Chapitre I |
Marat, l'Ami du Peuple |
Chapitre III |
SOMMAIRE. - Analyse du livre de l'Homme. - Ce que les anciens ont pensé au sujet de l'influence de l'âme sur le corps, ou du corps sur l'âme. - Critique des opinions des philosophes du XVIIIe siècle. - Pourquoi toutes les recherches antérieures ont été sans Fruit. - Premier livre. Étude de l'anatomie du corps humain. - L'âme est située dans les méninges. - Deuxième livre : Des facultés de l'âme. - Troisième livre : De l'influence réciproque du corps sur l'âme et de l'âme sur le corps. -. Quatrième livre : Comment s'opère la transmission. - Que le troisième volume n'est qu'un supplément au livre premier. - Du style de l'ouvrage. - De sa portée morale, politique et philosophique. - Pourquoi l'ouvrage est encore oublié. - Critique de Voltaire. - Réponse de Marat. - Critique de M. Michelet. Notre réponse.
A-t-on bien remarqué l'aveu qu'a fait Marat dans le chapitre précédent ? Il nous a dit : « J'ai toujours été dévoré de l'amour de la gloire, passion qui ne m'a jamais quitté un instant. » Il est dès lors facile de prévoir qu'il ne s'en tiendra pas au rôle secondaire de professeur de langues qu'il a peut-être rempli, à différents intervalles, pendant les quinze années où nous le perdons de vue. Le jeune ambitieux dut aspirer plus haut ; ainsi fit-il, et ce côté prédominant de son caractère nous amène à le considérer comme philosophe.
On a répété à satiété que Marat fut un monstre ; soit ! Toujours est-il que la philosophie d'un monstre doit éveiller la curiosité : ce sera l'objet de ce chapitre.
Son livre est intitulé : de l'Homme, ou des principes et des lois de l'influence de l'âme sur le corps et du corps sur l'âme, par Marat, docteur en médecine. 3 volumes in-12, chez Marc-[14] Michel Rey. Amsterdam, 1775. Il avait paru écrit en anglais, deux ans auparavant.
Ce titre nous annonce un sujet intéressant : nous ne nous passerons jamais d'entendre parler de nous. Il est vrai de dire que l'objet n'en était pas nouveau, qu'il avait été traité bien souvent ; mais que de livres à brûler, s'il fallait, à cause de cela, reprocher à l'auteur d'avoir fait une oeuvre inutile ! Tout ce que nous pouvons affirmer, c'est que la question était à l'ordre du jour. Personne n'ignore en effet que le XVIIIe siècle se distingue surtout par l'esprit philosophique, je veux dire par la recherche des effets et des causes. En ce sens, le livre de l'Homme répondait à un veritahle besoin ; à moins qu'on ne prouve que le sujet était épuisé ; auquel cas nous devrions encore savoir gré à l'écrivain vulgarisateur ; tout ce que nous pourrions exiger, c'est une reconnaissance loyale de ce qu'il devait à ses prédécesseurs. Si le livre de l'Homme remplit quelqu'une de ces conditions, nous devons affirmer qu'il fut utile ; c'est ce que nous allons chercher.
Dans un discours préliminaire, Marat esquisse à grands traits la critique des principaux ouvrages qui se sont occupés de l'homme.
Inutile de s'arrêter aux premiers observateurs ; leurs connaissances en cette matière furent trop restreintes pour mériter d'être mentionnées. Les siècles qui ne fournissent pas leur contingent aux progrès de l'esprit humain ne comptent pas. Franchissons d'un seul bond plus de trois mille cinq cents ans, et cherchons ce qu'on pensait en Grèce sur le sujet en question. J'entends citer de grands noms, je lis des ouvrages fameux, on y parle de l'âme ; mais ce n'est encore qu'une matière subtile et déliée.
Je ne comprends pas, je passe à Rome. On n'y répète guère que ce qu'avaient dit les Grecs.
Après le grand siècle d'Auguste, nous assistons à l'invasion du catholicisme ; encore quinze siècles à franchir, pendant lesquels l'examen philosophique demeure si réelle-[15] ment stationnaire, qu'à l'arrivée de Bacon il faut encore partir d'Aristote pour prendre un nouvel essor.
Alors les chercheurs analystes se divisent en deux catégories : les anatomistes et les spiritualistes ; aux premiers est dévolué l'étude exclusive de la partie corporelle ; aux seconds celle de la partie pensante.
Ces systèmes eurent le désavantage d'être trop isolés, trop exclusifs, parce que les anatomistes n'étaient pas assez physiciens, ni ceux-ci assez anatomistes. « Ce qu'il fallait, affirme Marat avec quelque raison, ce semble, c'était observer avec soin l'influence réciproque du physique et du moral, et donner les raisons de cette influence... Déscartes lui-même, malgré tout son génie, n'avait pas assez de connaissances anatomiques pour tout embrasser : assigner à chaque idée une fibrille particulière du cerveau, et faire résulter du jeu de cette machine les opérations de l'âme, c'est sans doute fort ingénieux, mais rien de plus. »
Le philosophe passe donc à la critique des ouvrages contemporains. C'est d'abord Helvétius qu'il prend à partie. Ici nous devons une citation textuelle, et pour cause. « De tous les auteurs, il est peut-être le seul qui, sans connaissance de l'anatomie, sans connaissance de la physique, sans connaissance de l'influence réciproque de l'âme et du corps, ait entrepris de manier notre sujet. Je dis plus, il est le seul qui ait même fait un livre dans le dessein formel d'établir l'inutilité de ces connaissances, pour parvenir à celle de l'homme. Esprit faux et superficiel, il commence par poser un système absurde, où tout est réduit aux causes morales ; puis, donnant hardiment ce système pour le seul vrai, il va glanant dans l'histoire quelques traits particuliers à l'appui de son opinion, et donne la torture à son esprit pour y plier les phénomènes. Aussi son livre n'est-il, à cet égard, qu'un continuel tissu de sophismes, orné avec soin du vain étalage d'une vaine érudition. »
On remarquera qu'a cette époque déjà Marat ignorait le [16] secret académique de tuer les gens avec un éloge ; il allait droit au fait ; rien ne lui coûtera plus cher : ce n'est jamais impunément qu'on touche aux idoles. Nous montrerons bientôt en quels termes le prince des philosophes gourmanda cet intrus irrévérencieux ; mais poursuivons.
Il est évident que ce qu'il fallait surtout éviter en une telle question, c'était de confondre les facultés de l'esprit avec celles du corps. « Haller, ajoute le critique, ne put échapper à ce danger. Le Cat aurait eu la gloire de terminer cet éternel débat dans son Traité des sensations et des passions en général, s'il eût été plus penseur que littérateur ; s'il eût moins cherché l'érudition de l'analyseur que le génie du synthétiseur. »
Voilà suffisamment prouvé que Marat n'ignorait pas les travaux de ses devanciers, qu'il n'a pas méconnu leurs efforts pour arriver à la vérité ; s'il a fait ressortir le côté faible de leurs ouvrages, dévoilé la cause de leurs erreurs, faut-il s'en étonner, puisqu'il a cru mieux voir ? Veut-on dire qu'il exprime trop crûment ce qu'il pense ? C'est le fait des convictions profondes, de la passion de la vérité. Remarquons toutefois, et l'extrait textuel que nous avons donné à dessein le prouve, remarquons que si le langage est d'une hardiesse blessante pour l'amour-propre, il n'est jamais grossier, et disons tout de suite que plus tard, quand il s'agira de politique, Marat ne procédera jamais autrement. C'est ce dont peu de gens se doutent ; c'est ce dont nous donnerons des témoignages en temps et lieu. On a feint de confondre la franchise avec la grossièreté.
Ce qui démontre que les recherches antérieures des philosophes ont été au moins incomplètes, c'est l'ignorance des maîtres mêmes de la science en cette matière : « On les voit se retrancher dans leurs ténèbres avec une Sorte de fatuité, chercher du prodige aux faits les plus simples, et faire de la connaissance de l'homme une énigme, un secret impénétrable, un labyrinthe dont on ne peut sortir. » Marat réus-[17]sira-t-il mieux ? L'essai est louable, quelqu'en doive être le résultat.
D'où vient que les recherches précédentes ont été sans fruits ? C'est que, « au lieu de prendre l'expérience pour guide, d'aller par des observations bien faites à un système général dont tous les phénomènes fussent des conséquences nécessaires, les philosophes ont fait précisement le contraire ; ils ont inventé des systèmes, ils y ont plié les phénomènes et se sont efforcés de soumettre la nature à leurs opinions. » Voilà l'écueil que l'auteur a tâché d'éviter. Ce passage indique la méthode qu'il a suivie ; c'est la méthode baconienne. L'anatomiste considérera analytiquement l'homme dans son corps, le métaphysicien analysera les diverses facultés de l'âme, et de l'ensemble des observations ressortira ce que l'écrivain croit être la vérité : la synthèse reliera ce que l'analyse avait décomposé. Il fallait, pour mener à fin une telle entreprise, des connaissances encyclopédiques ; nous nous convaincrons bientôt que sous ce rapport Marat a fait ses preuves.
Est-ce à dire qu'il prétende présomptueusement que rien ne manquera à son oeuvre ? C'est encore une insinuation qu'on aime à glisser toutes les fois qu'il est question de lui. Écoutons-le : « Quel homme assez vain pour se croire au-dessus de l'erreur ?... Que si j'ai manqué mon but, je puis cependant me flatter que mon travail ne sera pas entièrement vain ; j'aurai marqué l'écueil par mon naufrage, montré la route qu'il faut suivre, j'aurai fourni ma tâche et je dirai avec le Tasse :
L'ouvrage se divise en quatre livres.
Le premier a trait à la physique du corps humain ; c'est la partie purement anatomique. Nous n'avons que faire d'en reproduire ici les intéressantes descriptions, les gens de l'art n'apprendraient rien, les autres se soucient peu de ces ma-[18] tières ; on comprend qu'il n'y avait rien de nouveau à montrer, à moins de procéder à la manière de Sganarelle. Après donc nous avoir initiés au jeu de la machine humaine qu'il qualifie du genre hydraulique ; après nous en avoir décrit les canaux sans nombre, les liqueurs de toute espèce et le fluide qui donne le mouvement à tout l'appareil ; après avoir repris séparément chacune de ces parties afin que nul n'en ignore, il ajoute : « La source du mouvement et du sentiment est dans les parties nerveuses. Liez le nerf, le muscle n'a plus de mouvement, l'âme n'a plus conscience de l'impression ; l'âme n'est donc pas le moteur immédiat du corps ; elle ne sent pas dans chaque partie et n'y a pas son siège : les sensations se font dans les fibres nerveuses qu'affectent les objets, et se communiquent à l'âme par les nerfs. »
Ici nous entrons dans le système de l'auteur. Si l'âme ne sent pas dans chaque organe, où est son siège ? Par les phénomènes qui s'operent dans le tétanos et la paralysie, qui ne voit que c'est la tête ? qui ne s'en aperçoit par une tension dans l'intérieur de cette partie du corps, quand on veut se recueillir ? Mais dans quelle partie de la tête ? « Dans les méninges, affirme le docteur, car lorsqu'on suit les nerfs jusqu'à leur entrée dans les membranes du cerveau, on voit qu'ils s'y confondent et ne forment plus avec elles qu'une même substance. Or, si les nerfs seuls sont sensibles, et si les sensations ne se propagent que par ces organes, les méninges doivent être le siège de l'âme. »
Pour mieux appuyer cette affirmation, vient la description du cerveau. Mais, se demande le lecteur, comment la sensibilité, si délicate qu'on la suppose, peut-elle se traduire en une image, en une réflexion ? Écoutez la réponse d'un homme qu'on a encore accusé de ne douter de rien : « Cette question est au-dessus de ma portée... Osons reconnaître notre faiblesse, et ne prétendons pas renverser par nos vains raisonnements les lois sublimes de la nature, afin de rabaisser à notre portée ses merveilleux secrets... Nous [19] ignorons le fond des choses ; la connaissance de leurs rapports est la seule à laquelle il nous soit permis d'atteindre. » N'est-ce pas la seule réponse à faire à tous ces chercheurs de causes premières, fastueux ressasseurs des billevesées inintelligibles pompeusement décorées du titre de métaphysique ? La connaissance des rapports, voilà le but assigné aux efforts de l'esprit humain, le seul que se proposât l'auteur qui doit, à ce titre, être rangé parmi les précurseurs de la philosophie. moderne.
« Dans les actions libres, a-t-il dit, le fluide nerveux est subordonné à l'âme, tandis que dans les actions machinales ce fluide est le premier agent ; » et cette remarque lui suggère une de ces réflexions qui décèlent toute la bonté de son coeur : « Il me semble, dit-il, qu'on découvre dans cette loi, qui rend la vie indépendante de l'âme, les tendres soins de la nature, jalouse, pour ainsi dire, de conserver son ouvrage. Sur cette terre où notre existence est nécessairement partagée entre le plaisir et la douleur, quel homme, dans un de ces moments de chagrin dont la vie est pleine, ne souhaita jamais la mort ? et quel homme ne se la fût donnée, si son existence dépendait d'un simple acte de la volonté ? Mais en ne nous laissant, pour terminer notre misère, que la voie de la faim, du poison ou du sang, toujours longue et affreuse, la nature nous a sagement ménagé les moyens du retour ; elle nous a ôté, par l'affreux appareil des supplices, l'envie de nous détruire, et conserve ainsi nos jours par l'aversion de la douleur. » Voilà la religion de Marat, il n'en eut point d'autre, et de cela encore nous n'avons pas l'envie de lui faire un crime. Tandis que les prêtres des faux dieux inoculent l'ignorance pour qu'on croie à leurs idoles de bois, le philosophe nous fait pénétrer dans les lois de la nature pour nous en faire respecter toujours davantage les admirables desseins.
Le caractère distinctif de cette première partie du livre de l'Homme, c'est une extrême simplicité, c'est l'absence de technologie pédantesque, de prétention à la science. Il fau-[20]drait, il est vrai, posséder des connaissances plus spéciales que nous n'en avons, pour décider en dernier ressort ; mais, en vérité, la démonstration est si lucide qu'on serait tenté de se faire juge. Quand il n'y aurait rien de nouveau, l'auteur aurait du moins prouvé qu'il était excellent vulgarisateur. N'est-ce pas un des caractères des intelligences d'elite ? La clarté est le génie de la science.
Le livre deuxième traite de l'âme humaine. « Si le corps est un être admirable, l'âme est un être merveilleux. Le corps végète bien de lui-même ; mais c'est l'âme seule qui donne la vraie vie à son merveilleux mécanisme. Ressort invisible, c'est elle qui rend nos membres actifs, qui produit tous ces mouvements harmoniques, tous ces mouvements rapides et prodigieux qui font du corps une machine si adroite, si surprenante... C'est elle qui rend l'homme intelligent et libre,... qui le fait vivre par la pensée dans le présent, le passé et l'avenir. »
L'auteur décrit les facultés de l'âme comme il a fait pour celles du corps ; puis, passant aux sentiments innées, il nous arrête sur quelques points dans lesquels il diffère de ses devanciers ; et il était peut-être plus aisé de laisser oublier le livre que de le réfuter. Il ne croit pas, par exemple, que la pitié soit un sentiment naturel ; il est factice, prétend-il, acquis dans la société. « Il naît de l'idée de la douleur et des rapports que l'homme se forme avec les êtres sensibles. Pour plaindre les autres, il faut connaître leurs maux, mais il ne faut pas les sentir. Quand on a souffert, on plaint ceux qui souffrent ; mais tandis qu'on souffre soi-meme, on ne plaint que soi. » Force est bien de le croire, quand on songe à l'insensibilité des heureux de naissance, aux tergiversations des poëtes toujours relatives à leur position du moment, quand on songe à l'absorption du malheureux dans sa propre misère, absorption qui lui ôte jusqu'à l'énergie de chercher le remède. Si cette allégation et bien d'autres encore sont discutables, elles montrent du moins que Marat n'est pas un ressasseur, [21] qu'il n'a point fait un livre pour le plaisir de se parer des plumes des paons de ]a philosophie.
Ce qui caractérise cette nouvelle nomenclature des diverses facultés de l'âme, c'est la lucidité des définitions, lucidité exclusivement française ; en cela l'auteur du nouveau livre de l'Homme est bien de ce XVIIIe siècle, sous ce rapport véritable siècle des lumières. Que l'on compare les chapitres qui traitent des passions avec le livre de la célèbre Staël Leucolène sur le même sujet, et qu'on dise de quel côté s'enfle le pathos !
« C'est l'énergie des sentiments qui en différencie les dénominations. Sont-ils vifs, on les nomme passions ; sont-ils faibles, on les appelle goûts... Les passions factices surpassent de beaucoup la somme des passions sensuelles, car celles-ci sont limitées au nombre de nos sens, tandis que les autres n'ont point de bornes, parce que l'esprit est sans cesse actif, et toujours prompt à inventer quelque nouveauté. » Comme cela est logique, élémentaire, et se grave dans l'esprit pour n'en plus sortir !
Dans cette deuxième partie, Helvétius, qui donne pour origine aux passions la seule sensibilité physique, est combattu pas à pas. Ces luttes des intelligences ne se décrivent pas, il faut y assister, prendre parti soi-même, pour sentir toute la force de résistance. C'est pourquoi nous passons immédiatement au troisième livre.
Puisque tout est lié dans la nature, puisque tout se tient par quelque rapport, puisque tous les êtres agissent les uns sur les autres, il n'y a pas de raison dès lors pour que l'âme et le corps seuls soient isolés, sans influence réciproque. L'auteur va donc examiner séparément les principes et les lois de cette correspondance mystérieuse, nous rendre témoins de la puissance du corps sur l'âme, de celle de l'âme sur le corps ; cet examen partage le livre troisième en deux sections correspondantes.
Si nous étudions l'homme dans le sommeil, nous nous [22] convaincrons que l'âme, qu'on croit généralement libre en ce moment, dépend du corps qui semble inerte. N'est-ce pas la disposition corporelle qui détermine la nature de ses rêves ? Quels sont-ils quand le corps est malade, par exemple ?
Le corps veille-t-il, l'âme encore partage ses fatigues ; et, ce qu'il y a de singulier, c'est qu'ils se lassent tous deux en même temps, jamais l'un sans l'autre. Elle souffre de ses maladies, de ses moindres blessures ; on la croirait corporelle ; elle a, comme lui, ses convalescences où toutes ses facultés sont languissantes ; elle ne redevient puissante que quand il a recouvre toute sa vigueur. Ici le docteur aurait mille faits à citer pour un.
Il y a plus, on constate un rapport forcé entre l'esprit et le cours de nos liqueurs. Les mouvements de l'âme suivent ceux du sang dans les veines. Ces rapports se retrouvent encore entre l'état du corps et le caractère des sentiments, entre son organisation et les goûts de l'âme. « Unie à des organes grossiers, l'âme aime les amusements vifs, les plaisirs bruyants ; unie à des organes délicats, elle prefere les plaisirs fins, les amusements paisibles. Les couleurs brillantes sont les couleurs favorites des hommes robustes, ils sont passionnés pour la musique guerrière, les odeurs pénétrantes, les liqueurs fortes. Les personnes délicates et sensibles aiment au contraire les couleurs tendres, les demi-teintes, la musique touchante, le mode amoroso, le doux parfum de la rose et du Jasmin. »
Mais peut-être n'est-on pas également convaincu de la puissance de l'âme sur le corps ; c'est l'objet de la seconde section.
La mécanique du corps humain nous a déjà démontré dans le premier livre l'influence de la volonté sur les organes ; examinons celle des passions. Il s'en faut de beaucoup quelles puissent rester renfermées dans le coeur, qu'au contraire elles se trahissent au dehors par des mouvements involontaires, par le son de la voix, la rapidité des paroles, le [23] geste, etc. S'agit-il de l'amour, par exemple : « Il produit de fortes émotions dans nos parties secrètes, une chaleur sensible dans la région du diaphragme, la tendresse dans le regard ; il élève le pouls, enflamme l'oeil, anime le teint, embellit la face, donne la vie à ses traits, et la grâce à tous nos mouvements. » Suit la description de l'effet sensible produit par l'âme sur le corps dans chacune de nos passions, description qu'on n'a taxée de lieu commun que parce qu'on a feint d'ignorer que c'était justement de la constatation de certains faits matériels qu'il s'agissait.
Quel est celui de nous qui puisse nier que l'âme vivement affectée arrache à son tour le corps au sommeil ? Il faudrait n'avoir pas surpris une mère veillant des semaines, des mois entiers auprès du berceau de son enfant malade.
Mais en voilà assez pour prouver l'influence réciproque du corps sur l'âme et de l'âme sur le corps. Examinons maintenant comment se passe le phénomène ; c'est ce que Marat va nous montrer dans son quatrième livre ; il nous dira de quelle façon s'opère la transmission du corps à l'âme, ou de l'âme au corps, des différentes impressions que nous éprouvons.
Voici le système de l'auteur : « L'âme et le corps n'ont aucun pouvoir immédiat réciproque ; ces substances sont distinctes, sans nul rapport nécessaire, et uniquement unies entre elles par le fluide des nerfs. Ainsi de quelque manière qu'elles s'affectent, elles n'agissent jamais l'une sur l'autre sans l'intervention de ce fluide et jamais sans un mouvement communiqué. C'est du mouvement communiqué à ce fluide, combiné dans ses différents degrés de force avec l'élasticité des fibres et les divers organes affectés, que dépendent les phénomènes du moral sur le physique. »
Puis, comme dans les chapitres précédents, il appuie son principe sur des expériences prises dans ce que nous ressentons à chaque instant. Venant au corps, il conclut ainsi : « Sa sensibilité est la mesure exacte de'la sensibilité de l'âme. [24] D'où cette loi : la sensibilité de chaque individu dépend de causes purement physiques. » Si nous le suivions dans ses preuves, nous apprendrions d'où naît l'humeur constante, le caractère réfléchi, dissipé ou taciturne ; pourquoi tel est cruel, tel autre bon ; celui-ci communicatif, celui-là défiant ; ce qui constitue l'avare, le dévot, le lâche, le timide, etc. Nous verrions encore que la différence des esprits trouve sa raison dans la disposition des organes du corps, comme celle du caractère moral de l'âme. Nous saurions à quelles conditions organiques un esprit est étendu, juste, fin, vaste, profond, superficiel, étroit, faux, grossier, et nous dirions avec l'auteur : « Mieux les sens sont constitués, plus on est intelligent, toutes choses égales d'ailleurs. »
Arretons-nous brusquement, car nous ne nous sommes pas assigné pour but de dispenser de la lecture du livre de l'Homme ; nous voudrions, au contraire, en augmenter le désir. Nous nous proposions de convaincre les impartiaux, non pas que nous allions leur présenter une oeuvre de génie, transcendante, égale aux plus grandes découvertes, mais un livre intéressant à des titres égaux à tant d'autres qui jouissent d'un renom européen ; nous voulions qu'ils avouassent que l'auteur y présentait des aperçus nouveaux, qu'il avait apporté dans ses études une science qu'on ne peut nier, de l'esprit d'observation, de la sagacité, de la pénétration, un jugement sain, une grande simplicité d'expressions, de la bonne foi, enfin une irréprochable moralité. Le petit nombre des citations que nous avons faites ont dû le prouver. Sera-ce trop maintenant d'ajouter que le livre de l'Homme valait l'honneur qu'on ne le laissât pas dans l'oubli ? Nos connaissances physiologiques reposent-elles aujourd'hui sur des bases si certaines que nous devions rejeter dédaigneusement des expériences, aussi consciencieuses ? Ne serait-ce pas plutôt que le nom de l'auteur a nui au livre ? On pouvait présumer mieux d'un siècle qui se prétend supérieur à tout préjugé. [25]
Le troisième volume, qui parut séparément en 1776, n'est pas compris dans le résumé que nous avons essayé de faire ; ce n'est qu'un supplément au livre premier, dans lequel l'auteur s'est occupé de la physique du corps humain ; la lecture n'en est pas indispensable à l'intelligence du système.
Nous nous sommes peu préoccupé du mérite purement littéraire de l'ouvrage ; cependant nous aurions pu, à ce propos, citer quelques amplifications descriptives qui auraient victorieusernent démontré que Marat savait, tout comme un autre, jouer de la phraséologie. Si nous en jugeons par l'invocation qui termine l'ouvrage, nous verrons que l'écrivain n'ignorait pas ce qui lui manquait sous ce rapport. « Sublime Rousseau ! s'écrie-t-il, prête-moi ta plume pour célébrer toutes ces merveilles ; prête-moi ce talent enchanteur de montrer la nature dans toute sa beauté ; prête-moi cette force, cette noblesse, cette chaleur d'expression qui étonne, qui enflamme, qui ravit, et qui fait l'âme de tes écrits precieux ! »
Il est un point de vue beaucoup plus important sous lequel nous devons considérer un instant le livre de l'Homme ; c'est celui de sa portée morale. S'il existe réellement une influence réciproque et forcée du corps sur l'âme et de l'âme sur le corps ; si l'énergie de mon intelligence dépend de l'état sanitaire de mes organes, la conséquence naturelle est que je dois veiller avec le plus grand soin sur ma santé, pour jouir pleinement des plus nobles facultés de mon âme. L'auteur semble me dire : vis comme doit le faire un être raisonnable et tu seras intelligent, ton caractère s'élèvera, ton coeur s'ouvrira à toutes les grandes aspirations, tes sentiments s'ennobliront, tu seras un homme dans la belle acception du mot, tu seras utile à toi et aux autres. Connaissez-vous un système philosophique d'une portée plus efficace ? Toute morale qui s'appuiera sur l'hygiène, c'est-à-dire sur les effets immédiats et physiques d'une mauvaise vie, aura toujours [26] sur nous la plus grande influence. Le musée Dupuytren a fait plus de continents que tous les moralistes ensemble.
Et si plus tard l'auteur d'un tel système devient homme politique, quelle importance ne donnera-t-il pas à la satisfaction des besoins physiques du peuple ! En outre, soyez convaincus que l'analyse qu'il a faite du coeur humain le mettra en garde contre toutes les roueries de la diplomatie. Si en effet telle est sa destinée, il ne pouvait pas mieux s'annoncer.
Pour qui considère le livre de l'Homme au point de vue purement philosophique, force est de reconnaître que l'auteur prenait une place honorable dans l'école de la philosophie positive, de cette philosophie qui, laissant de côté les entités, la métaphysique si souvent ténébreuse, ne voulait plus procéder que par démonstration scientifique, et devait poser comme principe d'investigation cet axiome : « L'observation des faits est la seule base des connaissances humaines. » Une étude plus spéciale de l'ouvrage de Marat démontrerait en effet qu'il procédait de Hume qui, le premier, avait appelé l'attention sur l'influence irrésistible de l'organisme sur l'esprit humain ; que ce livre allait bientôt être suivi de ceux de Leroy, de Cabanis, de Gall et definitivement d'Auguste Comte, qui devaient, par des travaux successifs, cimenter les bases d'un ordre de pensées et conséquemment d'un ordre de choses tout nouveau. En quoi se résument aujourd'hui les observations physico-psychologiques de ces maîtres de la philosophie positive ? En ceci : qu'il y a en toute impression suivie d'un acte, action des nerfs sur la partie cérébrale qui est le siège de la faculté pensante, et réaction de celle-ci sur l'organisme ; en d'autres termes, comme s'est exprime Marat, influence réciproque du corps sur l'âme et de l'âme sur le corps par l'intermédiaire des nerfs. Qu'est-ce encore que ces méninges que l'auteur du livre de l'Homme nous a presentées comme le siège de toutes les opérations intellectuelles, sinon l'ensemble constitutif du cerveau, sur lequel Marat appelait [27] l'attention des savants ? Il semblait leur dire : voilà la place ; à vous d'en étudier la topographie. C'est ce que Voltaire, au moment de l'apparition du livre, et M. Michelet, de nos jours, n'ont pas soupçonné : Voltaire, par défaut de profondeur ; le critique moderne, par parti pris. Mais un jour viendra où les disciples de cette méthode, que la hauteur de leur principe élève au-dessus des partis politiques, un jour viendra où les vrais savants, rendant à César ce qui appartient à César, classeront le livre de l'Homme parmi les ouvrages qui ont le plus directement préparé l'émancipation de l'humanité débarrassée désormais d'une métaphysique complice de la tyrannie.
Mais je veux admettre pour un moment qu'ils ne lui accordent pas cette importance, que je me suis illusionné sur la portée de l'oeuvre en elle-même ; toujours est-il qu'il faudra bien avouer que Marat faisait choix entre le passé et l'avenir, entre la doctrine du vieux monde et celle du nouveau, et qu'il prouvait sa compétence scientifique et philosophique. N'est-ce donc rien ? a-t-on oublié que, s'il faut courage, intelligence et génie pour planter résolûment une bannière nouvelle, il en faut aussi pour s'enrôler des premiers parmi ses défenseurs ?
Pour qui sait à quelles conditions un livre fait son chemin, il est évident que celui de Marat devait rester en route. Il ne pouvait plaire aux prêtres, puisque Marat n'y reconnaissait comme vrai que ce qu'il comprenait, ce qu'il pouvait se démontrer à lui-même, ce dont, au moyen de l'expérience, tout le monde pouvait se rendre compte comme lui ; en conséquence, il n'y était question ni de l'immortalité de l'âme, ni de toutes ces mysticites sublimes qui assurent le succès d'un ouvrage patronné par les autorités ad hoc ; il ne pouvait être accueilli des philosophes organisés en phalange encyclopédique, puisque l'auteur avait ose déclarer en propres termes qu'ils ne savaient pas tout ; il n'était pas digne d'être reçu dans la bonne societe, puisque le docteur n'avait pas fait au [28] beau monde sa révérence en entrant ; enfin l'ouvrage devait rester ignoré du peuple d'alors, qui ne savait pas lire ; de nous autres, posterité, qui nous considérons comme trop supérieurs au XVIIIe siècle, pour nous enquérir d'autre chose que du titre de ses oeuvres.
Nous aurions tort cependant d'affirmer que le livre eût été totalement oublié dès son apparition et de nos jours. La vérité est qu'en 1776, je crois, Marat reçut un vigoureux coup de latte du grand homme que Rousseau appelait l'Arlequin de la philosophie ; et, il y a dix ans environ, un coup de pied d'un autre grand homme que je ne veux pas qualifier.
Oui, le prince des philosophes, Voltaire, daigna un jour s'attaquer à Marat. (Voir le tome II de l'édition Touquet, page 259.) Il lui reprocha d'abord d'avoir maltraité les anciens, et, pour mieux lui faire la leçon, en donnant à entendre que le disciple n'a pas lu ses maîtres, il lui dit : « Nous représenterons d'abord que vous ne devez rien reprocher à Socrate, puisque Socrate n'a jamais rien écrit. » Prince, en conscience, je crois que l'auteur du livre de l'Homme avait été à l'école ; qu'il y avait appris, tout aussi bien que le plus intime de vos sujets, un fait aussi connu ; que si nous lisons dans son discours préliminaire : « Socrate disait que l'âme est un esprit, » l'ecrivain en parlait comme vous avez cent fois parlé du Christ dans vos immortels ouvrages, comme nous en parlons tous les jours quand nous nous exprimons en ces termes : le Christ a dit. Est-ce que par hasard vous penseriez que Jésus ait écrit ? Est-ce que Platon et Xénophon ne furent pas disciples enseignant la doctrine du maître, aux mêmes titres que Luc et Matthieu ? Ah ! grand homme, si j'avais la sottise de faire planer sur vous ce soupçon d'ignorance, votre ombre rirait bien de ma niaiserie de pédant émérite ; mais je ne lui donnerai pas cette satisfaction.
S'attaquant ensuite au système du docteur, aux méninges [29] que Marat prétend être le siège de l'âme, Voltaire ajoute : « Il vaut mieux avouer qu'on n'a pas vu encore son logis, que d'assurer qu'elle est logée sous cette tapisserie... Laissez faire à Dieu, croyez-moi, lui seul a préparé son hôtellerie, il ne vous a pas fait son maréchal des logis. » Descartes maréchal des logis ! Platon maréchal des logis ! » faut que je me connaisse bien peu en esprit pour ne pas sentir tout le sens de celui-là. J'avais cru jusqu'à présent que tout homme doué de raison était appelé par cela seul à l'étude de lui-même ; je m'imaginais que la possession de l'instrument lui donnait droit d'investigation. Je me trompais, vous m'apprenez qu'il faut un permis particulier de Dieu, qu'il a ses élus, ses maréchaux des logis. Les prêtres en disent autant, et, si j'ai bonne mémoire, vous leur en avez fait un crime. Maître, vous n'etes pas conséquent ! mais ne serait-ce pas plutôt que vous vouliez par là faire savoir à vos contemporains qu'à vous seul revenait le droit d'octroyer les brevets ? Pour ce coup, je vous soupçonne, prince.
Mais passons aux véritables délits de Marat. Il avait osé critiquer Helvétius ; nous avons fait à dessein la citation du passage incriminé. Voila, ce que le prince des philosophes ne pouvait pardonner à cet audacieux ; vous alliez voir en quels termes il l'en blâme : « Vous auriez pu parler plus poliment d'un homme généreux qui payait bien ses médecins. » Je me permettrai de dire qu'il n'y a rien de commun entre la générosite d'un malade et son mérite comme philosophe. Le chambellan du roi de Prusse n'en jugeait pas ainsi ; il faut bien avouer, en effet, que le correcteur de l'Anti-Machiavel avait donné l'exemple à Marat, en mesurant ses éloges littéraires à sa gratitude de courtisan. Qui de Marat ou de Voltaire avait raison et dignité ? Ce serait une question à débattre entre gens sans caractère.
Autre crime non moins grave. L'auteur du livre de l'Homme avait invoqué Jean-Jacques ! Le grand critique paraphrase le paysage que nous avons cité plus haut en ces [30] termes : « Prête-moi ces accents sublimes avec lesquels tu as enseigné que tous les princes doivent épouser la fille du bourreau, si elle leur convient ; que tout brave gentilhomme doit commencer par être garçon menuisier ; que l'honneur joint à la prudence est d'assassiner son ennemi, au lieu de se battre avec lui comme un sot. » Ah ! pour cette fois, impardonnable, en effet, prince, impardonnable !
Enfin ces observations du patriarche de Ferney, plus piquantes peut-être quand elles s'attaquent au style de Marat, tres-superficielles assurément quand elles s'en prennent au système du philosophe, se terminent par ces mots : « On voit partout Arlequin faire la cabriole pour égayer le parterre. » C'est très-vrai, aurait répondu l'Ours de Genève ; et les rieurs se seraient peut-être rangés de son côte.
En parlant de cette critique, M. Michelet écrit : « Le malicieux vieillard repondit par un article spirituel, amusant, judicieux, où, sans s'expliquer sur le fond, il montre seulement l'auteur comme il est, charlatan et ridicule. » (Histoire de la Révolution française, tome II, page 390.) Le proverbe n'a-t-il pas raison de dire : les beaux esprits se rencontrent ?
Que le lecteur nous permette de lui citer à ce propos une petite anecdote. Seize ans plus tard, Camille Desmoulins, dans un jour de mauvaise humeur, avait aussi reproché à Marat de n'être pas assez réservé dans ses critiques, et il lui rappelait malicieusement aussi qu'autrefois Voltaire l'en avait déjà blâmé, qu'il aurait du profiter de la leçon. Marat répondit : « Que vous êtes cruel, Camille ! pour me faire mieux sentir le poids des ans, vous me rappelez que Voltaire s'est moqué de moi, il y en a vingt-quatre (erreur typographique). Je me souviens en effet qu'en 1776 le marquis de Ferney, piqué de se voir mis à sa place dans mon ouvrage sur l'Homme, essaya d'égayer ses lecteurs à mes dépens. Et pourquoi non ? Il avait bien pris la même liberté avec Montesquieu et avec Rousseau. Peut-être je m'abuse ; mais il me semble que ce sont moins les injures et l'ironie qui blessent, [31] que le sentiment de les avoir meritées : d'après cela, jugez combien je me suis aisément consolé des pasquinades de Voltaire, en voyant qu'il avait eu honte de les avouer et qu'il avait été réduit à tronquer mon livre pour amuser les sots ; que sais-je même si les rieurs auraient été pour lui, si son disciple Laharpe n'avait pas refusé d'inserer la reponse à côté de la diatribe ? » (L'Ami du Peuple, n° 455, 11 mai 1791.)
Passons aux coups de pied de l'autre grand homme ; c'est de M. Michelet qu'il s'agit. (Histoire de la Révolution française, pages 388-390 du tome II.) « Le faible et flottant éclectisme de Marat, dit-il, parait singulièrement dans cet ouvrage de physiologie et de psychologie. » Entendons-nous bien. Flottant éclectisme, dans le sens critique qu'il faut attacher à ces mots, signifie que l'auteur du livre de l'Homme a pris ailleurs le système qui fait le fond de sa doctrine physico-psychologique, et que dans le choix de ses larcins il est indécis. Examinons bien. En quoi consiste le système de Marat ? En ceci : que l'âme n'est point le moteur immédiat du corps, qu'elle n'est pas dans chaque partie et n'y a pas son siège, mais que ce siège réside dans la partie du cerveau qu'on appelle les méninges, et que les sensations se communiquent du corps à l'âme au moyen du fluide nerveux. Que ce système soit vrai ou faux, raisonnable ou absurde, ce n'est pas la question ici ; nous demandons seulement que M. Michelet nous dise où nous pourrions le revoir ailleurs, car il faut absolument qu'il ait existé quelque part pour que Marat l'ait pris ou choisi, pour qu'il y ait éclectisme ou larcin.
Éclectisme flottant ! S'il ne s'agissait que de savoir si l'auteur était matérialiste ou spiritualiste ; s'il n'y avait de choix possible que dans l'un ou l'autre parti, le critique aurait raison. Mais la conclusion exclusive est-elle forcée ? n'y a-t-il de vérité que dans l'absolu ? Évidemment non, car il se présente une troisième opinion qui se formule bien nettement ; c'est celle qui se résume en disant : la vérité, c'est qu'en bien des circonstances le corps agit sur l'âme ; c'est [32] qu'en d'autres l'âme agit sur le corps. C'était précisement l'opinion de Marat, et c'est pour l'appuyer qu'il nous a donné tant d'exemples ; c'est justement ce qu'il prétend prouver dans tout son livre. Est-ce là de l'indécision ?
Continuons. M. Michelet, prenant ça et là quelques phrases qui, détachées, perdent leur sens, essaye de faire passer Marat pour un niais. « On apprend dans son livre, dit-il, que l'homme triste aime la tristesse, et autres choses aussi nouvelles... En général l'auteur ne sort du banal que par l'absurde. » Que l'homme triste recherche de préférence les spectacles qui ne sont propres qu'à augmenter sa tristesse, cela se voit tous les jours, en effet ; cela est banal sous ce rapport ; mais, pour être banal, le fait n'en est pas moins digne de fixer l'attention du philosophe. Quelle plus grande inconséquence dans l'homme toujours prêt à tout sacrifier à son bien-être, que de le voir, au contraire, dans ses accès de tristesse, s'acharner pour ainsi dire à sa perte, en se plongeant à coeur-joie dans l'abime du malheur ? Pour moi, je ne vois rien d'absurde dans cette observation, et, si j'avais quelque autorité en morale, je la déclarerais même profonde.
Enfin une dernière insinuation clôt la critique du maître moderne d'une façon inqualifiable : « un livre de médecine galante pouvait réussir auprès des jeunes gens, à la cour du comte d'Artois. » Nous n'avons qu'une réponse à faire à une calomnie, c'est de dire au lecteur : Lisez le livre tout entier de Marat et prononcez ; et quand le lecteur sera pleinement convaincu que M. Michelet a sciemment calomnie Marat, nous le supplierons encore, par égard pour l'auteur de tant de belles études sur l'histoire de France, de pardonner à l'écrivain du livre de l'Amour ses visions érotiques, comme il faut passer à Sganarelle ses visions cornues.
Encore un mot pour rectifier une erreur qui prouve que M. Michelet critique le texte anglais qu'il n'a ni lu ni vu. Voici la manière dont il s'exprime à propos du livre en question : « Il venait de paraître à Londres, en 1772, un livre [33] français qui faisait du bruit, livre posthume d'Helvétius. Celui-ci avait pour titre : l'Homme. Marat ne perd pas de temps. En 1773, il publie en anglais un volume, en opposition, lequel développé, délayé jusqu'à former trois volumes, fut donné par lui, en 1775, sous le titre suivant : de l'Homme. »
Voici la vérité ; c'est que Marat fit paraître en 1773 non pas un, mais deux volumes intitulés : A philosophical essay on man, Essai philosophique sur l'homme. Notez que l'édition est in-8°, que le premier volume contient 271 pages, et le second 263. On sent pourquoi M. Michelet a écrit un volume au lieu de deux : il fallait prouver l'empressement du contrefacteur.
Cependant nous ne doutons pas que le critique ait très légèrement parcouru la traduction française qui parut, en effet, en 1775, non pas en trois volumes comme il l'affirme, mais en deux, puisque le troisième ne parut que l'année suivante. C'est encore une petite déloyauté, car, pour faire croire au délayé, il fallait cette fois augmenter le nombre des volumes, conclure de un à trois. La vérité, c'est que les deux volumes anglais formaient ensemble 534 pages in-8°, et que la traduction contenait 702 pages in-12 ; voilà le délayage ! Petite erreur, encore une fois, si elle était involontaire ; mais l'intention ! Est-ce que l'illustre historien qui a si vigoureusement pourchassé les Jésuites aurait retenu des bons Pères l'art de diriger l'intention ? [34]
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Marat, l'Ami du Peuple |
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