Chapitre VI |
Marat, l'Ami du Peuple |
Chapitre VIII |
SOMMAIRE. - Date de l'impression du Plan de législation criminelle. - Extrait des lois criminelles. - Réimpression en 1790. - Division de l'ouvrage. - Première partie : Principes d'une bonne législation. - Appréciation du livre sous le rapport du style. - Économie politique des révolutionnaires. - Deuxième partie : Des délits. - Faux crimes d'État, - crimes contre l'autorité légitime, - contre la sûreté des sujets, - contre la propriété, - contre les moeurs, - contre l'honneur, - contre la tranquillité publique, - contre la religion. - Troisleme partie : De la nature et de la force des preuves et des présomptions. - Quatrième partie : Manière d'acquerir les preuves. - Que Marat avait, avant 1789, posé les principes de tout ce qu'il a soutenu depuis. - Nouvelle édition du plan par la veuve. - Beccaria.
Si saisissante de vérité que soit cette première oeuvre politique de Marat, les Chaînes de l'esclavage, il est une peinture plus révoltante encore, c'est celle des crimes commis au nom de la justice, c'est la connivence du juge avec le tyran ; spectacle trop commun, et le plus propre à pervertir le sens moral des peuples. L'exposé de la législation criminelle des rois venait donc naturellement après celui de leurs trames machiavéliques.
Marat le sentit ; il résolut de compléter le tableau. Six ans après les Chaînes de l'esclavage, il fit paraître son deuxième ouvrage politique, « le moins imparfait de tous ceux qui sont sortis de ma plume, » écrira-t-il. (L'Ami du Peuple, N° 162.) Voici à quelle occasion. En 1778, une société helvétique avait mis au concours un plan de code pénal. Marat se mit sur les rangs. Deux ans plus tard, en 1780, il fit imprimer son manuscrit à Neufchâtel. L'ouvrage fit grande sensation en Suisse et en Allemagne. « Il fut accueilli comme [96] devait l'être un ouvrage où la sagesse plaide avec éloquence la cause de l'humanité, » dit l'editeur ; celui-ci ajoute même : « L'auteur a eu la douce satisfaction de voir un prince puissant établir dans ses États quelques-unes de ses lois. » C'était Joseph II d'Autriche. Mais la France, sous ce rapport, n'était pas moins en retard que les autres nations.
Pour faire sentir toute l'utilité d'un tel livre chez nous, rappelons l'état de la législation criminelle avant l'apparition du livre de Marat.
C'est à l'Église, triste vérité, que l'on doit la résurrection des tortures et des supplices de toutes sortes. La royauté, par esprit de consanguinité, ne tarda pas à s'emparer de cet ingénieux moyen de domination. Les deux soeurs se prêtèrent un mutuel secours : l'une tenait la hache, l'autre exhortait le patient, comme a dit Lamennais. C'est l'histoire édifiante des beaux règnes de la monarchie du droit divin et du catholicisme.
Au XVIIe et au XVIIIe siècle, les moeurs, il faut l'avouer, s'étaient considérablement adoucies ; sous le bon Henri, sous Louis le Juste, sous Louis le Grand, sous le Bien-Aimé, les peines capitales n'étaient plus qu'au nombre de onze : le feu, la roue, l'écartèlement à quatre chevaux, la décapitation pour les nobles, la potence pour les roturiers, la claie, les galères, le bannissement, la réclusion, la confiscation de corps et de biens.
C'étaient là les peines infligées aux grands crimes ; pour de moindres fautes, il y avait la question préparatoire, le poignet coupé ou brûlé, la lèvre ou la langue percée ou coupée avec un fer chaud, le fouet jusqu'à effusion du sang, le fouet, pendu sous les aisselles ; enfin la flétrissure, le pilori, le carcan, le blâme, l'oeuvre servile (c'est-à-dire le métier de soldat ; l'aveu était naïf).
Nous ne parlons pas des prisons d'État, des oubliettes, des tribunaux d'exception, de la peine arbitraire, du refus d'un conseil aux accusés et de mille autres bénignités propres, [97] sans doute, à soutenir le trône, mais peu faites assurément pour nous en donner le regret.
A l'idée de cette législation barbare sanctionnée par l'hypocrisie des uns, la cruauté des autres, par la peur des tyrans et la lâcheté des esclaves, le sanguinaire Marat s'ecrie : « Quelle âme honnête ne serait saisie d'indignation ! quelle âme sensible ne frémirait d'effroi ! » et, profitant de la circonstance qui lui est offerte, il va tracer le plan d'un code plus digne de l'humanité, il va constituer la justice. Il faut avouer que la bête féroce s'annonce par des antécédents auxquels on ne s'attendait guère. Si nous n'avions pas le livre en main, si nous ne donnions pas des extraits, le lecteur serait en droit de croire que nous en imposons ; mais l'ouvrage est encore assez commun de nos jours, il est facile de se le procurer. Qu'on lise et qu'on juge ; nous en appellerons toujours aux pièces justificatives.
L'occasion dans laquelle le Plan fut réimprimé en France n'était pas d'un moindre à-propos. C'était en juillet 1790, alors que la Constituante, préparant un nouveau code de la royauté, refondait toute la législation criminelle. Pauvre Révolution ! elle aussi sera stigmatisée de l'épithète de sanguinaire, et quand on voudra l'incarner sous ce rapport, ce sera dans la personne de Marat ! Ingénieux rapprochement que nous acceptons et qui ne fut pas sans vraisemblance. Tous les deux, en effet, subirent les mêmes destinées. Après avoir marqué leur avènement par un appel solennel à la clémence, tous les deux furent forcés, car il ne leur était plus permis d'abandonner une cause devenue celle de l'humanité, tous les deux, pour se défendre, furent contraints d'opposer à la fureur de la contre-révolution la violence de la justice armée. Et tous les deux, pour prix du plus rare dévouement, furent assassinés : Marat, par la réaction républicaine aristocratique ; la Révolution, par la réaction monarchique. Le 2 août 1790, l'auteur présentait son livre à l'Assemblée nationale par l'intermediaire d'une dame de ses amies. L'instant [98] était mal choisi, c'était justement le jour où les constituants se disposaient à livrer au Châtelet l'Ami du peuple, leur dénonciateur. On prévoit quel cas ils durent faire du livre. (L'Ami du Peuple, N° 182.)
Comme nous avons procédé pour tous les autres ouvrages de Marat, nous allons donner l'analyse de celui-ci. Pourra-t-on douter de son opportunité, quand on saura que dix ans auparavant d'Alembert écrivait à Voltaire à propos de Sirven, de La Barre et de tant d'autres : « En vérité, notre jurisprudence criminelle est un chef-d'oeuvre d'atrocité et de bêtise ? » (Correspondance, 22 février 1770.)
Dans un très-court avant-propos, l'auteur de la réédition fait remarquer avec raison qu'un code des délits et des peines est nécessairement relatif à la nature du' gouvernement sous lequel il est fait ; mais il avertit tout aussitôt qu'il n'écrit, lui, que pour les hommes libres. C'est donc de ce point de vue qu'il faudra juger ce nouvel esprit des lois criminelles.
Le livre se divise en quatre parties.
Dans la première, l'auteur développe les principes fondamentaux d'une bonne législation. Il n'y a pas un mot à perdre : « Tout ce qui trouble l'ordre social doit être puni. Mais en quoi consiste cet ordre ? Droits égaux, avantages réciproques, secours mutuels, voilà ses fondements. » N'est-ce pas comme s'il disait : la société repose sur l'égalité, la liberté et la mutualité des services ? Si j'ai bonne mémoire, cette dernière clause ne ressort pas du Contrat social, l'élève aurait-il déjà dépassé le maître ?
« Est-ce sur ces bases que l'ordre social repose dans la plupart des États de l'Europe ? On n'y voit que de vils esclaves et des maîtres impérieux... Dans les États les moins arbitraires, si ceux qui commandent ne sont pas au-dessus de la loi, ils l'éludent sans peine ; et, pour échapper au châtiment, ils n'ont souvent qu'à aggraver leurs crimes... Qu'on ne s'abuse pas, ce désordre est forcé. Nous naissons dans la [99] sujétion ou dans l'indépendance, dans l'opulence ou dans la misère, dans l'obscurité ou dans l'élévation ; et, malgré la mobilité des choses humaines, il n'y a qu'un très-petit nombre d'individus qui sortent de l'état où ils se trouvent placés à leur naissance ; encore n'en sortent-ils que par l'intrigue, la bassesse, la fourberie, ou d'heureux hasards. »
En vérité, si l'art d'écrire consiste moins dans une phraséologie cadencée, dans le pittoresque de l'expression, dans la vivacité des images, dans l'originalité de l'allure, que dans la concision de la pensée, dans la précision du mot, et surtout dans l'enchaînement des idées et la vérité du tableau, nous doutons qu'on puisse refuser à Marat le titre d'écrivain. Et toutes les fois qu'on voudra le connaître sous ce rapport, c'est au Plan de legislalion criminelle qu'il faudra revenir. Le savant était trop préoccupé de sa matière pour ne pas sacrifier quelque peu le style ; le philosophe était trop pénétré des études qu'il avait faites des maîtres du moment, de la renommée que ceux-ci s'etaient acquise comme écrivains, pour ne pas se travailler à les imiter, pour ne pas tomber conséquemment dans la médiocrité de l'imitation ; plus tard enfin, le journaliste traqué de toutes parts, pressé par les événements, n'ayant pas même le temps de se relire, aura trop ou trop vite à dire, pour qu'il soit équitable d'exiger de lui telle ou telle qualité littéraire. Mais en 1780, l'âge a mûri le talent, le temps ne manque pas au penseur, l'élévation du sujet répond aux préférences du politique, à la nature de ses sentiments, à son caractère, aux principes qui lui ont été inoculés dès l'enfance ; encore une fois c'est dans le Plan de législation criminelle qu'il faut chercher l'écrivain. Mais il s'agit de plus grave objet que d'une question de forme. Reprenons notre analyse.
A quelles conditions les lois seront-elles justes ? « Les lois de la société ne devront jamais aller contre celles de la nature qui sont les premières de toutes... elles doivent être communes à tous les membres de l'État. Périssent donc ces [100] distinctions odieuses qui font que la multitude doit s'affliger du bonheur du petit nombre, et que le petit nombre doit redouter le bonheur de la multitude ! »
Mais sous quelles garanties le citoyen s'engage-t-il à obéir aux lois ? « Le seul fondement légitime de la société, ai-je dit, est le bonheur de ceux qui la composent. Les hommes ne sont réunis en corps que pour leur intérêt commun ; ils n'ont fait de lois que pour fixer leurs droits respectifs, ils n'ont établi un gouvernement que pour s'assurer la jouissance de ces droits. S'ils renoncèrent à leur propre vengeance, ce fut pour la remettre au bras public ; s'ils renoncèrent à la liberté naturelle, ce fut pour acquérir la liberté civile ; s'ils renoncèrent à la communauté primitive des biens, ce fut pour en posséder en propre quelque partie. » Ainsi, c'est bien entendu, la loi, et le gouvernement qui la fait respecter, n'ont droit à notre obéissance qu'autant qu'ils assurent notre bonheur. Mais si le contraire arrivait ?
« Sur une terre partout couverte des possessions d'autrui et dont les indigents ne peuvent rien s'approprier, les voilà donc réduits à périr de faim. Or, ne tenant à la société que par ses désavantages, sont-ils obligés d'en respecter les lois ? Non, sans doute, si la société les abandonne, ils rentrent dans l'état de nature ; et lorsqu'ils revendiquent par la force des droits qu'ils n'ont pu aliéner que pour s'assurer de plus grands avantages, toute autorité qui s'y oppose est tyrannique, et le juge qui les condamne à mort n'est qu'un lâche assassin. »
Peu iniporte que ce soit là du Rousseau mêlé de Mably ; c'est du vrai, et, cette fois, si dégagé de toute métapolitique, de tout ce qui en atténue la force pour en prouver l'evidence, que cela devient du Marat ; et c'est comme tel que plus tard on le qualifiera pour le maudire. Mais la déduction en est-elle moins logique ? Quels sont donc les plus coupables, de ceux qui ont reduit leurs concitoyens à cette affreuse extremité de se défendre ou de périr de misère, ou de celui qui ne fait [101] que déclarer les droits des parties belligérantes, au moment où la société veut reconstruire à nouveau ses bases fondamentales ?
Ces principes posés, l'auteur fait une application ; il prend pour exemple le vol ; et le choix est heureux, car, dans trop de cas, le vol commis à l'instigation du besoin n'est qu'une sorte de révolte contre une société marâtre.
« Il n'est aucun délit qu'on ait représenté sous plus d'aspects différents que le vol ; aucun dont on se soit fait de plus fausses idées.
« Tout vol suppose le droit de propriété : mais d'où dérive ce droit ?
« L'usurpateur le fonde sur celui du plus fort, comme si la violence pouvait établir un titre sacré.
« Le possesseur le fonde sur celui de premier occupant : comme si une chose nous était justement acquise pour avoir mis le premier la main dessus.
« L'héritier le fonde sur celui de tester, comme si l'on pouvait disposer en faveur d'un autre de ce qui n'est même pas à soi.
« Le cultivateur le fonde sur son travail ; sans doute le fruit de votre travail vous appartient ; mais la culture exige le sol, et à quel titre vous appropriez-vous un coin de cette terre, qui fut donnée en commun à tous ses habitants ? Ne sentez-vous pas que ce n'est qu'après une égale répartition du tout qu'on pouvait vous assigner votre quote-part ? Encore, après ce partage, n'auriez-vous droit sur le fonds que vous cultivez qu'autant qu'il est absolument nécessaire à votre existence.
« Direz-vous que le nombre des habitants de la terre changeant sans cesse, ce partage devient impossible ! Le droit de posséder découle de celui de vivre : ainsi tout ce qui est indispensable à notre existence est à nous, et rien de superflu ne saurait appartenir légitimement, tandis que d'autres manquent du nécessaire. Voilà le fondement légitime de toute propriété et dans l'état de societé et dans l'état de nature. Ce [102] n'est pas là, je le sais, la décision du barreau, mais c'est celle de la raison. »
Qu'en pensez-vous ? Une telle exposition de principes ne devancait-elle pas son siècle de je ne sais encore combien d'années ? Ne voyez-vous pas, pour la première fois, la question purement politique dominée par celle d'organisation sociale ? En ce sens, nous l'affirmons, déjà l'élève devançait le maître, déjà Marat devançait Rousseau. Sur quel autre fond d'argumentation l'auteur fameux du Premier mémoire sur la propriété plaçait-il son point de départ en 1840 ? Est-ce à dire que nous voulions déprécier l'un au profit de l'autre ? Les principes premiers ne se découvrent pas, ils se déclarent, ce qui signifie que l'invention n'en appartient pas plus a M. Proudhon qu'a Marat, qu'à Mably, qu'à personne autre ; ils sont innés en chacun de nous, ils constituent le fonds de l'espèce humaine considérée en tant qu'intelligente ; et c'est si vrai qu'aucun de ces grands constatateurs n'a songé à s'approprier le mérite de l'invention ; et que, si ces principes avaient été inventés, ils perdraient justement le caractère qui en prouve l'évidence.
Après cette argumentation contre ce que la propriété appelle ses droits, argumentation si serrée, si réellement irréfutable qu'on n'y a jamais répondu que par la violence brutale, Marat, revenant à son exemple, suppose un voleur assis sur le banc des accusés ; je ne connais rien de plus éloquent que cette plaidoirie. Nous reproduirons seulement l'exorde : « Suis-je coupable ? Je l'ignore ; mais ce que je n'ignore pas, c'est que je n'ai rien fait que je n'aie dû faire. Le soin de sa propre conservation est le premier devoir de l'homme ; vous-mêmes n'en connaissez point au-dessus : qui vole pour vivre, tant qu'il ne peut faire autrement, ne fait qu'user de ses droits. » Je vous renvoie pour le reste à l'original, et je vous jure que l'auteur peut ajouter après une telle défense : « Hommes justes, je vois couler vos larmes, et je vous entends crier d'une voix commune : qu'il soit [103] absous. » On a cité souvent la prosopopée de Fabricius ; orateurs de l'avenir ! m'écrierai-je à mon tour, ce n'est plus dans le passé qu'il faut aller chercher vos exemples, le présent suffit à la matière ; car pendant que le passé n'ébranle que mon imagination, ce qui se passe sous mes yeux parle bien plus puissamment à mon coeur et à ma raison ; et la persuasion et la conviction ne sont-elles pas les seuls buts de toute véritable rhétorique ? Dans le passage que nous indiquons, Marat nous en donne la preuve.
Mais peut-être vous dites-vous à vous-mêmes : Faut-il donc autoriser le vol, ouvrir la porte à l'anarchie ? Nulle industrie, nul art, nul commerce, nulle épargne, nul travail là où la propriété est incertaine. Ce sont aussi les questions que se pose l'auteur du Plan de législation, et voici comment il y répond : « Ne nourrissez pas les pauvres dans l'oisiveté, mettez-les à même de se procurer, par leur travail, ce qui leur manque ; qu'on leur fasse apprendre quelque metier, qu'ils vivent en hommes libres : ce qui nécessite l'établissement de plusieurs ateliers publics où ils soient reçus. »
Ici nous devons nous arrêter et faire quelques reflexions, car cette solution économique de Marat est a peu près celle qui fut adoptée par les révolutionnaires même les plus avancés. On a dit malignement : C'est là toute l'économie politique de la première République française ; et l'on a ri de cette pauvreté d'invention. Je pourrais d'un mot rabattre ce superbe dédain, et répliquer aux économistes, voire même aux socialistes : Voilà soixante-dix ans de cela, vous avez eu le loisir de méditer, qu'avez-vous trouvé ? Quel Système d'extinction définitive de la misère a été imaginé, adopté et confirmé par une application satisfaisante depuis 1790 ? A cette demande je vois toute la pléiade étinceler d'indignation, j'entends les Saint-Simoniens, les Fouriéristes, les Icariens, les Luxembourgeois et autres s'écrier : Que n'adoptait-on notre système, le problème était résolu ! Ici je les arrête, car, si j'en crois leur maître en logique, « le système social, dans [104] sa vérité et son integralite, ne peut exister à tel jour et dans telle partie du globe ; il ne peut nous être révélé qu'à la fin des temps, il ne sera connu que du dernier mortel. » (Confessions d'un revolutionnaire, § 11.) En vérité, si je juge de l'avenir par le passé, si je crois à la perfectibilité incessante, indéfinie de l'esprit humain, je suis forcé de me ranger de l'avis du maître. C'est justement ce que pensaient nos pères, les révolutionnaires par excellence ; ils croyaient que la solution du problème de l'extinction de la misère devait être laissée à l'investigation libre de chaque citoyen ; que l'application libre de tel ou tel système devait être abandonnée à chacun ; qu'en agir ainsi, c'était protéger l'eclosion incessante d'améliorations toujours plus grandes, c'était seconder les voeux de la nature humaine. Dans cette vue, quel était le devoir du gouvernement ? De sauvegarder la liberté de tous ; et à cette fin, et pour plus de certitude d'impartialité, le gouvernement ne devait représenter aucun système ; il s'imposait, en conséquence, pour devoir unique, de défendre la liberté de chacun, partout et toujours. A cette condition, son pouvoir se légitimait, car il était le résultat d'une observation basée sur l'expérience de tous les temps, et qui pouvait se résumer ainsi : il est reconnu, d'un côte, que la perfectibilité humaine conclut à des changements successifs et nécessaires ; mais il n'est pas moins évident, d'autre part, que tout novateur est limité dans les créations de son génie et, à cause de cela même, exclusif ; qu'il voudrait conséquemment imposer à toute la société son système, dussent ses rivaux être écrasés ; or, dans cette alternative, la société, en vue unique de son propre bien, arme son gouvernement de sa puissance collective, à la condition de protéger toutes les libertés.
Mais, dira-t-on, que signifient alors ces ateliers publics dont parle Marat, que les révolutionnaires ont réclamés tant de fois ? N'est-ce pas une violation du principe de non-intervention économique du gouvernement ?
Non, répondrons-nous ; et nous prions qu'on veuille bien [105] suivre notre raisonnement, qui va révéler toute l'intelligence et tout le coeur de nos pères. La société vit et se perpétue sur un principe qui domine tous les droits, car ceux-ci n'en sont que les conséquences ; ce principe est celui-ci : Tout comme on est né pour vivre, on a donc droit à tout ce qui est indispensable à l'existence. Les déductions ne sont pas moins précises : pour que l'homme pourvoie à son existence, besoin le plus impérieux de tous, le plus immédiat, il faut nécessairement que la société lui fournisse aumône ou travail. Or, disaient nos pères, en attendant que possesseurs et dépossédés aient trouvé et adopté un système d'organisation qui réponde à ce besoin, notre gouvernement, gardien à la fois et du droit de chacun à la subsistance et de la liberté pour tous de chercher le mode d'organisation de ce droit, le gouvernement déclare que des ateliers publics seront ouverts à frais communs pour quiconque n'a pas momentanement de quoi manger. Nous connaissons aussi bien que vous, économistes, les inconvénients de ce mode transitoire ; mais les affamés n'ont pas le temps d'attendre, et mieux vaut encore un travail infructueux pour la société, un travail qui l'extenue même collectivement, que l'aumône qui la tuerait plus vite encore en dégradant l'individu, que la résolution extrême de la faim qui n'a pas d'oreilles ; et ce faisant, le gouvernement remplit son double devoir de garantir à la fois et le droit de vivre et la liberté ; à chaque citoyen donc de se mettre librement à la tâche pour parer, par un système nouveau et meilleur, aux inconvénients d'un mode d'organisation provisoire destructif sans doute, mais impérieusement commandé par le droit de manger qui prime tous les autres.
Et maintenant je vous le demande, économistes modernes, qui avez méconnu le droit à la subsistance pour ne proclamer que le droit au travail libre, comment avez-vous répondu dans ces derniers temps aux affamés qui vous avaient donné trois mois de diète pour élaborer vos systèmes infaillibles et pour vous entendre ? Vous avez répondu par des [106] assassinats. Arrière, argumentateurs inépuisables, et place aux hommes d'intelligences et de coeur à la fois ; place à nos pères !
Oui, voilà ce que pensaient les révolutionnaires de 1792, voilà ce que rappelait Marat se faisant l'interprète du droit éternel, imprescriptible de subsister avant tout. C'était pour ne pas violer le droit à la liberté que le gouvernement révolutionnaire ne se faisait pas économiste ; c'était pour ne pas violer le droit à la subsistance qu'il disait à la société : Tu dois ton dernier morceau de pain à qui n'a pas de quoi se nourrir ; les affamés le trouveront dans l'atelier public en attendant que les économistes aient découvert un principe économique plus fécond ; car les affamés n'ont pas le temps d'attendre autrement qu'en mangeant.
Et l'on a écrit de Marat : « Au total, comme socialiste, si l'on veut lui donner ce nom, c'est un éclectique flottant, très peu conséquent » (Michelet, Histoire de la Révolution française, tome II, page 381). Ainsi, vous l'entendez : pour remédier au paupérisme, cancer qui ronge la société au coeur, on veut une potion qui le guérisse instantanément ou rien. Un socialiste exclusif se présente-t-il, son bol à la main, on rit de l'utopie ; un politique veut-il l'application immédiate du principe du droit de vivre aux dépens de ceux qui possèdent au delà du nécessaire, on le repousse avec dédain, sous prétexte qu'il n'a pas de théorie. Pauvre société ! réduite à cette alternative : ou de périr dans les convulsions d'un remède empirique, ou d'agoniser délaissée par l'égoisme bien repu, bien pensant. Mais continuons l'analyse d'un livre qui va nous faire connaître l'auteur sous bien d'autres rapports encore, sous des points de vue inattendus.
Croirait-on que ce put être du nom de Marat, je veux dire du Marat tel que se sont complu à le peindre les historiens, que sont signées les paroles qui vont suivre ? Il s'agissait des peines à infliger aux coupables : « Il est de l'intérêt de la société qu'elles soient toujours proportiontiées aux delits... Punir avec rigueur une légère infraction aux lois, c'est user [107] en pure perte le ressort de l'autorité... En punissant le coupable, la justice doit moins chercher à venger la loi violée, qu'à retenir ceux qui pourraient être tentés de la violer. Quoi ! serons-nous donc toujours barbares ? Qu'y avons-nous gagné ? Les crimes, dont les châtiments font frémir, en sont-ils devenus moins communs ?... Punir de mort, c'est donner un exemple passager, et il faudrait en donner de permanents. » Ne vous demandez-vous pas déjà comment le journaliste de 1792 sera si violent, quand le législateur de 1778 concluait toujours à l'adoucissement des peines au nom de l'humanité ? Nous expliquerons en son temps cette apparente contradiction ; mais que provisoirement on n'oublie pas que, dix ans avant la Révolution, Marat en avait appelé à l'humanité : c'est des prémisses que toute conclusion tire sa force.
La deuxième partie du Plan de législation criminelle traite des délits ; elle les divise en huit classes :. ceux qui tendent à la ruine des États, ceux qui blessent l'autorité légitime, ceux qui détruisent la sûrete des individus, ceux qui attaquent la propriété, ceux qui corrompent les moeurs, ceux qui attaquent l'honneur, ceux qui troublent la tranquillité publique, ceux enfin qui choquent la religion.
Il est curieux de savoir ce que Marat pensait sur chacun de ces objets qui composent à peu près, dans leur ensemble, ce qui constitue le domaine de la jurisprudence politique.
Dès le point de départ, on pressent l'opinion qui dominera le système : « Depuis que ceux qui tiennent les rênes du gouvernement se regardent comme maîtres absolus des peuples, que de prétendus crimes d'Etat qui n'ont pas l'Etat pour objet ! » Il est certain que la monarchie comprend, sous cette dénomination, tout ce qui se fait contre le prince ; Louis XIV [108] n'a-t-il pas dit : L'État c'est moi ? Et pour le rassurer dans un jour d'hésitation, les théologiens, c'est-à-dire les interprètes de la volonté de Dieu, ne lui avaient-ils pas répondu par la bouche du père Le Tellier : « Tous les biens des Français sont au roi en propre ; et quand il les prendrait, il ne prendrait que ce qui lui appartient ? »
En effet, ouvrez les codes de la royauté : les écrits contre le prince, les réclamations, la résistance à ses ordres, l'attentat contre sa personne, etc., etc., tout cela, crime d'Etat. Aujourd'hui que la Révolution a distingué le vrai souverain du magistrat, il nous est facile de faire bon marché de cette prétention royale ; mais en 1778, il y avait quelque courage à la mettre en relief pour en prouver la fausseté. On peut le croire, du moins, puisque de nos jours encore la législation n'a pas changé à cet égard ; tant le principe est enraciné en France, tant le déléguant a peine à ne pas se croire fort inférieur au délégue.
Si s'attaquer à la personne royale n'est pas, aux yeux de Marat, un crime d'État, quels sont ceux qui méritent cette dénomination ? « Ce sont les vexations et les concussions, la défection, les prévarications, le péculat, tous crimes qui sont propres aux fonctionnaires publics ; enfin les trahisons, les incendies, les conspirations. » On voit que déjà Marat ne perdait point de vue les agents de l'autorité, qu'il pensait que les plus grands délits qui se commettent dans le gouvernement des sociétés viennent d'eux. Quel renversement dans les idées reçues !
Et quand il s'agit de l'application des peines, comme elles ressortent bien de la nature des délits, ainsi qu'il en avait précédemment posé le principe ! Par exemple, pourquoi tuer le déserteur ? « Parce qu'il a abandonné les intérêts de la patrie, dites-vous. - Eh bien, reprend l'auteur, qu'il soit a jamais déchu de son droit de cité. » Et ailleurs : « Le vexateur est un administrateur infidèle ; le concessionnaire, un lâche brigand ; pour réparer leurs crimes, qu'ils soient condamnés à indemniser les malheureux qu'ils ont faits, qu'ils [109] perdent la liberté. » Et plus loin : « Je ne parle pas de la confiscation des biens, châtiment toujours dangereux en ce qu'il rend incertaines les propriétés ; châtiment souvent injuste, en ce qu'il fait retomber la faute d'un coupable sur des innocents. » N'est-ce pas dans le code de Marat l'insensé que nos légistes sont venus recueillir des leçons de vraie justice ?
Retenons bien ce qu'il écrit à propos des conspirations, afin de nous prouver d'avance qu'en 1792 il n'improvisera pas une politique de circonstance pour l'appliquer à des passions du moment : « Ce sont les malheurs qu'entrame à sa suite une mauvaise administration, et non des traits de satire qui peuvent flétrir un État. Nul auteur ne pourra donc être recherché pour avoir écrit l'histoire du temps avec hardiesse et vérité. »
Dans cette deuxième section, l'auteur traite des rapports de justice à établir entre le père et la mère et leurs enfants, entre les domestiques et leurs maîtres ; apropos de ce dernier article, ne croirait-on pas lire un décret de la Constituante en entendant Marat nous dire : « S'il arrive entre eux quelque différend du ressort des lois, que toujours la justice voie un homme libre dans un serviteur ? » Nous n'irons pas jusqu'à prétendre que l'auteur ait inspiré les constituants ; mais avouons au moins qu'il partageait toutes les grandes idées de son époque, et que le futur journaliste aura bien, au point de vue seul de la compétence, le droit d'opiner dans les décisions du cénacle.
La peine de mort est rarement requise par le législateur Marat, nous citerons bientôt les cas ; encore se hâte-t-il [110] d'ajouter : « Le supplice ne doit être recherché que du côte de l'ignominie ; qu'il devienne donc plus infamant, sans devenir plus cruel. » Cette conclusion nous parait toute naturelle ; il n'a pourtant fallu rien moins qu'une révolution pour forcer la monarchie à accepter en 1789 ce que réclamait le futur Ami du peuple en 1780.
Méditons bien ce qu'il écrit à propos du suicide, et apprenons à être moins tranchants dans nos jugements sur les malheureuses victimes du désespoir. « L'homme n'est attaché à la société que par le bien-être : s'il n'y trouve que misère, il est donc libre d'y renoncer. L'homme n'est attaché à la vie que par le plaisir ; lorsqu'il ne sent son existence que par la douleur, il est donc libre d'y renoncer. Sans doute il est avantageux à l'État que le suicide ne soit pas commun ; mais, pour l'empecher, le législateur n'a droit d'employer que la beinfaisance. Traîner sur une claie le cadavre de l'infortuné qui s'est donné la mort, flétrir sa mémoire, confisquer ses biens, déshonorer et ruiner sa famille, sont des actes d'une affreuse tyrannie. » N'oublions pas que ces actes se pratiquaient avant 1789 ; que l'abbé Maury, en 1790, demandait que l'Assemblée nationale en reconnut la légitimité.
Voici le principe : « Toute peine capitale de ce crime est injuste, puisqu'il n'y a point de proportion entre le prix de l'or et celui de la vie. » A quelques exceptions près, ce principe sert aujourd'hui de règle à notre législation criminelle, grâce encore à notre Révolution ; mais combien d'erreurs de détail sur lesquelles il serait bon de revenir et qu'a signalées Marat, il y a plus d'un demi-siècle ; celle-ci, par exemple : « Presque partout on punit avec plus de sevérité le vol que escroquerie, et je ne sais sur quel fondement. A juger de ces [111] crimes par les risques où sont exposées les biens des sujets, le dernier est beaucoup plus grave que le premier, puisqu'il est beaucoup plus difficile de s'en défendre. A en juger par le caractère des délinquants, il est beaucoup plus grave encore : souvent le vol n'est pas prémédité, l'escroquerie l'est toujours... La tentation seule peut faire le voleur, au lieu que l'escroc, parvenu à étouffer en lui tout sentiment de honte, fait son unique étude des moyens de tromper les autres et d'echapper au châtiment. » Cette judicieuse remarque nous prouve qu'on ne risque rien à mettre le sens commun au service de la justice, qu'il a son génie aussi bien que la science. Disons, en passant, que nos pères semblent avoir pris à tâche de puiser à cette source naturelle leurs inspirations. Quelles preuves nous en a fournies le grand Danton ! Et l'admirable institution du jury ne sanctionne-t-elle pas chaque jour davantage cette vérité ?
Nous voici arrivé à un chapitre important pour notre étude spéciale de Marat, puisqu'il s'agit de connaître cet homme, qu'on a encore appelé un pourri de débauches. (Lamartine, Histoire des Girondins.) De l'avis de tous, le caractère de Marat n'est pas l'hypocrisie du langage, la crainte des aveux, la timidité pudibonde ; il est donc permis de croire qu'il va nous dire sans détour tout ce qu'il pense.
Il commence par nous dépeindre comment se font généralement les mariages ; nous n'avons pas besoin de dérouler le tableau ; ils se trafiquaient en 1780 tout comme aujourd'hui. Mais écoutez les observations qui composaient en partie ce paragraphe ; il s'agit d'abord de la jeune femme mariée malgré elle : « Lassée de se plaindre en vain de l'inconstant qui lui manque de foi, si elle imite son exemple, le mari crie vengeance et sévit sans peine. Qui le croirait ? loin de venir [112] au secours d'une faible opprimée, les lois se joignent à son cruel oppresseur ; et pour une faute qu'il commet impunément, toujours elle perd sa réputation, souvent sa liberté, quelquefois sa vie même. C'est ainsi qu'en tout lieu le législateur a exercé la plus horrible tyrannie contre le sexe qui a le plus besoin de protection. »
Dans le cours de la Révolution, on le verra, à plusieurs reprises, prendre hautement la défense de quelques-unes de ces infortunées ; on en conclura qu'il les avait séduites. Il est plus facile de ne pas se prononcer, mais rien de plus propre assurément à perpétuer le mal ; rien de plus rare que les hommes assez sûrs d'eux, assez supérieurs aux préjugés, assez forts de leur conscience, pour braver sous ce rapport l'opinion vulgaire. Marat fut un de ces hommes.
Après le tableau d'une femme trompée par son mari, l'auteur nous présente celui d'une jeune fille séduite par son amant et réduite peu à peu, pour avoir du pain, à vendre ses faveurs au premier venu : « A la vue de tant de pièges tendus sous les pieds de la jeunesse, de tant d'appâts offerts à l'innocence, de tant de violences faites à la faiblesse, quelle âme juste n'excuserait les fautes d'un sexe fragile que nous avons assujetti aux plus rudes devoirs ? et à la vue du sort affreux de tant de victimes de notre perfidie, quelle âme sensible ne serait touchée de pitié ? Mais ce n'est pas la pitié, c'est l'indignation que je voudrais exciter dans les coeurs. Quoi ! la duplicité, la fourberie, l'hypocrisie, le mensonge, le parjure ne seront point blâmables chez les hommes ; et, chez les femmes, la sensibilité, la credulité, la faiblesse seront à jamais fletrissantes ? Au lieu d'être leurs soutiens, nous ne saurons que les tromper, et, après en avoir été les vils corrupteurs, il nous sera encore permis d'en être les lâches tyrans ? De quel droit nous jouons-nous ainsi de leur fragilité ? De quel droit nous arrogeons-nous sur elles une autorité tyrannique ? » J'avoue que les pages les plus brûlantes de la Nouvelle Heloïse ne m'emeuvent pas plus que ce noble mouvement d'indignation. [113]
Entraîné par son sujet, par son coeur, par sa sensibilité peut-être même dépasse-t-il la limite du vrai, comme quand il écrit : « Le débordement des sexes commence toujours par l'homme, et jamais femme ne se rend qu'elle n'ait été séduite.» Mais peut-être ai-je tort aussi de juger du siècle passé par le nôtre.
Qu'y a-t-il à répondre à cette autre réflexion ? « A leurs pieds, tant qu'elles paraissent ne sentir rien pour nous, nous les dédaignons dès qu'elles se sont montrées trop sensibles ; et, à la honte éternelle de notre siècle, combien sont flétries par les mêmes faiblesses dont nous tirons vanité ! »
C'est surtout d'après la décision qui va suivre qu'on pourra constater la moralité du législateur : « Je n'ose parier ici d'une quatrième classe d'hommes, qui servent d'écueil à la vertu des femmes ; celle des vrais amants, qui n'ont pu s'unir à leurs maîtresses par le titre d'époux, qui déplorent l'injustice du sort, d'avoir remis en d'autres mains le seul objet que l'amour semblait leur designer, et qui gémissent de ne pouvoir accorder leur bonheur avec les lois. S'ils résistent à leur flamme, quel heroïsme ! S'ils succombent, plus malheureux que coupables, je voudrais qu'on leur pardonnât ; mais j'entends la voix du devoir murmurer contre celle de la nature. N'autorisons point la licence ; et, puisqu'il le faut pour maintenir l'ordre établi dans la société, condamnons un attachement que la nature et la raison avouent. »
Une dernière citation pour ruiner encore un préjuge. Les debordements du mari, dit-on, ont de moins graves conséquences, car les enfants adultérins de la femme sont légalement à l'epoux et à sa charge, au lieu que les enfants adultérins du mari ne sont pas à la femme ni à la charge de la femme. « C'est vrai, réplique le législateur ; mais n'est-ce pas la même chose pour la société, que l'homme aille porter un héritier chez son voisin, ou que la femme le reçoive chez elle ?... C'est d'après ces idées bien fausses et bien grossières [114] qu'on n'a déterminé de peines que contre l'infidélité de la femme. »
Il ressort de toutes ces argumentations que les hommes se sont faits seuls juges, et que la femme est encore gouvernée par la loi du plus fort. Qui s'etonnera quand nous raconterons, dans la suite de cette étude, qu'une femme bravant la calomnie, la misère, les dangers de chaque instant et la mort même, voulut s'attacher au persécuté, partager son martyr et l'aima. Qui s'etonnera qu'après l'assassinat de son mari elle se soit resignée à vivre dans le plus profond dénoument, pour rester fidèle à celui que seule peut-être elle avait su deviner et comprendre, avec cette admirable intuition que la nature semble avoir exclusivement donnée par compensation au sexe le moins doué de la puissance des combinaisons intellectuelles ?
Quant aux moyens proposés par l'auteur pour prévenir le déréglement des moeurs, ils reposent sur ce principe : « Pour proscrire le libertinage, c'est peu de sévir contre ceux qui s'y livrent, il faut leur ôter les occasions de s'y livrer, en retirant de l'indigence les femmes quelle réduit à mettre un prix à leur vertu. » On peut différer sur les moyens d'application, c'est l'oeuvre du temps de trouver la meilleure solution possible, mais il faudra toujours prendre pour point de départ le considérant de l'auteur du Plan de législation criminelle. Dans nos dernières crises révolutionnaires, combien de législateurs improvisés se sont crus subitement inspirés du génie des grands novateurs, qui n'ont fait, sans s'en douter, que répéter Marat ! On méprisait l'homme et l'on exaltait la doctrine. Aujourd'hui l'un et l'autre sont rejetés avec dédain ; et notre société, trop morale pour ne pas réprouver un Marat, pense avoir résolu le problème en décidant qu'il faut qu'il y ait des prostituées pour sauvegarder les honnêtes femmes, comme on dit qu'il faut la peste ou la guerre pour prévenir les inconvénients d'une population trop nombreuse. Convenons provisoirement que le pourri de [115] débauchés n'etait pas immoral dans ses écrits ; nous le jugerons plus tard dans sa conduite.
Ici l'auteur va traiter une question sur laquelle il reviendra souvent plus tard. Il est bon de savoir dès aujourd'hui ce qu'il pense, afin de nous convaincre une fois de plus que l'opinion du publiciste était arrêtée, bien avant qu'il put prévoir s'il serait jamais homme d'État ; n'est-ce pas là une des plus fréquentes accusations qu'on ait portées contre lui ?
Il s'agit de la medisance ; l'auteur commence par constater la propension générale pour ce vice, les encouragements qu'y donne le public, sans doute par le même entraînement. Un sage gouvernement doit-il dès lors la réprimer ? Ecoutons bien : « Non, répond Marat, car telle est l'imperfection des institutions humaines, que les maux qu'elles causent aux particuliers ne sont rien, comparés aux avantages que le public en retire... En effet, dans tous les pays où la loi ne réprime pas les méchants constitués en dignité, la médisance sert de frein à l'autorité dont ils abusent ; et c'est à ce titre surtout qu'elle doit être tolerée. C'en est fait de la liberté, si la peur parvient à fermer toutes les bouches.
« Mais il y a cette difference entre la médisance et la calomnie, que celle-ci est un tissu de faussetés infamantes ; celle-là, de vérités humiliantes : or, il importe que la loi ne les confonde pas ; l'une est le fléau des bons, l'autre est le frein des méchants. » Mais quelle peine le législateur infligera-t-il à la calomnie ? « Contre les calomniateurs de dessein prémédité il réclamera une peine flétrissante, comme réparation d'honneur à l'offensé ; une seconde fois, l'amende en plus ; une troisième fois, quelques heures d'exposition. » On a ridiculisé cette dernière peine de l'épithète de gothique (Michelet, ibidem). Elle a du moins le mérite d'être tirée de [116] la nature du délit. Que celui qui a cherché à flétrir soit flétri. Aujourd'hui on l'emprisonne après l'avoir ruiné, est-ce moins gothique ? Le célèbre critique a-t-il mieux à proposer ? Il ne nous en a pas fait la confidence.
On sent que nons sommes ici sur le terrain de la liberté de la presse ; l'Ami du peuple appliquera bientôt le principe à la politique, et ce principe ne changera pas. Le lecteur aura-t-il droit de s'étonner si nous avançons, en 1790, que Marat avait sur ses collègues de grands avantages ? N'est-il pas dès aujourd'hui évidemment démontré que l'auteur du Plan de législation se lancera dans la carrière avec des opinions dès longtemps meditées et arrêtées, tandis que les autres apprenaient, en combattant pour ainsi dire, le metier de la guerre ; c'est justement au nom de la supériorité de la science sur l'improvisation, sur l'inspiration même, qu'il dominera ses contemporains journalistes, législateurs ou hommes d'action, qu'il les devancera toujours sans se démentir jamais ; qu'il s'avancera avec cette assurance de coup d'oeil que ne pouvaient s'expliquer des hommes qui ne savaient au juste ni d'où ils partaient, ni où ils allaient : aussi entendrons-nous plus tard les exaltés l'appeler prophète, les ignorants l'appeler fou, les envieux l'appeler vendu ; et lui répondra : « Je ne suis ni prophète, ni fou, ni vendu, j'ai plus longtemps médité que vous, je connais mieux les hommes et les choses : voilà le secret d'une supériorité qu'il ne tient qu'à vous d'égaler. »
Ce chapitre n'ayant trait qu'aux délits qui sont du ressort des tribunaux de simple police ne devait qu'être mentionné dans un Plan de législation, aussi ne comprend-il que deux pages et l'auteur se hâte-t-il de passer an suivant, dont le titre montre tonte l'importance. [117]
Que pensait Marat le calviniste sous le rapport religieux ?
« Il est bon que la religion soit toujours liée au systeme politique, parce qu'elle est un garant de plus de la conduite des hommes. Il est bon aussi qu'il n'y ait qu'une religion dans l'État, parce que les membres en sont beaucoup mieux unis. » Voilà l'opinion de l'homme ; écoutons maintenant le légisiateur : « Mais lorsqu'il y a plusieurs religions, il faut les tolérer, tant qu'elles ne sont point intolérantes elles-mêmes... Quelle que soit la religion dominante de l'État, le législateur n'a droit que d'engager les sujets à s'y conformer : en favorisant la profession publique du culte extérieur, c'est-à-dire en préférant, à mérite égal, pour les emplois de confiance ceux qui la suivent. » Par la première partie de cette déclaration, on voit que Marat partageait la foi religieuse de son siècle ; dans la seconde, il ne nous paraît pas avoir assez réfléchi que le pouvoir ne manquera jamais de déclarer les mérites égaux entre les deux concurrents, poar s'adjuger le droit de préférence.
« Les crimes contre la religion, qui troublent l'ordre de la société, sont du ressort de la justice humaine. » C'est sur cette déclaration que jadis les inquisiteurs, et de nos jours les cours d'assises ont brûlé les hérésiarques, ou condamnent les attaques contre la religion ; il est si facile aux ergoteurs de tribunaux de conclure de l'hérésie à la perturbation de l'ordre dans la société. Voilà ou mène un faux point de départ.
En religion seulement Marat ne nous semble pas avoir été d'une logique radicale. Il serait injuste toutefois de ne pas constater ses réserves, puisqu'il écrivait formellement dans le même chapitre : « Que les lois se gardent de vouloir venger le ciel, car dès que cette idée entre dans l'esprit du législateur, c'en est fait de l'équité... Rechercher les crimes contre la religion serait établir une sorte d'inquisition fatale à la [118] liberté des citoyens. » Mais le conseil est impuissant contre le droit laissé aux gouvernants ; ce qui a fait dire à des législateurs modernes : la loi doit être athée. Voyez comme l'auteur est bien plus conséquent quand il parle de l'athéisme : « Juger de tout par soi-même est le droit incontestable d'un être raisonnable ; s'il s'égare dans ses recherches, il est à plaindre, non à blâmer... De quoi pourrait-être coupable un homme de bonne foi ?... Sans doute il est utile à l'État que ses membres croient en Dieu, mais il est plus utile encore que ses membres ne se persécutent point. » Citons encore pour notre profit, je veux dire pour apprendre où une première erreur peut conduire les mieux intentionnes. Croira-t-on que le même écrivain qui vient de faire les déclarations qui précèdent dise une page plus loin : « Tant que l'athée ne fait que raisonner, qu'il vive en paix ; mais au lieu de s'en tenir au ton sceptique, s'il déclame, s'il dogmatise, s'il cherche à faire des prosélytes, dès ce moment devenu sectaire, il fait de sa liberté un usage dangereux, et il doit la perdre. Qu'il soit donc renfermé pour un temps limité dans une prison commode. » Quoi donc ! au nom de ma raison on me laisse le droit de chercher la vérité, et si je crois l'avoir trouvée on me défend de fournir mes preuves, de convaincre mes adversaires, sous prétexte que je dogmatise ! Quelle plus grande inconséquence ?
Quoi qu'il en soit, on peut inférer de ce qui précède que le calviniste était converti à la foi des philosophes, à celle de Jean-Jacques surtout, au déisme. Le tort, à notre point de vue, l'inconséquence, et cela tenait peut-être aux souvenirs historiques du prosélyte, c'est d'avoir voulu qu'on donuât au principe de la tolérance la force d'une loi d'État, et d'avoir conséquemment immiscé le gouvernement en ces matières ; car le droit de décréter aujourd'hui donne celui de se raviser demain : la sécurité n'est que dans la liberté declarée comme droit de l'homme, mais non pas octroyée comme loi d'État. [119]
La troisieme partie du Plan de législation criminelle traite de la nature et de la force des preuves et des présomptions. Un crime a été commis, par qui doit-il être dénoncé ? Comment le prevenu doit-il être recherché, poursuivi, jugé ? A quelles conditions les temoins sont-ils recevables ? Sur quelles preuves l'accusé peut-il être presumé coupable ? Nous n'avons sous ces rapports à donner aucun extrait ; cette matière est surtout du domaine des jurisconsultes.
La quatrieme partie nous ramene à notre but, car il s'agit de la manière d'acquerir les preuves et les présomptions durant l'instruction de la procédure, « de manière à ne blesser ni la justice, ni la liberté, et à concilier la douceur avec la certitude des châtiments, et l'humanité avec la sûreté de la société civile. »
N'est-ce pas, en vérité, une observation sur laquelle on ne peut s'empêcher de revenir, que ce Marat, qui demandait en 1793 qu'on abattit 20, 50, 100, 200,000 têtes, soit le même homme qui treize ans auparavant avait fait un livre qui concluait à l'adoucissement des peines, au rejet des tortures, qui n'acquiescait à la peine de mort que dans les cas de véritables crimes contre l'État, et il rangeait dans cette catégorie les machinations, les malversations, les trahisons, l'incendie des propriétés de l'Etat, les conspirations, les meurtres prémédités.
On voit ici qu'il n'est pas vrai, comme on l'a perfidement insinué, que par tactique d'ambitieux il ait commencé par la négation absolue de la peine de mort, pour conclure aux massacres par coupes réglées, quand il serait en puissance. Il reconnaissait des circonstances ou la peine de mort est nécessaire, et plus tard il ne sortira pas des cas de culpabilité qu'il admet ici : ce sera sa justification, car ce sera la preuve d'une conviction impartiale.
Qu'il ait admis le droit d'infliger la mort, on n'en saurait conclure à l'inhumanité, à moins qu'on ne prétende que [120] Beccaria, que Rousseau aient été des hommes cruels. Le premier n'avait-il pas écrit : « La mort d'un citoyen ne peut être regardée comme nécessaire que pour deux motifs : Premièrement, dans ces moments de trouble où une nation est sur le point de recouvrer ou de perdre sa liberté. Dans les temps d'anarchie, lorsque les lois sont remplacées par la confusion et le désordre, le citoyen, quoique privé de sa liberté, peut encore par ses relations et son credit porter quelque atteinte à la sûreté publique ; si son existence peut produire une révolution dangereuse dans le gouvernement établi, la mort de ce citoyen devient nécessaire. » N'etait-ce pas justement le cas de Louis XVI détenu au Temple ?
Dans son Gouvernement de Pologne, Jean-Jacques n'avait-il pas admis le cas de peine de mort même pour la question du Liberum veto ? (Voir chap. ix.) Loin de prouver la cruauté du juge, l'admission du droit de mort peut au contraire être le résultat de l'humanité bien comprise. Nous reviendrons sur ce sujet.
Contentons-nous, pour le moment, de quelques citations. Le législateur Marat veut d'abord que les jugements soient publics. « Pour que l'humanité, dit-il, soit respectée et la liberté assurée, rendez la justice publique : que tout délinquant soit donc jugé à la face du ciel et de la terre. » S'agit-il du détenu : « Que sa prison soit forte, mais saine ; que ses fers l'empechent de fuir, mals sans l'accabler... Il importe que chaque prisonnier ait un reduit à part... Qu'un magistrat respectable visite de temps en temps ces tristes demeures, qu'il reçoive les plaintes des malheureux qui y sont renfermés, et qu'il fasse justice de leurs impitoyables gardiens. » Je ne sais trop, en vérité, ce que nos représentants de 1789 ont proclamé que Marat n'ait demandé en 1780 ; non pas que je prétende qu'il ait été le premier à le faire, je sais trop que ce n'etait là que les cris de l'humanité torturée depuis des siècles ; je sais trop que l'auteur n'était que l'echo des philosophes ses predecesseurs ; mais avouons du moins [121] que ses réclamations ne sont pas moins ardentes que celles de tous les illustres émancipateurs dont l'histoire a glorifié les noms ; à ce titre, pourquoi n'être pas aussi juste envers lui qu'envers les autres ?
Lisez encore : « Pour éviter toute crainte de partialité et inspirer de la confiance dans l'équite du tribunal, il est nécessaire que chacun soit jugé par ses pairs ; et qu'on ne dise pas que peu d'hommes sont capables de remplir dignement les fonctions de juges. Qui ne voit qu'elles exigent plus de probité que de lumières ? Et puisqu'elles se bornent à prononcer sur la réalité d'un fait prouvé jusqu'à l'évidence, tout homme qui a le sens commun peut siéger au criminel. »
Mais à quoi bon tant insister ? le lecteur en sait assez maintenant pour être en état d'assurer que le Plan de législation criminelle témoignait, dix ans avant la Révolution qui allait tout remettre en question en ces matières, de la compétence, de l'humanité et de la sagesse de l'auteur. Après cette analyse il ne sera pas permis de l'accuser de prétention si, plus tard, nous l'entendons répéter souvent : j'ai traité ce sujet. L'allégation est irritante, je le sais ; mais ne serait-ce pas parce qu'elle accuse notre ignorance ? Soyons du moins assez loyaux pour ne pas faire à ces natures exceptionnelles par leur activité d'esprit un crime de leur qualité même.
Il y a pourtant une dernière réclamation du législateur de 1780 à laquelle la legislation actuelle n'a pas encore fait droit, et que nous devons répéter à cause de cela même : « S'il importe à la sûreté publique de s'assurer de la personne d'un innocent violemment suspecté, il n'importe pas moins à la liberté publique d'expier envers lui ce qu'il a souffert pour la cause commune. On ne peut le faire qu'en l'indemnisant. On lui accordera donc une indemnité proportionnelle, non seulement aux dommages qu'il a essuyés, mais au mal qu'il a enduré, à l'inquiétude qu'il a éprouvée, au chagrin qu'il a ressenti. » Quand les juges deviendront-ils aussi humains que le [122] sanguinaire Marat ? On se rappelle avec quelle éloquence Danton développa, en 1793, ces propositions de l'Ami du peuple. C'etaient là des monstres d'une espèce toute nouvelle.
Quoi qu'il en soit de tout ce qu'on peut dire à propos du Plan de législation criminelle, le futur journaliste vient de prouver son autorité comme critique ; les preuves sont produites, c'est ce qu'il ne faut pas oublier, c'est aussi tout ce que nous imposait notre tâche.
Nous ne nous étonnons guère que l'empereur Joseph II d'Autriche ait fait son profit du livre de Marat ; qu'il ait, par exemple, longtemps avant nos constituants, adopté les lois relatives aux profanateurs, aux blasphémateurs et aux régicides. « En mai 1791, le député Le Grand avait réclamé des tortures extraordinaires contre les coupables de ce dernier crime ; mais l'Assemblée avait rejeté cette proposition : « Douce philosophie, s'écrie le journaliste Marat, ce triomphe de l'humanite sur la barbarie est ton ouvrage. » (L'Ami du Peuple, N° 378.) Joseph II donc avait été mieux inspiré que le député français : les rois se faisaient maratistes et n'en étaient que plus dignes d'estime. Aveu si penible aux royalistes que, plutôt que de s'y resoudre, ils ont préféré avancer de dix ans la date de la publication de l'ouvrage de Marat : « Le sanguinaire Marat, a écrit M. Dupin, publia un plan de législation criminelle en 1790. » (Journal le Constitutionnel, 14 novembre 1847.) Notez bien que cette imposture littéraire enlevait encore à l'Ami du peuple un de ses principaux mérites. En effet, si le Plan n'eût paru qu'en 1790, en pleine Révolution, Marat n'aurait pas la gloire d'avoir courageusement compromis sa position (il était en 1780 médecin des écuries du comte d'Artois), compromis sa securite même ; car, après la prise de la Bastille, on pouvait impunément tout dire ; mais écrire un tel livre, hasarder une critique aussi hardie, assumur sur soi toute la responsabilité d'une [123] révolution aussi radicale dans la jurisprudence de la royauté, neuf ans avant de l'avoir vaincue, en face de cette ennemie armée de ses lettres de cachet, de ses prisons d'État, voilà ce que M. le procureur s'est bien gardé de faire ressortir. Parce qu'on est grand prêtre de la justice, est-ce une raison pour être injuste ? Enfin, si le Plan de législation criminelle n'eût paru qu'en 1790, l'Ami du peuple perdait toute son autorité en matière de jurisprudence ; on aurait pu dire qu'il ne critiquait que pour faire scandale ; qu'il ne prenait tel ou tel parti que par esprit d'opposition ; bien au contraire, nous prouverons à satiété qu'en matière de morale, de philosophie, de jurisprudence et de politique, Marat était lié par son passé, par des opinions, par des principes arrêtés en temps calme, en temps ou les passions des partis n'étaient pas surexcitées, et qu'il n'eut rien à modifier au milieu de la tempête révolutionnaire ; qu'il ne modifia rien, en effet. En veut-on un exemple tiré d'une circonstance des plus graves ? Le 11 août 1790, à propos de l'importance que le Châtelet essayait de donner aux prétendus attentats des 5 et 6 octobre, Marat développe sa these que la vie d'un roi n'est pas plus sacrée que celle du dernier de ses sujets ; il peut ajouter en note : « On ne me reprochera pas sans doute d'établir ici une doctrine nouvelle. J'ai demontré dans mon Plan de législation criminelle que le régicide n'est qu'un delit particulier ; et les raisons que j'en ai données sont si décisives que l'empereur d'Autriche a promulgée une loi expresse pour consacrer cette vérité. Or, dans ses États, le meurtrier de Sa Majesté ne peut être puni que comme simple assassin. » (Extrait du fameux placard intitulé : On nous endort, prenons-y garde.) Ce que l'Ami du peuple écrivait à ce propos, il aurait pu le répéter dans toutes circonstances, nous en donnerons les preuves irrécusables. N'est-ce pas là une forte présomption contre la plupart des accusations qui lui furent intentées ? Que le lecteur montre autant de patience pour vérifier les preuves de tout ce que nous avançons, que nous en avons mis à les recueillir une [124] à une, et le grand jour se fera, et l'on sera convaincu de l'ignorance ou de la mauvaise foi des historiens contemporains.
Est-ce après la lecture attentive et impartiale de l'ouvrage que nous venons d'analyser que M. Michelet a pu écrire :« Les transports de Marat ne procédaient d'aucune foi précise qu'on puisse caractériser ? » (Histoire de la Révolution française, t. II, page 378.) N'est-ce donc pas une foi politique que ce principe : que la loi n'a droit de condamner que les crimes qu'elle a su prévenir par une organisation sociale basée sur le droit au travail pour tous, au travail équitablement salarié, l'entendez-vous bien ? C'est tellement une foi, qu'aujourd'hui elle fait la base de la doctrine des plus avancés, qu'elle est l'objet des préoccupations les plus sérieuses des gouvernants. C'est la religion de l'avenir, et le critique ne semble pas même le soupçonner ! De quelle religion est-il donc ? Qui donc a dit qu'il n'y a plus intelligence, là où il n'y a plus d'entrailles ?
N'est-ce donc pas une foi nouvelle que de déclarer hautement que jusqu'ici la femme a été traitée en esclave, qu'elle est gouvernée par le code de la force brutale, que ses vices viennent, en grande partie, de la dissolution de ses maîtres, et qu'il serait bientot temps de nous montrer plus justes envers elle ? mieux aurait valu, ce me semble, monsieur Michelet, vous agenouiller devant ce principe réhabilitateur que devant la sainte Matrice. (Voir le livre de l'Amour de M. Michelet.)
N'est-ce donc pas une foi précise que de rappeler que, jusqu'alors, en toute application de pénalité, la justice a été violée ; de la réclamer pour tous ; de replacer sa statue renversée par la tyrannie sur le piédestal de l'Égalité ?
Pour nous du moins ces articles de foi suffisent ; les caractères en sont distincts ; si l'on feint de ne les pas reconnaître, c'est pour n'avoir pas à les mettre en relief ; il est des vérités que certains partis redoutent de combattre, dans la crainte même d'en reveiller l'idée. [125]
Telle est l'analyse du Plan de législation criminelle ; il était important que nous insistassions, tant elle devait éclairer la grande figure historique de Marat d'un jour nouveau. Le lecteur de bonne foi ne peut pas encore se prononcer, c'est vrai, mais il doit être ébranlé ; c'est tout ce que nous voulions ; la suite de cette étude achèvera de rectifier le jugement porté par l'histoire. Cet ouvrage doit être considéré comme un des plus achevés de Marat, surtout pour ceux qui veulent apprécier l'Ami du peuple. Lors du commencement de réimpression des oeuvres complètes après l'assassinat de l'auteur, le Plan fut réedité ; M. Chevremont en a vu un exemplaire à la vente de la bibliothèque de M. Solar ; n'est-ce pas une preuve que la veuve partageait, à cet égard, l'opinion de l'auteur et celle de quiconque a fait une étude attentive de tous les ouvrages de Marat ?
On se rappelle qu'il fut accusé d'avoir fait son livre de l'Homme sur l'ouvrage d'Helvétius ; on aurait pu, sur d'aussi bonnes raisons, prétendre que son Plan de législation criminelle n'etait qu'un plagiat du Traité des délits et des peines. L'objet des deux livres est le même ; ils diffèrent pourtant en un point essentiel et tel, qu'on peut dire que l'un complète l'autre.
Le travail du marquis César Beccaria Bonesana avait été publie en 1764. On sait qu'il eut trente-deux éditions en quelques années, sans compter les traductions dans toutes les langues ; nos plus grands écrivains, Morellet, Diderot, Voltaire, Grimm, Helvétius, d'Holbach l'ont illustré de commentaires : ils en avaient inspiré l'esprit, c'était à eux que revenait le droit de dire si l'initié les avait bien compris. Peu de livres ont eu plus de renommée et à de plus justes titres. Ce bruit avait du éveiller l'attention d'un jeune homme de vingt ans ; le Traité des délits contribua peut-être à décider du choix de la politique comme dernier but des études de Marat. Beccaria et lui n'avaient-ils pas, à quelques années près, le même âge ? n'avaient-ils pas été tous les deux nourris [126] du même lait ? Marat l'élève de Montesquieu et de Rousseau ne pouvait-il pas dire, comme l'auteur du Traité : « Je dois tout aux livres français ; ce sont eux qui ont développé dans mon âme les sentiments d'humanité ? » Il ne faut pas l'oublier, en effet, lui qui, par l'étendue de ses connaissances en langues étrangères, pouvait tout aussi bien donner ses préférences à la litterature allemande ou à la littérature anglaise, Marat par goût, par la nature même de son esprit, par la chaleur du coeur est exclusivement Français ; il nous appartient comme Rousseau ; et c'est par sympathie qu'entre toutes les nations qu'il avait visitées, chez lesquelles même il avait séjourné assez longtemps, il adopta définitivement la France pour patrie, et qu'il préféra y mourir honni, persécuté, méconnu, plutôt que de vivre ailleurs tranquille, heureux et recherché pour ses connaissances comme médecin et comme savant.
Ceux qui savent que si les grandes pensées viennent du coeur, les grandes oeuvres aussi portent l'empreinte du caractère de l'écrivain, ceux-là reconnaîtront facilement en quoi diffèrent les deux ouvrages, quand ils auront lu ce qui suit. Morellet, raconte M. Faustin Hélie dans son excellente introduction au travail de Beccaria, Morellet reprochait à l'auteur italien l'obscurité de quelques passages de son livre : « Je dois vous dire, repondit celui-ci, que j'ai eu, en écrivant, les exemples de Machiavel, de Galilée, de Giannone devant les yeux. J'ai entendu le bruit des chaines que secouent la superstition et le fanatisme étouffant les gemissements de la vérité. La vue de ce spectacle effrayant m'a déterminé à envelopper quelquefois la lumière de nuages. J'ai voulu défendre l'humanité sans en être le martyr. » Tout est là, Marat a achevé de dire ce que Beccaria avait commencé ; celui-ci était resté dans les généralites, celui-là n'a pas reculé devant l'application, et même et surtout devant l'application politique ; aussi sous ce rapport le Plan est-il bien plus complet que le Traité. Beccaria a eu l'honneur d'une initiative [127] généreuse, Marat a eu la gloire de la soutenir jusqu'à la mort ; j'admire plus le premier comme auteur, le second comme homme. Mais tous les deux ont contribué à la ruine de la vieille jurisprudence tant civile que politique, tous les deux ont préparé les matériaux d'une construction nouvelle, à tous les deux l'humanité doit une éternelle reconnaissance. [128]
Chapitre VI |
Marat, l'Ami du Peuple |
Chapitre VIII |