Préface |
Marat, l'Ami du Peuple |
Chapitre II |
SOMMAIRE. - Date et lieu de la naissance. - Marat élevé par sa mère. - Elle développe sa sensibilité. - Amour de la gloire. - Ardeur pour l'étude. - L'enfant révèle l'homme. - Circonstances qui accompagnent sa jeunesse : Rousseau à Neufchâtel, Voltaire à Ferney, les Alpes, la mort de sa mere. - Il quitte la maison paternelle. - Divers portraits par David, Bozo, Fabre d'Églantine et M. Michelet. - Ses voyages. - Les langues qu'il connaissait.
Tout ce que les biographes ont daigné nous apprendre des premières années de Jean-Paul Marat, encore diffèrent-ils d'opinion, c'est qu'il naquit à Boudry, dans l'ex-principauté, aujourd'hui république de Neufchâtel, le 24 mai 1743, de Jean-Paul Marat de Cagliari en Sardaigne, et de Louise Cabrol de Geneve (1). Singuliere coïncidence! c'est de la patrie de Guillaume Tell, berceau de la liberté moderne, que nous vinrent Rousseau et Marat, double personification de la théorie politique au XVIIIe siecle, et de l'application révolutionnaire.
Voir la note 1 du chapitre I, à la fin du second volume.
Nous pouvons nous consoler de cette réserve dédaigneuse [3] des historiens, car l'Ami du peuple a tracé lui-même, quelques mois avant sa mort, l'esquisse de ses premières impressions. Préjugeait-il de la mauvaise foi des écrivains à venir par celle de ses contemporains ? Nous avons tout lieu de le croire. Il ne s'est pas trompé.
On lit au numéero 98 de son Journal de la Republique française : « C'est de la nature que je tiens la trempe de mon âme, mais c'est à ma mère que je dois le développement de mon caractère. Cette femme respectable, dont je deplore encore la perte, cultiva mes premiers ans ; elle seule fit éclore dans mon coeur la philanthropie. C'est par mes mains qu'elle faisait passer les secours qu'elle donnait aux indigents, et le ton d'intérêt qu'elle mettait en leur parlant m'inspira celui dont elle était animée. »
« L'amour des hommes est la base de celui de la justice, car l'idée du juste ne se développe pas moins par le sentiment que par la raison. J'avais déjà le sens moral developpé à huit ans. A cet âge, je ne pouvais supporter la vue d'un mauvais traitement exercé contre autrui ; l'aspect d'une cruaute me soulevait d'indignation, et toujours le spectacle d'une injustice fit bondir mon coeur comme le sentiment d'un outrage personnel. »
« Est-il donc vrai, s'écriera un jour le sans-culotte Rousselin, montrant le cadavre sanglant de Marat assassiné pour la cause du peuple, est-il donc vrai qu'être né pour le bonheur public, c'est être né pour son propre malheur ? »
Ainsi, ne l'oublions pas, la qualité que la mère s'appliqua surtout à développer dans un enfant déjà très-impressionnable par nature, ce fut la sensibilite. Mais elle voulait en même temps qu'il raisonnât ses actes, et pour principe d'action elle lui donnait le juste. Qu'était-ce donc, quarante-cinq ans plus tard, que la Revolution française, sinon l'avènement de la justice ? N'admirez-vous pas, auraient dit les saints Pères, avec quels soins la Providence prépare ses élus, par quelles voies elle les conduit ? [4]
« Par un bonheur peu commun, j'ai eu l'avantage de recevoir une éducation très soignée dans la maison paternelle, d'échapper à toutes les habitudes vicieuses de l'enfance qui enervent et degradent l'homme, d'éviter tous les écarts de la jeunesse et d'arriver à la virilité sans m'être jamais abandonné à la fougue des passions ; j'étais vierge à vingt et un ans. » Rappelons-nous que ce récit date de 1793, l'année tant decriée ; il est de ces aveux qui font tout à la fois et l'éloge de celui qui les ose, et la gloire de la société qui les encourage.
« Pendant mes premières années, mon physique etait devenu tres-débile ; aussi n'ai-je connu ni la pétulance, ni l'étourderie, ni les jeux de l'enfance. Docile et appliqué, mes maîtres obtenaient tout de moi par la douceur. Je n'ai jamais été châtie qu'une seule fois, et le sentiment d'une humiliation injuste fit en moi une si forte impression qu'il était impossible de me ramener sous la férule de mon instituteur ; je restai deux jours sans vouloir prendre aucune nourriture. J'avais alors onze ans ; on jugera de la fermeté de mon caractère par ce seul trait : mes parents, n'ayant pu me fléchir, et l'autorité paternelle se trouvant compromise, je fus enfermé dans ma chambre. Ne pouvant resister à l'indignation qui me suffoquait, j'ouvris une croisée et je me précipitai dans la rue. Je me blessai violemment dans ma chute ; j'en porte encore la cicatrice au front. » Déjà l'enfant révélait l'homme.
« Ce qu'on refusera peut-être de croire, c'est que, dès mon bas âge, j'ai été dévoré de l'amour de la gloire, passion qui changea souvent d'objet dans les diverses périodes de ma vie, mais qui ne m'a jamais quitté un instant. A cinq ans, j'aurais voulu être maître d'école, à quinze, professeur, auteur à dix-huit, génie créateur à vingt, comme j'ambitionne aujourd'hui la gloire de m'immoler pour la patrie.
« Né avec une âme sensible, une imagination de feu, un caractère bouillant, franc, tenace, un esprit droit, un coeur ouvert à toutes les passions exaltées et surtout à l'amour de [5] la gloire, je n'ai rien fait pour altérer ou détruire ces dons de la nature.
« J'étais réfléchi à quinze ans, observateur à dix-huit, penseur à vingt. Dès l'âge de dix ans, j'ai contracté l'habitude, de la vie studieuse ; le travail de l'esprit est devenu pour moi un véritable besoin, même dans mes maladies, et mes plus doux plaisirs, je les ai trouvés dans la méditation.
« Voilà ce que m'ont fait la nature et les leçons de mon enfance ; les circonstances et mes réflexions ont fait le reste. » C'est bien là l'enfant dont les traits agrandis reproduiront plus tard l'énergique et inébranlable tribun de la Montagne, luttant seul contre tous, et soutenu dans ce combat à mort par la fureur de l'attaque même, par le sentiment de la justice de sa cause, par la gloire d'y périr en immortalisant sa memoire ; oui, c'est bien là Marat en germe, nature ardente à tout connaître, maladive déjà, impressionnable et par consequent irritable à l'excès ; coeur aimant, mais caractère hautain ; susceptible de la plus vive expansion, mais incapable d'en faire les avances. Un seul être au monde l'avait deviné, savait rompre la glace avec une caresse seulement ; c'etait sa mère : la mort se hâta de la lui ravir. Le père, médecin distingué, Protestant de fraîche date, songeait plutôt à faire de son fils un savant qu'à favoriser l'explosion de la tendresse. Ajoutons enfin que l'enfant était l'ainé d'un frère et de deux soeurs ; nul doute que le maître d'école de cinq ans ne prétendit à rien moins déjà qu'à se poser serieusement en Mentor de la petite famille (1).
1. M. Félix Bovet dit que Marat avait deux frères et deux soeurs ; nous ne pourrions le certifier.
C'est à peu près tout ce que nous avons pu recueillir d'authentique sur les premières années de Marat. L'enfance dut être de courte durée : le malheur, la réflexion, une vague ambition qui n'est peut-être que le pressentiment d'une inévitable destinée, tout cela mûrit si vite (2) ! Et, comme il arrive [6] presque toujours, mille circonstances semblaient se grouper tout exprès autour de lui pour surexciter ses dispositions naturelles, pour hâter le développement de toutes ses facultés et de toutes ses passions.
2. Voir la note 2 du chapitre I, à la fin du second volume.
N'était-ce pas justement dans ce canton de Neufchâtel que l'auteur du Contrat social, traqué par le despotisme, allait bientôt chercher un asile contre les hommes ; tandis qu'à quelques lieues de là, Voltaire, dans son château de Ferney, régnait en roi sur une cour de rois ? Quelles réflexions durent assaillir le jeune ambitieux en présence de cette double perspective ! D'un côté, les persécutions et la misère pour prix du rigorisme des principes ; de l'autre, honneurs et richesse pour salaire d'une condescendance habile peut-être, mais coupable assurément au point de vue de l'austère vérite : voilà les deux voies ouvertes à quiconque entre dans l'apostolat politique ; mais déjà le choix de Marat est fait, Rousseau sera son modele.
Quelle influence aussi ne durent pas exercer sur une imagination aussi vive les premières impressions physiques, je veux dire l'aspect majestueux de cette Suisse taillée en blocs de glace et de granit comme au debut de la création ! Ces Alpes gigantesques, quand on les mesure du regard, semblent élever l'âme à leur hauteur. « Livré dès ma jeunesse à l'etude de la nature, écrira-t-il plus tard, j'appris de bonne heure à connaître les droits de l'homme. » (Chaînes de l'esclavage.) N'est-ce pas surtout, en effet, dans l'air pur du sommet des monts qu'on aspire la dignité de soi, l'orgueil égalitaire?
Enfin un affreux accident décida irrévocablement de son sort ; ce fut, nous l'avons dit, la perte de sa mere. Elle morte, il sentit se rompre le lien qui l'attachait à sa famille ; il lui sembla qu'il restait seul ; seul, en effet, puisque son coeur n'avait plus où s'épancher. Il dut songer à ériger son avenir. Le père, érudit lui-même, lui avait fait faire d'excellentes études ; elles avaient été couronnées de succès ; c'était une ressource dont le médecin prevoyant avait [7] doté son fils à défaut de fortune. L'ardent et susceptible jeune homme pensa qu'il ne devait pas rester plus longtemps à charge à la famille ; il avait seize ans, il partit.
Voilà, à quelques nuances près, Marat au moral ; étudions le physique.
Dans un portrait de l'Ami du peuple esquissé par Fabre d'Églantine, le célèbre auteur du Philinte de Molière débute par une réflexion qu'il est bon de rappeler ici : « Tout le monde a voulu parler de Marat, dit-il, tout le monde en a parlé ; chacun se l'est figuré d'apres soi-même, chacun l'a peint à sa guise ; chacun l'a montré ou vu selon l'esprit de son parti, et selon le plus ou moins de lumière ou d'aveuglement, d'instinct ou de raison, de penchant ou de calcul, qui determinent le choix de ce parti. Il est resulté de cette complication de traits, sous lesquels on cherche Marat, non pas un portrait, mais une défiguration complète, non pas un dessin, mais un barbouillage. » (Portrait de Marat, par Fabre d'Églantine. In-8° de vingt-quatre pages, an II.) Il n'y a rien à changer aujourd'hui à cette observation de Fabre, sinon que Marat n'ayant plus que des ennemis, la défiguration se résume toujours en une caricature immonde. Le montagnard est devenu une sorte d'épouvantail dont on menace au besoin la société en velleité de révolte, comme on menace de Croquemitaine les enfants qui ne sont pas sages ; et, dans ce cas, l'effroyable laideur du masque vient fort à propos appuyer les paroles. Nous tâcherons d'éviter les deux écueils, et, pour qu'on ne nous accuse pas de fantaisie, nous indiquerons exclusivement les textes originaux que chacun peut consulter.
Nous avons sous les yeux une collection de plus de cent cinquante portraits peints ou gravés ; il n'y en a pas deux qui se ressemblent ; quatre, seulement, à notre avis, méritent d'etre mentionnés.
Nous devons parler d'abord du Marat de David. On sait qu'immediatement apres l'assassinat de l'Ami du peuple, l'ex- [8] peintre du roi composa un tableau de cette scene epouvantable. Il y represente la victime expirante, la tête penchée hors de la baignoire. Avant ou peut-être après l'exécution de la toile, l'artiste fit de cette partie principale du tableau, un portrait gravé portant pour épigraphe : Ne pouvant me corrompre, ils m'ont assassiné. Il est facile encore de se le procurer aujourd'hui, car la gravure fut tirée à un très grand nombre d'exemplaires. Mais l'imagination de l'artiste a si profondément transfiguré le martyr, qu'il est difficile de se faire, d'après l'oeuvre du maître, une idée nette de Marat vivant.
Par contre, inutile de s'arrêter au masque fait sur le cadavre à peine refroidi. La face est totalement defigurée par les convulsions de la souffrance ; ce plâtre ne peut avoir de prix que pour ceux qui savent respecter les martyrs jusque dans les dechirements de l'agonie.
Restent deux portraits tout aussi authentiques, mais pris dans des circonstances beaucoup plus favorables à une fidèle ressemblance. C'est d'abord une toile de quatre dont on ne reconnait pas l'auteur (collection Chevremont). L'intention est bonne, l'execution nous a paru faible. L'Ami du peuple y est representé assis devant sa table de travail ; d'une main il tient cette plume qu'il semble n'avoir jamais quittée, tant il a produit ; de l'autre, il presse un bonnet de la liberté ; cette dernière idée était-elle heureuse, quand il s'agissait d'un homme qui donnait tant d'importance aux principes et si peu aux enblèmes ? Quoi qu'il en soit, ce tableau est précieux pour ceux qui recherchent avant tout la ressemblance exacte ; pour ceux qui veulent se convaincre qu'il y avait dans les traits du visage de Marat autre chose qu'un rictus de crapaud.
Enfin tout le monde a vu ou peut voir le portrait de Boze gravé par Beisson. L'artiste a choisi le moment où Marat se tourne vers la Gironde ; et, tirant un pistolet de sa poche, s'écrie : « Je dois déclarer que si le décret d'accusation eût été lancé contre moi, je me brûlais la cervelle au pied de cette tribune. » Ici rien d'idealisé, rien d'exageré ; et pour- [9] tant si l'on regarde attentivement cet oeil rond et fixe qui défie tous les outrages, ce front qui témoigne d'une inébranlable volonté, toute cette tête qui se rejette fièrement en arrière comme pour braver toutes les attaques, on se sent saisi d'une sorte de terreur secrète, et l'on comprend que, plus d'une fois, la Gironde ameutée ait reculé devant cette Méduse de la contre-revolution. Il était difficile de produire un plus grand effet avec aussi peu de moyens ; et c'est cette difficulté vaincue qui fait, selon nous, de cette tolle, une oeuvre égale en mérite à celle de David.
Si l'on veut enfin une peinture littéraire qui ne laisse rien à désirer sous le rapport des details et de la fidélité, il faudra toujours s'en rapporter au portrait de Fabre, le collègue de l'Ami du peuple à l'Assemblée, mais non pas son ami ; nous croyons qu'au contraire le poëte eût volontiers répondu comme Danton : « Je n'aime pas l'individu Marat. » Mais, en dehors de la Sympathie qui tient à une certaine conformité de sentiments et de moeurs, il y a l'estime, aveu forcé d'une superiorité à laquelle nous ne saurions atteindre, mais que la raison atteste et se plait à proclamer, quand l'appréciateur est de bonne foi. Voyons donc ce qu'affirmait Fabre d'Églantine dans la brochure déjà citée.
« Marat était de la plus petite stature ; à peine avait-il cinq pieds de haut. Il était néanmoins taillé en force, sans être gros ni gras ; il avait les épaules et l'estomac larges, le ventre mince, les cuisses courtes et écartées, les jambes cambrées, les bras forts, et il les agitait avec vigueur et grâce. Sur un col assez court il portait une tête d'un caractère très-prononcé ; il avait le visage large et osseux, le nez aquilin, épaté et même écrasé ; le dessous du nez proéminent et avancé ; la bouche moyenne et souvent crispée dans l'un des coins par une contraction fréquente ; les lèvres minces, le front grand, les yeux de couleur gris jaune, spirituels, vifs, percants, sereins, naturellement doux, même gracieux, et d'un regard assuré ; le sourcil rare, le teint plombé et flétri ; [10] la barbe noire, les cheveux bruns et négligés ; il marchait la tête haute, droite et en arrière et avec une rapidité cadencée, qui s'ondulait par un balancement de hanches ; son maintien le plus ordinaire était de croiser fortement ses deux bras sur sa poitrine. En parlant en société, il s'agitait avec véhémence, et terminait presque toujours son expression par un mouvement de pied qu'il tournait en avant, et dont il frappait la terre, en se relevant subitement sur la pointe, comme pour élever sa petite taille à la hauteur de son opinion. Le son de sa voix était mâle, sonore, un peu gras et d'un timbre éclatant ; un defaut de langue lui rendait difficiles à prononcer nettement le c et l's, dont il mêlait la prononciation à la consonnance du g, sans autre désagrément sensible que d'avoir le débit un peu lourd ; mais le sentiment de sa pensée, la plénitude de sa phrase, la simplicité de son élocution et la brièveté de son discours effaçaient absolument cette pesanteur maxillaire... Il se vêtait d'une manière négligée ; son insouciance sur ce point annonçait une ignorance complète des convenances de la mode et du goût, et l'on peut dire même l'air de la malpropreté. »
En vérité, ce portrait pouvait dispenser les historiens modernes des frais d'imagination dans lesquels ils se sont mis pour le refaire. Il est vrai que Fabre n'avait pas décrit un Marat ridicule ; or, ce que voulaient nos graves Tacites, c'était une caricature dans le genre de celle-ci : « Quoi, c'est là Marat? cette chose jaune, verte d'habits, ces yeux gris jaune si saillants... C'est au genre batracien qu'elle appartient à coup sûr, plutôt qu'à l'espèce humaine. De quel marais nous arrive cette choquante créature ?... Son front jaune, son vaste rictus de crapaud souriait effroyablement sous sa couronne de laurier. » (Michelet, Histoire de la Révolution française, passim.) Et, pour certificat de parfaite ressemblance, M. Hatin, dans une histoire de la presse en France, ajoute : « M. Michelet donne une appréciation générale de Marat qui présente un grand caractère de vérité et d'impartialité. » Et ces tur- [11] pitudes sont ébauchées aux applaudissements frénétiques de ces républicains femelles qui ne voient dans la régénération d'un peuple qu'une forme nouvelle à donner à l'art, dans l'énergique attitude d'un tribun convaincu qu'une pose académique, dans le radicalisme des principes qu'une reminiscence catonienne, et dans le sacrifice de la vie que l'occasion d'une esquisse émouvante. Riches imaginations, pauvres coeurs! Adorateurs passionnés de la forme, il leur faut un Marat à profil grec ; ils ne comprennent rien à la beauté morale. Et c'est pour s'attacher l'admiration stérile de ces politiques hermaphrodites, que l'historien que nous citions tout à l'heure a développé toutes les seductions de son art! Aux âmes honnêtes il représentera Marat immoral et charlatan ; aux savants, Marat imbécile ; aux démocrates, Marat taché de boue, de sang ; aux artistes enfin, Marat hideux, ignoble et repoussant. Tout cela dans l'intérêt d'un succes littéraire : pitié (1) !
1. Je ne pouvais prendre à partie chacun des rédacteurs de journaux, de mémoires, de brochures, d'histoires qui ont calomnié Marat. Parmi ses accusateurs j'ai choisi le plus ardent, celui qui, comme écrivain, passe pour le plus remarquable ; comme historien, pour le plus savant et le plus consciencieux ; comme homme politique, pour le plus révolutionnaire ; celui enfin à l'égard duquel je n'avais aucun motif d'animosité ou de reconnaissance personnelle, n'ayant jamais été en rapport avec lui, ne l'ayant même jamais aperçu. M. Michelet remplissait à mes yeux toutes ces conditions ; je me suis donc attaqué à lui de préférence : je le devais.
Nous venons de parler de la beauté morale de l'Ami du peuple, le mot étonne sans doute ; la suite de cette étude apprendra ce qu'il faut en penser au juste. En attendant, disons ce qu'on sait de son adolescence. De l'âge de seize ans à trente et un, l'histoire le perd de vue. Bonne aubaine pour les suppositions perfides. Mais voici qui vaut mieux que les probabilités. C'est encore Marat qui va lui-même nous apprendre comment il passa cette période si dangereuse de la vie d'un jeune homme, et cette déclaration il la fera dans un autre numéro de son Journal, c'est-à-dire à la face de toute [12] la France. « J'approche de la cinquantaine ; or, depuis l'âge de seize ans, je suis maître absolu de ma conduite. J'ai vécu deux années à Bordeaux, dix à Londres, une à Dublin, une à La Haye, à Utrecht, à Amsterdam, dix-neuf à Paris, et j'ai parcouru la moitié de l'Europe. Qu'on compulse les régistres de police de ces divers pays, je défie qu'on y trouve mon nom pour un seul fait illicite ! Qu'on aille aux informations, je défie que personne sous le ciel puisse me reprocher une action déshonnête! » (Le Publiciste, n° 147.) Antérieurement à 1793, au debut de la Révolution, il avait écrit déjà : « Mes principes sont connus, mes moeurs sont connues, mon genre de vie est connu... Que l'honnête homme qui a quelque reproche à me faire se montre, et si j'ai jamais manqué aux lois de la plus austère vertu, je le prie de publier les preuves de mon deshonneur. » (Dénonciation contre Necker.) Il avait de nombreux et puissants ennemis au moment où il jetait ce défi ; personne ne se leva pour le démentir ; nous défions à notre tour que, pièces en main, on le puisse plus facilement aujourd'hui.
Marat, doué d'une rare mémoire, d'une grande aptitude pour l'étude des mots (ses portraits le prouvent phrénologiquement, le fait d'ailleurs est commun en Suisse), savait la plupart des langues de l'Europe, le français, l'anglais, l'italien, l'espagnol, l'allemand, le hollandais, le grec et le latin. On peut, sans craindre de trop s'avancer, affinner qu'avec ce bagage de connaissances il était en état de gagner honorablement sa vie. Du reste, cette existence cosmopolite préparait admirablement l'avenir politique du futur législateur. N'avons-nous pas appris dans l'histoire ancienne que les Lycurgue et les Solon commencèrent leurs études par des voyages qui les initiaient aux moeurs et aux lois de tous les peuples du monde ? C'est de bon augure. [13]
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