Chapitre XXII |
Marat, l'Ami du Peuple |
Chapitre XXIV |
SOMMAIRE. - Historique dos principaux événements de 1791. - Portrait de Marat considéré comme prophète à la Tribune des Cordeliers. - Ce qu'il entendait par ses prophéties. - Ce qu'il prédit de Mirabeau. - Ce que l'histoire nous a révélé. - Ce qu'il prédit de Bouillé, de Lafayette et de Dumouriez. - Malheur à quiconque à raison six mois d'avance.
Nous entrons dans l'année 1791, année féconde en événements : la première partie est tout à l'avantage de la réaction ; dans la seconde, comme nous l'avons dit, la Révolution reprend sa marche. Prouvons cette assertion par quelques détails. Les allies, à l'instigation des émigrés, font pressentir leurs intentions pour nous effrayer sans doute (janvier) ; les nobles Français se réunissent sur le Rhin (février) ; Leopold II manifeste son projet par sa déclaration de Paris (mai), invite les souverains à se joindre à lui pour délivrer Louis XVI (juillet), fait à cet effet une convention avec le roi de Prusse (juillet), s'abouche à Pilnitz avec Frédéric-Guillaume, Bouillé et Calonne, pour prendre leurs mesures ; pour attester sa connivence avec les étrangers, Louis XVI essaye de s'enfuir au 17 avril, mais on le retient à Paris malgré lui ; il proteste contre toutes les sanctions qu'il a précédemment données ou qu'il donnera dans la suite, parce que, pretend-il, elles lui sont arrachées de force ; il met enfin son projet à exécution dans la nuit du 21 juin, mais on l'arrête à Varennes ; le club monarchique décèle les intentions des nobles de l'intérieur ; création du tribunal criminel, tout composé de contre-revolutionnaires (mars) ; lettre pleine de folles et significatives [383] bravades de Bouillé à l'Assemblée, lors de la fuite du monarque ; enfin, pour couronner tant de forfaits, le massacre des patriotes au Champ-de-Mars. Mais, à partir de ce sinistre triomphe, la fortune de la contre-révolution en abandonne le drapeau ; c'est d'abord l'Assemblée législative qui succède à la Constitutive ; c'est Pétion qui est élu maire en remplacement de Bailly ; c'est le roi qui se voit forcé d'adresser une proclamation aux émigrés, pour les convaincre de son adhésion au pacte constitutionnel, forcé, par conséquent, de prouver sa duplicité et son peu de courage (octobre), qui se voit contraint de signifier à l'électeur de Trèves que, s'il ne s'oppose pas efficacement à tout rassemblement de Français dans ses États, la France le regardera comme son ennemi (décembre). Arretons-nous là, et disons de suite qu'il n'est aucun de ces événements que Marat n'ait prévu six mois d'avance.
Ici on nous arrête : « Votre Marat fut un prophète, n'est-ce pas ? On le disait déjà de son temps ; vous n'avez pas le mérite de l'invention ; M. Michelet nous a appris tout ce qui a été avancé à ce sujet par les sans-culottes ou les tricoteuses. » Voyons d'abord ce qu'a écrit M. Michelet. L'illustre peintre surprend son personnage au beau moment de l'inspiration prophétique, en plein club des Cordeliers : « Le brillant de ses yeux, leur transparence, l'étrange façon dont ils errent, regardant sans regarder, feraient croire qu'il y a là un visionnaire, à la fois charlatan et dupe, s'attribuant la seconde vue, un prophète de carrefour, vaniteux, surtout crédule, croyant tout, croyant surtout ses propres mensonges, toutes les fictions involontaires auxquelles le porte sans cesse l'esprit d'exagération. Ses habitudes d'empirique, la circonstance surtout d'avoir vendu sur la place, lui donnent ce tour d'esprit. » (Histoire de la Révolution, tome II, page 350-51.) Avais-je tort d'avancer, au début de ce livre, que ce n'était pas sans raison que le grand artiste croyait devoir flétrir Marat dès avant la Révolution ?
Coupons tout de suite court à cette allégation, en citant [384] les prétentions de Marat à ce sujet ; voyons ce qu'il pense de ce don des prophéties qu'on lui a attribué et que, sans doute, il s'attribuait ; car à quoi bon être faux prophète, si l'on ne s'en prévaut ? un charlatan sait bien qu'il n'est cru qu'à force de vantardise.
« Chers camarades, je passe pour prophète, je le suis comme vous. Mais je connais les hommes que vous ne paraissez pas vouloir observer. Je sais par coeur les diverses combinaisons de tous les ressorts de la machine politique, dont vous ne semblez pas vouloir approfondir le jeu. En voyant toucher tel et tel rouage, je m'aperçois à l'instant si la main qu'on y porte est d'un maladroit qui ne sait ce qu'il fait, ou d'un charlatan qui a dessein d'en altérer le jeu. » (L'Ami du Peuple, N° 288.) Donc, voilà un prophète qui commence par dire à ses auditeurs : Je ne suis pas plus prophète que vous ! Marat avait la prétention de connaître un peu mieux le coeur humain et les ressorts de la politique que beaucoup de ses collègues en journalisme ; en conscience, l'auteur du livre de l'Homme, des Chaînes de l'esclavage, du Plan de législation criminelle, du Plan de constitution politique, des trois cents numéros de son Ami du Peuple qui avaient déjà paru l'auteur, dis-je, de tous ces travaux avait bien quelques titres à la confiance publique sous ce rapport.
Puisque nous sommes en 1791, nous allons citer deux faits relatifs à cette époque, sur lesquels Marat ne s'est guère trompé ; on verra de quelle manière il procédait dans ses découvertes prophétiques ; le secret du métier nous sera révélé ; nous pourrons, nous aussi, devenir prophètes à la façon de l'Ami du peuple. Le premier sera relatif à un personnage fameux sur lequel l'enthousiasme populaire ne s'est guère amoindri depuis ; le second a trait à un fait purement politique ; on va donc apprendre comment il faut juger, en révolution, les hommes et les événements.
Il s'agit de Mirabeau, du grand Mirabeau, de Démosthènes-Mirabeau, de Mirabeau-Tonnerre, d'Hercule-Mirabeau, [385] de saint Mirabeau, comme l'appellera l'inconséquent Camille. Nous sommes au 6 juillet 1790 ; l'engouement est tel encore que volontiers on lanternerait le contradicteur ; Marat écrit : « On annonce à l'instant de sourdes menées de Riquetti l'ainé (Mirabeau) à Saint-Cloud : quelles horribles trames que celles de ces scélérats ! » (L'Ami du Peuple, N° 155.)
On se récrie, le journaliste s'y attendait ; mais pour prouver que ses soupçons ne sont pas sans fondements, il ajoute : « Quel vertige vous prend ? vous avez donc oublié que c'est à Riquetti que nous devons les décrets funestes du veto, de la loi martiale, de l'initiative de la guerre, du pacte de famille, de l'indépendance des députés du peuple de leurs commettants, de l'usurpation de la souveraineté de la nation par ses représentants, de l'influence redoutable du roi sur le pouvoir exécutif ? » Et tous ces votes sont consignés au Moniteur ; mais les discours qui les avaient appuyés étaient si éloquents, que les patriotes, qui raffolent de l'emphase avant tout, applaudissaient à une servitude si éloquemment décrétée ; Marat donc ne faisait que tirer la conséquence de faits notoires. Nous ne nous étonnons guère, en vérité, qu'il ait récusé l'épithète de prophète.
Cependant l'Ami du peuple, qui sait combien il en coûte à l'amour-propre de briser ses idoles, d'avouer qu'il s'est trompé, qu'un autre a plus de perspicacité, Marat va donner à ses lecteurs des preuves matérielles de la vénalité de saint Mirabeau ; c'est comme s'il leur disait : Si vous saviez ce qu'on m'a appris, à coup sûr vous n'acclameriez plus le grand homme ; connaissez donc ce qu'il en est : « Il y a deux ans que Riquetti était obligé d'envoyer ses culottes au mont-de-piété pour six francs ; - Aujourd'hui il nage dans l'opulence, il a trois maîtresses qu'il comble de cadeaux, il tient table ouverte, et il a payé ses dettes. » (Ibidem, N° 390.)
Il va plus loin, il va calculer approximativement le prix [386] d'achat de la conscience du Demosthenes moderne (L'Ami du, Peuple, N° 414) :
Achat de la maison de la rue d'Antin. .... | 500,000 livres. |
Campagne acquise du sieur Le Maître. . . . | 250,000 |
Achat de la terre du Marais, près d'Arpajon. | 1,500,000 |
Payement d'hypothèques de la maison de son | |
père. .................... | 100,000 |
Anciennes dettes payées. ........... | 300,000 |
Achat de la bibliothèque de Buffon. ..... | 300,000 |
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2,850,000 livres. |
On peut aujourd'hui comme alors chicaner sur les chiffres ; mais qu'importe, si l'on ne le peut faire sur l'achat ? Eh bien ! croira-t-on que Mirabeau étant mort deux mois après, Desmoulins, revenu sur le compte de son fétiche, consignait avec dépit ce qui suit : « Une députation des quarante-huit sections vint demander un deuil public pour ce citoyen éloquent et vertueux ; puis il raconte que pendant trois jours on ne fit que parler de Mirabeau ; que le peuple, dans son enthousiasme, effaça le nom de la Chaussée-d'Antin et écrivit à sa place : rue de Mirabeau ; que cent mille personnes suivaient le convoi ; que tous les orateurs l'ont honoré d'une oraison funèbre ; que les patriotes le regrettaient ; que Pastoret demanda pour lui le Panthéon ; que l'Assemblée vota cet honneur ? » (Révolutions de France et de Brabant, N° 72.) Quand serons-nous, hélas ! délivrés des grands hommes ? Quelle liste, que la nomenclature des maux qu'ils ont causés !
Deux ans après, le 5 décembre 1792, force fut bien d'avouer que Marat le faux prophète ne s'était pas trompé, quand on lut, à la tribune de la Convention, cette lettre trouvée dans l'Armoire de fer ; document irrécusable, si connu aujourd'hui de tout le monde qu'il est inutile de le citer. Peut-être vaut-il mieux donner à l'appui une autre preuve beaucoup moins répandue, c'est le témoignage de Bouillé : « Le roi me fit savoir secrètement que je pouvais compter sur [387] Mirabeau, qu'il lui avait donné depuis peu six cent mille livres, qu'il lui en payait 50,000 par mois, qu'il lui avait fait en outre des promesses fort étendues, dans le cas où il lui rendrait de grands services. » (Mémoires de Bouillé, page 198, collection Barrière.)
Ce dut pourtant être une grande satisfaction pour l'Ami du peuple quand, lui présent, on lut à la Convention la pièce dénonciatrice de La Porte. Alors ses collègues de l'entourer, de le féliciter : « C'est ton jour de triomphe, lui disaient-ils ; voilà tes prédictions sur Mirabeau complètement vérifiées. » Mais lui : « Eh ! que m'importe, messieurs, que vous ouvriez aujourd'hui les yeux et que vous me rendiez justice sur ce point ? vous n'en êtes ni plus justes, ni plus sages, et vous n'en serez pas moins badauds. Depuis trois mois je ne cesse de vous mettre en garde contre les machinations et les perfidies de Roland, en êtes-vous moins dupes ? Attendez-vous à le connaître qu'il ait consommé la ruine de la patrie ? » (Journal de la République, N° 68.) Le fait est qu'on voulait bien reconnaître sa pénétration pour les événements accomplis, mais jamais pour les événements à venir ; aussi maintes fois l'entend-on s'écrier : « O Parisiens ! l'Ami du peuple ferat-il sans cesse parmi vous le rôle de Cassandre ? » - « Un peu de bonne foi, messieurs les badauds, quand la prédiction est accomplie, et un peu moins de fureur quand elle est mise au jour pour la première fois. Est-ce ma faute si vous avez la vue si courte ? Ce qui me désole, c'est que la nation est partagée en deux classes, dont l'une est composée de maîtres fripons et l'autre de frères dupes : il y a longtemps que je n'aurais plus rien à vous dire, si celle-ci avait le sens commun. » (Journal de la République, N° 60.) On remarquera que le prophète, que le charlatan tenait peu à sa charge, et qu'il livrait volontiers sa recette : « un peu de sens commun » ; mais on aurait honte de procéder si simplement, et, pour sortir du commun, on préfère extravaguer. Camille, qui a eu des quarts d'heure pour tous les revirements, écrivit un jour : [388] « Marat, quoi qu'on en dise, a parfois d'excellentes réflexions ; et quand je remarque l'accomplissement de tant de choses qu'il a prédites, je suis tenté de prendre de ses almanachs. » (Journal de la Révolution, N° 46.)
Mais venons à l'autre prophétie. N'est-ce pas dans l'Ami du Peuple, N° 314, que nous lisons huit mois avant le voyage de Varennes : « La fuite de la famille royale est concertée de nouveau ; c'est toujours à Metz, et sous la protection de l'anti-révolutionnaire Bouillé, que le monarque doit se mettre à la tête des ennemis de la liberté pour tenter une contre-révolution ? » Or, voici ce qu'a écrit depuis le marquis : « Quoique j'eusse la guerre civile en horreur, je la croyais nécessaire alors pour sauver le roi, la monarchie, la France entière. » (Mémoires de Bouillé, chapitre IX, page 161.) « Je n'entrevis plus qu'une seule ressource pour sauver quelques débris de l'ancienne monarchie : c'était d'engager l'empereur à faire avancer quelques troupes sur la frontière... Je roulais ce projet dans ma tête, quand le roi m'envoya M. d'Agoult, évêque de Pamiers. Celui-ci m'assura que le roi avait une confiance entière en moi, dont il allait me donner la plus grande preuve en me communiquant de sa part le projet qu'il avait de sortir de Paris... Il fut convenu en même temps que j'entrerais dans ce moment dans une correspondance en chiffres avec Sa Majesté. Cette correspondance a duré pendant huit mois avec une grande activité, sans qu'on en ait eu le soupçon. » (Ibidem, p. 183.)
N'a-t-il pas pénétré cent autres conspirations ? n'en pressentira-t-il pas bien d'autres encore de la part de ces généraux qui vont tour-à-tour déserter après avoir trahi ? N'avait-il pas écrit de Lafayette, au moment de sa plus grande renommée : « Bientôt il sera forcé de chercher son salut dans la fuite, et il ira, comme tant d'autres indignes valets de la cour, couvert d'opprobre et d'infamie, promener dans une terre étrangère sa honte et son désespoir ? » (L'Ami du Peuple, pages 283, 17 novembre 1790.) Le 8 octobre 92, on [389] lira dans l'Ami du Peuple : « Cent contre un que Dumouriez s'enfuira avant la fin de mars prochain. » Or, le 18 mars 93, le général était défait à Nerwinden ; le 27, il annonçait qu'il allait marcher sur Paris pour établir la royauté constitutionnelle ; le 31, il négociait avec les Autrichiens ; le 1er avril, il faisait arrêter les commissaires de la Convention ; et le 4, il s'enfuyait de son quartier général. Nous ne taririons pas si nous voulions rappeler tous les événements qu'il a prédits, et cela sur les plus simples conjectures ; mais on n'en continuait pas moins à fermer l'oreille aux sinistres avertissements de la pauvre Cassandre. Aussi s'écriait-il : « C'est un cruel métier que celui de se porter dans l'avenir, de présager les événements et d'avoir raison six mois d'avance, surtout chez les Français, peuple irréfléchi, inconstant et frivole, qui s'engoue du premier venu, qui court après les charlatans de tous genres, qui s'abandonne à eux sans réserve, qui remet témérairement dans leurs mains ses destinées, qui insulte à quiconque le ramène à la sagesse, qui se moque de quiconque prévoit les suites funestes de son aveuglement, qui maltraite quiconque veut abattre ses idoles, qui ne reconnaît son imprudence que lorsqu'il en est victime, qui ne profite jamais de ses fautes, et qui court de chute en chute se précipiter dans l'abîme. » (Le Publiciste de la République, N° 164.)
Il me semble que, sans être plus prophète que Marat, on pourrait prédire ce qu'il adviendra de la véridique Histoire de la Révolution française, par M. Michelet : Alceste a prescrit l'usage qu'il conviendrait d'en faire. [390]
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