(1823)
A MON FRERE LE ROI D'ESPAGNE
J'ai reçu la votre, mon frère ou mon cousin, puisque nous sommes issus de germains. Vous voilà bientôt, grâce au ciel, hors des mains de vos rebelles sujets, dont je me réjouis avec vous comme parent, voisin, ami, entièrement de votre avis d'ailleurs sur notre autorité légitime et sacrée. Nous régnons de par Dieu, qui nous donne les peuples, et nous ne devons compte de nos actes qu'à Dieu, ou aux prêtres, cela s'entend. J'y ajoute, comme conséquence également indubitable, qu'il ne nous faut jamais recevoir la loi des sujets, jamais composer avec eux, ou du moins nous croire engagés par de telles compositions, vaines et nulles de droit divin. C'est aux personnes de notre rang le dernier degré d'abaissement que promettre aux sujets et leur tenir parole, comme a très bien dit Louis XIV notre aïeul, de glorieuse mémoire, qui savait son métier de roi. Sous lui, on ne vit point les Français murmurer, quelque faix qu'il leur imposât, en quelque misère qu'il les pût réduire ; pas un d'eux ne souffla mot, lui vivant. Pour ses guerres, ses maîtresse, pour bâtir ses palais, il prit leur dernier sou : c'est régner que cela ! Charles II d'Angleterre fit de même à peu près ; comme nous, rétabli après vingt ans d'exil et la mort de son père, il déclara hautement qu'il aimait mieux se soumettre à un roi étranger, ennemi de sa nation, que de compter avec elle, ou de la consulter sur les affaires de l'Etat ; sentiments élevés, et dignes de son sang, de son nom, de son rang. Moi, qui vous écris ceci, mon cousin, je serais le plus grand roi de l'Europe, si j'eusse voulu seulement m'entendre avec mon peuple. Rien n'était si facile. Me préserve le ciel d'une telle bassesse ! J'obéis au congrès, aux princes, aux cabinets, et en reçois des ordres souvent embarrassants, toujours fort insolents ; J'obéis néanmoins. Mais ce que veut mon peuple, et que je lui promis, je n'en fais rien du tout, tant j'ai de fierté dans l'âme et l'orgueil de ma race. Gardons-là, mon cousin, cette noble fierté à l'égard des sujets ; conservons chèrement nos vieilles prérogatives ; gouvernons à l'exemple de nos prédécesseurs, sans écouter jamais que nos valets, nos maîtresses, nos favoris, nos prêtres : c'est l'honneur de la couronne. Quoi qu'il puisse arriver, périssent les nations plutôt que le droit divin !
Là-dessus, mon cousin, j'entre, comme vous voyez, dans tous vos sentiments, et prie Dieu qu'il vous y maintienne ; mais je ne puis approuver de même votre répugnance pour ce genre de gouvernement qu'on a nommé représentatif, et que j'appelle, moi, récréatif, n'y ayant rien que je sache au monde si divertissant pour un roi, sans parler de l'utilité non petite qui nous en revient. J'aime l'absolu ; mais ceci... pour le produit, ceci vaut mieux. Je n'en fais nulle comparaison, et le préfère de beaucoup. Le représentatif me convient à merveille, pourvu toutefois que ce soit moi qui nomme les députés du peuple, comme nous l'avons établi en ce pays fort heureusement. Le représentatif de la sorte est une cocagne, mon cousin. L'argent nous arrive à foison. Demandez à mon neveu d'Angoulême, nous comptons ici par milliards, ou, pour dire la vérité, par ma foi nous ne comptons plus, depuis que nous avons des députés à nous, une majorité, comme on l'appelle, compacte ; dépense à faire, mais petite. Il ne m'en coûte pas... non, cent voix ne me coûtent pas, je suis sur, chaque année, un mois de madame du Cayla ; moyennant quoi tout va de soi-même ; argent sans compte ni mesure, et le droit divin n'y perd rien ; nous n'en faisons pas moins tout ce que nous voulons, c'est-à-dire, ce que veulent nos courtisans.
Vos cortès vous ont dégoûté des assemblées délibérantes ; mais une épreuve ne conclut pas ; feu mon frère s'en trouva mal ; et cela ne m'a pas empêché d'y recourir encore, dont bien me prend.
Voulez-vous être un pauvre diable comme lui, qui, faute de cinquante malheureux millions... Quelle misère ! cinquante mille millions, mon cousin, ne m'embarrassent non plus qu'une prise de tabac. Je pensais comme vous vraiment avant mon voyage d'Angleterre ; je n'aimais point du tout ce représentatif ; mais là, j'ai vu ce que c'est : si le Turc s'en doutait, il ne voudrait pas autre chose, et ferait de son divan deux chambres. Essayez-en, mon cher cousin, et vous m'en direz des nouvelles. Vous verrez bientôt que vos Indes, vos galions, votre Pérou, étaient de pauvres tirelires, au prix de cette invention-là, au prix d'un budget discuté, voté par de bons députés. Il ne faut pas que tous ces mots de liberté, publicité, représentation, vous effarouchent. Ce sont des représentations à notre bénéfice, et dont le produit est immense, le danger nul, quoi qu'on en dise. Tenez, une comparaison va vous rendre cela sensible. La pompe foulante... mieux encore, la marmite à vapeur, qui donne chaque minute un potage gras lorsqu'on la sait gouverner, mais éclate et vous tue si vous n'y prenez garde ; voilà l'affaire, voilà mon représentatif. Il n'est que de chauffer à point, ni trop ni trop peu, chose aisée ; cela regarde nos ministres, et le potage est un milliard. Puis, vantez-moi votre absolu, qui produisait à feu mon frère, quoi ? trois ou quatre cents millions par an, avec combien de peine ! Ici chaque budget un milliard, sans la moindre difficulté. Que vous en semble, mon cousin ? Allons, mettez de côté vos petites répugnances, et faites potage avec nous en famille ; il n'est rien de tel. Nous nous aiderons mutuellement à l'entretenir comme il faut, et prévenir les accidents.
Si vous l'eussiez eue, cette marmite représentative, au temps de l'île de Léon, l'argent ne vous eût point manqué pour la paye de vos soldats, qui ne se seraient pas révoltés ; il ne m'eût point fallu envoyer à votre aide, et dépenser, à vous tirer de cet embarras, cinq cents beaux millions, mon cousin : non que je veuille vous les reprocher, c'est une bagatelle, un rien ; entre parents tout est commun : l'argent et le sang de mes sujets vous appartiennent comme à moi ; ne vous en faites pas faute au besoin. Je vous rétablirais dix fois, s'il est nécessaire, sans m'incommoder le moins du monde, sans qu'il vous en coûte une obole. Je ne vous demanderai point les frais, comme on m'a fait : c'est une vilenie de mes alliés. Au contraire, en vous restaurant je vous donnerai de l'argent, ainsi qu'à vos sujets, tant que vous en voudrez. J'en donne à tout le monde, et je paye partout ; j'ai payé ma restauration, je payerai encore la votre, parce que j'ai beaucoup d'argent, et beaucoup de complaisance aussi pour les souverains étrangers, qui m'empêchent de recevoir la loi de mon peuple. Je les paye quand ils viennent ici : je vous paye, vous quand je vais chez vous. Occupé, occupant, je paye l'occupation. J'ai payé Sacken et Platow (168). Je paye Morillo, Ballesteros (169) ; je paye les cabinets, les puissances ; je paye les cortès, la régence ; je paye les Suisses, j'ai encore, tous ces gens-là payés, de quoi entretenir non seulement ma garde, une maison ici qu'on trouve assez passable, et bien autre que celle de mon prédécesseur ; mais, de plus, des maîtresses, qui naturellement me coûtent quelque chose. Le budget suffit à tout, et voilà ce que c'est que ce représentatif dont là-bas, vous vous faite une peur. Sottise, enfance, mon cousin ; il n'est rien de meilleur au monde.
Pour monter cette machine chez vous, et la mettre en mouvement sans le moindre danger de vos royales personnes, je vous enverrai, si vous voulez, le sieur de Villèle, homme admirable, ou quelque autre de nos amés, avec une vingtaine de préfets. Fiez-vous à eux ; en moins de rien, ils vous auront organisé deux chambres et un ministère, derrière lequel vous dormirez pendant qu'on vous fera de l'argent. Vous aurez, de la haute sphère où nous sommes placés, comme dit Foy, le passe-temps de leurs débats, chose la plus drôle du monde, vrai tapage de chiens et de chats qui se battent dans la rue pour des bribes. Quand leurs criailleries deviennent incommodes, on y fait jeter quelques seaux d'eau dès que le budget est voté.
Octroyez, mon cousin, octroyez une charte constitutionnelle et tout ce qui s'ensuit : droit d'élection, jury, liberté de la presse ; accordez, et ne vous embarrassez de rien ; surtout ne manquez pas d'y fourrer une nouvelle noblesse que vous mêlerez avec l'ancienne, autre espèce d'amusement qui vous tiendra en bonne humeur et en santé longtemps. Sans cela, aux Tuileries, nous péririons d'ennui. Quand vous aurez traité avec vos libérales, sous la garantie des puissances, et juré l'oubli du passe à tous ces révolutionnaires, faites-en pendre cinq ou six aussitôt après l'amnistie, et faites les autres ducs et pairs, particulièrement s'il y en a qu'on ait vus porteballes ou valets d'écurie ; des avocats, des écrivains, des philosophes bien amoureux de l'égalité, chargez-les de cordons ; couvrez-les de vieux titres, de nouveaux parchemins : puis regardez, je vous défie de prendre du chagrin lorsque vous verrez ces gens-là, parmi vos Sanches et vos Gusmans, armorier leurs équipages, écarteler leurs écussons : c'est proprement la petite pièce d'une révolution, c'est une comédie dont on ne se lasse point, et qui, pour vos sujets, deviendra comme un carnaval perpétuel.
J'ai à vous dire bien d'autres choses, que pour le présent je remets, priant Dieu sur ce, mon cousin, qu'il vous ait en sa sainte garde.
Pour copie conforme, | Signé, LOUIS. Plus bas, DE VILLELE. PAUL-LOUIS COURIER, Vigneron. |