Chapitre XXIII


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XXV


CHAPITRE XXIV.

BIOGRAPHIE.

JANVIER - 10 AOUT 1791.

SOMMAIRE. - Serment prêté par un bataillon d'assassiner Marat. - Serment civique de l'Ami du peuple. - A quelles conditions on doit obéissance aux lois. - Preuve qu'il n'y eut pas de parti Marat. - Tartuferie de Bailly au 10 janvier 1791. - Le grenadier âme de Marat. - Influence du journal sur les principaux événements, sur le 11 avril par exemple. - Marat dénonce les électeurs suspects. - Il prouve, avant l'affaire du Champ-de-Mars, que le massacre des patriotes est le seul parti qui reste à la réaction. - Marat est le seul qui essaye de résister, même après le massacre. - Il demande la punition du roi, il appelle le peuple aux armes, ce qu'il ferait si les patriotes le suivaient. - Arrestation de la citoyenne Colombe.

« Depuis quelques jours je mène la vie d'un forçat, » écrivait Marat à peu près à l'époque où nous en sommes. Cela se comprend quand on voit le bataillon de Notre-Dame, par exemple, s'engager par serment à assassiner l'Ami du peuple partout où il le trouverait. (L'Ami du Peuple, N° 332.) Il est vrai que par contre il rencontrait des sympathies dans ceux-là mêmes dont Lafayette se croyait sûr. Dans l'affaire du 14 décembre 90, plusieurs officiers des bataillons commandés avaient fait passer à l'Ami du peuple l'avis de se mettre en sûreté ; il avait reçu en même temps dix-sept lettres d'avertissement officieux. Cela lui redonnait du courage : « Parisiens, avec de pareils hommes ne désespérez pas du salut public. » (Ibidem, N° 321, supplément.) Ainsi s'explique la force de soutenir une lutte aussi longue, aussi inégale. Quand nous rencontrons quelques-uns de ces hommes, n'hésitons pas à leur offrir l'obole de notre reconnaissance individuelle ; ce n'est qu'une goutte d'eau, mais il [391] faut avoir éprouvé tout ce qu'ils souffrent pour en sentir tout le prix.

Le 31 janvier 91, le bataillon de Bonne-Nouvelle prenait un arrêté qui aurait moins étonné vingt ans plus tôt ; mais contre un ennemi commun les lois ne sont jamais abrogées : « La compagnie du centre arrête qu'à l'instant, dans la cour de la caserne et en présence de la compagnie assemblée, le numéro 357 de l'Ami du Peuple, envoyé a ladite compagnie par Marat, sera livré aux flammes, et que le présent arrêté sera envoyé à toutes les compagnies du centre de l'armée parisienne avec invitation d'y adhérer en toute circonstance. » (L'Ami du Peuple, N° 363.)

On croit facilement qu'il n'y avait pas de moyens si perfides que l'on n'imaginât pour rendre Marat suspect. Toutes les accusations que nous avons dû combattre datent de la Révolution ; les modernes n'ont fait que les ressasser. En février 91, on avait propagé le bruit qu'il n'avait pas prêté le serment civique. Les patriotes formalistes, et le nombre en est toujours grand, s'étaient émus de cette grave observation. On lui intimait officieusement l'obligation de se prononcer ; il s'en fallait peu que tous les sacrifices qu'il avait faits jusqu'ici fussent comptés pour rien, s'il ne prêtait pas ce serment au-devant duquel courent si facilement tous les traîtres. Sachons gré à ces pauvres politiques de leur scrupule, puisqu'il va fournir à Marat l'occasion de résumer ses principes, puisque nous allons avoir un texte de serment patriotique qui pourrait servir de modèle à l'occasion.

Le journaliste explique d'abord pourquoi il n'a pas cru nécessaire de jouer sa scène dans cette comédie ridicule de la prestation du serment : « Messieurs, vous n'y songez pas, mon serment civique est gravé en traits de flamme dans les feuilles de l'Ami du Peuple ; demandez aux ennemis de la patrie : dix-huit mois de persécutions atroces de leur part ne suffisent donc pas pour vous en attester la sincérité ? »

Puis venant à l'examen de la formule du serment exigé [392] par les pères conscrits : « On vous a fait jurer fidélité à la nation, à la loi et au roi, et de maintenir de tout votre pouvoir la constitution. - Je me suis trop souvent élevé contre cette formule sacramentelle qui métamorphose les Français en serviles adorateurs des décrets bons ou mauvais de nos pères conscrits, et qui ne peut convenir qu'à des esclaves, pour que je veuille l'adopter : quelque prévenu que vous puissiez être, vous allez convenir de la force irrésistible de mes raisons.

« Un citoyen éclairé ne peut être fidèle qu'à la nation ; et il ne doit lui être fidèle que parce qu'il en fait partie ; c'est-à-dire parce qu'il trouve son bien particulier dans le bien général.

« Un citoyen honnête doit obéissance aux lois, mais il ne leur doit obéissance qu'autant qu'elles sont justes et sages.

« Un citoyen libre et judicieux sent qu'il ne doit au roi que des égards, parce qu'il n'est qu'un fonctionnaire public. Comment lui devrait-il une fidélité qui suppose toujours empire d'une part, et de l'autre part soumission ? »

Ces principes posés, il passait au serment : « Je jure sur les autels de la vérité que la justice et la liberté seront toujours mes déesses favorites, comme elles le furent toujours.

« Je jure de toujours regarder la patrie comme ma mère, d'avoir pour elle toute la tendresse d'un fils, de consacrer à son service toutes les facultés de mon corps et de mon âme, de la défendre au péril de ma vie, et, s'il le faut, de m'immoler à son salut.

« Je jure de respecter jusqu'à mon dernier soupir les seuls décrets de l'Assemblée nationale qui sont conformes à la déclaration des droits, seul fondement légitime de la Constitution ; de maintenir ceux qui n'y portent point atteinte ; de fouler aux pieds ceux qui la renversent, et de ne prendre aucun repos qu'ils ne soient révoqués...

« Je jure de dénoncer au peuple tout fonctionnaire public [393] négligeant ses devoirs, infidèle ou malversateur, et de dévoiler au grand jour toutes les turpitudes de sa vie, jusqu'à ce qu'il soit expulsé ou puni.

« Je jure de révéler publiquement tout projet de machination contre le bien public, d'invoquer la rigueur des lois contre ses coupables auteurs, fussent-ils mes parents les plus chers, mes meilleurs amis.

« Je jure de ne jamais sacrifier les droits du peuple aux dépositaires de l'autorité, et de mourir plutôt de faim que de leur vendre ses intérêts.

« Enfin je jure de mettre ma gloire à instruire le peuple de ses droits, à lui souffler l'audace de les défendre, et à le fouailler chaque jour jusqu'à ce qu'il les ait recouvrés. »

Est-il quelqu'un qui trouve à redire à la teneur de ce serment ? Est-il quelqu'un qui puisse alléguer un fait, un principe, une opinion de Marat qui ait été en contradiction avec ce qu'il vient de jurer ? S'il en est un, un seul, qu'on le produise et nous passons condamnation sur tout le reste. C'est bien aussi le défi qu'il portait lui-même, quand il formulait ce serment dans son numéro 374 ; et qu'en toute assurance, il ajoutait :

« Mes chers concitoyens, si vouz aviez senti vos droits et connu vos devoirs, vous auriez prêté ce serment au lieu de balbutier comme des perroquets celui que vous a dicté la majorité traîtresse de l'Assemblée nationale. N'en doutez pas, si vous aviez eu assez de lumières et de vertus pour n'en prêter aucun autre, dès cet instant les valets de la cour, les ex-nobles, les prélats, les robins, les financiers, les officiers de l'armée, les pensionnaires royaux, en un mot les suppôts de l'ancien régime se seraient enterrés tout vivants, s'ils n'avaient pu prendre la fuite ; la liberté se serait établie d'elle-même au milieu de vous ; pour la défendre vous n'auriez besoin ni de plume, ni de baïonnette, et la justice, la paix, l'abondance, le bonheur, régneraient aujourd'hui dans vos murs. [394]

« Que de veilles, de soins, de peines, de fatigues, de combats, avant d'en jouir un jour ! N'allez pas toutefois perdre courage, malgré les machinations éternelles de vos ennemis le salut public n'est pas désespéré, pourvu que vous soyez sur vos gardes et que vous ne vous laissiez pas endormir. Quant à vous, malgré l'humeur que vous me donnez souvent par votre apathie, votre aveuglement, je ne cesserai de vous prêcher et de vous stimuler que vous ne soyez libres et heureux. » (L'Ami du Peuple, N° 374.)

Il est encore une objection faite à un principe politique que vient d'énoncer Marat, à laquelle c'est ici le lieu de répondre. Il a dit qu'on ne doit obéissance qu'aux lois justes et sages. A quoi l'on réplique : si chacun se fait juge, il résultera l'anarchie. Écoutons l'Ami du peuple qui a tout prévu et répond à tout ; ce qui nous a fait dire que son journal est un vrai cours de science politique, ce qui explique aussi l'acharnement des ennemis de la cause du peuple à le dénigrer : « Que l'on ne dise pas que si chacun avait la liberté d'examiner les lois et de refuser de leur obéir, lorsqu'elles ne lui paraissent pas justes, il en résulterait une anarchie complète. Je réponds que l'objection est futile, car, pour être justes, il suffit que les lois ne soient pas opposées aux droits reconnus de l'homme et du citoyen, aux droits reconnus de la nation, points évidents sur lesquels tous les hommes sensés sont d'accord, lorsqu'ils n'ont aucun intérêt à les contester ; et puis cette résistance à la loi ne doit avoir lieu que lorsque la Constitution se fait, et que les lois ne sont pas encore essentiellement sanctionnées par le peuple. Enfin, la sanction solennelle du peuple, lorsqu'on a donné le temps à l'opinion publique de se former et de se manifester librement, y met le sceau du respect et force la soumission. » (Ibidem, N° 380.)

Est-ce assez explicite ? On n'est forcé d'obéir aux lois qu'aux conditions suivantes : 1° Qu'elles reposent sur une déclaration publique des droits de l'homme et du citoyen préalablement acceptée par tous ; 2° qu'une assemblée de [395] gens spéciaux appelés législateurs les ait préparées ; 3° que l'opinion publique ait eu le temps de s'éclairer par l'étude des débats ; 4° que son jugement soit libre ; 5° qu'elle ait donné sa sanction. Une seule de ces conditions n'est-elle pas remplie, la loi est imposée ou escamotée ; dans l'un ou l'autre cas on ne lui doit pas obéissance. Dira-t-on encore que Marat était anarchiste ? L'est-on pour prendre ses sûretés contre la tyrannie ou l'astuce ? Telles sont les conditions de l'application rationnelle de la souveraineté du peuple.

Il était plus aisé de répondre aux argumentations du journaliste par un acte de brutalité que logiquement ; aussi les coups de main étaient toujours la dernière raison de l'autorité municipale. L'affaire du mouchard Languedoc ne s'était pas terminée avec l'invasion dans l'imprimerie : le rédacteur fayettiste du Journal des Halles avait demandé vingt-cinq mille livres en réparation ; il fallait donc un jugement. L'affaire fut en effet portée devant le tribunal le 8 janvier : « Une foule de bons patriotes s'étaient portés à la ville pour entendre la cause de l'imprimeur de l'Ami et de l'Orateur du peuple. » (L'Ami du Peuple, N° 336.) Mais le tribunal, voyant le public composé de gens disposés à le huer d'importance, et peut-être à former un mauvais parti au plaignant à l'argousin fayettiste, refusa l'appel de la cause sous prétexte que son tour n'était pas venu. (Ibidem.)

Voici les réflexions de M. Michelet à ce sujet : « Marat sortit de ses ténèbres, vint au palais, comparut. La chauve-souris effraya la lumière de son aspect... Marat, vainqueur sans combat, se trouva avoir démontré le néant des tribunaux, de la police, de la garde nationale et de Lafayette. » (Histoire de la Révolution française, tome II, page 403.)

Nous nous arrêterons seulement à l'image, pour faire remarquer que cette fois du moins la chauve-souris n'était pas de celles qui crient selon les gens : Vive le roi ! vive la ligue. Si l'historien ne lui a pas rendu cette justice, ce qui était déjà un tort pour un historien, s'il employait une image [396] habilement fabriquée pour faire de Marat un être répugnant à voir, c'était surtout dans le dessein de préparer l'esprit du lecteur à l'insinuation qui termine le passage que nous venons de citer. Il ne tendait en effet à rien moins qu'à prouver que l'Ami du peuple avait au commencement de 91 un parti à lui, parti formidable, puisque les tribunaux, la police, Lafayette, la municipalité, reculent devant lui. Mais une simple réflexion suffit pour démentir cette assertion : si le parti maratiste est si puissant qu'aucune autorité ne lui résiste, comment l'Ami du peuple est-il obligé de continuer à se tenir caché ? Croit-on qu'on vive dans des caves pour son plaisir ? Marat s'y sent si peu à l'aise, qu'il en sortira le jour de la victoire définitive du peuple, au 10 août, et n'y rentrera plus, je vous le jure. Marat si influent en janvier 1791 ! Mais c'est oublier ce qu'est Lafayette en ce moment ; mais c'est ignorer les détails les plus connus de notre histoire de la Révolution française ; le général était si redoutable à cette époque, qu'il va pouvoir écraser les patriotes au Champ-de-Mars dans quelques mois, et que jamais terreur royaliste n'aura été plus grande. Mais il était nécessaire d'imaginer un parti maratiste parcourant les rues de Paris, hurlant et assassinant ; de faire de l'homme un épouvantail que la postérité n'ose même regarder en face, car qui oserait dès lors proclamer la politique d'un tel monstre ? Eh bien, Malouets modernes, comme Desmoulins je répondrai : je l'ose ; et je vous mets au défi de produire aucun fait prouvé contre ceux que j'avance et prouve.

Qu'on nous permette de continuer cette historiette de la plainte d'un mouchard contre un citoyen ; il y a profit à faire. La cause avait été remise du samedi 8 au lundi 10. Or, apprenons à connaître le vertueux Bailly, le prototype, avons nous dit, de l'hypocrisie du libéralisme. Avant l'ouverture de la salle, la garde avait été triplée, et, pour imposer davantage aux spectateurs, Bailly était venu lui-même présider le tribunal. Le magistrat commence par réprimander l'auditoire [397] sur la scène scandaleuse du samedi, puis il tire de sa poche le décret qui ordonne l'emprisonnement des auditeurs qui ne sont pas disposés à tout souffrir. Mais à peine a-t-il fini de pérorer qu'un jeune homme, le citoyen Mandar (connu par plusieurs ouvrages très-énergiques), apostrophe M. le maire en ces termes : « Vous êtes inculpé, monsieur, dans la cause de l'Ami du peuple : vous ne devez point siéger. » A ces mots, le vertueux Bailly reste interdit, et bientôt s'adressant à l'auditoire : « Puisque le public vient de manifester, par l'organe d'un citoyen, son voeu pour que je ne préside pas, je me retire. » Honnête Bailly, qui a besoin, pour reconnaître qu'il commet un abus de pouvoir au premier chef, qu'on l'en avertisse ! Si le courageux Mandar ne l'avait pas fait, le vertueux maire aurait prononcé, quoique partie ! Mais alors, fonctionnaire inique, il ne suffit pas de vous retirer, vous devez encore déchirer le décret qui menace d'emprisonnement tout auditeur qui ne vous approuvera pas ; vous devez surtout reconnaître combien l'Ami du peuple avait raison de recommander qu'en tout état de cause les juges ne prononçassent que sous l'oeil du peuple, contenus par lui dans les limites du droit.

Les citoyens applaudissent à l'interpellation du patriote Mandar ; l'enthousiasme se communique dans toute la salle ; les baïonnettes rentrent dans le fourreau ; citoyens et soldats s'embrassent : « Jamais, s'écrient ceux-ci, nous n'emploierons nos armes contre vous ! » Un grenadier monte sur un banc, et s'adressant à la foule : « Je suis l'âme de Marat ; » et portant la main sur son coeur : « S'il fallait une victime, la voilà ! » (L'Ami du Peuple, N° 338, 357.)

Il faudrait trop citer si nous voulions montrer quelle influence morale l'Ami du peuple eut par sa feuille sur les principaux événements de la Révolution ; nous touchons par exemple au mois d'avril 91, au moment où le roi, préparant sa fuite à Montmédy, va, sous prétexte de santé, se retirer à Saint-Cloud ; eh bien ! un mois à l'avance on lisait déjà dans [398] l'Ami du Peuple : « Une armée ennemie de quatre-vingt mille hommes campe sur nos frontières, presque entièrement dégarnies de troupes françaises, où le peu de régiments étrangers qui s'y trouvent en garnison ont ordre de livrer passage aux Autrichiens. Les gardes nationaux des départements qui pourraient leur disputer l'entrée dans le royaume sont sans armes, sans munitions, et soumis à des directoires totalement composés des suppôts de l'ancien régime.

« A l'instant que la famille royale sera enlevée, l'ennemi s'avancera vers Paris où l'Assemblée nationale et la municipalité traîtresse proclameront la soumission au monarque. Une partie de la garde nationale, les alguazils à cheval, les chasseurs des barrières, les gardes des ports, et quarante mille brigands cachés dans nos murs se joindront aux conspirateurs pour égorger le peuple ; et les amis de la liberté, sans armes, sans argent, seront forcés de se soumettre à l'esclavage pour échapper à la mort.

« Ces scènes d'horreur commenceront dès que le roi, sa femme et son fils auront pris la fuite : ainsi c'en est fait de nous pour toujours si nous les laissons aller à Saint-Cloud... C'en est fait de la liberté, c'en est fait de la patrie, si nous souffrons que la famille royale quitte les Tuileries. » Ce numéro date du 27 mars ; on croirait lire une des lettres révélatrices de l'Armoire de fer ; et l'homme qui devine si bien ces projets liberticides, qui calcule si précisément tous les moyens de réussite, est lui-même quasi prisonnier ; ce n'est que par intelligence, par déduction, par induction qu'il en sait plus, du fond de sa cave, que tant d'autres qui vivent en pleine liberté de remonter matériellement à la source de tout ; que serait-ce, s'il eut été libre aussi ? Il nous est arrivé parfois de soupçonner Marat de présomption ; mais, en y réfléchissant mieux, force a été de nous dire qu'en général les hommes sont tels, qu'il lui était permis de se croire et même de se proclamer au-dessus d'eux par le caractère moral, et cela sans orgueil. Il faut avouer qu'au lendemain de l'essai de [399] fuite (17-18 avril) il avait bien le droit d'écrire : « Citoyens inconsidérés, qui répétiez lâchement les sornettes contre-révolutionnaires vous voilà réduits à répéter aujourd'hui les inculpations dont vous fîtes si longtemps un crime à l'Ami du peuple. Jusques à quand insulterez-vous au seul de vos défenseurs qui sache juger les hommes, au seul qui n'ait jamais cessé un instant de veiller pour vous, au seul qui se soit immolé à votre salut ? (L'Ami du Peuple, N° 434.)

C'est à propos de cette affaire que le roi se plaignait qu'il n'avait pas de quoi se promener à son aise dans le jardin des Tuileries ; le paria politique répondait : « Grand Dieu ! que dirait Louis XVI s'il était réduit à habiter un souterrain comme l'Ami du peuple, et s'il y était réduit pour avoir voulu et vouloir encore sauver la patrie ? Or, l'Ami du peuple, tout préjugé à part, croit valoir un peu mieux que Louis XVI. » (Ibidem, N° 438.) Se croire comme intelligence, comme courage, comme loyauté, comme dévouement à la chose publique, au-dessus d'un tel roi ! Présomptueux Marat !

A partir du 28 mai 91, jour du décret rendu pour la réunion des assemblées électorales qui procéderaient à la nomination des députes à la Législative, l'Ami du peuple prit une détermination qui fait frémir, quand on songe aux haines individuelles qu'elle dut armer contre lui ; ce fut de dénoncer dans sa feuille tous les citoyens suspects qui se présentaient comme électeurs. Il donnait leur nom, leur adresse, et il intitulait ces listes comme celle - ci, par exemple : « Liste des aristocrates pourris de la section du Théâtre- Français. » (Ibidem, N° 496.) Nous ne croyons pas qu'il y ait plus grand courage que celui qui soulève contre soi non pas seulement un homme puissant comme Lafayette, mais de simples particuliers presque assurés de l'impunité de leur assassinat par l'adhésion tacite qu'y donnera l'autorité.

Mais nous voici arrivé à la fatale époque, nous touchons [400] à la Saint-Barthelemy des patriotes ; le roi a essayé de s'enfuir au 21 juin ; on l'a ramené à Paris ; mais au lieu de le punir, comme doit l'être un traître qui s'apprête à marcher contre ses concitoyens à la tête de l'étranger ; au lieu de punir Lafayette, qui avait répondu du roi sur sa tête et qui l'a laissé s'enfuir, on feint de croire à la bonne foi de ce dernier, on réinstalle le parjure sur son trône : ils vont se venger, car les pouvoirs vaincus ne pardonnent jamais leurs défaites.

Écoutons « le visionnaire, qui n'est pas éloigné de se croire la seconde vue, qui prédit sans cesse au hasard, que les malheureux écoutent comme Mathieu Laensberg ; et, chose curieuse, personne ne voit qu'il se trompe à chaque instant. » (Michelet, Histoire de la Révolution française, tome II, page 397.) iScoutons, car les fous sont quelquefois inspirés, disent les Arabes : « Louis XVI est couvert d'opprobre aux yeux de l'univers, par cela seul il est inhabile à toutes fonctions de la royauté. Le voilà par le fait destitué de la couronne. Qu'en feront les pères conscrits, car ce n'est qu'à le rendre absolu qu'ils travaillent ? Le rehabiliteront-ils par un décret ? Ce serait par trop antipopulaire. Reste donc la force ouverte, c'est leur plan, n'en doutez pas. Tout s'apprête dans le mystère pour la fatale explosion. » Marat écrivait ces lignes huit jours avant la catastrophe. Mathieu Laensberg cette fois ne se trompait guère ; il n'y a pas d'autre interprétation historique de cet affreux massacre combiné par la cour, appuyé par l'Assemblée, préparé par Bailly, exécuté par Lafayette.

Le 17, proclamation de la loi martiale, assassinat, terreur générale. Les écrivains patriotes s'enfuient ; le Journal de Marat paraît encore, paraît seul de tous les journaux patriotes ; et cependant, comme bien on pense, il n'avait pas déguisé son opinion ; tandis que les plus radicaux opinaient pour la la déchéance, lui avait écrit : « Le salut du peuple, voilà l'unique loi d'État par laquelle Louis XVI doit être jugé, et, pour qu'il ait mérité de perdre la vie, il n'est pas besoin qu'il [401] ait compromis la liberté publique, il suffit qu'il l'ait tenté. » (L'Ami du Peuple, N° 519, du 15 juillet 91.) Sous le feu même des assassins il écrivait : « Le sang des vieillards, des femmes et des enfants massacrés autour de l'autel de la patrie, fume encore, il crie vengeance, et le législateur infâme vient de donner des éloges et de voter des remerciments publics à leurs cruels bourreaux, à leurs lâches assassins... Après avoir consommé cet horrible massacre, Bailly, ce fourbe insigne, à la tête de ses municipaux, accourt au sénat déplorer les événements malheureux qu'il a prémédités... Lâches citoyens ! l'apprendrez-vous sans frémir ? ces scélérats déclarent perturbateurs du repos public tout opprimé qui, pour se soustraire à la tyrannie, se fera une arme de son désespoir et conseillera le massacre de ses oppresseurs... Infâmes législateurs, vils scélérats, monstres altérés d'or et de sang, brigands privilégiés, qui trafiquez avec le monarque de nos fortunes, de nos droits, de notre liberté, de nos vies, vous avez cru frapper de terreur les écrivains patriotes et les glacer d'effroi à la vue des supplices ! Je me flatte qu'ils ne molliront pas. Quant à l'Ami du peuple, vous savez depuis longtemps que vos décrets attentatoires à la déclaration des droits ne sont pour lui que des torche-culs. Que ne peut-il rallier à sa voix deux mille hommes déterminés ! Pour sauver la patrie, il irait à leur tête arracher le coeur de l'infernal Motier au milieu de ses nombreux bataillons d'esclaves, il irait brûler dans son palais le monarque et ses suppôts, il irait vous empaler sur vos sièges et vous ensevelir sous les débris embrasés de votre antre. Juste ciel ! que ne peut-il faire passer dans l'âme de ses concitoyens les feux qui dévorent la sienne ! que ne peut-il laisser aux tyrans du monde entier un exemple effrayant des vengeances populaires ! O ma patrie ! reçois les accents de ma douleur et de mon désespoir ! » (Ibidem, N° 524, du 20 juillet 91.)

Et voilà l'homme qu'on a appelé lâche ! Vous tous qui avez subi quelque régime de terreur (et qui de nous n'a passé [402] par quelqu'une de ces terribles épreuves politiques ?), dites si celui qui a écrit ces lignes au lendemain du massacre fut un lâche !

Mais l'Ami du peuple avait compté sans l'imprimeur, sans les distributeurs, sans le concours indispensable de ses concitoyens atterrés : du 20 juillet au 10 août, il lui fut impossible de faire paraître sa feuille ; mais du moins avait-il la gloire de ne se taire que contraint par le bâillon qui lui fermait la bouche.

Il faut être juste : parmi toutes ces personnes employées au journal, il en était qui s'étaient attachées à la propagande par un autre sentiment que le lucre ; notamment une femme, mademoiselle Colombe, éditeur de l'Ami du Peuple. Enveloppée dans la proscription des amis de la liberté, elle s'était vue arrêtée et brutalement conduite successivement à la Force, à l'Abbaye, à la Conciergerie. Mais son énergie étonna ses tyrans, ses gardiens et ses juges. Le 22 juillet, elle écrivait à Bailly : « Grâce à vos soins paternels, monsieur, me voilà dans les fers, au milieu des scélérats et des femmes de mauvaise vie. C'est donc ainsi, juge inique, que vous confondez les innocents avec les malfaiteurs ? Pressez mon jugement, et ne prolongez plus ma captivité. C'est la protection de la loi que je réclame ; quant à la votre, je la méprise. » Et dix jours après, elle terminait ainsi une seconde lettre : « S'il vous reste quelque pudeur, mettez la main sur la conscience, et dites-moi comment vous accordez le respect que vous affichez pour les lois avec l'audace que vous montrez à les enfreindre ? N'oubliez pas que je suis innocente, et que je suis dans les fers. » (L'Ami du Peuple, N° 571.)

N'est-ce pas singulier que ce soient justement des femmes qui, plus personnellement, se dévouent à seconder Marat ? C'est peut-être le témoignage le plus irrécusable de l'intensité de ses souffrances physiques, de la bonté de son coeur et de son désintéressement, toutes qualités et circonstances auxquelles la sensibilité de la femme ne saurait résister. Comme [403] Simonne Evrard, la citoyenne Colombe mérite une part dans la gloire du patriote.

Ne serait-ce pas sur cette circonstance d'une femme se faisant éditeur du journal l'Ami du Peuple qu'aurait été brodée l'histoire scandaleuse de Marat enlevant l'épouse de son imprimeur ? [404]



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dernière modif : 22 Apr. 2001, /francais/bougeart/marat24.html