dans un État où tant de gens spéculent sur les abus, la méfiance envers les administrateurs publics est une vertu civique, parce qu'elle conduit au soupçon, du soupçon à la surveillance, de [375] la surveillance à la connaissance assurée des hommes intègres ou à la découverte des complots des intrigants contre les droits du peuple. » De cette qualité on a voulu faire un défaut par cela seul qu'elle est une garantie de liberté. C'est l'instinct conservateur des opprimés, des faibles et des dupes. L'expérience du passe nous en fait un devoir. Quoi donc ! il y a des siècles qu'on traite les peuples d'imbéciles parce que toujours ils se laissent prendre aux mêmes piéges, et vous feriez un crime à l'Ami du peuple de leur inoculer la défiance ? Marat est défiant parce qu'il croit tout possible de la part de la royauté et de ses suppôts. Or, n'a-t-elle pas tout fait ? quel crime de trahison n'ont-ils pas commis ? Mais l'on veut afficher un noble caractère, une âme généreuse, impénétrable au soupçon injurieux : au fond l'on voudrait revêtir du nom de vertu son indifférence pour la cause du peuple, ou sa lâcheté, ou son inhabileté, ou sa complicité, et l'on donne à cette vertu de contrebande le doux nom de confiance ; connaissant les hommes, je me défie de quiconque nous crie : confiance ! confiance ! j'en crois Marat : « L'hypocrisie est le vice caractéristique de tous les fonctionnaires publics. Aussi, tant que l'Ami du peuple pourra élever la voix, il s'appliquera à détruire la funeste illusion, l'aveugle sécurité. » (L'Ami du Peuple, N° 302.)
Direz-vous qu'elle a ses inconvénients ? Écoutez comment Marat répondait à cette objection, et refutez-le, si vous pouvez : « Les inconvénients de la défiance ne compromettront jamais le salut public. Sans doute elle peut m'exposer à me méprendre sur le compte de quelques individus : mais, vu la corruption du siècle et la multitude d'ennemis par éducation, par principes et par intérêt de toute liberté, il y a mille à parier contre un que je ne prendrai pas le change en les considérant d'emblée comme des intrigants et des frippons publics, tout près à machiner. Je suis donc mille fois moins exposé à être trompé sur le compte des fonctionnaires publics, tandis que la funeste confiance qu'on a en eux les met à même [376] de tramer contre la patrie avec autant d'audace que de sécurité ; la défiance éternelle dont le public les environne d'après mes principes ne leur permettrait pas de faire un pas sans trembler d'être démasqués et punis. » (Journal de la République, N° 43.)
Puisqu'il s'agit en ce moment surtout de Lafayette, donnons un exemple d'une erreur où la défiance de l'Ami du peuple l'a conduit à l'égard du général ; pesons en quoi elle a nui au héros des deux mondes et principalement à la chose publique ; M. Michelet n'a pas manqué de la rappeler comme un des principaux griefs.
Lafayette donc avait fait peindre son portrait sur des tabatières ; il les offrait à tous ses amis, à tous ses partisans, à tous ses chers camarades de la garde nationale, à trop de patriotes même ; il en envoyait par fournées dans tous les départements ; « Constatez, écrit le journaliste, si ces tabatières n'ont pas été imaginées pour faire passer secrètement aux chefs des conjurés les mots sacramentaux de son plan de contre-révolution. » (L'Ami du Peuple, N° 319.) Il seyait moins à M. Michelet qu'à qui que ce fût de railler cette précaution. Peut-être ne faudrait-il pas fouiller bien longtemps dans les mémoires que l'illustre historien a vingt fois compulsés, pour prouver que des moyens plus futiles encore en apparence ont été employés pour propager les plus importants secrets. Et puisqu'il est bien démontré aujourd'hui que les tabatières n'avaient pas de double fond, la seule chose vraiment ridicule, c'est la vanité du héros des deux mondes ; et Marat lui faisait beaucoup trop d'honneur en ne le soupçonnant pas d'autant de puérilité. Je veux d'ailleurs que sa defiance systématique l'ait parfois entraîné dans des conjectures moins probables encore. Beau malheur, si elle l'a conduit cent fois à la découverte de complots qui auraient compromis la liberté.
Mais si Marat s'acharnait à déjouer toutes les ruses du commandant général, on pense bien que celui-ci ne laissait échapper aucune occasion de sévir : « Citoyens, écrivait l'Ami [377] du peuple, soyez sans cesse sur vos gardes, et dussent tous vos mandataires être gens de bien, conduisez-vous toujours avec eux comme s'ils étaient des fripons : unique moyen de n'être ni leurs dupes ni leurs victimes. » Et pour prouver la vérité de ce qu'il avançait, le journaliste donnait les détails qui vont suivre ; bonnes preuves, en effet.
« Ceux qui ne cherchent qu'à remettre la nation sous le joug sentent si vivement la vérité de ce principe, et ils sont si convaincus de la fermeté inébranlable de l'Ami du peuple, que jeudi soir (2 septembre 90) le bataillon de Saint-Roch fut commandé pour l'enlever dans la nuit. Comme le maire et le général voulaient donner à cette expédition un vernis légal, ils firent venir un huissier du Châtelet, auquel ils enjoignirent de mettre à exécution le dernier décret lancé contre moi. Qui l'aurait cru ? Cet huissier se trouva moins hardi contempteur de la justice, ou plutôt des décrets, que le vertueux Bailly et le divin Motier. Il leur représenta que, le Châtelet n'étant plus tribunal d'État et le décret lancé contre l'Ami du peuple étant un trait honteux de tyrannie dont l'Assemblée nationale aurait longtemps à rougir, il ne marcherait point. Le divin Motier, qui dispose aujourd'hui des comités de recherches, « et qui y tient même des espions à demeure, n'avait pas songé sans doute à se pourvoir d'un ordre direct. Quoi qu'il en soit, le bataillon fut presque toute la nuit sous les armes, sans se mettre en marche. » (L'Ami du Peuple, N° 302.)
Ce qui avait mis le général en fureur, c'est que le journaliste, depuis quelque temps, cherchait à prouver aux gardes nationaux qu'ils ne devaient pas obéissance aveugle à leur chef. Or, que serait un héros sans soldats ?
Après l'échauffourée qui venait d'avoir lieu, Marat ne s'acharna que plus à mettre la question à l'ordre du jour ; [378] Lafayette, n'osant le suivre sur ce terrain, profita d'un autre prétexte pour une nouvelle expédition nocturne. L'Ami du peuple avait annoncé que des mouchards en assez grand nombre s'étaient glissés dans le bataillon des vainqueurs de la Bastille. Il citait entre autres Hulin, leur capitaine, qui bientôt, en effet, va commander le massacre au Champ-de-Mars et que M. Michelet a mis sous sa protection. Traiter de mouchards des vainqueurs de la Bastille, quel sacrilège ! Et pourtant la dénonciation était juste ; et la preuve, c'est que déjà le bataillon demandait à grands cris l'épuration (L'Ami du Peuple, Nos 306-313, 14, 15, 16) qui commença à s'opérer. Le mal s'aggravait : d'un côte les gardes nationaux discutaient le principe d'obéissance, de l'autre les vainqueurs de la Bastille s'indignaient qu'on les eût déshonorés ; c'en était fait du héros des deux mondes s'il n'agissait. Le mardi (14 décembre 90), trois bataillons sont appelés : celui de Saint-Roch, des Filles-Saint-Thomas et de Henri-Quatre. Au milieu de la nuit, ils se portent dans le faubourg Saint-Germain, au domicile présumé de l'Ami du peuple ; on envahit l'imprimerie Henri-Quatre à la réquisition du nommé Languedoc, un des mouchards dénoncés. (D'après le numéro 315.) Injonction faite à la demoiselle Colombe, propriétaire de l'imprimerie, de reconnaître, par-devant notaire, ledit Languedoc comme homme d'honneur et de probité ; elle sera condamnée à vingt-cinq mille livres de dommages et intérêts par forme de réparation civile envers le jeune homme, qui a besoin de la considération publique pour son état. (D'après le numéro 316.) Je cite ces détails insignifiants pour que le lecteur sache bien où retrouver la minute de la teneur des perquisitions policières exercées depuis. Il faut lire comment l'Ami du peuple répond au sieur Languedoc, en détaillant toute sa honteuse biographie ; il termine par ces mots : « Quant à moi, je vous promets de vous faire pendre si je puis. » L'affaire tomba d'elle-même, tant elle était ridicule à force d'exagération. [379]
Nous croyons que le journal, à cette époque, était au moment de sa plus grande vogue, par la raison qu'il était à coup sûr le plus osé. Plus tard, quand le danger sera moins grand, Lafayette moins puissant, d'autres organes se feront entendre ; leur voix sera d'autant plus haute qu'ils auront moins à craindre : autant de concurrents, autant de perdu sur la vente. Mais il fallait bien qu'il en fût comme nous l'avançons en décembre 1790, puisque, malgré les pillages, les bris des presses , tous les ravages en un mot de l'autorité en délire, la feuille trouve toujours moyen de reparaître le lendemain : il fallait qu'imprimeur, éditeur, propagateur et colporteurs fussent grandement intéressés à la vente.
Quoi qu'il en soit, que pense-t-on du courage de cet homme qui ne recule pas devant l'idée de soulever contre sa personne tous ces mouchards de la police, pris à partie nominativement, désignés par le journaliste chacun en particulier à la colère du peuple ? Il y a des gens qui ne comprennent pas qu'il y a courage dans tout homme qui volontairement s'expose à la mort, qu'il tienne en main un fusil ou une plume, qu'il apparaisse sur la barricade ou bien à la tribune, qu'il soit Élie, Danton ou Marat.
Quoi qu'il en soit, force est bien d'avouer que l'Ami du peuple ne s'exagérait pas ses dangers quand il écrivait : « Je vois tous les jours mille poignards s'élever sur ma tête, moi dont le corps sera mis en hachis si j'ai le malheur de tomber entre les mains des assassins qui sont sur mes traces, moi qui ne leur ai échappé que par un miracle continuel de la Providence, moi qui ne saurais me flatter que ce miracle dure encore longtemps. » (L'Ami du Peuple, N° 316.)
Pour en finir avec cette incroyable accusation de lâcheté, appliquée à un homme qui, pendant trois ans, tint en échec toute la police, tout le pouvoir exécutif, citons la réponse qu'il fit à Camille, au sujet du même reproche : « Je ne vous rappellerai pas ces circonstances orageuses où, menacé du cachot par les municipaux, je les obligeai à se réunir en [380] assemblée générale, et, sans crainte des baïonnettes dont ils étaient environnés, j'allai seul et sans-mission exercer au milieu d'eux les fonctions de censeur public, chasser quelques-uns des plus effrontés coquins qui déshonoraient leur corps, faire procès à tous les autres de la bassesse de leurs arrêtés, de l'atrocité de leurs attentats, et les réduire à l'humiliation de tirer de ma main certificat de vie et de moeurs. Je ne vous rappellerai point ces circonstances orageuses où, en butte aux fureurs du Châtelet qui instruisait mon procès, j'entrepris de le renverser lui-même. Je lui fis donner l'assaut un beau matin par six mille patriotes, et arrachai Rutlége de ses griefs, malgré l'or du ministre des finances. Je ne vous rappellerai pas ces temps orageux où, pendant trois semaines consécutives, ma maison était assaillie presque chaque nuit par une légion de satellites de robes-courtes et de pousse-culs nationaux, qui avaient juré de m'avoir mort ou vif ; où, tranquille dans mon cabinet, je sortais à la brune lorsque ma feuille, qui désespérait les coquins, était sous presse, et où je rentrais le lendemain à la pointe du jour. Vous savez cela comme moi ; mais ce que vous savez beaucoup mieux, c'est que pendant mon absence, après la fameuse expédition du 22 janvier, le courage de tous les écrivains était glacé ; c'est que le lendemain de mon retour de Londres vous me pressâtes de reprendre la plume pour leur redonner du coeur ; c'est que, quelques jours après, je recommençai à faire la guerre ouverte à tous les ennemis connus de la liberté, continuant à me montrer en public, quoique je fusse toujours dans le lien de deux décrets de prise de corps ; c'est que, transporté de joie de ma dénonciation contre le général, vous me prodiguâtes, dans votre numéro 32, le titre de divin, de sapeur des journalistes, et toujours le premier sur la brèche ; c'est qu'interdit de la manière dont je traitai l'Assemblée nationale, devant laquelle vous étiez humilié, après le décret de crime de lèse-nation qui ne vous avait effleuré que pour reposer tout entier sur ma [381] tête, vous m'appeliez dans votre numéro 37 l'enfant perdu des journalistes patriotes, et vous vous déclarez mon émule indigne ; c'est qu'atterré du parti que j'ai pris, pour sauver la patrie, de mener une vie souterraine, de braver tous les supplices, et craignant la comparaison, vous demandez si un écrivain patriote qui n'a pas été mis en sentinelle par le peuple est tenu à l'abnégation de lui-même et à s'enterrer tout vivant comme Marat. Et c'est vous, mon frère d'armes, vous qui vous prétendez un Romain, qui venez flétrir des lauriers dont vous m'avez couvert, et m'imputer à lâcheté un genre de vie dont vous n'aviez pas même la force de soutenir l'idée ! » (L'Ami du Peuple, N° 448.)
Camille n'avait rien à répondre ; c'étaient là des faits publics, notoires ; la suite de notre livre va en ajouter bien d'autres ; mais des modernes diront encore : Marat était lâche, car pour écrire il s'est caché : cette parole nous rappelle un cri souvent vociféré par des bataillons entiers dans nos déplorables guerres civiles ; ils disaient des patriotes : Les lâches, ils se cachent derrière des barricades ! Et ces lâches étaient un contre cent, et tenaient en échec une armée entière ! [382]
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