Chapitre XXIV


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XXVI


CHAPITRE XXV.

BIOGRAPHIE.

10 AOUT - 1er OCTOBRE 1791.

SOMMAIRE. - Réapparition du journal après le massacre du Champ-de-Mars. - Fausse panique. - Audace du journaliste. - Mercuriale adressée à la nation tout entière. - L'Ami du peuple avait dessein de finir avec la Constituante sa publication quotidienne. - Bénéfices nets du rédacteur. - Il n'est pas nomme député à la Législative. - Ingratitude des patriotes. - Commencement de départ. - Accidents survenus pendant le voyage. - Retour à Paris. - Programme de la nouvelle rédaction.

Son numéro de réapparition n'est pas moins énergique que celui du 20 juillet ; c'est celui-là même qui, le 21, avait été saisi chez l'imprimeur : « Si le ciel daigne se mêler des choses d'ici-bas, puissent ces monstres devenir bientôt l'objet de son ire vengeresse ! puisse le peuple, soulevé à la fois dans tous les coins du royaume, les immoler à sa juste fureur ! » (L'Ami du peuple, N° 530.) Affreux Marat, qui crie vengeance contre ceux qui ont massacré le peuple, qui ne se contente pas de déclarer froidement, impartialement, philosophiquement du fond de son fauteuil qu'en vérité Lafayette a peut-être eu tort, qu'il a été un peu loin, que l'humanité repousse le sang, mais que le peuple doit pardonner à son égorgeur parce qu'il est toujours beau, noble et généreux d'oublier les injures. Maladroit Marat ! que ne prenait-il ce parti des hommes d'ordre ? on l'aurait laissé bien tranquille peut-être eût-il eu sa part des largesses royales, et la postérité bénirait sa mémoire. Patience, lecteurs, il n'est pas encore temps d'aborder cette question ; mais, je vous le jure par la honte qui me monte au front en songeant que [405] voilà le langage des réputés sages, je ne l'esquiverai pas.

L'Ami du Peuple continua donc à reparaître, mais d'abord avec des interruptions, témoignages des obstacles qu'il rencontrait. Marat raconte que le 24 ou 25 août il eut une panique telle qu'il put se croire découvert, c'est-à-dire massacré sur place. « J'étais à méditer tristement dans mon souterrain sur l'affreuse situation de la patrie et les horribles persécutions exercées contre ses défenseurs, lorsque mon attention est éveillée par une voix très-aigre qui criait à tue-tête : Il est ici, messieurs, le véritable Ami du peuple, il est ici. Je cours à mon soupirail, et j'entends distinctement : Le voilà, messieurs, le voilà ; c'est le véritable, celui qui ose tout dire, qui n'a peur de rien. Je recule deux pas, puis j'en avance trois, et, à travers un petit espace net d'un carreau très-sale, je vois un grand colporteur qui tenait une feuille à la main ; les passants se pressent autour de lui, et en moins de deux minutes il a vidé son portefeuille. Un mouchard se trouvait là, et où n'y en a-t-il pas ? perce la foule, le prend au collet, veut l'arrêter : un coup de poing part comme un éclair, et le mouchard va donner de la tête contre une borne, en criant à la garde. Deux voisins font sauver le colporteur, la foule augmente, les pousse-culs bleus arrivent... » (L'Ami du peuple, N° 538.)

On avait bien sujet de tout craindre, car il n'avait rien retranché de son programme de journaliste : « Quelque danger qu'il y ait aujourd'hui à s'expliquer avec franchise sur le compte des fonctionnaires publics, je ne changerai pas de ton, ne sachant point capituler avec mes devoirs, ni trahir ma conscience. Pour moi le prince ne sera jamais qu'un tyran ; ses ministres, des traîtres atroces ; ses valets faiseurs de décrets, de perfides scélérats ; et presque tous les fonctionnaires publics, des fripons prostitués. Atroces légistes, vous prétendez que la censure ne morde pas sur vous ! Soyez donc intègres, soyez des gens de bien, de vrais amis de la patrie ; c'est le seul moyen convenable d'imposer silence à la [406] calomnie et de vous faire respecter même des méchants. » (L'Ami du Peuple, N° 538.)

Ce ne peut être que dans ces crises de fureur contre l'autorité qu'il flagorne le peuple pour le mettre de son parti ; voyons ce qu'il écrivait, le 27 août 91 : « Hommes lâches et corrompus, cessez de vous plaindre de vos fers, des outrages auxquels vous êtes exposés, de la tyrannie qu'on déploie contre vous ; comment pourriez-vous vouloir jouir de vos droits ? vous les méconnaissez ! comment pourriez-vous les défendre ? vous n'en sentîtes jamais le prix ! Il faut des lumières, du courage, des soins, des combats, pour conquérir la liberté ; pour la conserver, il faut de la constance et une vertu à l'épreuve des fatigues, des privations, de la misère, de la faim, des périls, de la douleur. Non, non, elle n'est point faite pour une nation ignare, légère, frivole ; pour des citadins élevés dans la crainte, la dissimulation, la fourbe, le mensonge, nourris dans la souplesse, l'intrigue, l'avarice, l'escroquerie, ne subsistant que de friponneries et de rapines, ne soupirant qu'après les plaisirs, les titres, les décorations, et toujours prêts à se vendre pour de l'or... il faut aux artistes, aux gens de lettres et aux savants des courtisans à flagorner ; aux marchands et aux artisans, des riches à servir ; aux intrigants, des capitalistes ; aux faiseurs d'affaires et aux fripons, des fils de famille à dépouiller ; aux oisifs, des spectacles et des jeux ; tout le reste ne les intéresse nullement... Il en est de notre Révolution comme d'une cristallisation troublée par des secousses violentes ; d'abord tous les cristaux dissémines dans le liquide s'agitent, se fuient et se mêlent sans ordre ; puis ils se meuvent avec moins de vivacité, se rapprochent par degré, et finissent par reprendre leur première combinaison et par se rejoindre étroitement. » (Ibidem, N° 539.) Si le dévouement désintéressé à une cause qu'on croit juste et dont on prévoit le succès est une vertu civique, quel nom faut-il donner à ce même dévouement sans espoir sans autre perspective que le sacrifice de sa propre vie ? [407]

Comprendrons-nous enfin qu'il est des situations politiques tellement oppressives, tellement dégradantes, que ce devient un devoir pour quiconque se sent homme de crier avec l'Ami du peuple : « Oui, je le dis dans la sincérité de mon coeur, puisque notre seul espoir est dans la guerre civile, je fais des voeux pour qu'elle éclate au plus tôt. » (L'Ami du Peuple, N° 540.) N'était-ce pas la situation où nous avait mis la royauté au 14 juillet 89 ?

Un seul argument pourrait confondre Marat ; ce serait de prouver qu'au 29 août 91 la France n'était pas réduite à cette terrible extrémité ; or, le sang des massacres du Champ-de-Mars fume encore, voilà pour l'intérieur ; et avant-hier, dans l'entrevue de Pilnitz, Leopold et Frédéric ont juré d'employer les moyens les plus efficaces pour affermir les bases de l'autorité de Louis XVI ; voilà l'extérieur. Mais les historiens ne sont jamais que les preneurs des faits accomplis. Qu'à l'appel de Marat, les Parisiens se soient soulevés au 29 août 91 au lieu d'un an plus tard ; qu'ils aient anéanti la royauté : ces apologistes du succès n'auraient pas assez d'éloges ; mais parce que Paris ne s'est pas ému à la voix du journaliste, Marat est un anarchiste ; ils n'ont pas assez d'opprobre à pour en couvrir ce brandon de guerre civile. Plus indépendants et plus logiques, les Tacites à venir reviendront sur ces décisions de la peur ou de l'inintelligence révolutionnaire ; ils reconnaîtront, ils constateront l'urgence d'un appel à la révolte ; ils rendront plus de justice au grand citoyen qui croyait qu'on n'épargne le sang des esclaves qu'en n'épargnant pas celui des tyrans.

Nous entrons en septembre 91 ; à la Constituante va succéder la Législative. Marat avait lieu d'espérer que ce changement exclusif dans le personnel des représentants ferait surgir d'autres lois plus en rapport avec la déclaration des droits, seule oeuvre vraiment révolutionnaire de nos premiers législateurs. C'est pourquoi l'Ami du peuple avait résolu tout d'abord de clore sa publication avec la première Assemblée : c'est du moins ce qu'il annonce dans les premières lignes [408] de son numéro 546 du 5 septembre : « Avant de quitter la plume, que j'ai consacrée depuis trois ans à la défense des droits de la nation et de la liberté publique, mon dernier regard sera pour le bonheur du peuple. » Et trois jours après, prenant un ton tristement goguenard, il finissait son numéro 549 par cette lettre : « Billet de l'auteur aux pères conscrits. Mes compliments à l'auguste Assemblée. Grâce à la sublime constitution, messieurs, que vous avez donnée à la France, il n'y a plus d'eau à boire à être homme de bien : et comme il y a les galères à gagner en défendant les droits de la nation, et la corde à craindre en disant leurs tristes vérités à MM. Capet, l'Ami du peuple a l'honneur de vous donner avis qu'il est sur le point de renoncer à la folle entreprise de s'immoler au salut public, pour ne plus songer qu'à refaire sa fortune, s'étant réduit à la besace dans la poursuite de ce projet insensé, ayant même été dévalisé chez quelques citoyens auxquels il avait demandé asile. »

Voilà ses comptes rendus au point de vue commercial. Est-ce après les avoir vérifiés, la plume à la main, que M. Michelet a écrit : « Marat gagna beaucoup d'argent par son Journal ? » Oui, sans doute, l'Ami du Peuple se vendit par moments à un grand nombre d'exemplaires et à prix assez élevé, et pourtant l'auteur n'y gagna rien ; nous en avons déjà trop répété les raisons pour les ressasser ici ; mais M. Michelet ne comprend pas cela, ce qui prouve qu'il est plus habile commerçant en librairie que Marat, et voilà tout.

Nous disions dans notre chapitre XXI qu'il n'y avait jamais eu de parti maratiste, même au moment de la plus grande vogue du journal ; en voici une nouvelle preuve : en ce moment des élections se préparent, le nombre des députés est immense, puisque les précédents ne sont pas rééligibles ; or, à coup sur, personne n'a jusqu'ici fixé l'attention générale plus que Marat ; personne ne s'est plus exclusivement adonné à la chose publique, n'y a plus sacrifié ; personne n'a de plus persécuté pour la cause révolutionnaire [409] radicale ; Marat est encore en ce moment obligé de se cacher, l'élection suffirait pour lui ouvrir les portes de son cachot volontaire pour le rendre inviolable, pour l'imposer à la réaction ; personne n'a montré plus d'aptitude législatrice ; quelques-uns lui ont reproché un zèle exagéré, mais que craindre de cette exagération dans une assemblée, et à une époque où le défaut contraire serait mille fois plus à redouter ? personne, en un mot, ne méritait à plus de titres l'honneur d'être élu représentant de Paris. Eh bien, en 1791, il n'en est pas même question ; nous n'avons pu découvrir une seule liste où il eût été porté seulement comme candidat, et nulle part la moindre réclamation ; personne n'y pense, il peut mourir dans son coin, je ne suis pas sûr qu'on en fasse mention, à moins qu'un cri de joie, un hurlement d'hyène en délire ne s'échappe de l'antre de la police. O peuple, quelle ingratitude ! Vous tous, qui voulez embrasser sa cause, apprenez ce qu'elle rapporte en fortune, en honneurs, en gloire, en reconnaissance. Et l'on vient dire que c'est le parti des ambitieux, quand tant de nullités se produisent si facilement dans le parti contraire ; quand il suffit, suivant l'expression de Marat, d'opiner de la culotte pour y recevoir son salaire ! Allons donc, le véritable ambitieux sait compter, sait prévoir, sait juger ; comment demanderait-il de la fortune au peuple qui n'a pas même de quoi manger ? des honneurs, au peuple qui n'en dispose pas ? de la puissance, au peuple sous le joug ? de la gloire, au peuple ignorant et toujours dupe ?

Oui, ce dut être un coup terrible pour Marat que cette indifférence, que cette ingratitude publique. Il dut être assailli de réflexions poignantes, et comme homme et comme citoyen. L'homme aurait voulu immortaliser sa mémoire, et le voilà enseveli sous l'oubli, le second linceul des morts ! Le citoyen aurait voulu confondre à la tribune les ennemis de la Révolution, parce que là, sa voix aurait été plus puissante et se serait fait entendre à plus d'auditeurs encore. Non, rien, rien que l'indifférence. Il nous semble que c'est le moment où il [410] dut souffrir plus profondément dans tout son-être, corps et âme ; car plus d'espoir ! Et qu'on ne croie pas qu'il se répande en reproches contre ses ingrats concitoyens ; qu'il use de sa feuille pour colporter sa candidature, comme font les éhontés de nos jours ; qu'il chante lui-même ses propres louanges. Pas un mot. Marat avait l'âme trop hautaine, avait trop de délicatesse pour descendre à ce rôle dégradant de prôner lui-même ses services, et d'en mendier le prix. Des 89 il avait exprimé ces sentiments dans ses conseils aux électeurs ; en 91, quand il pouvait se porter sur les rangs, son opinion n'avait pas changé. Ceux qui feignent aujourd'hui tant de mépris pour sa mémoire ont-ils plus de dignité d'eux-mêmes ?

Marat avait résolu non-seulement de cesser son journal, mais encore de quitter la France. Cette seconde détermination ressort de son numéro du 20 septembre : « Peut-être emploierai-je un jour à jeter sur le papier le récit historique de ma captivité, le repos que je vais chercher dans une terre étrangère, et que je ne puis espérer dans la patrie asservie. »

Au 21 septembre, son numéro 556 a pour sommaire : Derniers adieux de l'Ami du peuple à la patrie. Il y récapitule tout ce qu'il a souffert pour la cause de la liberté ; il termine en ces termes : « Ce genre de vie, dont le simple récit glace les coeurs les plus aguerris, je l'ai mené dix-huit mois entiers sans me plaindre un seul instant, sans regretter ni repos, ni plaisirs, sans tenir aucun compte de la perte de mon état, de ma santé, et sans jamais pâlir à la vue du glaive toujours levé sur mon sein. Que dis-je ? je l'ai préféré à tous les avantages de la corruption, à toutes les délices de la fortune, à tout l'éclat d'une couronne. J'aurais été protégé, caressé, fêté, si j'avais seulement voulu garder le silence ; et que d'or ne m'aurait-on pas prodigué, si j'avais voulu déshonorer ma plume ! J'ai repoussé le métal corrupteur, j'ai vécu dans la pauvreté, j'ai conservé mon coeur pur. Je serais millionnaire aujourd'hui si j'avais été moins délicat, et si je ne m'étais [411] pas toujours oublié. Au lieu des richesses que je n'ai pas, j'ai quelques dettes, que m'ont endossées les infidèles manipulateurs auxquels j'avais d'abord confié l'impression et le débit de ma feuille. Je vais abandonner à ces créanciers les débris du peu qui me reste, et je cours sans argent, sans secours, sans ressources, végéter dans le seul coin de la terre où il me soit encore permis de respirer en paix, devancé par les clameurs de la calomnie, diffamé par les fripons publics que j'ai démasqués, chargé des malédictions de tous les ennemis de la patrie, abhorré des grands et des hommes en place, et noté dans tous les cabinets ministériels comme un monstre à étouffer ; peut-être ne tarderai-je pas à être oublié du peuple, au salut duquel je me suis immolé ; heureux si les regrets des patriotes m'y accompagnent ; mais j'y porte le témoignage honorable de ma conscience, et j'y serai suivi de l'estime des âmes fortes...

« J'ai combattu sans relâche jusqu'à ce jour, et je n'ai pas quitté la brèche que la place ne soit emportée. S'il est en France un seul homme instruit et déterminé qui ose me reprocher d'avoir trop tôt désespéré du salut public et de manquer de constance, qu'il vienne prendre ma place, et qu'il la garde huit seuls jours.

« Citoyens, je ne vous demande ni regrets, ni reconnaissance ; ne conservez pas même le souvenir de mon nom ; mais si jamais quelque coup du destin vous ramenait la victoire, souvenez-vous de la fixer en profitant de vos avantages, et n'oubliez jamais, pour assurer votre triomphe, les conseils d'un homme qui ne respirait que pour établir parmi vous le règne de la justice et de la liberté. »

C'était son demier numéro écrit à Paris, et le soir même il partait pour l'Angleterre. Il fuyait si l'on veut, mais à la manière des Parthes, en combattant encore.

Son numéro du 22 septembre est daté de Clermont en Beauvoisis ; il a mis encore son voyage à profit pour le salut public. Il raconte qu'il s'est trouvé dans la voiture avec [412] cinq émigrés ; il s'est mêlé à la conversation, il s'est attiré leur confiance, il les a sondés, il a soutiré leur secret. Il a appris et il révèle les moyens qu'ont les émigrés d'obtenir des passe-ports, leurs espérances, leurs desseins de prendre leur revanche de Varennes, enfin le parti qu'ils tireront tous les premiers de l'amnistie, de l'ouverture des barrières que Louis XVI vient d'annoncer a propos de l'acceptation de la Constitution.

Le numéro 558 est daté de Breteuil. Nouvelles révélations sur les émigrants. Le 559 a été rédigé à Amiens ; c'est un des plus intéressants ; il prouve combien Marat était au-dessus des préjugés vulgaires, combien il craignait peu de se depopulariser en combattant parfois l'opinion générale ; il s'agit du fameux décret rendu contre les nobles, à propos de leurs titres de noblesse, de leurs noms pompeux, et l'Ami du peuple en démontre l'injustice et l'inutilité : « Quand la justice n'aurait pas interdit au législateur ce coup d'autorité, la sagesse aurait dû lui en faire sentir la folie. » Et il finit par cette note : « Si j'avais été le législateur, loin de les avoir dépouillés de leurs titres et de leurs ordres, je leur aurais fait un devoir de les porter continuellement en public ; par ce moyen le peuple les eût distingués au premier coup d'oeil, il eut appris à s'en défier et à les repousser comme ses ennemis. »

Le 27 septembre, retour vers Paris ; il en détaille les circonstances. Et d'abord ne nous étonnons pas qu'il se ravise, et ne prenons pas sa résolution pour une comédie, car il avait écrit textuellement en partant : « On dit que dans quelques jours le roi acceptera la Constitution, et qu'on publiera une amnistie générale : je désire être seul excepté. Au demeurant, si le peuple se relève, je reviens me remettre à mon poste. » (L'Ami du Peuple, N° 556.)

Mais que lui était-il donc arrivé ? Un des émigrants dont il avait révélé les menées était mouchard ; Marat faillit être pris, car la police était toujours à sa recherche. Voici comme il raconte l'affaire : « Descendu à l'hôtel d'Angleterre, à [413] Amiens, il entend, sur la dénonciation de l'homme de police, un agent dire à ses côtés : C'est lui, je le reconnais. Sans doute il y avait amnistie, mais l'Ami du peuple savait bien qu'il serait toujours de bonne prise. Il feint donc de ne s'apercevoir de rien, il se promène à pas lents, et tout à coup disparaît dans la foule et se sauve à travers la campagne, se cache derrière une haie. Un berger passe, Marat lui demande de le reconduire sur la route de Paris par des sentiers détournés. Celui-ci lui donne pour guide un patriote, un ancien garde française. Le brave homme ne demande pas mieux ; l'Ami du peuple endosse un habit de paysan, et les voilà en route. Le malheur veut que le fugitif fasse un faux pas et se donne une entorse. Force fut de trouver à grand'peine une charrette et de s'y faire installer. A Beauvais, on le transporte dans un Cabriolet, et le lendemain Marat se retrouvait à Paris. » (L'Ami du Peuple, N° 560.)

Cependant ce voyage ne lui avait pas été inutile. Il avait pu, le long de la route, se convaincre par lui-même que les campagnes n'étaient pas aussi abattues, aussi découragées que Paris ; les émigrants et les officiers de l'armée lui avaient appris quel était l'esprit du soldat révolté contre l'oppression des chefs ; d'ailleurs, la nouvelle assemblée compterait peut-être quelques patriotes ; puis l'imprévu si fécond en miracles ; enfin le démon de Socrate ; tout lui disait : Reprends ton poste.

Telles étaient les réflexions que se faisait le voyageur, et, ce disant, il se traçait un nouveau programme. « Comme on n'a rien négligé pour égarer le peuple, il ne demande qu'à être éclairé. Si la prochaine législature n'est pas aussi pourrie que l'Assemblée constituante, il est possible que les patriotes se relèvent, que la liberté s'établisse à certain point. Quoi qu'il en soit, je suivrai la marche du nouveau Corps législatif, jusqu'à ce que j'aie pénétré ses projets et que je puisse prevoir la tournure que prendront les affaires publiques. Pendant le cours de deux années que j'ai combattu pour le salut [414] du peuple, j'ai eu trop d'occasions de reconnaître que nous n'étions pas mûrs pour la liberté, et de me convaincre que jamais la nation ne saura se prévaloir de ses avantages. Elle pouvait assurer son bonheur au moyen de quelques sacrifices sanglants : les fripons qui l'égaraient ont tout mis en oeuvre pour l'en détourner et lui en faire horreur. Je ne lui parlerai donc plus de ses justes vengeances contre les ennemis de son repos, puisqu'elle est d'humeur assez douce pour laisser égorger impunément ses membres infortunés ; mais je continuerai à éclairer les machinations ténébreuses des scélérats acharnés à sa perte, et à chercher les moyens de les déjouer. Je ferai plus, je proposerai les moyens de ramener peu à peu les ennemis avec lesquels nous sommes forcés de vivre, en les amusant par des hochets, après leur avoir ôté la puissance de nous perdre.

« Depuis le massacre du Champ-de-Mars, le voile de l'illusion est déchiré. Au lieu de ce temple auguste élevé à la liberté, que nous promettaient nos indignes mandataires, ils ont construit sur le sable un édifice gothique : c'est aux nouveaux députés à tenter la reconstruction, et aux écrivains patriotes à empêcher qu'il ne nous écrase sous ses ruines. » (L'Ami du Peuple, N° 560.)

C'était promettre beaucoup plus que son tempérament ne pourrait tenir ; est-ce qu'on peut, avec de la sensibilité, assister de sang-froid au spectacle de la trahison, de l'hypocrisie, des perversités de toutes sortes ? Est-ce qu'il pourra surprendre, sans crier aux armes, les piéges nouveaux tendus au peuple par ses éternels ennemis ? Sans crier vengeance, pourra-t-il voir, au nom de la liberté, les patriotes poursuivis, emprisonnés, écrasés ; le peuple, toujours le peuple sacrifié, comme si le sang des opprimés était moins précieux que celui des oppresseurs ? Non, il ne le pourra pas, et je lui en sais gré ; car c'est à cela que je le reconnais ; c'est par là qu'il fut, à mes yeux, plus grand que tout autre.

Je sais bien que ce don si rare et si fatal au bénéficiaire, [415] de ressentir dans toutes les fibres de ses entrailles les douleurs d'autrui, lui sera dénié ; je sais que l'égoïste et l'indifférent ne peuvent comprendre chez les autres ce qui ne vibre pas en eux ; je sais que l'ambitieux donnera pour mobile à tous ses actes, à toutes ses affirmations, celui qui le dirige lui-même ; je sais que l'interessé à combattre le parti du peuple ne peut, quoi qu'on prouve par les faits, par la logique, par le sentiment, rien admettre de ce qui tend à ruiner ses privilèges ; je sais enfin qu'un premier appel du jugement inique de l'histoire ne peut être accueilli sans soulever la suspicion : eh bien, c'est ce que je veux. Oui, je ne demande au lecteur que le doute. Parce que le doute, dans une conscience loyale, appelle la révision de tous les faits avancés, et que je ne crains pas cette révision, que je conjure au contraire le lecteur de ne se prononcer qu'après avoir instruit la cause par lui-même, qu'après s'être convaincu que pas un mot ne peut être retranché de cette déclaration que faisait Marat en 1792 : « Le jour de l'évasion du roi, dont j'annonçai la fuite, j'aurais pu être nommé tribun du peuple, si j'avais voulu me montrer ; mais quand mon éloignement naturel pour toute espèce d'emploi ne m'aurait pas garanti des prestiges de l'ambition, la seule connaissance que j'ai du caractère français aurait suffi pour m'en guérir. Quel insensé pourrait se fier à des hommes cruels et versatiles qui traitent de visionnaire l'observateur pénétrant qui leur dévoile les complots de leurs ennemis, qui l'élèvent aux nues à l'instant où ils voient ses présages se réaliser, et qui, le lendemain, oublient le prophète pour se moquer de lui à l'ouïe d'une nouvelle prédiction, ou l'invectiver à l'exemple des ennemis de la liberté. Insensés, qui vous acharnez à ma perte, combien vous rougiriez de vos calomnies, si vous pouviez lire dans le coeur de l'Ami du peuple. Apprenez que le plaisir de secourir les opprimés et la gloire de concourir au bonheur du genre humain font toute son ambition, et n'oubliez jamais que de la foule immense de citoyens qu'il a arrachés au glaive [416] de la tyrannie, il n'en connaît pas vingt personnellement, et qu'il n'a jamais accordé aucune entrevue à ceux qui lui demandaient la permission de remercier leur bienfaiteur. » (Journal de la République, N° 40.) [417]



Chapitre XXIV


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XXVI


dernière modif : 22 Apr. 2001, /francais/bougeart/marat25.html