Chapitre III |
Marat, l'Ami du Peuple |
Chapitre V |
SOMMAIRE. - M. le Bibliophile Jacob, éditeur d'un roman de Marat. - Nous croyons que le livre est réellement de l'Ami du peuple. - Substitation de titre. - Quand furent composées les Lettres polonaises. - Canevas du roman. - Critique sous le rapport de l'invention, du style, de la peinture des caractères et des opinions politiques. - Marat directeur d'une académie des sciences à Madrid. - Trait mémorable de Rose Roume.
Nous ne nous sommes occupé de l'ouvrage qui va faire l'objet de ce chapitre, que parce que les contre-révolutionnaires ont tiré parti de tout ce qu'a écrit Marat pour y glisser leurs mensongères insinuations ; c'est donc à eux qu'il faut s'en prendre du peu d'importance de l'examen qui va suivre.
En 1847, le Journal le Siècle annonçait la publication d'un roman de Marat ; le manuscrit resta six mois dans les bureaux, afin que le public put se convaincre de son authenticité. Ce roman avait été, dit-on, acheté de la veuve de l'Ami du peuple par M. Aimé Martin, dix ans auparavant. Ce dernier ne voulut pas, de son vivant, consentir à la publicité ; mais, à sa mort, le Bibliophile Jacob, moins scrupuleux, se fit éditeur de l'ouvrage posthume ; c'est alors qu'on vit paraître dans le journal les Aventures du jeune comte de Potowski. L'année suivante, M. Jacob en donnait une seconde édition plus complète, en 2 volumes in-8°, sous ce nouveau titre : un Roman de coeur. Nous venons de lire ce roman pour la première fois ; ce n'a pas été sans beaucoup de défiance, tant ces marchands de découvertes littéraires nous sont suspects. Lecture faite avec toute l'attention dont nous sommes capable, [64] avec la connaissance du style et des opinions du conventionnel qu'a pu nous donner une longue étude de ses oeuvres, nous croyons que l'ouvrage est réellement de Jean-Paul Marat.
Le chrysophile n'a pas, on le pense bien, manqué l'occasion d'une notice dans laquelle il nous prouve, en une cinquantaine de pages, qu'il ne sait de l'Ami du peuple que ce qu'en connaît le commun des lecteurs. Mais la copie manquerait bientôt si, sachant si peu, l'amplificateur ne racontait que ce qu'il a appris ; alors, pour foisonner, il imagine ; puis il affirme ce qu'il a imaginé ; puis viennent les conséquences tirées des affirmations ; tant qu'enfin la notice est faite. Si le faiseur ne calomniait pas, du moins ! Mais il faut gagner son argent. Ayons pitié du pauvre chrysophile !
Nous allons résumer le roman et répondre à quelques assertions de M. Jacob.
Nous avons vu d'abord une substitution de titre ; affaire d'éditeur, étiquette nouvelle plus propre à éveiller la curiosité. Ne remarquez-vous pas, en effet, dans un Roman de coeur par Marat, comme les deux mots coeur et Marat grimacent en face l'un de l'autre ? Marat amoureux ! ce doit être curieux, se dit le public ; et la cause est gagnée, et l'éditeur s'applaudit de son ingénieuse substitution. Il est vrai que pour le connaisseur l'idée n'était pas heureuse, car ce titre tout moderne n'était propre qu'à faire considérer le livre comme apocryphe. Mais écrit-on pour les connaisseurs ?
Quand le roman fut-il composé ? Nous croyons qu'il dut l'être de 1771 à 1774 ; de 1771, puisqu'il est écrit en forme de lettres, dont les dernières portent ce millésime ; à 1774, parce que c'est à cette époque que Marat fit imprimer ses Chaînes de l'esclavage, suivies du livre de l'Homme, et successivement d'un grand nombre d'autres ouvrages de science. Nous pensons que quelques circonstances ayant empêché que le livre ne parut lors de sa rédaction, l'auteur se trouva engagé à cette dernière date dans des études trop sérieuses pour revenir sur une oeuvre de pure fiction. Qui n'a pas [65] commencé sa vie littéraire par ces fantaisies décevantes ? Nous conjecturons encore que le véritable titre portait Lettres polonaises, très à la mode à cette époque et conservé par M. Aimé Martin pour la reliure du manuscrit ; les Aventures du jeune comte de Potowski pourraient bien avoir été le sous-titre. Mais qu'importe ?
Le canevas est des plus simples : un jeune seigneur polonais aime la fille d'un des amis de son père ; le mariage allait se célébrer quand tout à coup s'engage une guerre civile qui divise la nation en deux partis, celui des Russes et celui des patriotes. Voilà les amants sépares, car les deux familles sont devenues ennemies mortelles. Gustave est entraîné par son père sous le drapeau des confédérés ; Lucile fuit avec sa mère dans des contrées moins exposées. De là, péripéties causées par la douleur des amants, par les vicissitudes de la guerre, par la perfidie d'une comtesse qui est secrètement amoureuse du jeune homme ; long épisode sur le caractère des souverains qui fomentent la division, sur quelques principes politiques. Cependant la fureur des partis s'apaise, les deux familles se réconcilient, et le mariage de Lucile avec Gustave, est le gage de cette réconciliation.
L'invention nous semble peu originale ; l'auteur paraît avoir fait son livre de propos délibéré, mais non pas irrésistiblement entraîné par le démon de Socrate. La volonté peut beaucoup sans doute en matière de science, mais en art elle est peut-être impuissante, elle fait fuir l'inspiration qui se plaît à surprendre ses préférés. Comme toutes les natures volontaires à force d'ambition, Marat, qui avait dévoré avec ardeur tout ce qui se faisait de son temps en ces matières, crut avoir saisi le procédé, et, croyant aux procédés, se mit à l'oeuvre. Il a échoué ; ce devait être. Nous ne comprenons pas que M. Jacob ait placé cet ouvrage entre la Nouvelle Héloïse et Faublas. C'était sans doute pour affriander la pratique ; c'était dire aux âmes sensibles : c'est du Jean-Jacques ; aux libertins : c'est du Louvet ; je vends pour tous les goûts. N'en [66] croyez rien ; on ne trouve dans le Roman de coeur ni l'ardente et profonde passion de Saint-Preux, ni la purulente lubricité de Faublas ; Marat n'avait, pour atteindre à ces deux extrêmes, ni assez de véritable émotion, ni assez de sensualité. En deux mots, son roman était combiné, mais non pas senti : le sentiment se révèle par l'individualité ; c'est justement la qualité qui fait ici défaut.
Ceux qui jugent du style d'un ouvrage par la rondeur, l'harmonie des périodes, diront : c'est bien écrit, car ça coule bien. C'est justement cette stérile fécondité, le plus grand obstacle au génie, qui a jeté Marat dans cette entreprise médiocre. Aussi a-t-il à son service tout le répertoire du temps. Veut-il peindre les Amours, aussitôt les Ris viennent se blottir côte à côte, ce qui prête admirablement à la phrase faite : les Amours et les Bis ; attendez-vous à voir aussi représentés les Nymphes et les Tritons, le Satyre amoureux et la timide bergère, et les lambris dorés, et les teints de lis et de roses, et les berceaux fleuris ; tout cela se trouve juste à point pour compléter la période comme, au temps ou nous faisions nos classes, les épithètes de rigueur dans notre Gradus ad Parnassum. Si parfois l'auteur tire de son propre cru, c'est pour dire : « Chaque jour j'irai pleurer sur la tombe de mon ami, et mon coeur sera la lampe sépulcrale qui brûlera sur son tombeau ; » ou bien il retombe dans le rococo du jour : « Entraîné par la fière Bellone loin d'une délicieuse demeure. » Toutes ces antiquailles sont heureusement enfouies pêle-mêle dans l'oubli, comme tout ce qui n'est que de mode et d'un goût affecté : le simple seul est éternel.
Les caractères ne me paraissent pas mieux réussis que le reste ; ils ne manquent pas de vérité, mais de profondeur ; c'est qu'ils ne sont pas pris sur nature, mais imaginés ; or, on n'invente pas plus en art qu'en science ; qui sait observer sait rendre ; c'est la faveur réservée aux génies seulement : heureux ceux qui savent voir ! Le caractère de la perfide Sophie doit pourtant être distingué, il était osé : une femme [67] que sa passion charnelle entraîne à commettre les plus atroces scélératesses, qui sent toute sa bassesse, qui a horreur d'elle-même et qui n'en continue pas moins à combiner ses perfidies, parce que nos passions sont plus fortes que notre raison, ce caractère, dis-je, m'a paru vrai et bien soutenu. Pourquoi faut-il que l'original ne soit qu'un personnage secondaire dans le roman ?
Quant à la partie politique, on n'y trouve rien qui démente les opinions du Marat révolutionnaire. Quelques-unes y sont en germe : « Vous avez raison d'être indisposé contre les grands, cette inégalité des conditions est presque toujours injuste. » Et celle-ci : « O nature, faut-il qu'une partie de tes enfants soit ainsi née pour la servitude et le travail, tandis que l'autre nage dans l'opulence au sein de la mollesse ! »
On aime encore à lire la critique hardie qu'il fait de Catherine de Russie, au moment où tant d'hommes de lettres étaient à la solde de l'impératrice ; il n'a pas l'art de se ménager de puissantes protections, il ne sacrifie pas à ses intérêts, ce n'est pas là son ambition ; son âme est trop fière, son caractère trop indépendant pour se prêter à des mensonges officiels, ou tout au moins pour payer sa dette de reconnaissance par un silence coupable. Il aurait été difficile aux salariés les plus ingénieux de rétorquer aucune de ses assertions sur la Sémiramis du Nord.
Et cette réflexion si profonde sur la Pologne, qui nous révèle le secret de ses défaites : « En Pologne, il n'y a que des tyrans et des esclaves : la patrie n'a donc point d'enfants pour la défendre. »
Mais pourquoi insister sur un ouvrage auquel Marat donnait si peu d'importance qu'il ne le fit jamais paraître ? C'est que l'editeur bibliophile s'en est servi comme d'un texte à de nouvelles calomnies trois fois répétées par lui : dans le journal le Siècle, dans la deuxième édition et dans une note bibliographique : l'erreur est ingénieuse à se reproduire.
Pour résumer notre opinion sur les Lettres polonaises, [68] nous dirons : comme portée morale ou politique, elles ne renferment rien qui puisse compromettre le passé de Marat ; sous le point de vue de l'art, nous les considérons comme un livre d'invention vulgaire et de médiocre exécution ; mais qui de nous n'a dans ses cartons quelque plate amplification de cette espèce ? Heureux ceux qui, comme Marat, ont assez de goût pour les y tenir enfermées à jamais ! Disons plus : heureux ceux qui ont assez de prudence pour les annihiler en prévision des chrysophiles à venir !
Qu'on nous permette, pour relever la fastidieuse nullité de ce chapitre, de rapporter un trait de notre histoire révolutionnaire qui n'est pas tout à fait étranger à Marat, et qui mérite de sauver de l'oubli la mémoire d'un grand citoyen à peu près inconnu.
En juillet 1793, Philippe-Rose Roume, ex-commissaire national civil à Saint-Domingue, écrivait une lettre très-pressante à Danton et à Robespierre pour prier l'un ou l'autre des deux députes de vouloir bien prendre sa defense au Tribunal révolutionnaire où il allait bientôt être traduit. Marat lui avait antérieurement promis d'être son avocat, mais l'Ami du peuple venait d'être assassiné ; c'est pourquoi l'inculpé mettait son dernier espoir dans le patriotisme des deux Montagnards. Voici ce que sommairement Roume disait dans sa lettre datée de la Conciergerie, comme preuves de son patriotisme : « Je puis prouver que depuis l'année 1785 ma vie n'a jamais cessé d'être employée pour le bien de l'humanité et le triomphe de la vérité : chez les Anglais, jusqu'en 1779 ; chez les Espagnols, jusqu'en 1784... Ce fut moi qui, chez les Espagnols, fondai une brillante colonie, d'où je fis bannir jusqu'au nom de l'inquisition, et pour laquelle j'obtins des privilèges inouïs jusqu'alors dans la monarchie ; moi, qui avais obtenu pour Marat la place de directeur d'une Académie des sciences à Madrid, Académie dont j'avais donné le projet, et place au nom de laquelle Marat n'aurait pas manqué de mûrir les Espagnols et de les préparer pour la grande entreprise de la [69] régénération du genre humain. Cette place lui fut ravie par des manoeuvres perfides de ses ennemis (1). »
1. Une brochure moderne nous apprend que c'est Bailly qui fit rejeter l'admission du protégé de Roume ; « de là, dit le brocheur, la haine qu'ayait vouée à ce savant l'infame Marat. » Nous répondrons à toutes ces assertions, pourvu que le lecteur montre autant de patience que nous en avons mis nous-même à réviser les pièces de ce nouveau procès en cassation.
N'est-ce pas là une preuve de plus, s'il en était encore besoin, de la renommée que Marat s'était acquise comme savant, et des sentiments patriotiques qu'on lui reconnaissait déjà bien avant la Révolution ? Il est vrai que cette preuve n'a de poids qu'autant que le témoin a quelque valeur morale. Citons donc le trait mémorable.
Marat n'était pas homme à prendre la défense d'un ex-fonctionnaire public, eût-il été son ami, sans amples informations, sans preuves authentiques de sa non-culpabilite. Or, le citoyen Rose Roume lui avait adressé deux lettres à cette fin. Dans la première, il dressait loyalement son acte d'accusation : « Voici ce que j'ai fait à Saint-Domingue en qualité de commissaire national civil, ayant osé y rester seul après le depart de mes deux collègues. J'ai rempli pendant cinq mois une mission que je n'avais peut-être pas le droit d'exercer ; j'ai approuvé une association contraire au décret du 24 décembre 1791 sur les colonies, association que nécessitait la force des choses et qui a prépare l'exécution de la bienfaisante loi du 4 avril 1792 ; j'ai retranché de cette loi du 4 avril, en la faisant promulguer, les mots l'an IV de la liberté, et cela pour empêcher le massacre de tous les libres par leurs esclaves qu'aurait égares la fausse application qu'ils auraient faite de ces mots ; j'ai ordonné des déportations extra-judiciaires, seul moyen que j'eusse d'empêcher le massacre et la conflagration du Port-au-Prince. »
Dans la seconde lettre à Marat, l'inculpé continuait en ces termes : « J'ai pris sur moi, différentes fois, d'employer des moyens dont je connais l'illégalité, mais qui seuls pouvaient [70] sauver la colonie et la conserver à la France ; j'ai pensé qu'un fonctionnaire public, chargé d'une aussi grande mission, ne devait pas moins affronter le glaive de la loi que le fer et le poison des assassins, lorsqu'il se trouvait dans un pays rentré dans l'état de nature, ou plutôt dans le chaos de tous les abus et de tous les crimes de l'ordre social. »
Alors venait le passage sublime qui peut faire croire à tous les dévouements cités dans l'histoire ancienne, car il est à leur hauteur : « La mort ne m'a jamais effrayé, je la souffrirai même avec plaisir, si je suis immolé comme une victime du plus ardent patriotisme. La nation peut même tirer un grand parti de ma mort ! Que d'un côté je sois exécuté pour avoir agi contre la loi ; que de l'autre mon cadavre soit déposé au Panthéon pour m'être dévoué comme un nouveau Décius ; vous parviendrez à deux buts également avantageux, car vous scellerez le despotisme de la loi qui fait l'essence de la liberté, et vous donnerez un pouveau ressort aux âmes de la trempe de la mienne. »
Nous avons parcouru la liste des condamnes par le Tribunal révolutionnaire, nous n'y avons pas trouvé le nom du citoyen Rose Roume, accusé d'abus de pouvoirs sur la dénonciation de deux des blancs dont il avait extrajudiciairement ordonné la déportation dans le but de leur sauver la vie, (Les trois lettres citées sont extraites des Archives de l'Empire, section administrative, F. 7, 4434, papiers saisis chez Danton et déposés au Comité de sûreté générale, liasse 2e, pétitions d'élargissement de divers citoyens.)
Quelle époque que celle où de tels avocats n'entreprenaient la défense que de telles causes ! Cela rassérène, parce que la constatation de quelques grands caractères suffit pour consoler du reste de l'humanité. [71]
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