Chapitre VIII |
Marat, l'Ami du Peuple |
Chapitre X |
SOMMAIRE. - Résumé Historique. - Part que Marat prit au 14 juillet. - Authenticité du fait. - Que faut-il entendre par homme d'action ? - Reproche de lâcheté adressé à Marat. - Proposition qu'il fait au comité des Carmes. - Exagère-t-il sa valeur ?
Nous avons laissé la cour, la noblesse et le clergé au milieu des appréhensions que leur causait la convocation définitive des États Généraux; nous allons assister aux efforts concentrés, mais vains, qu'ils firent pour en paralyser les effets. Les cahiers des députes du Tiers étaient explicites; on peut juger du contenu par ce que nous avons cité de l'Offrande qui n'en était que l'expression résumée. Les craintes des privilégiés ne les avaient pas trompés ; les États n'étaient pas encore assemblés, que déjà cour, noblesse et clergé étaient débordés. Les peuples vont vite en fait de restitution de droits, quand les ergoteurs de tribune n'en troublent point la notion.
Le 5 mai, ouverture des États Généraux ; dès le lendemain les trois classes qui les composent se divisent ; chacune d'elles se rend séparément dans son camp respectif, combine son plan de résistance, et la presse transmet, pendant deux mois, d'un bout du pays à l'autre, la pitoyable analyse de débats de partis. Mais la France est devenue un forum, et le peuple est sur la place, il attend.
Il était écrit que les hommes du privilège, qu'à dater de ce moment nous pouvons flétrir du nom de coutre-revolutionnaires, [150] finiraient, à bout de ruses et de mensonges, par en appeler à la force brutale, afin qu'il fut bien avéré que nous avions en eux des ennemis irreconcillables, et que nous avions dès lors acquis le droit de repousser la force par la force. De là le refus de la noblesse et du clergé de vérifier en commun les pouvoirs des députés de tous les ordres ; de là le serment du Tiers, constitué en Assemblée nationale, ainsi que l'avait prescrit Marat, de ne se séparer qu'apres avoir donné à la France une constitution ; de là la concentration à Versailles et autour de Paris des régiments étrangers appelés par la cour ; de là le soulèvement de toute la population parisienne, avant-garde révolutionnaire ; de là enfin l'attaque, la prise et le renversement de la Bastille, dernier retranchement de la royauté.
Que faisait Marat ? Il remplissait la fonction qu'il s'était volontairement imposée, celle de sentinelle avancée de la Révolution. Pendant que les vainqueurs de la Bastille, ivres de leur victoire, insouciants du péril, fraternisaient autour de la forteresse démantelée, lui veillait, car il craignait quelque surprise.
« A l'entrée de la nuit du 14 juillet, dit-il, je fis avorter le projet de surprendre Paris, en y introduisant plusieurs régiments de dragons et de cavalerie allemande, dont un nombreux détachement y était déjà reçu aux acclamations ; il venait de reconnaître le quartier Saint-Honoré et il allait reconnaître le quartier Saint-Germain, lorsque je le rencontrai sur le Pont-Neuf, où il fit halte pour permettre à l'officier qui était à la tête de haranguer la foule.
« Le ton de l'orateur me parut suspect. Il annonça comme une boune nouvelle la prompte arrivée des dragons, de tous les hussards et du royal-allemand cavalerie, qui devaient se réunir aux citoyens pour combattre avec eux. Un piège aussi grossier n'était pas fait pour réussir. Et quoique l'orateur se fût attiré les acclamations d'une foule immense dans tous les quartiers où il avait débité sa nouvelle, je ne balançai pas un [151] instant à le regarder comme un perfide. Je m'élancai du trottoir, fendis la foule jusqu'à la tête des chevaux ; j'arrêtai la marche triomphale, le sommai de faire mettre pied à terre à sa troupe, et de rendre leurs armes pour les recevoir ensuite des mains de la patrie. Son silence ne me laissa plus de doute ; je pressai le commandant de la garde bourgeoise qui conduisait ces cavaliers de s'assurer d'eux. Il me traita de visionnaire, je le traitai d'imbécile, et ne voyant plus d'autre moyen de faire avorter leur projet, je les denonçai au public comme des traîtres qui venaient pour nous égorger dans la nuit. L'alarme que je répandis à grands cris en imposa au commandant, la menace que je lui fis d'aller le dénoncer lui-même le détermina. Il fit faire volte-face aux cavaliers et les présenta à la Ville, où on leur proposa de mettre bas les armes ; ils refusèrent, on les renvoya à leur camp sous bonne escorte. » (L'Ami du Peuple, N° 36.)
Dans une lettre adressée, antérieurement à ce récit, aux membres de la commune de Paris, le rédacteur avait écrit déjà : « Où en seriez-vous aujourd'hui, si le 14 juillet j'avais eu les yeux de la trop confiante multitude ; si je n'avais exposé ma vie pour arrêter la marche triomphale de la vile soldatesque, éventé le complot de surprendre Paris et de vous égorgér à la faveur des ténèbres ? Vous avez parmi vous des membres honorables qui peuvent rendre témoignage officiel de ce fait, M. Delagray, par exemple, citoyen dont Rome se serait honorée dans les beaux jours de la République. » (L'Ami du Peuple, N° 18.)
Vient-il à l'idée, après cet appel fait aux souvenirs d'hommes connus de tout le monde et qui ne l'ont pas désavoué, que le journaliste en ait imposé ? Pourquoi donc presque tous les historiens de quelque valeur ont-ils passé sous silence ou revoqué en doute un acte qui n'était pas sans importance dans l'histoire du 14 juillet ? Nous ne le voyons guère consigné que dans l'Histoire contemporaine de la Révolution par deux Amis de la liberté ; encore racontent-ils le fait sans désigner [152] Marat. On passe sous silence ses actes, on dénature ses opinions écrites, on interprète ses intentions pour les calomnier, reste un monstre. Le procédé est facile.
Il faut avouer pourtant que ce trait de courage et de perspicacité nous annonce avantageusement, au début d'une révolution, Marat qu'on ne nous a guère représenté que comme publiciste. On aime à voir se confondre dans le même individu l'homme d'idées et l'homme d'action. Cependant il ne faut pas donner à cette dernière qualification une signification trop restreinte, et s'attendre à rencontrer l'Ami du peuple dans les rues de Paris, armé d'un sabre, à toutes les journées décisives, en octobre, en juin, au 10 août. On ne l'y trouverait pas, et pourtant nous ne l'en considérons pas moins comme une des personnifications les plus vraies de l'homme d'action.
Si ce mot a un sens, il doit signifier l'homme qui agit contre une force opposante, l'homme qui résiste à son corps défendant, c'est-à-dire au péril de sa vie. Pour appliquer ce terme à ceux qu'on est convenu d'appeler les hommes d'idées, aux écrivains, nous dirons : celui qui ne rédige ses principes qu'à huis clos, ou ne les propage que clandestinement dans la crainte de compromettre sa sûreté personnelle, celui-là n'est pas homme d'action, on ne lui doit ni blâme ni reconnaissance. Celui qui ne les rédige ou ne les propage qu'à la condition d'en diminuer l'effet par des restrictions, par des hommages apparents à l'ennemi, par d'ingénieuses équivoques, et cela dans le but de recueillir tous les profits de la réputation d'homme de progres, d'homme d'opposition, sans en subir les dommages, celui-là n'est pas homme d'action ; c'est l'espèce la plus commune, elle compose la tourbe des journalistes ; c'est la tâche la plus recherchée, parce que c'est la plus lucrative ; l'homme qui la remplit mérite la réprobation de tous, il n'a droit à aucune confiance, à aucune considération ; ce peut être un homme d'esprit, ce ne sera jamais qu'un mauvais citoyen. [153]
Mais celui qui, au défaut de la parole, prend la plume, s'annonce par une déclaration explicite de principes, dénonce les abus de pouvoir, fait appel à la résistance, répand ou fait répandre, au prix des plus grands sacrifices, sa feuille insurrectionnelle, la signe de son nom pour la revêtir de l'autorité d'une conviction plus sincère, et cela au risque de perdre sa liberté, sa fortune et peut-être la vie ; celui-là, sans aucun doute, doit être réputé homme d'action, de résistance ; et c'est si vrai, que la loi le frappe aussi impitoyablement que l'insurgé pris les armes à la main. Tel fut Marat dans tout le cours de la Révolution ; sa déclaration des droits, nous-allons la faire connaître ; ses dénonciations rempliront son journal ; ses appels à la résistance sont consignés dans ses placards.
Et croira-t-on qu'au moment même ou il soutenait cette lutte contre la police aux abois, contre la garde bourgeoise à l'affût, contre la municipalité, contre la cour ; au moment ou, poursuivi par tous les limiers de la contre-révolution, il se réfugiait de cave en cave pour signer chaque jour une dénonciation de plus, croira-t-on qu'il eût à se disculper du reproche de lâcheté, à prouver qu'il était homme d'action ? De telles injustices ont besoin d'être relevées, afin que celui qui se dévoue au bien public, à la cause du peuple, sache à quels déboires il s'expose, contre quelle ingratitude il doit armer son courage.
Mais avant de passer aux détails de la vie du publiciste, achevons de dire quel rôle Marat remplit dans la grande semaine.
« Depuis le mardi soir, jour de la prise de la Bastille, jusqu'au vendredi soir, je n'ai pas désemparé du comité des Carmes dont j'etais membre. Obligé de prendre enfin quelque repos, je n'y reparus que le dimanche matin. Le danger n'était plus imminent, et je voyais les choses un peu plus de sang-froid. Quelque importantes que me parussent les occupations d'un commissaire de district, je sentais qu'elles ne convenaient nullement à un homme de mon caractère, moi qui ne [154] voudrais pas de la place de premier ministre des finances, pas même pour m'empêcher de mourir de faim. Je proposai donc au comité d'avoir une presse et de trouver bon que, sous ses auspices, je servisse la patrie, en rédigeant l'histoire de la Révolution, en préparant le plan de l'organisation municipale, en suivant le travail des États Généraux. Ma proposition ne fut pas du goût de la majorité, je me le tins pour dit ; et, pénétré de ma parfaite inaptitude à toute autre chose, je me retirai... Le plan que j'avais proposé au comité des Carmes, je l'ai exécuté dans mon cabinet et à mes dépens. Mes amis ont fait le diable pour m'empêcher d'écrire sur les affaires actuelles ; je les ai laissés crier et n'ai pas craint de les perdre. Enfin je n'ai pas craint de mettre contre moi le gouvernement, les princes, le clergé, la noblesse, les parlements, les districts mal composés, l'état-major de la garde soldée, les conseillers des cours de judicature, les avocats, les procureurs, les financiers, les agioteurs, les déprédateurs, les sangsues de l'État et l'armée innombrable des ennemis publics. » (Première dénonciation contre Necker.)
La suite de notre travail prouvera qu'il n'y a rien d'exagéré dans ces paroles ; et c'est un tel homme que les écrivains modernes accusent de vanité ! A quoi réduit-il, en résumé, ses aptitudes et ses aspirations ? A éclairer le peuple comme législateur et comme journaliste. Est-ce bien présomptueux ? Ses ouvrages précédents ne lui donnaient-ils pas ce droit ? « La maladie de Rousseau, l'orgueil, devint vanité dans la tête de Marat, mais exaltée à sa dixième puissance. » (Michelet, Histoire de la Révolution française, t. II, p. 386.) [155]
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