Chapitre IV |
Marat, l'Ami du Peuple |
Chapitre VI |
SOMMAIRE. - De la sensibilité dans Marat. - Il se fait médecin. - Historiens qui l'ont fait passer pour charlatan : Georges Duval, Rabbe, Biographie Michaud, Brochure de 1795, Montjoie, Charles Nodier, M. Michelet. - Marat fut-il réellement médecin ? - Preuves. - Fut-il médecin habile ? - Mémoire sur l'électricité médicale. - Observations de l'amateur Avec à l'abbé Sans. - Marat médecin des gardes du corps de M. le comte d'Artois.
On se rappelle les souvenirs d'enfance que Marat nous a tracés de sa main ; on a remarqué qu'il revient sur trois principaux traits de son caractère : l'amour de la gloire, l'amour de l'humanité et l'amour de la justice. Ces trois caractères distinctifs répondent, en effet, aux trois phases les plus éclatantes de son existence.
Nous avons vu le premier se développer avec une rare énergie : les philosophes fixent sur eux tous les regards, Marat écrit le livre de l'Homme, les savants ont part à l'engouement général, Marat fait ses preuves comme physicien. Nous avons vérifié la valeur de ses titres comme philosophe et comme savant, ils sont incontestables. A cette frénésie de la gloire, il sacrifie les passions ordinaires aux jeunes gens ; qui pourrait lui en faire un crime ? Il sacrifie son bien-être ; ne devons-nous pas lui en savoir gré ?
Mais en même temps qu'il était dévoré du besoin de se faire un nom, une autre passion, l'amour de l'humanité, réclamait aussi son droit d'investiture. Enfant, il avait reçu de la nature le don de souffrir des douleurs d'autrui ; devenu homme, il crut qu'il était de son devoir de chercher à les [72] adoucir. Marat se fit médecin ; son père, avons-nous dit, exerçait cette profession ; l'enfant studieux, observateur, ardent à tout connaître, dut apprendre sans efforts les éléments de cette science, et la mère encourageait des dispositions qui pouvaient rendre un jour son fils utile à ses semblables : « elle fit éclore dans son coeur la philanthropie. »
Mais que parlé-je du don de souffrir des douleurs d'autrui ! j'oublie que je m'adresse à mon siècle, et que, pour mes positifs contemporains, l'amour de l'humanité n'est qu'un mot qui n'a pas de sens, qui provoque son incrédule dédain. Eh bien, soit ! pour être à la hauteur de mon siècle, je feindrai de ne croire à rien d'élevé dans le coeur humain, je nierai la passion du dévouement, et je dirai en langage du temps : Marat qui ne gagnait pas probablement assez d'argent au métier de maître de langues en prit un plus lucratif, le métier du médecin.
Cette profession, qui demande tant de connaissances, qui peut être exercée partout, coïncidait on ne peut mieux avec ses aptitudes intellectuelles, avec ses goûts cosmopolites, avec les études auxquelles il s'était livré, qui devenaient chaque jour plus profondes ; ses ouvrages scientifiques en font foi ; elle se prêtait en outre à la gravité de ses moeurs, à la simplicité de son genre de vie, à ses habitudes d'observation ; elle pouvait tirer un grand parti même de ses études philosophiques ; on comprend que Marat, à tous les points de vue, l'ait choisie préférablement à toute autre.
De médecin à charlatan, il n'y a qu'un pas ; la malveillance n'hésita point à le franchir. En cela, tous les biographes sont d'accord, sous quelque bannière politique qu'ils soient rangés. Georges Duval, le royaliste, assure que Marat fut vétérinaire ; Rabbe, le républicain de 1830, veut que l'Ami du peuple ait débute par vendre dans les rues de Paris un spécifique de son invention ; la Biographie Michaud le depeint ainsi : « Charlatan des rues, dévoré par la misère et sans cesse aux prises avec les plus extrêmes besoins. » Tous les trois [73] oublient que force leur a été, preuves en main, de rendre justice au savant véritable, et que la logique ne saurait conclure de la vraie science au charlatanisme. (Voir le chapitre III.)
Cette assertion descend, en ligne directe, d'une petite brochure imprimée à Paris en 1795, dont voici le titre : Vie criminelle et politique de J. P. Marat, se disant l'Ami du peuple, adoré, porté en triomphe comme tel, et après sa mort projeté saint par la Jacobinaille, ou l'homme aux 200,000 têtes, le vampire le plus remarquable de la République française. On lit dans ce précieux recueil : « Marat était à peine sorti de Genève, bourgade où il avait reçu le jour, qu'alléché par le son du tambour qui annonçait un guérisseur de tous maux, il se détermina à affliger l'humanité : mais il lui fallait monter le dernier échelon ; il devint valet d'opérateur... Peuple abusé, représente-toi le défenseur des droits de l'homme vêtu d'un habit parsemé de pièces de couleurs différentes, tantôt sur des planches inégales, le plus souvent sur un tonneau, faire le pendant d'un singe ou d'une guenon, passant habilement dans un cerceau, puis tendre d'une main complaisante au docteur Asinus, dont il est salarié, les boîtes d'opiat, la fiole d'élixir, le cornet de pilules, le paquet d'herbes suisses. »
« Marat devint à son tour inspecteur de santé, arbitre de la vie ou de la mort du confiant moribond. A l'aide d'une infinité de prospectus mensongers, il fut proclamé par la sottise le médecin universel. Ce n'est plus alors le compère de Polichinelle, c'est Marat dépoullé de ses sales haillons, revêtu d'un costume un peu plus décent, dictant des ordonnances à tort et à travers, envoyant très-succinctement ses malades dans l'autre monde, après leur avoir dégarni la bourse le plus qu'il est en son pouvoir. Peuple désabusé, vois-le se familiariser avec le sang, s'apprivoiser avec la douleur et les tourments ! »
L'historien Montjoie, l'auteur de l'Histoire de la conjuration de Philippe Égalite, s'exprime à peu près dans les [74] mêmes termes (t. II, p. 154) : « Il débita au petit peuple toujours crédule des herbes qu'il assura être des simples de son pays, et qu'il métamorphosa en remède universel. Auprès des riches, il se donna pour l'inventeur d'une eau tellement spécifique, selon lui, qu'elle guérissait toutes les maladies. Il remplit de cette liqueur des milliers de petites bouteilles, et fixa le prix de chacune à deux louis... Il serait assez naturel de conjecturer qu'une liqueur inventée par un fripon aussi méchant et aussi ignorant que Marat ne pouvait être qu'une sorte de poison. » Suit, en effet, une histoire d'un homme empoisonné : risum tenealis, amici.
La Biographie moderne écrit : « Charlatan vendant des simples, et un spécifique qui guérissait tous les maux. Beaucoup de personnes assurent même qu'il fut pendant quelque temps réduit à mendier. »
Ainsi, selon Montjoie, il aurait fait des affaires merveilleuses, vendant des milliers de fioles à deux louis ; et, d'après la Biographie moderne, il aurait été réduit à demander l'aumône ! Ce n'est pas tout.
Le bon, le sensible Charles Nodier, comme se plaisent l'appeler les ressasseurs de phrases faites, se délecte à coeur-joie à ces sources si pures ; il se garde bien de nier que Marat ait été médecin, c'eût été perdre l'occasion d'une image ingénieuse : « Il me semble que le bourreau devait être fils de médecin, et que celui-ci, en coupant des têtes de grenouilles pour ses expériences de physique, avait enseigné au second à couper des têtes d'hommes. » (Journal le Siècle, 15 août 1847.) Bon Nodier ! O honte, voilà de tes tours !
C'est là que le grave historien, M. Michelet, a puisé aussi : « Il fut parfois réduit, dit-on, à vendre ses remèdes sur les places de Paris... Marat se donne ordinairement le titre de docteur ; je n'ai pu vérifier s'il l'avait réellement... » Et deux pages plus loin, le critique, oubliant ce qu'il vient d'écrire, ajoute : « Marat entra dans la maison du comte d'Artois, d'abord par l'humble emploi de médecin de ses écuries, puis [75] avec le titre plus relevé de médecin de ses gardes du corps. » (Histoire de la Révolution française, chap. IX, tome II, passim.)
Dieu merci ! le génie du mal n'est pas toujours irréfutable ; nous espérons le prouver péremptoirement, et pour nous assurer si Marat fut médecin, et même médecin habile, nous ne nous appuierons, comme aux chapitres précédents, que sur des faits authentiques. Nous ne demandons qu'une chose : c'est que l'on compare la valeur de nos documents avec les assertions des ennemis de l'Ami du peuple et qu'on prononce.
Et d'abord Marat fut-il médecin ? Il faut bien le croire, puisque, de son temps, personne ne l'a nié, pas même Voltaire, qui, dans sa fameuse réfutation du livre de l'Homme, l'invite patriarcalement à ménager des clients qui payent bien leur médecin ; Voltaire qui, s'adressant à l'auteur, lui dit : « Comment un médecin ne cite-t-il pas Hippocrate ? » Quel parti le satirique Voltaire n'aurait-il pas tiré de la position d'un pauvre écrivain qui n'aurait été qu'un marchand d'orviétan ? Mais je me trompe, si Marat n'avait été qu'un misérable charlatan, Voltaire ne serait pas descendu jusqu'à lui.
Mais comment nier le titre de docteur à un philosophe qui signe son livre, à un savant qui signe la plupart de ses ouvrages de ces mots : Marat, docteur en médecine. Or, cette noble profession n'était pas plus libre alors qu'aujourd'hui. En supposant qu'un charlatan eût voulu usurper ce titre, s'en fut audacieusement paré, la Faculté de médecine, à coup sûr, n'aurait pas tardé à l'en faire repentir, surtout si le misérable n'eût pas craint de s'attaquer personnellement à certains membres des autres facultés, comme a fait le savant : toutes les privilégiées sont soeurs ; surtout si l'intrigant se fût dit attaché à la maison d'un prince du sang, comme le portent encore d'autres sous-titres d'ouvrages de Marat. Il n'y avait, en vérité, que le scrupuleux M. Michelet en qui pût naître la malencontreuse idée de réclamer le diplôme perdu, hélas !
En mars 1791, l'Ami du peuple écrivait : « On ne puise pas [76] dans les écoles le génie d'Esculape, mais on y acquiert des connaissances qui empêchent d'agir en aveugle et en téméraire ; et, sous les yeux d'un maître de l'art, les élèves apprennent à faire usage de ces connaissances : lumières dont sont privés les empiriques. » (L'Ami du Peuple, N° 401.) Est-ce bien le langage d'un charlatan ?
Je doute qu'on puisse trouver aujourd'hui autant de témoignages, et de plus irrécusables que ceux-là, pour prouver qu'Hippocrate ait jamais été médecin.
Mais Marat fut-il habile dans son art ? Ici encore les certificats nous manquent, mais nous avons d'autres preuves.
La première est un Mémoire sur l'électricité medicale, couronné, le 6 août 1783, par l'Académie royale des sciences, belles-lettres et arts de Rouen ; mémoire réimprimé à Paris, l'année suivante, par Sorry, volume in-8° de 111 pages. On a déjà lu dans une précédente citation que le docteur avait promis de s'occuper de ce sujet, et que l'Armée littéraire comptait sur cette promesse de l'« habile médecin. »
Le programme de l'Académie rouennaise était ainsi conçu : « Jusqu'à quel point et à quelles conditions peut-on compter dans le traitement des maladies sur le magnétisme et l'électricité, tant négative que positive ? »
Dans la séance du 6 août, la même Société, décernant le prix au mémoire de Marat, s'exprimait ainsi : « Quoique l'auteur n'ait pas, plus que ses concurrents, offert de solution quant au magnétisme, il remplit les conditions exigées à l'égard des effets de l'électricité ; il désigne très-précisément les maladies dans lesquelles on peut espérer des secours et celles où on l'invoquerait vainement, ou même avec danger. » Voilà un certificat de connaissances en matière médicale bien clairement exprimé par des signataires compétents, ce semble. Et notez bien que le lauréat ne s'est pas mêlé de magnétisme ; belle occasion cependant pour un charlatan !
Il est, du reste, bien certain qu'il n'avait pas acheté cette fois le suffrage des juges, car, à côté de l'éloge, nous [77] remarquons une mercuriale qui paraît consignée là tout exprès pour cerufier que ses déboires académiques ne l'avaient pas corrigé de sa franchise hautaine. « En donnant le prix à ce mémoire, qui le mérite à tant de titres, l'Académie a regretté que l'auteur n'ait pas mis plus d'aménité dans ses termes, en réfutant l'opinion d'un homme estimable adopté par neuf compagnies savantes, qui presque toutes ont couronné ses efforts. » On croirait lire une tirade de Philinte. Dans la préface de la réimpression du mémoire couronné, Marat répond en véritable Alceste : « J'ai relu mon mémoire avec soin, et je n'ai pas trouve un seul terme que doive s'interdire un auteur qui sait se respecter. » Décidément, ce Marat mourra dans l'impénitence finale, comme est mort l'Alceste - Molière, dont le cadavre aussi faillit être traîne dans l'égout.
Il paraît qu'aujourd'hui les docteurs commencent à adopter l'application de l'électricité à certains cas médicaux ; font-ils, dans leurs rapports, mention de Marat ? Fi donc !
C'est à propos de ce mémoire couronné que, en 1785, un certain abbé Sans adressa une lettre à Marat, critique dans laquelle l'abbé témoignait son étonnement qu'on ait decerné le prix à un ouvrage « qui remettait le monde savant dans l'état d'ignorance où l'on avait commencé d'appliquer l'électricité au corps humain. » Marat fit une réponse imprimée sous ce titre : Observations de l'amateur Avec à l'abbé Sans, sur la néccssité indispensable d'avoir une théorie solide et lumineuse, avant d'ouvrir boutique d'électricité médicale. Cette brochure, de 34 pages, est peut-être l'écrit le plus amusant de Marat. La défense, qui n'était cette fois pour lui qu'un jeu d'enfant, fut rendue publique, parce que l'abbé avait fait insérer sa lettre dans le numéro 16 de l'Année littéraire.
Reste encore, comme preuve du savoir de Marat, sa charge de médecin des gardes du corps de la maison du comte d'Artois, fonction qu'il exerça pendant huit ans. On avouera bien que, de 1779 à 1787, la cour n'était pas tellement dépourvue d'aspirants à cette place tout au moins honorifique, qu'elle [78] fut obligée d'aller chercher pour la servir un charlatan, bateleur des carrefours ; ou c'est qu'alors ce charlatan était réputé bien habile.
Et puis, pourra-t-il rester le moindre doute à ceux qui liront la partie anatomique du livre de l'Homme ? à ceux qui savent quels rapports existent entre les connaissances en physique et la médecine ? à ceux qui comprennent combien les études en morale concourent à la pénétration diagnostique du médecin ? La veuve écrira après la mort de Marat : « Il exerçait la médecine, dans laquelle il avait acquis une grande célébrité, surtout dans la curation des maux d'yeux, où il excellait. » (Prospectus.) Brissot, dans ses Mémoires (tome II, page 3), confirme cette assertion, et parle d'un ouvrage paru en Angleterre sous ce titre : An essay on a Singular disease of the eyes, by M.....
Mais quoi ! dira-t-on, il fut médecin de la maison d'un prince du sang ? Oui, et cela doit d'autant plus nous étonner, que cinq années auparavant Marat avait écrit contre la royauté un livre des plus audacieux qui aient jamais été conçus, ses Chaînes de l'esclavage, qui eurent, nous le verrons plus tard, un grand retentissement en Angleterre, et dont la police française pouvait bien, par conséquent, être informée. Pour que la cour se résignât à oublier un précédent aussi compromettant, il fallait que le docteur fut bien habile. M. Michelet, qui a étudié Marat la plume à la main, a écrit : « Dans sa position de médecin des gardes du corps, il s'interdit toute publication politique... La révolution le trouva dans la maison du comte d'Artois, où il était depuis douze ans. » Or, l'impression du Plan de législation, qui date de 1780, prouve que Marat ne s'interdit pas la politique pendant cette période ; et l'Almanach royal, qui cesse, en 1787, d'inscrire Marat comme médecin des gardes du corps, démontre que la Révolution ne le trouva pas dans la maison du prince ; mais tous ces petits mensonges jésuitiques avaient bien leur portée. Tant pis pour l'autorité de l'historien, car, s'il s'est [79] volontairement trompé sur Marat, qui m'assure qu'il ait été plus sincère à l'égard des autres personnages de la Révolution ?
M. Michelet ajoute : « Marat ne recourut à la protection du comte d'Artois que contraint par la misère. » Nous n'en savons rien, ni M. Michelet non plus. Mais ce que nous savons bien, c'est que la misère n'est jamais un titre pour être admis dans les cours ; ce que nous connaissons, c'est l'emploi qu'il fit de ses honoraires comme médecin et comme professeur de physique, pour la publication de ses livres de sciences. Contraint par la misère ! quand donc ces gens-là comprendront-ils que la misère est un titre de plus d'honorabilité de celui qui la supporte sans la mériter ? Contraint par la misère ! et ce dénûment supposé vrai, monsieur le critique, cette indigence d'un homme irréprochable sous le rapport de la conduite, ne vous arrache pas un cri d'angoisse ? Je disais tout à l'heure : tant pis pour votre autorité d'historien ; j'ajoute : tant pis pour votre coeur.
Quoi qu'il en soit de toutes ces perfides insinuations, ce Marat, « qu'on ne nomme pas sans horreur et sans effroi, que l'histoire a couvert de boue et de sang » (le Bibliophile Jacob), ce Marat doit commencer à paraître moins affreux aux lecteurs qui nous ont suivi avec impartialité. Achevons de nettoyer toute cette boue, de laver tout ce sang, : tâche pénible pour nous, répugnante pour ceux qui nous regardent faire, mais devoir pour tous. [80]
Chapitre IV |
Marat, l'Ami du Peuple |
Chapitre VI |