Chapitre VII |
Marat, l'Ami du Peuple |
Chapitre IX |
SOMMAIRE. - Ce qu'a été Marat avant 1789. - La Revolution commence. - Offrande à la patrie. - Premier discours : Que les nobles ne pourraient tenir leurs promesses. - Deuxième discours : Appel à la conciliation. - Troisième discours : Examen des ministères antérieurs. - Quatrième discours : Situation de la France à cette epoque. - Cinquième discours : Lois fondamentales. - Accusation de royalisme. - Réponse. - Supplément de l'offrande à la patrie : 1° Peinture des maux que le peuple doit à son incurie ; 2° Analyse de la lettre du roi aux états ; 3° Conseils aux députés du tiers ; 4° Supériorité d'une Assemblée nationale. - Mérites des deux brochures. - Ce qu'est Marat au début de la Révolution.
Nous avons suivi Marat pas à pas, pour ainsi dire, de 1743 à 1787 ; aucun de ses écrits, c'est-à-dire aucune de ses opinions philosophiques, morales, religieuses ou politiques ne nous est échappée ; sous ce rapport nous connaissons l'homme tout entier ; quel reproche peut lui être adressé ? Nous ne savons rien, il est vrai, de ses moeurs ; mais quel droit aurait-on de les supposer mauvaises ? Nous l'avons vu occupé tour à tour de littérature et de science ; nous avons constate qu'il y sacrifiait tout ce qu'il gagnait comme médecin, comme savant ou comme écrivain ; nous avons cité le passage de son journal dans lequel il mettait toutes les polices de l'Europe au defi d'avoir aucune dénonciation à faire contre lui : sont-ce là des inductions à l'immoralité ? Nous avons avoué enfin, et lui-même ne s'en cachait pas, qu'une passion ardente le dominait, l'amour de la gloire. Quelle gloire recherchait-il ? Celle d'être tour à tour le plus grand philosophe, le plus grand savant et le plus profond politique de son [129] époque. Qu'il l'ait acquise ou non, là n'est pas la question en ce moment. Si ambition doit être encouragée, c'est à coup sûr celle-là, puisque la société n'a que profit à faire, puisque l'individu que cette passion anime ne peut jamais plus sûrement la satisfaire qu'à des conditions honorables. Que Marat se soit fait illusion sur son importance personnelle, sur le degré de renommée qu'il s'était acquise, qu'importe ? Ce n'était là qu'un mouvement de présomption ; pour moi, je sais gré à la nature qui lui avait donné ce défaut pour le soutenir dans la lutte : je crois que l'humilité chrétienne a étouffé plus d'utiles aspirations qu'elle n'a renversé d'orgueilleux de leurs sièges, comme dit le Psalmiste. Est-ce tout ce que ses ennemis ont jusqu'à présent à lui reprocher ? Soit, nous acceptons une accusation qui ne prouve qu'une chose : c'est qu'il fut homme ; et alors même nous nous écrierons avec Jean-Jacques : « Etre éternel, que chacun de ses ennemis découvre à son tour son coeur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu'un seul te dise, s'il ose, je fus meilleur que cet homme-là ! » (Confessions, 1re page, livre Ier.) Mais attendez, si les actes de sa vie civile ne nous sont pas connus jusqu'en 1789, à partir de cette date jusqu'au jour de sa mort nous n'allons pas le perdre de vue d'un instant ; et, comme cet espace de temps est justement rempli par la période révolutionnaire, c'est-à-dire par des circonstances où l'individu peut donner plus libre cours à ses mauvais instincts, eh bien ! voyons comment agira Marat, et par ce qu'il s'est montré dans la Révolution jugeons de ce qu'il avait pu être auparavant. On ne peut faire plus large part à des ennemis ; c'est qu'aussi nous avons si peu à craindre. Encore une fois, nous ne demandons au lecteur qu'un peu d'attention et l'impartialité qu'on a droit d'attendre d'une âme loyale.
Alea jacta est, enfin le sort en est jeté, le signal du combat est donné, la France se lève, la Révolution commence : place au droit ! [130]
Nous sommes au 27 décembre 1788, le besoin d'argent a fait descendre à la monarchie un pas de plus dans la voie des concessions forcées, le conseil d'État arrête : « Que le nombre des députés du tiers sera égal à celui des deux autres ordres réunis. » Toutes les têtes fermentent, chacun est dans l'attente ; Marat, atteint d'une maladie dont le médecin prévoit tous les ravages, croit être sur les bords de la tombe. Mourir à la veille d'un triomphe auquel on a tant aspiré, pour lequel on avait préparé toute sa vie, pour lequel, surtout, on se sent si nécessaire ! Qu'il dut souffrir ! Mais il lui reste encore quelques jours à vivre, il a froidement calcule les progrès du mal, il doit à la liberté jusqu'à ses derniers instants, il prend la plume, et, sur son lit de mort, il écrit son Offrande à la patrie : hymne d'espérance, derniers conseils d'un soldat expérimenté frappé d'un coup imprévu avant que la lutte s'engage.
L'Offrande à la patrie, datée de 1789, se compose de deux brochures : la première, de soixante-deux pages, renferme cinq discours ; la seconde, qui porte le titre de Supplément à l'Offrande à la patrie, n'en renferme que quatre dans le même nombre de pages. La date précise de l'apparition de ces deux brochures successives est indiquée dans une note du Journal l'Ami du Peuple, au numero 11 ; l'auteur écrit : « La perte de temps qu'a entraînée cette fureur de briller à la tribune de l'Assemblée nationale a été prévue, il y a sept mois, dans l'Offrande à la patrie. » Or, ce numéro est daté du 21 septembre, ce qui rapporte la publication au courant de fevrier.
Le premier discours s'ouvre par un hommage rendu aux philosophes du XVIIIe siècle, à ces genies éminents qu'on a trop oubliés depuis : « Grâce aux lumières de la philosophie, le temps est passé où l'homme abruti se croyait esclave. » Mais la reconnaissance de l'auteur ne s'arrête pas là, la justice demandait plus encore : « O ma patrie ! accablée sous le poids de tes maux, longtemps tu gémis en silence : [131] l'exces de tes tourments t'a enfin arraché des cris de désespoir ; ils ont retenti aux oreilles de ton roi, et son coeur paternel a été emu de compassion ; il a sondé tes plaies, et ses entrailles ont tressailli de douleur ; il vole à ton secours. Indigné de l'abus que des serviteurs infidèles ont fait de sa puissance, il veut lui-même enchaîner l'audace criminelle de ceux qui seraient tentés de les imiter, il veut lui-même s'élever un boulevard contre leur fureur. »
Puis, passant aux nouveaux piéges tendus déjà à la credulité du peuple : « Convaincus de la légitimité de vos droits, vos ennemis mêmes ont cessé de s'inscrire contre vos réclamations ; loin de refuser de subvenir aux besoins de l'État, dont ils avaient été jusqu'ici les sangsues, ils offrent d'en acquitter seuls la dette. (On se rappelle la reunion au Louvre des ducs et pairs, le 20 decembre 1788.) D'en acquitter la dette ! Mais le peuvent-ils ? et où prendraient-ils de quoi combler l'abime ? Libérateurs présomptueux, en est-il cent dans le nombre qui ne soient ruinés ?... Mais quand ils ne s'abuseraient pas, quand ils pourraient, quand ils voudraient libérer le gouvernement, leur pompeux sacrifice ne serait qu'une ressource précaire, et l'État a besoin de ressources assurées. Mais ils consentent à payer un jour sans mesure pour ne plus payer de la vie ; et, s'exécutant une fois pour toutes, ils resteraient maîtres du champ de bataille, ils vous tiendraient abattus pour toujours, ils appesantiraient vos fers, ils continueraient à s'engraisser de votre sueur, à se gorger de votre sang. » L'affirmation était explicite, elle promettait un conseiller expert et courageux.
Le deuxième discours est un appel à l'union, non pas un appel déclamatoire, mais basé sur les plus solides raisons. « Mes chers compatriotes, vos ennemis cherchent à détacher de vous l'ordre des financiers ; mais ces hommes fortunés sont trop judicieux pour prendre parti dans une faction qui les méprise... On cherche à détacher de vous les officiers municipaux des villes ; mais ces hommes estimables sont trop [132] supérieurs pour prendre parti dans une faction dont ils ont souvent éprouvé les prétentions tyranniques... l'ordre des curés ; mais ces ministres respectables de la religion, qui savent que tous les hommes sont frères, et qui leur prêchent sans cesse l'humilité, n'iront pas afficher des distinctions mondaines que l'Évangile réprouve... les lettrés, les savants, les philosophes ; mais ces hommes précieux qui consacrent leur vie à vous éclairer, à vous instruire de vos droits, qui plaident votre cause avec tant de zèle, et qui disent si bien que les hommes ne s'illustrent que par leurs talents et leurs vertus, prendraient-ils lâchement parti dans une faction dont ils combattent eux-mêmes les prétentions tyranniques ? » Voilà ce qu'on peut appeler de la politique à bout portant, c'est le veritable argumentum ad hominem des rhétoriciens : la connaissance du coeur humain ne saurait nuire à la science politique ; elle en fait le fonds.
Ou se souvient que les parlements avaient abandonné la cause du tiers avant même que les états généraux fussent convoqués. Il faut lire comment Marat récapitule tout leur passé, comment il réduit ces libéraux du despotisme, à leur plus simple expression. C'est un veritable réquisitoire, et tel que dans la séance du 6 septembre 1790 la Constituante n'aura rien à y ajouter, quand elle voudra décréter la suppression de ces corps privilégiés.
Dans son troisième discours, l'orateur met le peuple en garde contre l'engouement, cette hypertrophie de la reconnaissance, cette maladie si française. Il lui rappelle déjà ses erreurs récentes. Il passe en revue les ministères qui ont précédé : ce cardinal de Brienne, par exemple, qui avait puisé ses lumières dans les cercles, à la toilette des femmes galantes, dans les intrigues de cour, et qui finalement s'était retiré avec huit cent mille livres de rente.
A ce propos viennent les conseils sur le choix des représentants à l'Assemblée nationale. On peut y remarquer que, quelques mois avant les interminables débats qui ont eu lieu [133] aux états pour leur donner un nom, Marat avait indiqué le véritable. Les historiens s'en sont-ils souvenus ? L'auteur résume ainsi ses conseils aux commettants : « Lumières et vertus, voilà les qualités indispensables d'un représentant du tiers-état. » Plus tard, développant ce thème, il dira plus explicitement encore : « La politique est une science comme une autre, elle a des principes, des lois, des règles, des combinaisons variées à l'infini; eile demande une étude suivie, des réflexions profondes, de longues méditations. » (Constitution, page 2.) C'est la recommandation qu'il avait faite naguère aux électeurs de la Grande-Bretagne. Depuis 1789, le peuple a été bien des fois appelé à faire choix de députés; s'est-il souvenu qu'il fallait à la fois lumières et vertus ? Sous la monarchie, nous l'avons vu ne rechercher que les talents; sous la République, il croyait ne devoir s'enquérir que des gens de bien ; puis il s'est étonné d'avoir été dupe des premiers, d'avoir été maladroitement défendu par les autres. Mais aussi, qui pourrait s'imaginer qu'il y ait quelque chose de bon à prendre dans un Marat ?
L'auteur revient dans son quatrième discours sur la situation déplorable dans laquelle les ministres du roi avaient précipité la France ; consignons ici la chaleureuse exception qu'il fait en faveur de Turgot: « Ne confondons pas surtout dans leur foule ce grand homme d'État, que ses talents appelèrent à l'administration des finances, également distingué par la sagesse de ses vues et la pureté de ses mains ; le premier et le seul encore, il osa porter le flambeau dans ce dédale obscur, et déjà il en aurait comblé les abîmes si la basse jalousie ne l'avait éloigné trop tot pour notre malheur. » N'a-t-on pas dit que Marat ne reconnaissait d'autre supériorité que la sienne ? Mais peut-être la critique n'a-t-elle entendu parler que des contemporains ? Nous reviendrons plus tard sur cette accusation.
Dans le cinquième discours enfin l'auteur propose ce qu'il appelle les six lois fondamentales du royaume : nous allons [134] bientôt les rappeler. Il termine l'opuscule par cette touchante exclamation: « Chère patrie, je verrai donc tes enfants reunis en une douce société de frères, reposant avec sérénité sous l'empire sacré des lois, vivant dans l'abondance et la concorde, animés de l'amour du bien public et heureux de ton bonheur ! Je les verrai formant une nation eclairée, judicieuse, brillante, redoutable, invincible, et leur chef adoré au faîte de la gloire. » On voit que le furieux de 93 avait eu ses moments de calme; ne sera-ce pas que quatre ans plus tard il avait de véritables raisons de ne plus s'en tenir aux douces solutions de l'espérance ? C'est ce que nous chercherons.
Avant de passer à l'analyse du Supplément à l'Offrande à la patrie, répondons à une réflexion secrète que bien des lecteurs se sont déjà faite sans doute, à une accusation très-grave en apparence, dont on ne commença à le charger qu'apres sa mort, en 1795, quand il n'était plus là pour se défendre, accusation renouvelée depuis.
On pourrait lire dans l'Offrande : « Beni soit le meilleur des rois. » Plus loin on trouverait encore : « Nous ne voulons point innover, nous ne voulons point renverser le trône, mais rappeler le gouvernement à son institution primitive. » Dans un autre ouvrage, le Plan de Constitution, il écrira bientôt : « Dans un grand État, la multiplicité des affaires exige l'expédition la plus prompte; le soin de sa défense exige aussi la plus grande célérité dans l'execution des ordres; la forme du gouvernement doit donc être monarchique. C'est la seule qui convienne à la France. » Nous avons déjà vu cette opinion émise ailleurs. Enfin, dans son journal l'Ami du Peuple, il y reviendra; le 17 février 1791, il écrira: « J'ignore si les contre-révolutionnaires nous forceront à changer la forme du gouvernement, mais je sais bien que la monarchie très-limitée est celle qui nous convient le mieux aujourd'hui, vu la dépravation et la bassesse des suppôts de l'ancien régime, tous si portés à abuser des pouvoirs qui leur sont confiés. Avec de [135] pareils hommes, une République féderée dégénérerait bientôt en oligarchie. On m'a souvent représenté comme un mortel ennemi de la monarchie, et je prétends que le roi n'a pas de meilleur ami que moi. »
La déclaration est formelle, aussi me semble-t-il entendre le haro de tous les partis : c'était un royaliste, s'écrieront les républicains furieux ; - apres avoir soutenu la monarchie, il a demandé la tête du roi, c'était un parjure, diront les contre-révolutionnaires triomphants ; - il est évident qu'il a changé de principes selon les circonstances, ce n'était qu'un intrigant, penseront les impartiaux.
Nous espérons convaincre tous les partis qu'ils se trompent ; mais nous demandons quelque attention, le sujet en vaut la peine. On ne nous reprochera pas d'avoir tourné la difficulté ; nous l'avons abordée franchement, nous sommes en droit d'exiger en retour l'impartialité la plus sincère.
Oui, Marat fut d'abord royaliste, et il a pu l'être ; oui, Marat fut plus tard républicain, et il a dû l'être ; et pourtant il ne peut être taxé de trahison et de basse ambition, car il n'a jamais changé de principe. C'est ce que nous allons prouver ; il n'y à contradiction que dans les termes.
L'histoire nous a trop bien appris ce quil faut entendre par despotisme. Louis XIV fait seul les lois, seul il en ordonne l'execution, et ses sujets obéissent en tremblant. C'est le régime du caprice d'un homme, de la volonté d'un seul, c'est la monarchie absolue, la pire espèce, l'ideal des royalistes conséquents. Les législateurs de tous les temps, j'entends ceux qui se sont levés en défenseurs de la dignité humaine, ne se sont que peu ou point occupés de cette forme de gouvernement anormal : quand on rencontre sur sa route un reptile, on ne s'amuse pas à le décrire, si ce n'est pour préserver les passants de son contact.
Au despote Louis XIV succéda Louis XV le débauché. Or, tandis que la monarchie absolue sommeillait engourdie dans les bras des courtisanes anoblies, voilà que le génie de la [136] liberté se lève et crie au peuple par la bouche de Montesquieu et par celle de Rousseau : ton droit imprescriptible, c'est de faire les lois par l'intermédiaire de tes représentants, et de les sanctionner par ton adhesion ; le roi ne doit être que le bras qui en commande l'exécution.
Quel trait de lumière ! quelle révolution dans les idées reçues ! C'était toujours la monarchie, puisque le monarque était conservé, mais la monarchie désarmée de sa puissance de faire des lois selon son caprice, c'est-à-dire désarmée de sa puissance de nuire ; elle tient encore l'epée en main, mais qu'avons-nous à craindre, puisque c'est la France qui doit en diriger les mouvements ?
Or, c'est de cette royauté enchainée, à laquelle on a donné le nom de monarchie constitutionnelle, que Marat se déclare tout d'abord partisan.
Républicains, croyez-vous qu'aux premiers jours de la Révolution il ait pu avec Rousseau, avec Montesquieu, avec toute l'école anglaise, en conseiller l'essai sans sacrifier les droits imprescriptibles du peuple ? Le radical Mably n'avait-il pas écrit : « un grand homme peut naître sur le trône dans une monarchie moderée. » (Législation.)
Royalistes, soupçonniez-vous que c'eût été de cette sorte de monarchie qu'il s'était déclaré partisan ? Est-ce bien la royauté constitutionnelle que vous regrettez ?
Impartiaux, reportez-vous à cette époque, et dites si, les droits etant réservés, en face d'un siècle aussi corrompu, en présence d'un peuple ignorant encore, façonné au joug par quatorze cents ans de tirage, en prévision de la révolte certaine de tant d'intérêts compromis, à l'idée seule du sang qu'il faudra répandre peut-être sans fruit, dites, impartiaux, si vous n'eussiez pas pris parti pour l'essai du nouveau mécanisme politique ? Nous sommes à chaque instant menés par les circonstances, et nous jugeons loujours les hommes du passé en dehors des circonstances où ils se sont trouvés !
Mais voici bien une autre affaire. L'essai de la monarchie [137] constitutionnelle commence ; Louis XVI avait tout promis, mais il n'accorde que ce qu'il ne peut retenir ; il comprend, mais trop tard, qu'un roi ne doit pas gâter le métier, comme disait Frédéric. Tout en le désarmant, en principe, de la puissance de faire des lois, les constituants ineptes ou traîtres lui concèdent, dans l'application, mille prérogatives liberticides : une liste civile exorbitante au moyen de laquelle le monarque achète les representants, les écrivains, les fonctionnaires, tous les gens à vendre ; avec laquelle il solde des troupes d'élite qui exterminent les uns, effrayent les autres, et finalement écrasent le peuple sous un nouveau joug. Alors, expérience faite que la mauvaise foi du monarque et la vénalité des représentants fera toujours de la monarchie constitutionnelle une duperie, une conspiration incessante contre les droits des citoyens, une concession momentanée du despotisme acculé, Marat se déclare pour la Republiqne. Qui niera qu'il ait dû le faire ? Or, est-ce lui qui change ? Non, puisque son principe reste le même ; puisqu'il ne rejette cette monarchie d'espèce nouvelle, que parce qu'elle est reconnue incompatible avec ce principe. Monarchie ou République ne sont que des formes ; la liberté, voilà le principe.
Dès lors faudra-t-il s'étonner de l'entendre dire après le massacre de Nancy, par exemple ; apres la révolte royaliste des officiers de Béfort, le 21 octobre 1790 : « Cessez de vous parer du titre glorieux de roi, vous ne connûtes jamais les devoirs qu'il impose ? Dans les jours de votre exaltation, toujours vous abandonnâtes à des ministres ineptes les rênes de l'État, pour oublier dans les halliers, à table et sur le duvet, les soins augustes de l'empire. Aujourd'hui vous abandonnez le timon des affaires à des ministres atroces qui ne songent qu'à machiner contre la patrie et qui finiront par vous perdre. Non, la nature ne vous fit point pour régner ; vous-même vous êtes mis à votre place. Ah ! si la nation plus éclairée avait assez d'energie pour réparer les torts de la fortune, de quelle foule de maux elle s'épargnerait le poids. » [138] Et il ajoute en note : « Les temps sont passés ou les citoyens auraient pris les armes pour le choix d'un maître. Grâce à la philosophie, l'Assemblée nationale pourrait renvoyer le monarque, et anéantir la couronne sans causer la plus légère commotion dans l'État ; les frères du monarque pourraient même porter la tête sur l'echafaud, sans que le peuple se mit à sourciller.
« C'est une erreur de croire que le gouvernement français ne puisse être que monarchique, qu'il eût même besoin de l'être aujourd'hui. Au nom du sens commun, à quoi sert un monarque incapable de tenir les rênes de l'État, un monarque se condamnant lui-même à végéter toute la vie ? Le gouvernement abandonné à ses ministres ne deviendrait-il pas oligarchique ? Et, qu'est-ce qu'un gouvernement partagé entre six ou sept petits despotes, dont les opérations ne sont pas soumises au moindre examen ? mais quand elles seraient bien combinées séparément, isolées de la sorte comment iraient-elles au plus grand bien du peuple ? Si l'activité du gouvernement dans un grand empire est nécessaire, c'est lors seulement qu'il est despotique, c'est-à-dire lorsqu'il nous expose aux entreprises des ennemis nombreux qui lui suscitent continuellement les projets ambitieux du despote. Cette extrême célérité dans l'exécution des ordres que nécessite la défense de l'État est donc inutile lorsque la nation, renonçant aux conquêtes, désire de vivre en paix avec tous les peuples du monde, lorsqu'elle a consacré la justice et la modération comme principes constitutionnels. Non seulement cette extrême activité est inutile, mais elle est funeste à raison des delibérations précipitées qui en sont inséparables. » (L'Ami du Peuple, N° 271.)
Trois numéros plus loin il dit encore : « De quoi sert aujourd'hui le prince dans l'État ? Qu'à s'opposer à la régénération de l'empire, au bonheur de ses habitants. Puissent tous les écrivains patriotes s'empresser de faire sentir à la nation que le meilleur moyen de s'assurer son repos, sa [139] liberté et son bonheur, est de se passer de la couronne ! »
On sent que le journaliste ne se débat si vivement, que parce qu'il doit répondre à des objections qu'il avait présentées lui-même contre le gouvernement républicain. Puérils efforts qui ne le disculperaient pas à nos yeux, si ses opinions royalistes ou republicaines n'avaient été de tout temps dominées par ce grand principe : qu'il faut avant tout la liberté. Pourquoi ne pas déclarer nettement que la monarchie aussi bien que la République a ses avantages et ses inconvenients, mais qu'elle doit être à jamais rejetée parce que, par son essence même, elle est incompatible avec le principe éternel, inaliénable, imprescriptible, condition essentielle d'existence pour l'homme considéré dans son développement complet. Le tort de Marat, en cette circonstance, a été d'argumenter quand il suffisait de déclarer ; quand par la déclaration pure et simple il rentrait dans le programme posé à son point de départ. Ne nous jetons pas dans une logomachie ou nous serons vaincus par les retors ; ce qu'il nous faut, c'est la liberté, la liberté la plus complète ; voilà l'alpha et l'oméga de toute politique, le commencement et la fin.
Lui reprochera-t-on de n'avoir pas su prévoir avant l'essai ? Mais il nous a dit qu'il appréhendait qu'une République composée de vieux esclaves ne dégénerât bientôt en despotisme ; sont-ce bien ceux qui ont subi l'expérience de nos soixante dernières années qui lui font un crime de son hésitation ? Reprochera-t-on aux premiers observateurs de la force de quelques gouttes d'eau en ébullition, de n'avoir pas inventé la locomotive ? Le principe de la liberté admis, n'était-il pas permis de croire, avec les plus grands et les plus indépendants génies du siècle, que le reste n'était plus qu'une question de forme, avant que l'épreuve eût appris que dans ce cas la forme emporte néssairement le fond ? D'ailleurs, s'il eut acclamé le gouvernement purement républicain au moment où personne n'y songeait, ses critiques d'aujourd'hui ne l'accuseraient-ils pas d'avoir manqué de prudence ? ne le [140] soupçonneraient-ils pas d'impatiente ambition personnelle, parce qu'on peut toujours accuser ?
Avec plus de justice on reconnaîtrait qu'il y avait désintéressement à lui d'accepter une monarchie sous laquelle l'Ami du peuple était assuré d'avance d'être à jamais rejeté ; car les rois peuvent bien par intérêt consentir momentanément à se désister de leurs prétentions, mais malheur à qui les y a forcés ! Avec plus de justice on avouerait qu'il y avait loyauté à se déjuger soi-même sous le rapport, non des principes, ce qui n'est jamais permis, mais sous celui du mode d'application ou des opinions.
J'ai dit que personne en 89 ne songeait à la République, je me suis trompé ; un seul homme y aspirait : Camille Desmoulins, l'homme de toutes les nobles aspirations, nature feminine sans doute par la passion et les intuitions, mais toujours belle âme. Eh bien ! comparez les principes politiques proclamés en 89, 90 et 91 dans l'Ami du Peuple à ceux qui furent émis par les Révolutions de France et de Brabant, et vous vous convaincrez que le plus radical des deux journalistes est encore Marat ; si radical, en effet, que, la République proclamée, l'Ami du peuple n'a rien à changer au fond de son programme politique ; si radical, que la Constitution de 1793 le sera moins que la sienne ; si radical, que le jour où la République s'assiéra sur sa base républicaine, les royalistes et les républicains de la forme assassineront Marat pour le punir de ses principes anti-autoritaires.
Mais tout ce que nous venons d'affirmer ne serait rien, si nous ne produisions des pièces plus authentiques encore à l'appui, si nous ne démontrions irréfutablement à quelles conditions Marat acceptait la monarchie ; le Supplement à l'Offrande à la patrie, et plus sûrement encore le Plan de Constitution vont nous en fournir les preuves.
L'enthousiasme du patriote avait vaincu la maladie, Marat était rendu à la vie : deux mois environ après la publication [141] de l'Offrande parut le Supplement. L'auteur déclare qu'il n'entreprend ce nouvel opuscule qu'encouragé par « l'accueil favorable fait au premier. » Nous l'en croyons sans peine ; on ne se résout guère volontiers à un second échec ; et la nouvelle brochure est écrite avec cette verve de confiance qu'éveille la certitude du succès.
Ceux qu'i connaissent à fond l'histoire de la Révolution française savent quel déluge de livres politiques inonda le public pendant les six mois qui précédèrent l'ouverture des états généraux. La Cour en appelait aux lumières de la nation, la liberté de la presse était momentanément octroyée, tous les états de France devaient présenter leurs cahiers. C'était à qui donnerait son avis, les uns sincèrement, les autres pour prouver leur compétence comme députés, ou pour se faire un nom. Toutes les ambitions étaient surexcitées ; mais le desir d'arriver n'en donne pas les talents. Grand nombre de ces ouvrages, satires du passé pour la plupart, sont d'une donnée vulgaire ; les vues de ces legislateurs improvisés sont étroites, et ne depassent guere les limites d'une simple réforme administrative. Il n'en fallait pas davantage à Marat pour qu'il reprit la plume ; l'histoire lui avait appris que les peuples habitués à ne considérer que les individus croient tout sauver par un changement de personnes ; ils ne soupçonnent pas que cette erreur seconde à merveille le machiavélisme des rois, toujours prêts à lâcher à la fureur populaire le secrétaire d'État compromis par des exactions commandées, pour en choisir un autre qui prenne la responsabilité des mêmes forfaits, en attendant un même sort. C'est le jeu des gouvernements monarchiques, tout aux profits des princes, tout aux depens des peuples. Ecoutons l'écrivain : « Il faudrait peu connaître les hommes pour attendre de la réforme du ministère le salut de l'État, et abandonner an gouvernement les destinées de la nation. Quoi ! toujours supposer aux princes l'amour du bien public qu'ils devraient avoir et qu'ils n'ont presque jamais. Fussent-ils nés avec les plus heureuses dispositions, et [142] eussent-ils reçu l'éducation la plus sage, encore y aurait-il de l'imprudence à leur confier l'autorité suprême : quelle vue assez ferme ne serait pas éblouie du faux éclat d'un pouvoir sans bornes ? quel coeur assez pur pourrait y résister ? Quand ils seraient au-dessus de Titus, de Trajan, de Marc-Aurèle ils ne peuvent ni tout voir ni tout faire par eux-mêmes. Or, leurs ministres sont hommes, et trop souvent avec toutes les imperfections de l'humanite : ainsi, se reposer sur les soins d'une bonne administration, serait bâtir sur le sable : au premier souffle, l'edifice croulerait, et la nation se verrait replongée dans l'abime. »
On doit remarquer que le royaliste, si tant est qu'il faille le qualifier de cete épithète, ne se fait pas illusion sur ce qu'il attend du regime monarchique. Ne semble-t-il pas dire : « Vous en voulez ? Soit, mais soyez sur vos gardes. » Que faut-il donc pour assurer le bonheur d'un peuple ? « Une constitution sage, juste et libre. » Entreprise difficile, et c'est pourquoi, « si le peuple n'a rien à attendre que de son courage, il ne faut pas atténuer à ses yeux les torts, l'injustice et les outrages de ses tyrans, dans la crainte que de sots ménagements pour les ennemis du bien public ne tournent contre lui. » Retenons bien ce passage, c'est la ligne de conduite que va se tracer dans quelques mois le journaliste. Pas de ménagements, dit-il ; faudra-t-il donc insister pour prouver que le progrès ne se fait qu'à coup de révolutions, que les droits s'arrachent et ne se concèdent pas, qu'enfin, comme l'a écrit un grand publiciste moderne, la liberté souffre violence ? Or, comment un peuple s'élèvera-t-il au diapason révolutionnaire, si vous ne lui rappelez ce qu'il souffre, si vous ne lui montrez du doigt ses bourreaux ?
N'oubliez pas non plus ce que Marat répond à l'avance à ces honnêtes égoistes qu'on qualifie du nom de modérés, bonnes gens dont les tyrans raffolent, parce qu'ils laissent tout faire : « Je n'ignore pas que ces hommes apathiques, qu'on appelle des hommes raisonnables, désapprouvent la chaleur [143] avec laquelle j'ai plaidé la cause de la nation ; mais est-ce ma faute s'ils n'ont point d'âme ? Insensibles à la vue des calamités publiques, ils contemplent d'un oeil sec les souffrances des opprimés, les convulsions des malheureux reduits au désespoir, l'agonie des pauvres épuisés par la faim ; ils n'ouvrent la bouche que pour parler de patience et de modération. Le moyen d'imiter leur exemple, quand on a des entrailles ? Et comment le suivre envers des ennemis incapables d'aucun retour généreux, envers des ennemis sourds à la voix de la justice, et dont le coeur est fermé à celle du remords ? Depuis tant de siècles qu'ils oppriment le peuple, qu'a-t-il gagné à ses paisibles réclamations ? Se sont-ils relâchés de leur barbarie à l'aspect de ses misères ? Se sont-ils laissé toucher par ses gémissements ? Forts de sa faiblesse, ils s'elevent avec fureur contre lui et crient au meurtre, sitôt qu'il parle de leurs prérogatives. Pour avoir la paix, faudrat-il donc qu'il se laisse toujours dépouiller en silence, et qu'il les invite par sa lâcheté à toujours s'abreuver de son sang ? » S'il est un seul mot contraire à la vérité historique à retrancher dans ces assertions, je passe condamnation sur ce qu'on appellera plus tard la démence, la cruauté de Marat ; mais si rien n'est exagéré dans le tableau, si le bien ne consiste pas à laisser faire le mal impunément, si le parti des lutteurs contre l'oppression est celui des hommes de coeur, si le prendre est un devoir, si la politique militante est celle du vrai citoyen, de quiconque a le sentiment de sa dignité d'homme, trois fois honte aux accusateurs de Marat, car leur inique jugement ne saurait les soustraire au triple reproche d'illogisme, d'injustice et de lâcheté ! Apres cet avertissement l'auteur entre en matière.
Le premier discours commence par ces mots : « Le désir de vous voir libres et heureux enflamme mon sein, et, comme un feu devorant, il le consume nuit et jour. » N'allez pas prendre ces paroles pour une métaphore oratoire, car je crois pouvoir vous affirmer d'avance que, s'il n'eût pas été [144] assassiné en juillet 93, deux mois plus tard il mourait littéralement consumé par la fièvre de la liberté. Marat ne parlait jamais au figuré.
Puis vient la peinture des maux que les peuples doivent à l'incurie, à l'ambition, à l'orgueil, à la faiblesse, à l'inconduite, aux vices de leurs gouvernants ; il n'a pour être cru, qu'à prendre ses exemples dans notre propre histoire. Comment remédier à ces maux ? Le monarque confiera-t-il à un seul la conduite des affaires ? Les maires du palais ne lui ont que trop appris combien la mesure est dangereuse. Partagera-t-il les fonctions du gouvernement entre plusieurs ministres ? Mais c'est justement, la formne d'administration sous laquelle la France gémit depuis trop longtemps. Confiera-t-il les fonctions à plusieurs conseils comme font les républiques ? C'est la forme d'administration qui parait offrir les plus grands avantages, et l'auteur s'y arrête quelque peu pour répondre à unc objection qu'il s'était posée à lui-même dans l'Offrande : « Si cette forme de gouvernement, dit-il, parait la moins susceptible de célérité et de secret dans la conduite des affaires, elle y apporte plus d'exactitude et de soins, plus de justice et de constance. Elle a même peu besoin de secret et de célérité, avantages toujours plus nécessaires dans un mauvais que dans un bon gouvernement ; car l'esprit d'ordre et de prévoyance qui la caractérise, prévenant les maux, en a peu à réparer. »
Mais cette forme, quoique assurément préférable, peut encore être viciée par l'influence même du monarque. Ne cherchera-t-il pas à corrompre les membres des conseils, comme le régent avait gagné les parlements ? Et d'ailleurs quelle autre garantie le peuple aura-t-il de la durée d'un tel gouvernement, que la bonne volonté du prince ? En vérité, il ressort de tout cela qu'un roi est un rouage bien embarrassant. Et quand il serait doué des meilleures intentions, quand il serait un génie, on sait assez « que l'ordre établi pour la succession donne toujours dix imbéciles pour un vrai [145] monarque. » Il est vrai que les monstres se succèdent plus régulièrement : après l'Auguste de Suétone, le Tibère de Tacite, puis Claude, puis Néron, puis... Encore une fois, erudimini, peuples, apprenez donc l'histoire.
Donc, il ne reste pour tout espoir que de se réfugier dans le temple de la liberté « et de donner à l'État une constitution inébranlable, fondée sur la raison et la justice. »
Le deuxième discours n'est pas moins palpitant d'intérêt, Marat s'attaque aux actes mêmes qui viennent de se passer.
Qu'attendre de Louis XVI, se demande-t-il ? (On venait d'envoyer les lettres de convocation aux États Généraux.) « Helas ! quel sentiment de tristesse s'empare de mon âme en les parcourant. J'y cherche ce ton simple et vrai d'un père tendre qui ne veut que le bien de ses enfants, qui s'émeut à l'aspect de leur misère, qui s'indigne contre les coupables auteurs de leurs maux, qui se prépare à les tirer d'oppression, à leur rendre la liberté et la paix : mais je n'y trouve que le langage trop ordinaire d'un prince impérieux, dont les affaires sont dérangées, et qui veut bien recevoir les suppliques de ses sujets, pourvu qu'ils lui donnent à leur tour les moyens de sortir d'embarras. » L'appréciation, nous n'en doutons pas, ne fut point jugée de bon goût, je veux dire du goût des gens de cour ; mais comme elle allait droit au but ! Ici commence ce qu'on appellera les inconvenances de style, les brutalités de Marat. Que sera-ce plus tard, quand, sans plus de circonlocution, il appellera fripons les Rollets de la politique ?
Comme il analyse la fameuse lettre aux États dont les historiens modernes n'ont pas assez tenu compte, parce qu'elle aurait défiguré leur Louis XVI bonhomme et martyr : « Ah ! sire, ce ne sont point des doléances, mais des griefs que nous porterons au pied du trône ; ce ne sont pas des plaintes, mais des cris d'indignation que nous élèverons contre les auteurs de notre misère ; ce ne sont pas des souhaits que nous ferons entendre, mais LA RÉCLAMATION DES DROITS DE L'HOMME ET DU CITOYEN. » On dirait qu'en six lignes Marat vient d'esquisser toute l'oeuvre révolutionnaire : l'oeuvre de la Constituante qui s'en tient à l'exposé de la justice de nos réclamations ; l'oeuvre de la Législative, qui tue la royauté au 10 août ; celle enfin de la Convention, qui pose la base éternelle de toutes les constitutions à venir sur les droits du peuple.
Et la conclusion ! « Point de salut pour l'État, point de bonheur pour ses membres sans un conseil suprême, permanent, chargé de donner de bonnes lois à la nation, d'établir les droits des citoyens, de circonscrire l'autorité du prince, et de surveiller les ministres : ce qui nous ramene à la souveraineté des assemblées nationales, comme à la seule forme de constitution légitime, sage et heureuse. »
Puis s'adressant aux électeurs : « Sans la ferme résolution de n'écouter aucune proposition sur l'article des impôts, et de n'accorder aucun secours au gouvernement, qu'il n'ait consacré d'une manière solennelle les lois fondamentales du royaume, vous êtes perdus sans retour. Cette ferme résolution vous devez l'imposer comme un devoir inviolable à vos représentants ; leur tracer à cet égard un plan de conduite ; les lier par le serment, la conscience, l'honneur, et désavouer à l'instant le lâche qui vous aurait manqué de foi. » Remarque-t-on comme il pose fermement le principe non plus seulement de l'Assemblée nationale supérieure à la royauté, mais le principe bien autrement fondamental de la suprématie du déléguant sur le délégué ? Nous y reviendrons. La lutte contre le pouvoir monarchique va s'engager, le mot d'ordre est donné : pas d'argent s'il n'y a point de restitution de droits ; et comme, en avril 1789, je ne vois nulle part ce mot d'ordre aussi nettement formulé que dans le Supplement à l'Offrande à la patrie, je suis bien obligé de reconnaître que c'est à Marat que revient la gloire de s'en être fait le premier rédacteur.
Daus le troisième discours l'auteur suppose les États [147] assemblés ; il prévoit toutes les difficultés qui ont été soulevées en effet. « Peut-être la noblesse et le clergé, cherchant à rendre nulle la convocation de l'Assemblée nationale, ou à la faire tourner à leur avantage, demanderont-ils que chaque ordre délibère séparément ?
« Elles prétendront peut-être, sous prétexte d'établir l'égalité, que chaque ordre doit compter pour une voix. »
De quoi se composent les deux premiers mois de la tenue de l'Assemblée nationale, sinon du pitoyable spectacle de ces prétentions hautainement formulées par la noblesse, hypocritement par le clergé ? Ne se croirait-on pas à la veille du 23 juin en l'entendant dire aux députés du Tiers : « Ne souffrez point que l'Assemblée se dissolve avant d'avoir statué sur les lois fondamentales. »
Enfin le quatrième et dernier discours a trait encore à la supériorité d'une Assemblée nationale sur un conseil privé pour atteindre au vrai but de la société, le bonheur de tous. S'il y revient, c'est que véritablement c'est là la question. « Si jamais vérité morale fut demontrée, c'est l'utilité des États Généraux rendus permanents ; le bien qu'ils produiront est évident, incontestable, immense ; qu'on réalise leur existence pendant quelques années, c'en est assez pour la rendre éternelle, tant chacun trouvera son intérêt particulier dans l'interet commun. »
Cette fois encore se trompait-il ?
On a fait avec justice ressortir le mérite du livre de Sieyès et celui de la brochure de Camille, pourquoi n'est-il pas fait mention de Offrande à la Patrie ? S'imagine-t-on quelle ne pourrait pas soutenir le parallele ? Nous croyons qu'elle s'attaque bien plus à la question brûlante, à la question du moment que la France libre ; et que, s'il était utile de prouver que le Tiers est tout, il ne l'était pas moins de nous apprendre à quelles conditions le tout ne serait plus gouverné par la partie.
Les agents du gouvernement ne se méprirent pas sur la portée des deux opuscules de Marat ; Calonne les dénonça [148] comme incendiaires ; c'était en faire l'éloge, car pour les gens à privilèges, éclairer c'est incendier. L'Ami du peuple ecrivait à quelques mois de là : « Cette brochure fit sensation, les vues qu'elle contenait percèrent avec rapidité, et j'eus la satisfaction de les voir consacrées dans presque tous les cahiers des députés aux États. » (Appel à la nation.) C'est l'auteur qui parle ; or, il est convenu qu'on ne doit jamais en croire un auteur parlant de lui-même. Soit ; mais qu'importe que les electeurs aient fait ou non profit de ses conseils, s'il faut avouer que les principes d'application politique de Marat étaient dignes de tenir la première place dans les cahiers des Communes ?
Reste une considération sur laquelle il est besoin d'insister. C'est qu'à cet homme qui avait si bien éventé toutes les roueries de la monarchie dans les Chaînes de l'esclavage, toutes les injustices qu'elle avait consacrées en les légalisant dans le Plan de législation criminelle, toutes les fausses promesses qu'elle savait faire au besoin dans l'Offrande, il n'échappe pas un mot d'instigatlon à la représaille contre les fauteurs de tous ces attentats, roi, courtisans, nobles, ministres ou clergé ; il veut tout oublier, il veut croire à la bonne foi, à l'intérêt bien compris, au repentir, afin qu'un jour il soit bien constaté par les Tacites à venir qu'au mérite de la patience dans l'oppression le peuple, au moment de la délivrance, a joint l'oubli des souffrances qu'il avait supportées ; afin que, s'il advenait qu'il fût trompé une fois de plus, la sévérité lui fût un devoir ; le pardon, une faiblesse ; et le châtiment, un acte de justice.
Mais que pensez-vous d'un homme qui se présente dans l'arène politique avec des principes aussi sûrs, des idées aussi arrêtées, une telle puissance d'observation, une foi aussi vive, une volonté aussi inébranlable ? L'idée vous vient-elle qu'il soit jamais ébranlé ? Il pourra succomber traîtreusement frappé par derrière, mais être trompé, jamais. On tue les lions, on ne les vainc pas. [149]
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Marat, l'Ami du Peuple |
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