Chapitre IX |
Marat, l'Ami du Peuple |
Chapitre XI |
SOMMAIRE. - Lettres de Marat aux constituants. - Lettre sur les vices de la constitution anglaise. - Opportunité de cet écrit. - Ce qui constitue le génie. - Les moeurs des Anglais en 1774 et celles des Français en 1789. - A quel propos Marat commença le Moniteur partriote. - Citation de ce Journal.
On ne détruit que ce qu'on remplace, a-t-on dit avec raison. La monarchie absolue avait été renversée au 14 juillet ; mais, pour qu'elle ne se relevât plus, il fallait une constitution nouvelle fondée sur des droits communs, sur des droits substitués au caprice d'un seul. Si, la veille du combat, les députés du Tiers avaient juré de ne se séparer qu'apres avoir rempli leur mandat, à plus forte raison ne leur était-il pas permis de l'oublier le lendemain de la victoire ; et, l'eussent-ils fait, le peuple leur aurait rappelé le serment du Jeu de Paume ; pour la prerniere fois en France, il venait de sentir sa force, et tous les partis étaient encore en émoi de ce rugissement d'un instant. Marat savait bien que dans la vie d'un peuple il y a des occasions qui ne se représentent jamais et dont, par consequent, il faut savoir tirer tout le parti possible ; aussi dans l'intervalle qui sépare l'ouverture des États Généraux de la publication de son journal, n'avait-il pas été indifférent à ce qui se faisait à l'Assemblée nationale. Il nous apprend, en effet, dans son numéro 13, « qu'il a eu l'honneur d'écrire à nos seigneurs les États Généraux plus de vingt lettres qu'il publiera un jour. » [156] Malheureusement elles ont été saisies par la police de Lafayette, et l'auteur, pressé par les événements et surpris par la mort, n'a pu en recomposer le texte. Il ne nous en reste qu'une entière « présentée le 23 août 1789 aux États Généraux sous ce titre : Tableau des vices de la constitution anglaise, destiné à faire éviter une série d'écueils dans le gouvernement que nos députes veulent donner à la France. » Son journal renferme un fragment d'une autre lettre, mais c'est tout.
En même temps que Marat en 1774 avait fait imprimer en Angleterre ses Chaînes de l'esclavage, il avait cherché à démontrer aux Anglais les vices particuliers à leur propre constitution ; à cette fin il leur avait présenté le Tableau que dix-huit ans plus tard il crut devoir dérouler à nouveau devant les Français. On se rappelle qu'il s'agissait en 1774 des élections des membres d'un nouveau parlement ; le travail du publiciste devait donc s'étendre plus particulièrement sur la loi électorale. C'était attaquer le mal dans sa racine, puisqu'il est vrai de dire que de mauvais députés ne feront jamais que de mauvaises lois, qu'on ne saurait cueillir des figues sur des ronces, que toute royauté n'élira jamais que des suppôts de tyrannie. Or, l'écrivain se résumait ainsi : « Pour remédier aux maux que je viens de décrire, je propose quatre bills à décréter comme lois fondamentales de l'Etat : 1° ôter à la couronne la nomination des députés ; 2° lui enlever le privilège de créer des pairs ; 3° exclure du parlement tout citoyen tenant une place quelconque à la disposition du roi ; 4° que la vérification des comptes du gouvernement et de l'état du trésor public soit ordonnée, toutes les fois que trois meinbres ae la chambre basse en feront la motion motivée. » L'ouvrage ne fut pas plutôt répandu qu'il produisit un grand effet, on réclamait partout la réforme ; la question fut agitée dans le parlement même, le troisième bill accepté, et l'auteur acclamé par les sociétés populaires.
M. Michelet avait-il lu cet écrit, quand il a avancé que Marat n'entendalt rien à la constitution anglaise ? [157]
Ce résumé suffit pour prouver l'à-propos de l'envoi de du Tableau aux constituants de 1789 ; On sait quels privilèges la réaction rassurée allait bientôt rendre à la couronne, on se souvient qu'elle décréta, entre autres, le cens électoral ; Marat n'avait donc fait que pressentir ce qui allait bientôt arriver, mais il devait à l'Assemblée un avertissement qui lui donnât plus tard le droit de l'accuser. N'alla-t-on pas jusqu'à proposer à la France deux chambres aussi ? « L'anglomanie, comme dit l'auteur, s'était emparée des esprits ; la constitution anglaise passait depuis longtemps pour le chef-d'oeuvre de la sagesse humaine ; et, en effet, avant celle des États-Unis, il n'en était point de plus parfaite. » Mais cet engouement pouvait jeter dans les plus grands dangers, et la contre-révolution espérait secrètement en tirer parti pour reconstituer le pouvoir royal, ébranlé par la défaite de juillet. Combien il était utile dès lors de faire ressortir les vices de cette constitution anglaise, que le comité français, dont Mounier était le président, avait secrètement dessein d'imposer au pays !
Encore une fois que pensez-vous d'un homme dont les écrits sont aussi utiles dix ans après leur apparition que le jour où il les composa ? N'est-il pas marqué du sceau du génie ? N'est-ce pas à ce signe qu'on en reconnaît les oeuvres ? S'adresser à tous les siècles, à tous les peuples par la généralité des idées et des principes, n'est-ce pas le cachet de la vérité ? n'est-ce pas une preuve aussi qu'on n'a pas sacrifié aux petites passions de parti, aux opinions à la mode, aux besoins d'applaudissements ? et, par conséquent, n'est-ce pas une preuve d'abnégation autant que de supériorité d'intelligence ? Avons nous déjà oublié que voici le troisième de ses ouvrages que Marat peut faire réimprimer dans le cours de la Révolution, et que le plus récent date de 1780 ? Et ne vous apercevez-vous point qu'aujourd'hui même il y aurait profit à y trouver ? Mais j'oublie, moi aussi, qu'il s'agit de Marat, et que lui accorder du génie serait s'exposer aux sarcasmes des saltimbanques de la phrase. Qu'importe ? faisons récolte de [158] principes, car c'est de principes que l'humanité a faim ; c'est d'idées seules que se nourrissent les vrais intelligents ; laissons la forme plastique aux artistes de la politique : aux constitutions débiles l'herbe suffit, mais à l'estomac robuste il faut des aliments de forte digestion.
Peut-être dira-t-on que les moeurs des deux peuples n'étant pas les mêmes, le rapprochement n'était pas possible, qu'il était dès lors inutile de nous refaire la copie d'un tableau destine à l'Angleterre en 1774. Partout où il y a tyrannie les moeurs sont semblables, car les moyens de perversion sont les mêmes. Reportez-vous à 89 ; regardez, si vous le préférez, autour de vous, et dites si la moralité de la nation a changé. « Nos moeurs sont empoisonnées à leur source ; nous n'avons plus d'enthousiasme pour l'héroïsme, plus d'admiration pour la vertu, plus d'amour pour la liberté. Quelques sages ont beau s'efforcer de nous réveiller de notre léthargie, de nous tirer de notre engourdissement, de nous rappeler à nos devoirs, nous sommes de glace à leur voix ; ni la vue des maux qui accablent les autres nations, ni la crainte de ceux qui nous menacent ne nous touchent ; les jeux frivoles, les divertissements bruyants, les plaisirs et le faste sont l'unique objet de nos voeux.
« Aujourd'hui l'art de plaire est préféré au merite ; de vains agréments au savoir utile ; pour nous, un danseur est plus qu'un sage, et un farceur plus qu'un héros. Nous n'accueillons que les vains talents, nous ne fêtons que les virtuoses, les bouffons, les baladins ; et, dans nos banquets, souvent le vengeur de la patrie, le bienfaiteur de l'humanité, se trouve au-dessous d'un histrion. » Dans la traduction l'auteur ajoute en note : « Les vices qui ruineront la liberté chez les Anglais sont précisément ceux qui l'empêcheront de s'établir parmi nous. »
Nous n'avions pas besoin que cette lettre nous fut conservée pour regretter la perte des autres, l'analyse que nous avons donnée des divers ouvrages politiques de Marat [159] suffisait. Mais au moins les comités de la Constituante en ont-ils fait leur profit ? Je ne pourrais l'affirmer. Nous exagérons tellement l'importance de nos élus, qu'il n'est pas étonnant qu'une fois nommés, ils dédaignent nos conseils.
Dans la séance du 27 juillet 1789, Mounier lut devant toute l'Assemblée nationale le projet de déclaration des droits et de constitution qui avait été élaboré, sous son influence, dans le comité. Mais que ce projet était loin de ce qu'on avait lieu d'attendre ! C'est que déjà la cour avait gagné par des promesses une partie des membres du pouvoir législatif ; c'est que d'autres s'etaient effrayés des progrès du mouvement populaire ; c'est qu'aussi il est de l'essence de tout pouvoir constitué de prétendre fixer les limites du droit au point où s'arrêtent son ambition personnelle ou ses vues étroites ; alors il s'erige en dieu-terme de la politique, comme d'autres en dieux-termes de la science ou des arts, et dit, lui aussi, à l'océan populaire : Tu n'iras pas plus loin. Le rapporteur taré avait bien compté sur toutes ces circonstances.
Au lu de ce projet liberticide, Marat résout de fonder un journal qui éclairera le peuple sur les adroites menées des contre-révolutionnaires, sur les erreurs volontaires ou non de ses représentants. Le premier numéro paraît sans date, mais probablement dans les premiers jours d'août ; ce journal est intitulé : le Moniteur patriote. Ce premier numéro est principalement consacré à la critique du projet de Mounier ; l'auteur en cite les articles principaux, en fait ressortir les contradictions, les inconséquences, les omissions. Il est l'echo du mécontentement général. « Est-ce donc là, s'écrie-t-il, le projet destiné à montrer à la France la base de la constitution qui doit faire à jamais son bonheur ? » Et bientôt, à l'analyse plus détaillée du plan, un soupçon vague s'empare de son âme, il ne peut croire que des hommes si renommés par leurs lumières, qui d'ailleurs ont antérieurement produit leurs preuves de capacité, tombent innocemment dans des erreurs aussi grossières, aussi funestes par leurs conséquences, aussi [160] contraires à ce qu'ils avaient promis ; alors, plein d'une juste indignation, il s'écrie : « O Français ! nation trop confiante, auriez-vous imaginé qu'au moment même où la victoire vient de couronner votre généreuse audace, où le sang des traîtres à la patrie fume encore, ces dignes députes donneraient à votre chef le droit de disposer de vous comme d'un vil troupeau, et qu'eux-mêmes vous chargeraient de fers en paraissant ne travailler que pour vous rendre libres ? Qu'ils vantent avec emphase le bienfait de la liberté dont vous allez jouir. Est-il digne d'être acheté au prix de votre sang, si, après l'avoir acquis, un maître étranger peut vous traiter en esclaves ? Et ce sont vos mandataires, vos défenseurs !... Que feraient-ils de plus s'ils étaient vos ennemis mortels ? Sans doute, leurs intentions sont pures, mais que penser de leurs lumières, et quelle confiance avoir dans leurs vues ? A juger de la constitution qu'ils nous préparent par cette esquisse, est-il un vrai citoyen qui ne frémisse d'horreur ? Ils s'applaudissent de leur travail. Ah ! s'ils pouvaient en sentir les suites affreuses ! Tremblant qu'on ne vint à les confondre avec les ennemis de l'État, ils redouteraient l'indignation publique, ils frissonneraient d'epouvante et d'effroi. »
Voilà, se dit-on peut-être, Marat qui commence avec ses éternelles défiances. Est-ce bien nous qui savons au juste aujourd'hui ce qu'etaient Sieyès, Bergasse et Mounier, membres du Comité de Constitution, est-ce bien nous qui pouvons blâmer le journaliste de sa défiance ?
Ce premier numéro annonçait un écrivain d'une trempe nouvelle ; mais Marat n'y put, cette fois, donner de suite ; peut-être fut-il arrêté dès son début par quelque difficulté matérielle ; nous ne saurions affirmer. Les vrais citoyens durent le regretter. Le Moniteur patriote, sans doute à cause du bruit qu'il avait fait dès son apparition, fut continué, assure Deschiens, jusqu'au numéro 40, mais Marat n'y eut que la part que nous avons citée ; c'est lui-même qui nous en avertira dans divers passages de l'Ami du peuple. [161]
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