Gazette du village


Paul-Louis Courier


Pièce diplomatique


LIVRET

DE PAUL-LOUIS, VIGNERON

PENDANT SON SEJOUR A PARIS, EN MARS 1823


AVIS DU LIBRAIRE-ÉDITEUR (146)

Nous ne donnons que des extraits du Livret de Paul-Louis, vigneron, dans lequel se trouvent beaucoup de choses intelligibles pour lui seul, d'autres trop hardies pour le temps, et qui pourraient lui faire de fâcheuses affaires. Nous avons supprimé ou adouci ces traits. Il faut respecter les puissances établies de Dieu sur la terre, et ne pas abuser de la liberté de la presse.

- Monsieur de Talleyrand, dans son discours au roi pour l'empêcher de faire la guerre, a dit : Sire, je suis vieux. C'était dire : Vous êtes vieux ; car ils sont du même age. Le roi, choqué de cela, lui a répondu : Non Monsieur de Talleyrand, non, vous n'êtes point vieux ; l'ambition ne vieillit pas.

Talleyrand parle haut, et se dit responsable de la Restauration.

Ces mots vieillesse et mort sont durs à la vieille cour. Louis XI les abhorrait, celui de mort surtout ; et afin de ne le point entendre, il voulut que quand on le verrait à l'extrémité, on lui dit seulement : Parlez peu, pour l'avertir sa situation. Mais ses gens oublièrent l'ordre ; et lorsqu'il en vint là, lui dirent crûment le mot, qu'il trouva bien amer. (Voir Philippe de Comines.)

- Marchangy, lorsqu'il croyait être député, se trouvant chez M. Peyronnet, examinait l'appartement, qui lui parut assez logeable ; seulement il eut voulu le salon plus orné, l'antichambre plus vaste, afin d'y faire attendre et la cour et la ville, peu content d'ailleurs de l'escalier. Le Gascon, qui connut sa pensée, eut peur de cette ambition, et résolut de l'arrêter, comme il fit en laissant paraître les nullités de son élection, dont sans cela on n'eût dit mot.

- Quatre gardes du corps ont battu le parterre au Gymnase dramatique. On dit que cela est contraire à l'ordonnance de Louis XIII, qui leur défend de maltraiter ni frapper les sujets du roi sans raison. Mais il y avait une raison : c'est que le parterre ne veut point applaudir des couplets qui plaisent aux gardes du corps, et leur promettent la victoire en Espagne s'il y font la guerre, ce qui n'est nullement vraisemblable.

- Près des Invalides, six Suisses ont assailli quelques bouchers. Ceux-ci ont tué deux Suisses et blessé tous les autres, qui se sont sauvés en laissant sabres et shakos. Les bouchera devraient quelquefois aller au parterre, et les Suisses toujours se souvenir du 10 août.

- Lebrun trouve dans mon Herodote un peu trop de vieux français, quelques phrases traînantes. Béranger pense de même sans blâmer cette façon de traduire. On est content de la préface.

- Le boulevard est plein de caricatures, toutes contre le peuple. On le représente grossier, débauché, crapuleux, semblable à la cour, mais en laid. Afin de le corrompre, on le peint corrompu. L'adultère est le sujet ordinaire de ces estampes. C'est un mari avec sa femme sur un lit et le galant dessous, ou bien le galant dessus et le mari dessous. Des paroles expliquent cela. Dans une autre, le mari, lorgnant par la serrure, voit les ébats de sa femme ; scène des Variétés. Ce théâtre aura bientôt le privilège exclusif d'en représenter de pareilles. Il jouera seul les pièces qu'on appelle grivoises, c'est-à-dire sales, dégoûtantes, comme la Marchande de goujons. Les censeurs ont soin d'en ôter tout ce qui pourrait inspirer quelque sentiment généreux. La pièce est bonne pourvu qu'il n'y soit point question de liberté, d'amour du pays ; elle est excellente, s'il y a des rendez-vous de charmantes femmes avec de charmants militaires, qui battent leurs valets, chassent leurs créanciers, escroquent leurs parents : c'est le bel air qu'on recommande. Corrompre le peuple est l'affaire, la grande affaire maintenant. A l'église et dans les écoles, on lui enseigne l'hypocrisie ; au théâtre, l'ancien régime et toutes ses ordures. Que lui tient prêtes des maisons où il va pratiquer ces leçons.

En Angleterre, tout au contraire, les caricatures et les farces se font contre les grands, livrés à la risée du peuple, qui conserve ses moeurs et corrige la cour.

- Un homme, que j'ai vu, arrive d'Amérique. Il y est resté trois ans sans entendre parler de ce que nous appelons ici l'autorité. Nul ne lui a demandé son nom, sa qualité, ni ce qu'il venait faire, ni d'où, ni pourquoi, ni comment. Il a vécu trois ans sans être gouverné, s'ennuyant à périr. Il n'y a point là de salons. Se passer de salons, impossible au Français, peuple éminemment courtisan. La cour s'étend partout en France ; le premier des besoins, c'est de faire sa cour. Tel brave à la tribune les grands, les potentats, et le soir devant... s'incline profondément, n'ose s'asseoir chez..., qui lui frappe sur l'épaule et l'appelle mon cher. Que de maux naissent, dit la Bruyère, de ne pouvoir être seul !

- A Boulogne-sur-Mer, M. Léon de Chanlaire avait établi une école d'enseignement mutuel, dans une salle bâtie par lui exprès avec beaucoup de dépenses. Là, trois cents enfants apprenaient l'arithmétique et le dessin. Les riches payaient pour les pauvres, et de ceux-ci cinquante se trouvaient habillés sur la rétribution des autres ; tout allait le mieux du monde. Ces enfants s'instruisaient et n'étaient point fouettés. Les frères ignorantins, qui fouettent et n'instruisent pas, ont fait fermer l'école, et de plus ont demandé que la salle de M. de Chanlaire leur fût donnée par les jésuites, maîtres de tout. Chanlaire est accouru ici pour parler aux jésuites, et défendre son bien. (Nota, que toute affaire se décide à Paris ; les provinces sont traitées comme pays conquis.) Il va voir Frayssinous (147) qui lui répond ces mots : Ce que j'ai décidé, nulle puissance au monde ne le saurait changer. Parole mémorable, et digne seulement d'Alexandre ou de lui.

Tous ces célibataires fouettant les petits garçons et confessant les filles, me sont un peu suspects. Je voudrais que les confesseurs fussent au moins mariés ; mais les frères fouetteurs, il faudrait, sauf meilleur avis, les mettre aux galères, ce me semble. Ils cassent les bras aux enfants qui ne se laissent point fouetter. On a vu cela dans les journaux de la semaine passée. Quelle rage ! Flagellandi tam dira cupido ! (148).

Un Anglais m'a dit : Nos ministres ne valent pas mieux que les vôtres. Ils corrompent la nation pour le gouvernement, récompensent la bassesse, punissent toute espèce de générosité. Ils font de fausses conspirations, où ils mettent ceux qui leur déplaisent, puis de faux jurys pour juger ces conspirations. C'est tout comme chez vous. Mais il n'y a point de police. Voilà la différence.

Grande, très grande cette différence, à l'avantage de l'Anglais. La police est le plus puissant de tous les moyens inventés pour rendre un peuple vil et lâche. Quel courage peut avoir l'homme élevé dans la peur des gendarmes, n'osant ni parler haut, ni bouger, sans passeport ; à qui tout est espion, et qui craint que son ombre ne le prenne au collet ?

Pour faire fuir nos conscrits, les Espagnols n'ont qu'à s'habiller en gendarmes.

- Quand Marchangy voulut parler aux députés, il fut tout étonné de se voir contredit, et perdit la tête d'abord. Il lui échappa de dire, croyant être au palais : Qu'on le raye du tableau, en prison les perturbateurs ; monsieur le président, nous vous requérons... Plaisante chose qu'un Marchangy à la tribune, sans robe et sans bonnet carré ; mais avec son bonnet... Jeffries, Laubardemont ! (149). Il sera, dit-on, réélu, et songe à exclure les indignes.

- Les journaux de la cour insultent le duc d'Orléans. On le hait ; on le craint ; on veut le faire voyager. Le roi lui disait l'autre jour : Eh bien ! M. le duc d'Orléans, vous allez donc en Italie ? - Non pas sire, que je sache. - Mon Dieu si, vous y allez ; c'est moi qui vous le dis, et vous m'entendez bien. - Non sire, je n'entends point ; et je ne quitte la France que quand je ne puis faire autrement.

- Ce d'Effiat, député en ma place (150), est petit-fils de Rusé d'Effiat qui donna l'eau de chicorée de madame Henriette d'Angleterre. Leur fortune vient de là. Monsieur récompensa ce serviteur fidèle. Monsieur vivait avec le chevalier de Lorraine, que Madame n'aimait pas. Le ménage était troublé. D'Effiat arrangea tout avec l'eau de chicorée. Monsieur, depuis ce temps, eut toujours du contre-poison dans sa poche, et d'Effiat le lui fournissait. Ce sont là de ces services que les grands n'oublient point, et qui élevant une famille noble. Mon remplaçant n'est pas un homme à donner aux princes ni poison ni contre-poison ; il ferait quelque quiproquo. C'est une espèce d'imbécile qui sert la messe, et communie le plus souvent qu'il peut. Il n'avait, dit-on, que cinquante voix dans le Collège électoral : ses scrutateurs ont fait le reste. J'en avait deux cent vint connues.

- L'empereur Alexandre a dit à M. de Chateaubriand : « Pour l'intérêt de mon peuple et de ma religion, je devais faire la guerre au Turc ; mais j'ai cru voir qu'il s'agissait de révolution entre la Grèce et le Turc, je n'ai point fait la guerre. J'aime bien moins mon peuple et ma religion que je ne hais la révolution, qui est proprement ma bête noire. Je me réjouis que vous soyez venu ; je voulais vous conter cela (151). » Quelle confidence d'un empereur ! Et le romancier qui publie cette confidence ! Tout dans son discours est bizarre.

Il entend sortir les paroles de la bouche de l'empereur. On entend sortir un carrosse ou des chevaux de l'écurie ; mais qui diantre entendit jamais sortir des paroles ? Et que ne dit-il : Je les ai vues sortir, ces paroles, de la bouche de mon bon ami qui a huit cent mille hommes sur pied ? Cela serait plus positif, et l'on douterait moins de sa haute faveur à la cour de Russie.

Notez qu'il avait lu cette belle pièce aux dames ; et quand on lui parla d'en retrancher quelque chose, avant de la lire à la chambre, il n'en voulut rien faire, se fondant sur l'approbation de madame Récamier. Or, dites maintenant qu'il n'y a rien de nouveau. Avait-on vu cela, ? Nous citons les Anglais : est-ce que M. Canning, voulant parler aux chambres de la paix, de la guerre, consulte les ladys, les mistriss de la cité ?

Les gens de lettres, en général, dans les emplois perdent leur talent, et n'apprennent point les affaires. Bolingbroke se repentit d'avoir appelé près de lui Addison et Steele.

- Socrate, avant Boissy d'Anglas, refusa, au péril de sa vie, de mettre aux voix du peuple assemblé une proposition illégale. Ravez n'a point lu cela ; car il eut fait de même dans l'affaire de Manuel. Il est vrai que Socrate, présidant les tribus, n'avait ni traitement de la cour, ni gendarmerie à ses ordres. Manuel a été grand quatre jours ; c'est beaucoup. Que faudrait-il qu'il fit à présent ? Qu'il mourût, afin de ne point déchoir.

- D'Arlincourt est venu à la cour, et a dit : Voilà mon Solitaire et mes autres romans, qui n'en doivent guère au Christianisme de Chateaubriand. Mon galimatias vaut le sien ; faites-moi conseiller d'Etat au moins. On ne l'a pas écouté. De rage, il quitte le parti, et se fait libéral. C'est le maréchal d'Hocquincourt, jésuite ou janséniste, selon l'humeur de sa maîtresses et l'accueil qu'il reçoit au Louvre.

- Ravez maudit son sort, se donne à tous les diables. Il a fait ce qu'il a pu, dans l'affaire de Manuel, pour contenter le parti jésuite : il n'a point réussi. Ceux qu'il sert lui reprochent de s'y être mal pris, disent que c'est un sot, qu'il devait éviter l'esclandre, et qu'avec un peu de prévoyance, il eut empêché l'homme d'entrer, ou l'eût fait sortir sans vacarme. Fâcheuse condition que celle d'un valet ! Sosie l'a dit : Les maîtres ne sont jamais contents, Ravez veut trop bien faire. Hyde de Neuville va mieux, et l'entend à merveille. Je vois, je vois là-bas les ministres de mon roi. Il a son roi, comme Pardessus : Mon roi m'a pardonné. Voilà le vrai dévouement. Le dévouement doit être toujours un peu idiot. Cela plaît bien plus à un maître que ces gens qui tranchent du capable.

- Serons-nous capucins ? ne le serons-nous pas ? Voilà aujourd'hui la question. Nous disions hier : Serons-nous les maîtres du monde ?

- Ce matin, me promenant dans le Palais-Royal, M..ll...rd passe, et me dit : Prends garde, Paul-Louis, prends garde ; les cagots te feront assassiner. - Quelle garde veux-tu, lui dis-je, que je prenne ? Ils ont fait tuer des rois ; ils ont manqué frère Paul, l'autre Paul, à Venise, Fra Paolo Sarpi (152). Mais il l'échappa belle.

- Fabvier (153), me disait un jour : Vos phraseurs gâtent tout : voulant être applaudis, ils mettent leur esprit à la place du bon sens, que le peuple entendrait. Le peuple n'entend point la pompeuse éloquence, les longs raisonnements. Il vous paraît, lui dis-je, aisé de faire un discours pour le peuple ; vous croyez le bon sens une chose commune, et facile à bien exprimer.

- Le vicomte de Foucault (154) nous parle de sa race. Ses ancêtres, dit-il, commandaient à la guerre. Il cite leurs batailles et leurs actions d'éclat. Mais la postérité d'Alphane et de Bayard (155), quand ce n'est qu'un gendarme aux ordres d'un préfet, ma foi, c'est peu de chose. Le vicomte de Foucault ne gagne point de batailles ; il empoigne les gens. Ces nobles, ne pouvant être valets de cour, se font archers ou geôliers. Tous les gardes du corps veulent être gendarmes.

- Les Mémoires de madame Campan méritent peu de confiance (156). Faits pour la cour de Bonaparte, qui avait besoin de leçons, ils ont été revus depuis par des personnes intéressées à les altérer. L'auteur voit tout dans l'étiquette, et attribue le renversement de la monarchie à l'oubli du cérémonial. Bien des gens sont de cet avis. Henri III fonda l'étiquette, et cependant fut assassiné. On négligea quelque chose apparemment ce jour-là. L'étiquette rend les rois esclaves de la cour.

Dans ces Mémoires, il est dit qu'une fille de garde-robe, sous madame Campan femme de chambre, avait dix-huit mille francs de traitement ; c'est trente-six mille aujourd'hui. Aussi tout le monde voulait être de la garde-robe. Que de gens encore passent la vie à espérer de tels emplois ! Montaigne quelque part se moque de ceux qui, de son temps, s'adonnaient à l'agriculture et à ce qu'il appelle ménage domestique. Allez, disait-il, chez les rois, si vous voulez vous enrichir. Et Démosthène : Les rois, dit-il, font l'homme riche en un mot, et d'un seul mot ; chez vous, Athéniens, cela ne se peut, il faut travailler ou hériter. Qu'on mette à Genève un roi avec un gros budget, chacun quittera l'horlogerie pour la garde-robe ; et comme les valets du prince ont des valets, qui eux-mêmes en ont d'autres, un peuple se fait laquais. De là l'oisiveté, la bassesse, tous les vices, et une charmante société.

Madame Campan fait de la reine un modèle de toute vertu ; mais elle en parlait autrement ; et l'on voit dans O'Meara (157) ce qu'elle disait à Bonaparte ; comme, par exemple, que la reine avait un homme dans son lit la nuit du 5 au 6 octobre ; et que cet homme, en se sauvant, perdit ses chausses, qui furent trouvées par elle, madame Campan. Cette histoire est un peu suspecte. M. de la Fayette ne la croit point. Bonaparte a menti, ou madame Campan.

Elle écrit mal, et ne vaut pas madame de Motteville, qui était aussi femme de chambre. Madame du Hausset, autre femme de chambre, va paraître. On imprime ses Mémoires très curieux. Ce sont-là les vrais historiens de la monarchie légitime.

Quelqu'un montre une lettre de M. Arguelles (158), où sont ces propres mots : Votre roi nous menace ; il veut nous envoyer un prince et cent mille hommes, pour régler nos affaires selon le droit divin. Voici notre réponse : Qu'il exécute la Charte, ou nous lui enverrons Mina et dix mille hommes avec le drapeau tricolore ; qu'il chasse ses émigrés et ses vils courtisans, parce que nous craignons la contagion morale.

- Horace (159) va faire un tableau de la scène de Manuel. Mais quel moment choisira-t-il ? Celui où Foucault dit : Empoignez le député ; - ou bien quand le sergent refuse ? j'aimerais mieux ceci. Car, outre que le mot empoignez ne se peut peindre (grand dommage sans doute), il y aurait là deux ignobles personnages, Foucault et le président, qui, à dire vrai, n'y était pas, mais auquel on penserait toujours. Dans cette composition, l'odieux dominerait, et cela ne saurait plaire, quoi qu'en dise Boileau. L'instant du refus, au contraire, offre deux caractères nobles, Manuel et le sergent, qui tous deux intéressent, non pas au même degré, mais de la même manière, et par le plus bel acte dont l'homme soit capable, résister au pouvoir. De pareils traits sont rares ; il les faut recueillir et les représenter, les recommander au peuple. D'autre part, on peut dire aussi que Manuel, Foucault, ses gendarmes, donneraient beaucoup à penser : et le président derrière la toile ; car il est des objets que l'art judicieux... (160). La contenance de Manuel et la bassesse des autres formeraient un contraste ; ceux-ci servant des maîtres, et calculant d'avance le profit, la récompense toujours proportionnée à l'infamie de l'action ; celui-là se proposant l'approbation publique et la gloire à venir.

- Les fournisseurs de l'armée sont tous bons gentilshommes et des premières familles. Il faut faire preuves pour entrer dans la viande ou dans la partie des souliers. Les femmes y ont de gros intérêts ; les maîtresses, les amants partagent ; comtesses, duchesses, barons, marquis, on leur fait à tous bon marché des subsistances du soldat. La noblesse autrefois se ruinait à la guerre, maintenant s'enrichit et spécule très bien sur la fidélité.

- Les bateaux venus de Strasbourg à Bayonne par le roulage coûteront de port cent mille francs, et seront trois mois en chemin. Construits en un mois à Bayonne, ils eussent coûte quarante mille francs. Les munitions qu'on expédie de Brest à Bayonne, par terre, iraient par mer sans aucun frais. Mais il y a une compagnie des transports par terre, dans laquelle des gens de la cour sont intéressés, et l'on préfère ce moyen. Il faut relever d'anciennes familles, qui relèveront la monarchie si elle culbute en Espagne.

- Les parvenus imitent les gens de bonne maison. Victor (161), sa femme, son fils, prennent argent de toutes mains. On parle de pots-de-vin de cinquante mille écus. Tout s'adjuge à huis clos et sans publication. Ainsi se prépare une campagne à la manière de l'ancien régime. Cependant Marcellus danse avec miss Canning.

- La guerre va se faire enfin, malgré tout le monde. MADAME ne la veut pas. Madame du Cayla y paraît fort contraire. MADEMOISELLE, ayant consulté sa poupée, se déclare pour la paix, ainsi que la nourrice et toutes les remueuses de monseigneur le duc de Bordeaux. Personne ne veut la guerre. Mais voici le temps de Pâques, et tous les confesseurs refusent l'absolution si on ne fait la guerre : elle se fera donc.

- Le duc de Guiche, l'autre jour, disait dans un salon, montrant le confesseur de MONSIEUR et d'autres prêtres : Ces cagots nous perdront.

- On me propose cent contre un que nos jésuites ne feront pas la conquête de l'Espagne, et je suis tenté de tenir. Sous Bonaparte, je proposai cent contre un qu'il ferait la conquête de l'Espagne : personne ne tint ; j'aurais perdu : peut-être cette fois gagnerais-je.

- Mille contes plaisants du héros pacificateur (162), pointes, calembours de toutes parts. Il crève les chevaux sur la route de Bayonne, fait, dit-on, quatre lieues à l'heure, va plus vite que Bonaparte, mais n'arrive pas sitôt, parce que ses dévotions l'arrêtent en chemin. Il visite les églises et baise les reliques. Le peuple, qui voit cela, en aime d'autant moins l'Eglise et les reliques.

- Il n'y a pas un paysan dans nos campagnes qui ne dise que Bonaparte vit, et qu'il reviendra. Tous ne le croient pas, mais le disent. C'est entre eux une espèce d'argot, de mot convenu pour narguer le gouvernement. Le peuple hait les Bourbons, parce qu'ils l'ont trompé, qu'ils mangent un milliard et servent l'étranger, parce qu'ils sont toujours émigrés, parce qu'ils ne veulent pas être aimés.

- Barnave disait à la reine : « Il faut vous faire aimer du peuple. - Hélas ! je le voudrais, dit-elle ; mais comment ? - Madame, il vous est plus aisé qu'il ne l'était à moi. - Comment faire ? - Madame, lui répondit Barnave, tout est dans un mot : Bonne foi. »

On va marcher ; on avancera en Espagne ; on renouvellera les bulletins de la grande armée avec les exploits de la garde ; au lieu de Murat, ce sera La Rochejaquelein. Sans rencontrer personne, on gagnera des batailles, on forcera des villes, enfin on entrera triomphant dans Madrid, et là commence la guerre. Jamais ils ne feront la conquête d'Espagne. M. Ls (163).

- Je le crois ; mais ce n'est pas l'Espagne, c'est la France qu'ils veulent conquérir. A chaque bulletin de Martainville, à chaque victoire de messieurs les gardes du corps, on refera ici quelque pièce de l'ancien régime : et qu'importe aux jésuites que les armées périssent, pourvu qu'ils confessent le roi ?

- A la chambre des pairs, hier quelqu'un disait : Figurez-vous que nos gens en Espagne seront des saints. Ils ne feront point de sottises ; on payera tout, et le soldat ne mangera pas une poule qui ne soit achetée au marché. Ordre, discipline admirable ; on mènera jusqu'à des filles, afin d'épargner les infantes. La conquête de la Péninsule va se faire sans fâcher personne, et notre armée sera comblée de bénédictions. Là-dessus M. Catelan a pris la parole, et a dit : Je ne sais pas comment vous ferez lorsque vous serez en Espagne ; mais en France votre conduite est assez mauvaise. Vous payerez là, dites-vous, et ici vous prenez. Voici une réquisition de quatre mille boeufs pour conduire de Toulouse à Pau votre artillerie, qui a ses chevaux ; mais ils sont employés ailleurs. Ils mènent les équipages des ducs et des marquis et des gardes du corps. Le canon reste là. Vous y attelez nos boeufs au moment des labours. Vous serez sages en Espagne, à la bonne heure, je veux croire, et vous agirez avec ordre ; mais je ne vois que confusion dans vos préparatifs.

- Guilleminot a fait un rapport, dont la substance est que l'armée a besoin de se recruter d'une ou de deux conscriptions, pour être en état, non de marcher, car il n'y a nulle apparence, mais de garder seulement la frontière ; que l'état-major est bon, et fera ce qu'on voudra ; mais que les les officiers de fortune, et surtout les sous-officiers, semblent peu disposés à entrer en campagne, pensent que c'est contre eux que la guerre se fait. Guilleminot est rappelé pour avoir dit ces choses-là, et son aide de camp arrêté comme correspondant de Fabvier. Victor part pour l'armée.

- A l'armée une cour (voir là-dessus Feuquières, Mémoires), c'est ce qui a perdu Bonaparte, tout Bonaparte qu'il était. La cour de son frère Joseph sauva Wellington plus d'une fois. Partant, où il y a une cour, on ne songe qu'à faire sa cour. Le duc d'Angoulême a carte blanche pour les récompenses, et l'on sait déjà ceux qui se distingueront. Hohenlohe sera maréchal. C'est un Allemand qui a logé les princes dans l'émigration. Il commandera nos généraux, et pas un d'eux ne dira mot. La noblesse de tout temps obéit volontiers même à des bâtards étrangers, comme était le maréchal de Saxe. Les soldats, quant à eux, font peu de différence d'un Allemand à un émigré. Ils l'aimeront autant que Coigny ou Vioménil. Personne ne se plaindra. Jamais, en Angleterre, on ne souffrirait cela. Nous aurons tout l'ancien régime ; on ne nous fera pas grâce d'un abus.

PROCLAMATION

Soldats, vous allez rétablir en Espagne l'ancien régime et défaire la révolution. Les Espagnols ont fait chez eux la révolution ; ils ont détruit l'ancien régime, et à cause de cela on vous envoie contre eux ; et quand vous aurez rétabli l'ancien régime en ce pays-là, on vous ramènera ici pour en faire autant. Or, l'ancien régime, savez-vous ce que c'est, mes amis ? C'est, pour le peuple, des impôts ; pour les soldats, c'est du pain noir et des coups de bâton ; des coups de bâton et du pain noir, voilà l'ancien régime pour vous. Voilà ce que vous allez rétablir, là d'abord, et ensuite chez vous.

Les soldats espagnols ont fait en Espagne la revolution. Ils étaient las de l'ancien régime, et ne voulaient plus ni pain noir, ni coup de bâton ; ils voulaient autre chose, de l'avancement, des grades ; ils en ont maintenant, et deviennent officiers à leur tour, selon la loi. Sous l'ancien régime, les soldats ne peuvent jamais être officiers ; sous la révolution, au contraire, les soldats deviennent officiers. Vous entendez ; c'est là ce que les Espagnols ont établi chez eux, et qu'on veut empêcher. On vous envoie exprès, de peur que la même chose ne s'établisse ici, et que vous ne soyez quelque jour officiers. Partez donc, battez-vous contre les Espagnols ; allez, faites vous estropier, afin de n'être pas officiers et d'avoir des coups de bâton.

Ce sont les étrangers qui vous y font aller ; car le roi ne voudrait pas. Mais ses alliés le forcent à vous envoyer là. Ses alliés, le roi de Prusse, l'empereur de Russie et l'empereur d'Autriche suivent l'ancien régime. Ils donnent aux soldats beaucoup de coups de bâton avec peu de pain noir, et s'en trouvent très bien, eux, souverains. Une chose pourtant les inquiète. Le soldat français, disent-ils, depuis trente ans ne reçoit point de coups de bâton, et voilà l'Espagnol qui les refuse aussi : pour peu que cela gagne, adieu la schlague chez nous, personne n'en voudra. Il y faut remédier plus tôt que plus tard. Ils ont donc résolu de rétablir partout le régime du bâton, mais pour les soldats seulement ; c'est vous qu'ils chargent de cela. Soldats, volez à la victoire ; et quand la bataille sera gagnée, vous savez ce qui vous attend : les nobles auront de l'avancement, vous aurez des coups de bâton. Entrez en Espagne, marchez tambour battant, mèche allumée, au nom des puissances étrangères : vive la schlague ! vive le bâton ! point d'avancement pour les soldats, point de grades que pour les nobles.

Au retour de l'expédition, vous recevrez tout l'arriéré des coups de bâton qui vous sont dus depuis 1789. Ensuite, on aura soin de vous tenir au courant.

- La police va découvrir une grande conspiration qui aura, dit-on, de grandes ramifications dans les provinces et dans l'armée. On nomme déjà des gens qui en seront certainement. Mais le travail n'est pas fait.



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Paul-Louis Courier


Pièce diplomatique


dernière modif : 03 Jun. 2001, /francais/plc/livret.html