Henri Rochefort
[Page de garde de la Lanterne]
Numéro 8
Samedi 18 juillet 1868

LA LANTERNE

PAR

HENRI ROCHEFORT



Samedi 11 juillet 1868. - On s`est beaucoup plaint de ma prose cette semaine. Aussi avais-je résolue de procéder désormais uniquement par citations. En voici toujours quelques unes qui me laveront, j`aime à le croire, du reproche de partialité contre un gouvernement qui, après tout, ne s`est jamais démenti.

Première citation :

Si les sommes prélevées chaque année sur la généralité des habitants sont employées à des usages improductifs, comme A CRÉER DES PLACES INUTILES, A ÉLEVER DES MONUMENTS STÉRILES, A ENTRETENIR AU MILIEU D`UNE PAIX PROFONDE UNE ARMÉE PLUS DISPENDIEUSE QUE CELLE QUI VAINQUIT A AUSTERLITZ, l'impôt, dans ce cas, devient un fardeau écrasant. Il épuise le pays. Il prend sans rendre.

(LOUIS NAPOLÉON, Extinction du
Paupérisme, page 10.)

[La Lanterne]

Deuxième citation :

« Un homme qui, étant au pouvoir, dit, pense et fait exactement le contraire de ce qu'il disait, faisait et pensait avant d'y arriver, ce n'est pas nouveau, ce n'est pas original, mais c'est toujours amusant. »

(ALEXANDRE DUMAS fils, préface
du Demi-Monde.)

[La Lanterne]

Troisième citation :

Un capitaine, dont le régiment était en garnison à Courbevoie, et qui était couché à Paris, fut, dans la nuit, réveillé par son brosseur, qui lui annonça que le régiment avait l'ordre de prendre les armes. Ce capitaine eût la pensée d'en prévenir le général Changarnier. Il alla jusqu'à sa porte cochère, frappa même ; mais, comme on tardait à ouvrir, il réfléchit qu'il dérangeait peut-être le général pour une fausse alarme, que l'ordre était peut-être particulier à son régiment et qu'on se moquerait de lui. Il se rendit à Courbevoie, et personne ne fut prévenu.

Averti, le général Changarnier n'eût certes pas fait échouer les plans du président ; mais, en échappant à l'arrestation qui le menaçait, il aurait aggravé la situation.

(Histoire populaire contemporaine,sous
la direction de M. Duruy, aujourd'hui
ministre de l'instruction
publique.)

[La Lanterne]

J'arrête ici mes citations, parce qu'après m'avoir su si mauvais gré de l'écrire moi-même, on m'accuserait de faire rédiger ma Lanterne par les autres. J'éprouve d'ailleurs un besoin démesuré d'exprimer ma surprise à l'annonce d'une nouvelle qui, si elle était sérieuse, n'en serait que plus comique.

Il me revient d'une source qui, comme qualité d'information, rappelle la Grande Grille, que le ministre de l'intérieur aurait l'intention de rendre à mon journal la vente sur la voie publique. Le ministre de l`intérieur s'est tellement fourvoyé dans toutes les questions relatives à la Lanterne, que je ne pousserai pas la cruauté jusqu'à l'engager dans une nouvelle maladresse. Il s'était fait d'abord cette réflexion :

- Nous allons lui enlever la vente dans les kiosques et dans les gares ; il ne s'en relèvera pas.

*
* *

Voyant que cette mesure de répression avait eu pour effet unique d'augmenter d'une bonne moitie le tirage du journal, ils se sont rattrapés sur cet autre raisonnement :

- Puisque nous jouissons d'un tel crédit auprès des masses, qu'il nous suffit de signaler un écrivain comme notre ennemi pour qu'il devienne immédiatement sympathique, rendons-lui l'estampille, et nous lui ferons perdre ainsi un certain nombre de ses lecteurs.

*
* *

Le ministre de l`intérieur, qui est si naïvement tombé dans mes pièges, me permettra de ne pas donner dans les siens. Depuis que M. Pinard a mis toute sa malice à autoriser dans les gares la vente des brochures pestilentielles rédigées et signées par des individus qu'en qualité d'ancien procureur général, il savait avoir été condamné à des peines correctionnelles, je déclare que l'estampille de M. Pinard n'a rien de particulièrement tentant pour les livres honnêtes.

Que ce ministre garde ses protections et ses encouragements pour ses nouveaux amis. Je ne suis pas bien aristocrate, mais il me semble qu'après sa dernière campagne, ladite estampille ferait sagement de prendre quelques bains au savon noir.

Il est possible que M. Pinard la trouve assez propre pour lui ; moi je la regarde comme trop maculée pour moi ; et s'il a jamais eu le projet de me restituer les kiosques, qu'il prétend lui appartenir, je le prie de vouloir bien rengaîner ses gracieusetés, que je refuse à haute et intelligible voix.

[La Lanterne]

Si vous voulez, maintenant, ce n'est plus au ministre, c'est au jurisconsulte que je pose la question suivante à laquelle les dernières discussions sur le colportage donnent une grande actualité.

La loi vous autorise à accorder à une feuille quelconque, selon votre absolu bon plaisir, le droit d`être vendue sur la voie publique. Je comprends parfaitement que vous utilisiez votre pouvoir discrétionnaire pour les besoins de votre politique, c'est à dire que vous interdisiez la vente de la Lanterne, que vous n'aimez pas et qui vous le rend bien.

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* *

Mais quand paraissent des brochures fabriquées dans les égouts, où cinquante écrivains honorables sont qualifiés de voleurs, de mouchards et de souteneurs de filles, est-ce qu`en leur accordant votre autorisation arbitraire, vous ne réfléchissez pas que vous vous rendez complice volontaire des diffamations que vous aidez à propager ?

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* *

Je n'ai jamais écrit que vous aviez volé des couverts. Vous avez, en collaboration avec des condamnés à temps, répandu, dans la mesure de vos moyens, le bruit que nous avions tous été plus ou moins poursuivis pour délits infamants.

Si vous n'étiez pas au-dessus des lois comme ministre, oseriez-vous, comme procureur général, soutenir que vous êtes innocent de ce dont je vous accuse ici ? Et si nous demandions au conseil d`Etat la permission de vous attaquer devant les tribunaux pour complicité de calomnie, je connais, et vous connaissez aussi, la réponse qui nous serait faite ; mais je serais curieux de savoir comment messieurs les conseillers d`Etat s`y prendraient pour nous la faire.

[La Lanterne]

Dimanche 12 juillet. - M. Garnier-Pagès faisant allusion au système électoral pratiqué sous la République de 1848, soutenait qu'à aucune autre époque on n`a eu plus de respect pour les citoyens et le suffrage universel.

Il a été alors interrompu par M. le baron Jérôme David, qui s`est écrié :

- C'est renversant !

Il est évident que les typographes du Moniteur se sont trompés, ou que les sténographes ont mal entendu l'exclamation. Ce n'est pas : C'est renversant ! mais bien : C`est renversé ! qu'a du dire M. Jérôme David.

Grâce à cette légère correction, le mot devient parfaitement compréhensible. En effet, les hommes du gouvernement que sert avec tant de zèle le petit-fils du grand peintre qui vota la mort de Louis XVI ont essayé deux fois de renverser Louis-Philippe, et ont réussi, au 2 décembre 1851, à renverser la République et les choses que vantait M. Garnier-Pagès.

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Si donc il y a au monde qui ou quoi que ce soit de renversant, ce sont les amis de M. Jérôme David, qui jusqu'ici ont uniquement vécu de renversements.

[La Lanterne]

Il est de nouveau question à la Bourse d'effroyables désastres. Un homme d`esprit a proposé d'écrire sur la porte de la chambre syndicale des agents de change :

Ici on se brûle la cervelle.

Malgré les frais de courtage qui varient entre 95 et 120 millions par an ; quel que soit le plaisir qu'éprouve tout homme aventureux à subir les reports, les déports, les escomptes et les levements de primes, quelques obscurs bourgeois s'obstinent à me demander par écrit pourquoi je ne donne pas tous les samedis, à la fin de mes 60 pages, un résume de la semaine financière qui leur permette de se rendre compte de la situation.

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J'ai toujours considéré ce travail comme parfaitement inutile. En fait de finances, nous savons tous où nous allons, n'est-ce pas ? A quoi bon entretenir dans les âmes candides de folles espérances, destinées à être sitôt renversées ? Cependant, comme après tout je suis au service de mes lecteurs, je veux bien leur avouer que j'avais rêvé pour eux un cours de la Bourse explicatif, qui les eût dispensé de tous ces commentaires destinés à embrouiller l'abonné et à le conduire à sa perte.

Voici le spécimen de mon projet :

DERNIER COURS
TOTAL EN LIQUIDATION
3 0/0

Crédit mobilier

Transatlantiques

Obligations mexiquaines

Valeurs diverses

70.45

280.50

360 »

149.75

... ..

Nous ne devons plus que six milliards ; mais rassurez-vous, on nous annonce un emprunt pour la semaine prochaine.

Pour les renseignements, s´adresser à M. Pouyer-Quertier, qui sera tous les jours à son bureau de deux à quatre.

Voir le même, mais de cinq à sept heures.

M. Rouher achète des Orléans.
Faillites, suicides, plaies et bosses.
Départs pour l´étranger.

[La Lanterne]

La Patrie déclarait dernièrement que l'âge du « vénérable » M. Garnier-Pagès était toute valeur à ses arguments, et qu'il devait comprendre que le moment était venu pour lui de rentrer dans la vie privée.

Quand l'empereur aura atteint le même nombre d'années que M. Garnier-Pagès, la Patrie demandera-t-elle qu'il cède la place à un autre ?

Voilà la question.

[La Lanterne]

Le gouvernement français est, dit-on, fort préoccupé du concile oecuménique qui doit se tenir à Rome en 1869.

J'aurais cru que 1869 promettait d'autres sujets de préoccupation qu'un concile oecuménique. L'inquiétude du gouvernement rappelle de loin la mauvaise humeur de ce condamné à mort qui, au moment de marcher au supplice, ne voulait pas se laisser couper les cheveux, de peur de s'enrhumer.

[La Lanterne]

Hier a eu lieu l'enterrement de l'intrépide Hartmann, caporal des pompiers, tué dans l'incendie des halles. Ses trois petits enfants suivaient le convoi.

Quand un vaudevilliste veut faire rouler de rire son public, comment s'y prend-il ? Il met en scène un pompier qui fait des effets de casque en arrière ou de pantalon trop court, et la foule se tord.

Jamais il ne viendrait à l'idée du vaudevilliste de faire entrer un maréchal de France, qui sortirait son bâton bleu de sa poche et s'en servirait pour se gratter la tête, ce qui, en résumé, serait tout aussi comique.

Pourquoi cette préférence ? Est-ce parce que le maréchal est réputé avoir tué des Autrichiens, tandis que le Pompier n'a jamais sauvé que des Français ? J'avoue, quant à moi, que la seule arme qui ait mes respects et mes sympathies, c'est celle de ces braves ennemis du feu, et quand on s'occupe tant de modifier les fusils, je m'étonne qu'on songe si peu à améliorer les pompes.

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Le journal la Lanterne serait très reconnaissant à Mme Hartmann, la veuve du citoyen qui s'est courageusement sacrifié, si elle voulait bien accepter pour ses enfants les cinq cents francs que je tiens à sa disposition et qu'elle peut venir toucher dès maintenant rue Coq-Héron, 5, si elle n'aime mieux m'envoyer son adresse, que j'ignore.

[La Lanterne]

On m'écrit de Saint-Julien, près de Metz, pour m'offrir à des prix ridiculement modérés de charmantes propriétés en plein rapport. La cause de ce bon marché excessif m'est, du reste, expliqué tout au long. Tant que durent les exercices militaires, qui durent quelquefois toute la journée, les propriétaires reçoivent dans leurs vignes et ailleurs des balles, des boulets et des obus qui transforment leurs jardins en parcs d'artillerie.

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Pour peu qu'un enfant allât jouer dans les champs, on le retrouvait en morceaux à quelques pas de là. Quand il revenait seulement avec un bras de moins, c'était une fête dans la famille.

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Les habitants de Saint-Julien ont adressé à l'autorité militaire une pétition, où ils demandaient respectueusement pourquoi on venait les fusiller à domicile, puisqu'ils n'étaient pas condamnés à mort.

Ils ajoutaient que se préparer à affronter l'ennemi en canonnant préalablement des compatriotes leur semblait un mauvais système de défense nationale, et que, tant pour eux que pour leurs vignes, ils priaient l'armée française de vouloir bien pointer ses couleuvrines d'un autre côté.

Toutes les intelligences administratives agglomérées dans la bonne ville de Metz se sont concertées, et il a été décidé que les propriétaires de Saint-Julien auraient deux jours par semaine pour aller écheniller leurs vignes.

Ils pourraient s'y rendre aussi tout le reste du temps, mais la mort qu'ils trouveraient dans leurs promenades agrestes serait alors considérée comme un suicide, et on sait qu'en province, les suicidés sont enterrés dans un cimetière à part.

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Tout le monde comprendra maintenant que les immeubles se vendent pour rien dans ce pays sujet à bombardements.

Ce qu'on ne répétera jamais assez, c'est que ceux qui président à ces violations scandaleuses du droit des gens se proclament les protecteurs de la famille et de la propriété, et quand on leur demande de ne pas détruire les familles à coups de fusil et de vouloir bien empêcher leurs boulets de détériorer les propriétés, ils vous appellent communistes.

[La Lanterne]

On annonce l'histoire de Charlemagne, écrite par Napoléon III. Que j'aimerais lire une histoire de Napoléon III écrite par Charlemagne !

[La Lanterne]

Lundi 13 Juillet. - M. Rouher a déclaré l'autre jour que les ministres passant six heures par jour au Corps législatif, il ne leur restait plus le temps de s'occuper des affaires de l'Etat.

Je ne crois pas me tromper de beaucoup en évaluant à environ trois cent mille francs le chiffre des appointements de ce ministre si occupé. Six heures de travail par jour pour trois cent mille francs donnent à peu près cent soixante-quinze francs par heure. Moi, je trouve que c'est un denier suffisant.

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Maintenant si M. Rouher se regarde comme trop peu payé pour travailler seulement vingt minutes de plus, c'est son droit. Tout dépend du prix qu'il attache à son travail. Je ne verrais d'ailleurs aucune difficulté à ce que lui et ses collègues fussent payés, soit à l'heure, soit « à leurs pièces, » comme on dit dans les ateliers.

Un ministre ferait, par exemple, un discours à la suite duquel vingt-cinq membres de la majorité déclareraient qu'ils passent à l'opposition ; le soir, le caissier du Trésor dirait à l'orateur :

- Entre nous, vous avez piqué une tête formidable. En vous offrant vingt-sept francs pour votre harangue, nous vous la payons encore plus qu'elle ne vaut.

- Voyons, ferait le ministre, mettez trente francs ; je vous promets d'être plus éloquent une autre fois.

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En revanche, lorsqu'un ministre parlant au public aurait fait couler les larmes de toute une Chambre et serait arrivé à obtenir un vote unanime, on lui ferait la gracieuseté d'une prime exceptionnelle.

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Un auteur ne gagne d'argent que quand il est joué, un avovat que s'il a des procès à plaider. Les ministres, eux, touchent quand ils parlent, quand ils ne disent rien, quand ils sauvent le pays, quand ils le perdent, quand ils crachent, quand ils se mouchent, quand ils dorment. Les souverains eux-mêmes se vantent volontiers de conduire le char de l'Etat. Pourquoi ne seraient-ils pas payés à l'heure ? Quand on aurait assez de l'un, on lui crierait : stop ! et on en prendrait un autre.

[La Lanterne]

Il est question de la suppression très-prochaine du ministère de la maison de l'empereur, qu'on regarde comme inutile.

Ce bruit ne peut avoir été semé que par la malveillance incarnée. Nous laisser supposer qu'un gouvernement est capable de payer cent mille francs par an à un ministre, vingt-cinq mille francs à un secrétaire-général, dix mille francs à plusieurs chefs de division et six mille à quarante chefs de bureau pour s'apercevoir au bout de dix ans, que tout cela n'avait rien de sérieux, et que cette plaisanterie est arrivée à son terme, c'est ravaler au niveau des intelligences les plus obtuses les organisateurs de cette belle machine administrative que l'Europe nous envie. (Avez-vous remarqué que l'Europe nous envie énormément de choses, mais qu'elle ne nous prend jamais rien ?)

J'ignore ce dont on pouvait bien s'occuper dans ce ministère crée tout exprès pour gérer une maison ; mais il est à croire qu'on n'y mourait pas de fatigue, puisqu'on s'apercoit subitement que ministre et employés, le tout peut être remplacé par une femme de ménage.

[La Lanterne]

Un journal allemand rapporte ce fait incroyable, que M. de Bismarck ne touche que quarante-cinq mille francs par an.

Vous qui vous êtes déjà tant moqué de nos hommes d'Etat, pousser l'ironie aussi loin, ah ! écoutez, major, c'est mal !

[La Lanterne]

Le Constitutionnel a terminé la biographie de M. Paulin Limayrac par ce mot caractéristique :

Le préfet du Lot meurt pauvre.

Je ne connaissais pas M. Paulin Limayrac, et je le supposais riche. S'il est mort pauvre, c'était donc pour son plaisir qu'il écrivait tous les articles que nous avons lus de lui ?

Alors il est sans excuse.

[La Lanterne]

La Presse annonce qu'on fabrique en ce moment un sabre merveilleux destiné au prince impérial. D'un côté sont gravés les prénoms du prince et au-dessous ce vers de Béranger :

« On parlera de sa gloire. »

Remarquez cette délicatesse du ciseleur, qui n'a pas ajouté : « Sous le chaume bien longtemps, » sachant que le chaume sous lequel on cause aux Tuileries revient à une trentaine de millions par an.

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Je ne sais pas au juste de quelle « gloire » il est ici question, mais si les avis humiliés d'un futur sujet peuvent ne pas trop déplaire à son futur souverain, je lui conseillerai de se défier des sabres. Autrefois cet emblème guerrier était fort en faveur, aujourd'hui il frise le ridicule. La tirade de M. Prud'homme l'avait déjà ébréché ; les couplets de la Grande-Duchesse lui ont porté le dernier coup.

Je ne me permets pas de croire que le prince impérial tiendra le moindre compte de mon observation. Tout ce que j'oserai ajouter, c'est que si jamais il prenait à quelqu'un fantaisie de m'offrir un sabre, je m'imaginerais qu'il me prend pour un marchand de vulnéraire.

[La Lanterne]

On prétend que les cendres de Napoléon Ier vont être renvoyées sous enveloppe à Sainte-Hélène, sous prétexte qu'elles ont été amenées en France par le prince de Joinville.

C'est peut-être pousser la susceptibilité un peu loin, mais j'aime cette grandeur d'âme.

[La Lanterne]

J'avais jusqu'à ce jour considéré le ministre de l'intérieur comme une sorte de juge d'instruction égaré dans la politique, comme un Polignac, moins le courage et les convictions, capable tout au plus de rédiger des ordonnances (de non-lieu). La victorieuse réponse qu'il a faite au discours de M. Lanjuinais sur la question des aliénés a modifié radicalement mon opinion à l'égard de ce fonctionnaire.

M. Lanjuinais avait réclamé énergiquement au Corps législatif contre la séquestration arbitraire d'un ancien militaire, nommé Hamon, qui avait été enfermé à Bicêtre comme atteint de démence, sous prétexte qu'il avait demandé en trois mois soixante-douze fois la croix d'honneur, pour avoir participé à l'affaire de Strasbourg.

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A quoi pense M. Lanjuinais de demander au gouvernement pourquoi on a fait arrêter comme fou un pareil homme ?

Si ceux qui ont pris part à la conspiration de Strasbourg ne sont pas fous, autant ouvrir immédiatement toutes grandes les portes de Charenton et celles de la maison du docteur Blanche. J'ai vu des gens se tenir encore les côtes au seul souvenir de cette scène comique où une bande d'hommes vêtus de costumes bariolés se sont amusés de faire dans les rues, pendant un quart d'heure, des évolutions choréographiques réhaussées de roulements de tambour.

A ce point que le directeur du théâtre de Strasbourg, entendant quelque bruit, se mit à la fenêtre et s'écria en voyant passer cette troupe qu'il ne connaissait pas :

- Allons, bon, encore une concurrence ! Voilà un nouveau cirque qui vient s'établir dans la ville.

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Si l'honorable député de la gauche veut être sincère, il reconnaîtra que jamais démence ne s'est manifesté d'une façon plus évidente. Au lieu donc de se plaindre qu'un des acteurs de cette bouffonnerie ait été enfermé à Bicêtre, il eut été plus logique à lui de demander comment ses camarades avaient réussi à ne pas l'y suivre.

[La Lanterne]

On m'apprend que l'Etendard, feuille du soir souvent arrêtée à la frontière, comme chacun sait, pour la violence de ses annonces judiciaires, a publié un article formidable contre la Lanterne.

Je ne puis que remercier l'écrivain qui, ayant des choses désagréables à me dire, a eu la prévenance d'aller les cacher dans ce journal.

[La Lanterne]

Ce problème a été, parait-il, posé dans un de nos principaux collèges pour les concours de fin d'année :

« Etant donné un champ de huit mille mètres carrés, la hauteur des peupliers qui le bordent et le nombre des haricots verts qu'on y a déjà récoltés, trouver les motifs du voyage du prince Napoléon. »

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Après de longues nuits sans sommeil, plusieurs mathématiciens croient être arrivés à cette solution. Qu'il s'agit de présenter en Italie la candidature officielle du cardinal Bonaparte au premier trône papal qui se trouverait vacant par suite de décès ou d'événement politique.

Napoléon Ier ayant fait emprisonner le pape Pie VII en le menaçant de le faire fusiller comme un simple duc d'Enghien à la première bulle qu'il se permettrait, il est bien naturel qu'un Bonaparte soit nommé successeur de saint Pierre ; mais je ne serais pas fâché de savoir comment le neveu s'expliquerait à cet égard sur la conduite de son oncle, sans la gloire duquel il serait probablement à cette heure inconnu dans un coin de la Corse, ou il flânerait le long des maquis.

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Son discours d'avènement offrira quelques difficultés de rédaction :

« Comme neveu, dira-t-il à son clergé, je le respecte et je lui dois tout ;

« Comme pape, je le voue aux flammes éternelles ;

« Comme souverain temporel, je me ferai un devoir de me modeler sur son adorable despotisme ;

« Comme monarque spirituel, je l'excomunie jusqu'à la trente-septième génération. »

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Quant à moi, je ne puis que souhaiter aux Romains d'avoir à leur tête un homme dont le nom seul est une garantie de grandeur et de succès. Peut être leur montrera-t-il comment on s'y prend pour augmenter une dette publique de quatre milliards, comment on trouve moyen d'obliger les peuples et de s'en faire des ennemis ; comment enfin, après s'être contenté de quatre cent mille hommes pour faire la grande guerre, on en prend douze cent mille pour faire la petite.

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Ceux qui tiennent pour Henri V vont néanmoins se trouver bien embarrassés entre leur roi, qui représente les Bourbons, et leur réligion, qui sera représentée par un Bonaparte. Si j'ai un conseil à leur donner, c'est en adressant au Vatican leur denier de saint Pierre, d'écrire lisiblement sur l'adresse le nom et les prénoms du destinataire. La poste est si distraite, qu'elle pourrait bien de temps en temps se tromper de palais.

[La Lanterne]

Mort de M. Viennet, qui eût le mauvais goût de garder ses opinions jusqu'à l'age de quatre-vingt onze ans. Cet honorable académicien, qui connaissait les empires pour avoir voté contre le premier, s'empressa de voter contre le second.

Il ne fut jamais invité à Compiègne, ce qui lui permit d'atteindre les limites de la plus extreme vieillesse.

[La Lanterne]

Mercredi 15 juillet. - Nous jouissons d'un gouvernement à surprises. La veille de la campagne d'Italie, on annonçait que la paix était assurée ; le lendemain, la déclaration de guerre était au Moniteur.

Les ministres avaient à peine fini de démentir le projet de restauration de l'empire du Mexique au profit d'un prince autrichien, que nous apprenions le départ de Maximilien pour ce pays, au bonheur duquel lui et nous devions tant contribuer.

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Issu d'un coup d'Etat, le pouvoir se croit obligé, à propos des événements les plus simples, de faire des complots en chambre et des petits deux décembre de campagne. Les élections prochaines par exemple ne se préparent pas, elles se conspirent. Le rêve de nos maîtres et seigneurs serait, j'en suis convaincu, d'avoir des députés qui viendraient à la Chambre enveloppés dans des couvertures et qu'on ferait voter entre deux matelas.

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Ce besoin de cachotteries s'étend, parait-il, jusqu'aux préfets, dont un grand nombre sollicitent vainement le nom du candidat dont le chauffage leur est confié. Vous faites-vous idée du monologue d'un homme qui attend une dépêche de Paris pour savoir si c'est Trufaldin ou Larfaillou qu'il doit recommander à l'enthousiasme populaire, et vous représentez-vous son visage surpris lorsqu'il reçoit cet ordre laconique :

« Ni Larfaillou ni Trufaldin. Nous choisissons Bobéchard. Pas d'intelligence, aucune énergie ; il votera tout ce que nous voudrons. »

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C'est à ce moment solennel que les infortunés fonctionnaires dont tant d'ambitieux jalousent les collets brodés, gagnent bien leurs frais de bureau et de représentation ! Je crois assister à la conférence qui s'établit entre le candidat et le préfet :

- Monsieur le candidat, voulez-vous me fournir quelques renseignements pour les circulaires pleines d'amour que je dois adresser à mes subordonnés, à qui je vais recommander votre candidature ? Voyons

Avez-vous quelques tableaux chez vous ?

- Trois, dont une gravure représentant Mazeppa. J'ai aussi un Ivanohé, mais on l'a accroché dans la chambre de la bonne.

- Très-bien, je dirai que les arts et les artistes ont toujours rencontré en vous un protecteur éclairé. Etes-vous bachelier ?

- Non ; mais en 1833, j'ai eu l'intention de me présenter à l'Ecole polytechnique.

- C'est quelque chose. Nous écrirons que vos études spéciales dans les sciences exactes donnent la certitude que pas un sou ne sera dépensé en France sans passer par votre inflexible contrôle. Entre nous, est-ce que vous donnez beaucoup aux pauvres ?

- Un jour, j'ai envoyé vingt-cinq francs à un dompteur qui s'était laissé manger le bras par sa panthère.

- ...Compatissant et généreux, jamais une infortune ne l'a trouvé indifférent. Sa bourse et son coeur s'ouvrent en même temps. Les malheureux le savent bien, eux qui, en le voyant passer, s'écrient : « Voilà notre père ! ... »

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Tels sont à peu près les mystères, que le gouvernement nous cache avec un soin jaloux. Ce qui m'étonne particulièrement dans sa conduite, c'est que, tout en faisant respecter si rigoureusement le secret des élections, il respecte si peu le secret des lettres.

[La Lanterne]

Jeudi 16 juillet. - Quand M. Guéroult a cité à la Chambre le fait de M. Sandon incarcéré à Charenton sans motif et remis en liberté dix-huit mois après sans explication, M. Rouher n'a trouvé à répondre à l'honorable rédacteur en chef de l'Opinion nationale que cette phrase concluante :

- Ne parlez pas de cela !

J´espère que le public sera satisfait de l'explication si franche de M. le ministre d'Etat. Voila un homme qui ne craint pas les questions embarrassantes. Cette affaire Sandon, qui était restée mystérieuse comme l'histoire du Masque de Fer, se trouve ainsi mise en pleine lumière. Il y a même dans ce « ne parlez pas de cela » tout un genre nouveau d'éloquence. Voyez donc quels douloureux moments Louis XVI se serait épargnés s'il s'était écrié quand on est venu lui annoncer qu'il était condamné à mort :

- Ne parlez pas de cela !

Et, qui sait ? Napaléon 1er serait peut-être encore sur le trône s'il avait fait la même réponse au général Lafayette, lorsque, en 1815, celui-ci lui donna une heure pour signer son abdication.

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A la place de M. Guéroult, j'aurais obéi à l'invitation de M. Rouher en continuant ainsi mon discours :

« Je vous disais donc, messieurs, qu'au dernier bal de la comtesse de la Gourgandinière, la société était véritablement des plus choisies : un conseiller d'Etat, trois pharmaciens, six marchands de beurre...

Interrompu immédiatement par les clameurs de la majorité, le députe de la Seine eût alors fait cette déclaration :

- Lorsque je prie le gouvernement de se justifier d'avoir tenu enfermé à Charenton plus de dix huit mois un citoyen qui, avant, pendant et après son incarcération, n'a cessé de jouir de tout son bon sens, M. le ministre d'Etat regarde ce sujet comme si peu digne de son immense talent, qu'il m'invite à parler d'autre chose. Je parle donc d'autre chose et je lui demande pourquoi il n'est pas allé au bal de la comtesse de la Gourgandinière, qui eût été heureuse de le recevoir ?

[La Lanterne]

Un étudiant m'envoie de Poitiers une circulaire dont le but est de provoquer des souscriptions pour la reconstruction d'une chapelle en l'honneur de la Vièrge.

Le mode recommandé pour l'envoi des offrandes est excessivement curieux. Les âmes bienfaisantes reçoivent avec la circulaire un billet à trois mois en blanc, qu'il leur suffit de remplir et de retourner au curé qui préside à cette oeuvre pieuse.

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Je voudrais savoir si, au cas où un des souscripteurs laisserait le billet impayé, on l'enverrait chez l'huissier avec ordre à celui-ci de saisir et d'instrumenter ?

J'ai été souvent gêné d'argent dans ma carrière littéraire ; mais jamais je n'aurais pensé que mes meubles puissent être vendus un jour à la requête de la vierge Marie.

Si le bon Dieu se met aussi a contracter des emprunts, c'est à devenir fou.

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Le journal le Nord raconte dans sa correspondance parisienne qu'il a été longuement question à la cour des Tuileries (ainsi nommée parce que c'est de là que nous arrivent les tuiles) de l'assassinat du prince de Servie. Le Nord cite même un passage d'une conversation reproduite par le Constitutionnel, et où l'empereur aurait émis entre autres considérations la penseé suivante :

« Il pourrait se faire qu'une mort violente, si je venais à en être frappé, contribuât encore plus à la consolidation de ma dynastie que la prolongation de mes jours. Voyez en effet ce qui arrive : l'homme qui inspire ou qui commet un assassinat politique, qui se fait à la fois juge et bourreau, produit toujours un effet contraire à celui qu'il veut atteindre. C'est le châtiment de son crime. »

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Voila d'excellentes appréciations, parfaitement exprimées. Je partage même à ce sujet si complètement les idées de Sa Majesté impériale, que j'en suis encore à me demander comment elle peut avoir comblé de places, de croix, d'appointements et de maisons de campagne des hommes qui, comme M. de Persigny, ont, après l'échaffourée de Boulogne, audacieusement soutenu devant la Chambre des pairs la théorie de l'assassinat politique.

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J'ajouterai que ces genres de violences ne portent pas un châtiment aussi inévitable qu'on pourrait le croire, puisque ledit M. de Persigny, dont tout le passé politique consiste à avoir essayé de tirer sur un officier, est aujourd'hui membre du conseil privé, grand-croix de la Légion d'honneur et homme de confiance du gouvernement.

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Ce qui ne cesse de m'amuser, c'est que si un journaliste se permet de trouver mauvais que de tels hommes disposent de notre France, on lui répond en l'appelant révolutionnaire.

C'est toujours cette réplique adorable d'un réactionnaire de 1848 à un membre de la Montagne :

« Un homme qui demande l'abolition de la peine de mort ne peut être qu'un buveur de sang. »

[La Lanterne]

M. Eugène Pelletan a porté à la tribune la question des fonds secrets, qui sont aux autres sections du budget ce qu'une maladie honteuse est à une jambe cassée. Si on apprenait à la reine de Mohélie, actuellement dans nos murs, qu'elle se trouve dans un pays dont les chefs encouragent à prix d'argent des misérables dont l'unique besogne est d'attirer d'honnêtes gens dans des pièges.

Si on lui racontait que les ressources de l'Etat passent en partie en primes données à un métier tellement ignominieux, que le reprocher à ceux qui l'exercent constitue un délit, la pauvre reine grimperait d'étonnement après les rideaux.

Telle est, cependant, une des bases de nos institutions actuelles. On fait venir des gens tarés et on leur dit : Soyez canailles, et plus vous serez canailles, plus vous serez payés !

A l'heure ou j'écris, je ne connais rien d'aussi immoral que les fonds secrets, si ce n'est cependant les fonds publics.

[La Lanterne]

M. de Pène, dans son nouveau journal dont j'ai annoncé l'apparition, paraît fort surpris de la vogue de la Lanterne. Je préfère cet étonnement à celui qu'aurait pu lui causer l'insuccès de mon journal, mais il m'accuse de « traîner dans la boue » la vie privée et publique de ceux que j'attaque.

Je paye assez d'impôts pour avoir le droit de regarder un peu dans la conduite politique de ceux qui en ont la manipulation. Quant aux existences privées que j'ai, suivant son expression aristocratique, « traînées dans la boue, » je lui serais très-reconnaissant de vouloir bien me les citer.

J'ai eu plusieurs fois dans ma vie ce qu'on est convenu d'appeler des « affaires » et jamais, veuillez le remarquer, jamais pour des questions particulières.

Quant à mes idées politiques, je suis au désespoir qu'elle ne soient pas du goût de M. de Pène ; mais je ne me sens plus le courage d'en changer. Il est, du reste, très-naturel que mes opinions soient bien plus défectueuses que les siennes, puisqu'à la fin de son article il avoue n'en avoir aucune.

[La Lanterne]

Il ne restera plus au 1er janvier que dix sept mille hommes sous les armes..... en Amérique, bien entendu.

Pour ceux que le Nouveau Monde inquiète tant, ce sera le moment d'aller le prendre d'un coup de filet. Songez donc, dix-sept mille hommes, et au 1er janvier nous en aurons douze cent mille !

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Si vous ne tentez pas cette conquête, c'est que vous savez d'avance qu'en trois quarts d'heure les deux Amériques mettraient sur pied un million de citoyens.

Et si l'Amérique peut mettre un million de citoyens sur pied en trois quarts d'heure, pourquoi la France n'en ferait-elle pas autant ?

C'est que je vais vous dire, en Europe, les gouvernernents trouvent peut-être que douze cent mille hommes c'est pour les défendre en temps de paix, mais ils trouvent aussi, que vu l'état des esprits, dix-sept mille ce n'est pas assez.

[La Lanterne]

Ceci est pour la Commission de colportage (elle seule) :

Déposition de M. Chaudet dans l'affaire
La Varenne Saint-Hilaire.

Il reconnaît que l'accusée est devenue sa maîtresse ; elle avait des attaques de nerfs. Un jour, elle a consulté l'Oracle des dames pour savoir si je l'aimerais longtemps. L'oracle a répondu : « Il t'aimera jusqu'à ce qu'il te connaisse. » Ce qui a paru faire une certaine impression sur elle.

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Le bureau du colportage s'est tellement ému de la déposition qui précède, qu'il en a immédiatement refusé l'estampille au dernier livre de M. Deschanel, intitulé : A boutons rompus.

[La Lanterne]

Le vingt-quatrième volume de la Correspondance de Napoléon Ier vient de paraître.

Natures prime-sautières qui vous laissez encore prendre au « noble éclat du diadème, » lisez-moi ces lettres-là, et si vous n'en revenez pas complètement guéries, c'est que votre monomanie respectueuse est radicalement incurable.

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Vous apprendrez dans ce cours complet de politique italienne comment on envoie des baisers aux souverains qu'on se propose de détrôner huit jours plus tard.

Vous y verrez comment les journalistes officieux y sont traités par les monarques qu'ils ont la naïveté de servir.

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Vous y saurez enfin à quelles cabrioles fantastiques l'épilepsie du pouvoir absolu peut amener un être humain.

Et c'est là la correspondance d'un homme à qui on a décerné le nom de « grand ! » Que peut bien être celle des monarques qui ont mérité le surnom de « petits » ?

HENRI ROCHEFORT.



Henri Rochefort


dernière modif : 03 Apr. 2001, /francais/hrf.html