Jean-Paul Marat

Autobiographie de Jean-Paul Marat

Je demande pardon à mes lecteurs si je les entretiens aujourd'hui de moi, ce n'est ni amour-propre, ni fatuité, mais simple désir de mieux servir la chose publique. Comment me faire un crime de me montrer tel que je suis, lorsque les ennemis de la liberté ne cessent de me dénigrer, en me représentant comme un cerveau brûlé, un rêveur, un fou, ou comme un anthropophage, un tigre altéré de sang, un monstre qui ne respire que le carnage, et cela pour inspirer l'effroi a l'ouïe de mon nom, et empêcher le bien que je voudrais, que je pourrais faire.

Né avec une âme sensible, une imagination de feu, un caractère bouillant, franc, tenace ; un esprit droit, un coeur ouvert à toutes les passions exaltées, et surtout à l'amour de la gloire, je n'ai jamais rien fait pour altérer ou détruire ces dons de la nature, et j'ai tout fait pour les cultiver.

Par un bonheur peu commun, j'ai eu l'avantage de recevoir une éducation très soignée dans la maison paternelle, d'échapper à toutes les habitudes vicieuses de l'enfance, qui énervent et dégradent l'homme, d'éviter tous les écarts de la jeunesse, et d'arriver à la virilité sans m'être jamais abandonné à la fougue des passions ; j'étais vierge à vingt et un ans, et déjà depuis longtemps livré à la méditation du cabinet.

La seule passion qui dévorait mon âme était l'amour de la gloire ; mais ce n'était encore qu'un feu qui couvait sous la cendre.

C'est de la nature que je tiens la trempe de mon âme, mais c'est à ma mère que je dois le développement de mon caractère ; car mon père n'aspira jamais à faire autre chose de moi qu'un savant.

Cette femme respectable, dont je déplore encore la perte, cultiva mes premiers ans ; elle seule fit éclore dans mon coeur la philanthropie, l'amour de la justice et de la gloire ; sentiments précieux ! bientôt ils sont devenus les seules passions qui dès lors ont fixé les destinées de ma vie. C'est par mes mains qu'elle faisait passer les secours qu'elle donnait aux indigents, et le ton d'intérêt qu'elle mettait en leur parlant m'inspira celui dont elle était animée.

L'amour des hommes est la base de l'amour de la justice car l'idée du juste ne se développe pas moins par le sentiment que par la raison. J'avais déjà le sens moral développé à huit ans : à cet âge je ne pouvais soutenir la vue des mauvais traitements exercés contre autrui ; l'aspect d'une cruauté me soulevait d'indignation, et toujours le spectacle d'une injustice fit bondir mon coeur comme le sentiment d'un outrage personnel.

Pendant mes premières années, mon physique était très débile, aussi n'ai-je connu ni la pétulance, ni l'étourderie ni les jeux de l'enfance. Docile et appliqué, mes maîtres obtenaient tout de moi par la douceur. Je n'ai jamais été chatié qu'une fois, et le ressentiment d'une humiliation injuste fit en moi une si forte impression qu'il fut impossible de me ramener sous la férule de mon instituteur ; je restai deux jours entiers sans vouloir prendre aucune nourriture. J'avais alors onze ans ; on jugera de la fermeté de mon caractère, à cet âge, par ce seul trait. Mes parents n'ayant pu me faire fléchir, et l'autorité paternelle se croyant compromise, je fus renfermé dans une chambre ; ne pouvant résister à l'indignation qui me suffoquait, j'ouvris la croisée, et je me précipitai dans la rue. Heureusement la croisée n'était pas élevée ; mais je ne laissai pas de me blesser violemment dans la chute ; j'en porte encore la cicatrice au front.

Les hommes légers qui me reprochent d'être une tête verront ici que je l'ai été de bonne heure ; mais ce qu'ils refuseront peut-être de croire, c'est que dès mon bas-âge j'ai été dévoré de l'amour de la gloire, passion qui changea souvent d'objet dans les diverses périodes de ma vie, mais qui ne m'a jamais quitté un instant. A cinq ans, j'aurais voulu être maître d'école, à quinze ans professeur, auteur à dixhuit, génie créateur à vingt, comme j'ambitionne aujourd'hui la gloire de m'immoler pour la patrie.

Voila ce que m'a fait la nature, et les leçons de mon enfance, les circonstances et mes réflexions ont fait le reste. J'étais réfléchi à quinze ans, observateur à dix-huit, penseur à vingt et un. Dès l'âge de dix ans j'ai contracté l'habitude de la vie studieuse, le travail de l'esprit est devenu pour moi un véritable besoin, même dans mes maladies ; et, mes plus doux plaisirs, je les ai trouvés dans la méditation, dans ces moments paisibles ou l'âme contemple avec admiration la magnificence du spectacle de la nature, ou lorsque, repliée sur elles même, elle semble s'écouter en silence, peser à la balance du bonheur la vanité des grandeurs humaines, percer le sombre avenir, chercher l'homme au delà du tombeau, et porter une inquiète curiosité sur ses destinées éternelles.

A part le petit nombre d'années que j'ai consacrées à l'exercice de la médecine, j'en ai passé vingt-cinq dans la retraite, à la lecture des meilleurs ouvrages de science et de littérature, à l'étude de la nature, à des recherches profondes et dans la méditation. Je crois avoir épuisé à peu près toutes les combinaisons de l'esprit humain sur la morale, la philosophie et la politique, pour en recueillir les meilleurs résultats. J'ai huit volumes de recherches métaphysiques, anatomiques et physiologiques sur l'homme. J'en ai vingt de découvertes sur les différentes branches de la physique ; plusieurs sont publiés depuis longtemps, les autres sont dans mes cartons. J'ai porté dans mon cabinet le désir sincère d'être utile à l'humanité, un saint respect pour la vérité, le sentiment des bornes de l'humaine sagesse, et ma passion dominante, l'amour de la gloire ; c'est elle seule qui à décidé du choix des matières que j'ai traitées, et qui m'a fait constamment rejeter tout sujet sur lequel je ne pouvais pas me permettre d'arriver au vrai, à de grands résultats et d'être original. Car je ne puis me résoudre à remanier un sujet déjà traité, ni à ressasser les ouvrages des autres.

J'oserais me flatter de n'avoir pas manqué mon but, à en juger par l'indigne persécution que n'a cessé de me faire, pendant dix années, l'Académie royale des sciences, lorsqu'elle se fut assurée que mes découvertes sur la lumière renversaient ses travaux depuis un siècle et que je me souciais fort peu d'entrer dans son sein. Comme les d'Alembert les Caritat, les Leroi, les Meunier, les Lalande, les Laplace, les Monge, les Cousin, les Lavoisier, et les charlatans de ce corps scientifique voulaient être seuls sur le chandelier, et qu'ils tenaient dans leurs mains les trompettes de la rénommée, croira-t-on qu'ils étaient parvenus à déprécier mes découvertes dans l'Europe entière, à soulever contre moi toutes les sociétés savantes, et à me fermer tous les journaux, au point de n'y pouvoir même faire annoncer le titre de mes ouvrages, d'être forcé d'avoir un prête-nom pour faire approuver quelques-unes de mes productions !

Je gémissais depuis cinq ans sous cette lâche oppression, lorsque la révolution s'annonça par la convocation des états généraux, j'entrevis bientôt où les choses en viendraient, et je commençai à respirer dans l'espoir de voir enfin l'humanité vengée, de concourir à rompre ses fers et de me mettre à ma place.

Ce n'était encore là qu'un beau rêve, il fut à la veille de s'évanouir ; une maladie cruelle me menaçait d'aller l'achever dans la tombe. Ne voulant pas quitter la vie sans avoir fait quelque chose pour la liberté, je composai l'Offrande à la Patrie, sur un lit de douleur. Cet opuscule eut beaucoup de succès ; il fut couronné par la société patriotique du Caveau, et le plaisir que j'en ressentis fut la principale cause de mon rétablissement.

Rendu à la vie, je ne m'occupai plus que des moyens de servir la cause de la liberté.

Je ne tardai pas à m'indigner de la mauvaise foi de Necker et de ses efforts criminels pour rendre illusoire la double représentation et arrêter la réforme du gouvernement, qu'il avait provoquée.

Je ne tardai pas non plus à m'indigner du manque de zèle des députés du peuple, et de la tiédeur de leurs efforts contre les ordres privilégiés qui voulaient dissoudre les états généraux. Craignant qu'ils ne manquassent de vues ou de moyens, je publiai mon Plan de constitution, après avoir été pendant six semaines en relation avec ceux qui passaient alors pour les plus chauds patriotes, Chapelier, Siéyès, Rabaud, Barnave, Duport, etc., mais j'eus bientôt lieu de reconnaître que leur nullité apparente tenait à d'autres causes qu'à un défaut de lumières, et je sentis qu'il fallait bien plus travailler à combattre les vices que les erreurs. Cela ne pouvait se faire qu'au moyen d'une feuille journalière où l'on ferait entendre le langage de l'austère vérité, ou l'on rappellerait aux principes le législateur, où l'on démasquerait les fripons, les prévaricateurs, les traîtres, où l'on dévoilerait tous les complots, où l'on éventerait tous les pièges, où l'on sonnerait le tocsin à l'approche du danger.

J'entrepris donc l'Ami du Peuple ; on connaît les succès de cette feuille, les coups terribles qu'elle a portés aux ennemis de la révolution, et les persécutions cruelles qu'elle a attirées à son auteur.

En portant mes regards sur l'assemblée nationale, j'avais bien compris que, composée comme elle l'était, en majeure partie, d'ennemis de la liberté, il était impossible qu'elle travaillât sincèrement à la faire triompher ; aussi démontrai-je la nécessité d'exclure les nobles, les prélats, les bénéficiers, les robins, les financiers, les créatures de cour, et les suppôts de la chicane. - Les voyant sans cesse machiner en secret pour arrêter la constitution, attendre les événements pour la renverser, et feindre d'y travailler loyalement dans les seuls temps de crise, je ne cessai de revenir sur la nécessité indispensable de purger le Sénat national par la proscription de ces ennemis publics de tous les emplois de confiance. Et si, poussé au désespoir à la vue de leurs attentats, de leurs complots sans cesse renaissants et à l'ouïe des meurtres et des massacres de tant de patriotes qu'ils ont fait égorger, l'indignation m'a enfin arraché cette triste vérité qu'il n'y a point de liberté, de sûreté et de paix à espérer pour nous, que ces lâches machinateurs ne fussent retranchés du nombre des vivants, - c'est lorsque j'ai été bien convaincu que leur mort était le seul moyen d'assurer le salut public. Vérité si bien sentie par tous les peuples qui ont rompu leurs fers, que c'est par le sacrifice des ennemies de la liberté qu'ils ont commencé leurs révolutions.

Depuis que j'ai pris la plume pour la défense de la patrie, on n'a jamais pris la peine de réfuter mes opinions ; mais chaque jour on a publié contre moi une multitude de libelles atroces. Ceux que le gouvernement a fait imprimer pour contrebalancer l'influence de ma feuille, et me diffamer ne tiendraient pas dans l'église Notre-Dame. Qu'ont-ils produit ? rien, que d'enrichir les libellistes et les imprimeurs. Quant à moi, ils ne m'ont pas fait perdre une ombre de popularité pour ceux qui peuvent m'entendre et qui savent lire.

Je sais bien que mes écrits ne sont pas faits pour rassurer les ennemis de la patrie : les fripons et les traîtres ne craignent rien tant que d'être démasqués. Aussi le nombre des scélérats qui ont juré ma perte est prodigieux. Forcés de couvrir leurs ressentiments, leurs basses vengeances, leur soif de mon sang, du manteau de l'amour de l'humanité du respect pour les lois, ils vomissent du matin au soir, contre moi, mille impostures atroces et ridicules. Les seules, qui ont trouvé des dupes, et qu'ils ne se lassent point de répéter, c'est que je suis un cerveau brûlé, un fou atrabilaire, ou bien un monstre sanguinaire, ou bien un scélérat soudoyé. Je ne daignerais pas repousser ces absurdes calomnies, si un grand nombre de mes collègues, égarés sur mon compte par des scélérats intéressés, n'attendaient de moi une réponse victorieuse. Je puis la leur donner.

Qu'ils lisent les écrits que j'ai publiés au commencement de la révolution, l'Offrande à la patrie, mon Plan de constitution, mon Code de législation criminelle, et les cent premiers numéros de l'Ami du Peuple ; et qu'ils me disent dans quel ouvrage renommé par la sagesse et la philanthropie, ils trouvent plus de ménagement, de prudence, de modération, d'amour des hommes, de la liberté et de la justice.

Ils me font un crime d'avoir demandé la tête des traîtres et des conspirateurs. Mais les ai-je jamais voués ces scélérats aux vengeances du peuple que lorsqu'ils bravaient impunément le glaive de la justice, et que les ministres des lois n'étaient occupés qu'a leur assurer l'impunité ; et puis où est donc le si grand crime que d'avoir demandé cinq cents têtes criminelles pour en épargner cinq cent mille innocentes ! Ce calcul même n'est-il pas un trait de sagesse et d'humanité ?

Ils m'accusent d'être un scélérat vendu. Mais je pouvais amasser des millions en vendant simplement mon silence, et je suis dans la misère ; j'ai perdu par la révolution mon état, les restes de ma fortune, et il me reste pour patrimoine 2.000 écus de dettes que m'ont laissées les fripons à qui j'avais donné ma confiance, qui ont abusé de mon nom et qui m'ont dépouillé. J'ai développé mon âme tout entière à ceux de mes honnêtes collègues qui semblent ne demander qu'à me connaître à fond, pour se rapprocher de moi, et travailler enfin au bien du peuple trop longtemps oublié, par les cruelles dissensions qui règnent dans l'assemblée. Je suis prêt à toutes les condescendances qui ne compromettent point le salut public, les droits et les intérêts de la nation, je n'exige de leur part que de la bonne foi ; qu'ils disent un mot, et je suis prêt à me concerter avec eux sur les moyens d'assurer la liberté, la paix et le bonheur de la nation. Je ne demande pas mieux que de poser le fouet de la censure pour la règle du législateur ; mais si, abusant de ma confiance, ils ne voulaient qu'enchaîner ma plume, qu'ils sachent qu'elle ne le serait qu'un instant, je m'empresserais de les marquer du sceau de l'opprobre, et ils seraient mes premières victimes, car je ne consentirai jamais à tromper le peuple.

(Journal de la République Française.)


Jean-Paul Marat


dernière modif : 20 May. 2001, /francais/jpmautbf.html