chapitres précédents |
Jean-Paul Marat |
chapitres suivants |
Après avoir fait oublier la patrie, on cherche à l'anéantir dans tous les coeurs.
Des hommes unis par la liberté et pour la liberté ne peuvent être asservis : pour les enchaîner, il faut les diviser d'intérêts, et le temps ne manque jamais d'en fournir
Dans une société naissante, tous les membres de l'Etat, enfants d'une même famille, jouissent des mêmes droits, ne sont distingues que par le mérite personnel. Mais le prince travaille bientôt à établir différents ordres de citoyens, qu'il élève les uns au-dessus des autres.
Quand il trouve ces ordres établis dans l'Etat, il travaille à les diviser en différentes classes, qu'il distingue par des privilèges. A l'une, il attache les places du gouvernement ; à l'autre, les charges de la magistrature ; celle-ci, les emplois militaires ; à celle-là, les bénéfices ecclésiastiques ; laissant aux plus basses classes le trafic, les arts et les métiers.
Partout les grands dédaignent les petits, et les petits détestent les grands : ou pour mieux dire, toujours ceux qui tiennent à une classe de citoyens dédaignent où détestent ceux qui tiennent à une autre classe. Ce sont ces basses passions que les princes mettent en jeu, pour fomenter la discorde entre les membres de l'Etat.
Servius Tullius divisa le peuple Romain en six classes, qui formaient cent quatre-vingt-treize centuries ; il composa les premières centuries d'un nombre de citoyens, toujours d'autant plus petit, qu'ils étaient plus riches.
Il fit entrer dans les suivantes un certain nombre de citoyens, toujours d'autant plus considérable qu'ils étaient moins aisés, et il jeta dans la dernière tous les indigents ; or chaque centurie n'ayant qu'une voix, le droit de suffrage, c'est-à-dire le pouvoir suprême, se trouva de la sorte placé dans les mains des principaux citoyens. Jusqu'à la retraite sur le Mont-Sacré, il n'y eut à Rome que les nobles qui puissent aspirer aux magistratures ; et jusqu'à la destruction de la république, il n'y eut que les citoyens aisés qui puissent porter les armes, et servir dans la cavalerie.
Ainsi la classe la plus nombreuse du peuple y était comptée pour rien ; et les affligeantes distinctions qui séparaient les autres classes étaient un éternel foyer de discorde dont le sénat et les empereurs profitèrent tour-à-tour pour se rendre absolus.
Dès l'origine de la monarchie Française, les emplois honorables et lucratifs furent le patrimoine des nobles.
Vers le milieu de la troisième race, la porte aux moins considérables fut ouverte aux plebeiens opulents. Sous plusieurs rois, les emplois militaires furent bornés aux gentilshommes. Jusqu'à Charles VII, les nobles furent exempts de tout impôt ; et jusqu'à l'époque de la révolution, ils furent déchargés de la taille, de même que les magistrats, les conseillers honoraires, les secrétaires du roi, les militaires qui avaient un certain nombre d'années de service, etc. Enfin, dans tous les temps, la masse du peuple devint, par ces distinctions injurieuses du gouvernement, l'objet du mépris des ordres privilégiés ; et jamais le prince ne fit rien pour la faire sortir de son anéantissement.
Pour faire naître la jalousie parmi ses sujets, Philippe II prescrivit, par un édit de 1586, les titres qu'ils devaient se donner réciproquement ; le cérémonial à observer avec les grands, les ministres, les prélats ; et il ordonna que l'on poursuivit quiconque refuserait de s'y soumettre.
Le gouvernement de Venise distingue du peuple les citadins par des exemptions et des privilèges particuliers ; il les emploie exclusivement aux résidences, et aux secrétariats de tous les conseils, de toutes les ambassades ; il leur permet de prendre l'habit de nobles, de contracter des alliances avec des gentilshommes ; enfin, il agrège de temps en temps au corps de la noblesse quelques-unes de leurs familles, à la place de celles qui s'éteignent. De la sorte il parvient à engager les citadins à faire corps avec lui contre le peuple. Et comme si cela ne suffisait pas, il pousse la politique jusqu'à exciter des animosités entre la plèbe des différents quartiers de la ville, en y entretenant toujours deux partis contraires qui en viennent aux prises certains jours de l'année.
A l'égard des sujets de Terre-Ferme, il traite le peuple avec bonté, les nobles avec rigueur. La seigneurie qui regarde les Padouans comme les anciens maîtres de Venise, s'attache à entretenir la division parmi eux. Après avoir tiré de Padoue les plus puissantes familles, elle a donné tant de privilèges aux étudiants de l'université, que les citoyens en sont extrêmement jaloux.
Non contents de diviser la nation en différentes classes séparées d'intérêts, les princes travaillent encore à semer la jalousie dans chacune, au moyen des pensions, des dignités, et des grâces particulières qu'ils accordent à certains individus.
Le sénat de Rome avait coutume de s'incorporer les plus puissantes familles plébeiennes pour faire masse contre le peuple.
Louis XI sema constamment la division parmi sa noblesse, et il employa à ce sujet tous les raffinements de la politique.
Les Vénitiens ne cessent de fomenter des dissensions parmi les nobles de Terre-Ferme. Pierre Erizza, lieutenant-général de la république à Udine, voyant que ceux du Frioul vivaient en bonne intelligence entr'eux, travailla à les brouiller irréconciliablement. Pour y parvenir, il se fit donner pouvoir d'accorder le titre de comte ou de marquis à qui bon lui semblerait ; et bientôt la jalousie alluma la discorde entre les familles qui prétendaient à ces titres, et les familles qui les avaient obtenues. Pour diviser les membres de l'Etat, le prince va quelque fois jusqu'à exciter des factions.
Lorsque, par les menées de la cour, le royaume d'Angleterre fut partage en deux factions, et qu'à force de fomenter la discorde, ces factions, devenues irréconciliables, purent se contrebalancer ; Charles II fit dissoudre le parlement, et leva le masque. Alors on vit avec étonnement un roi tant de fois humilié par le sénat de la nation et tant de fois forcé de se soumettre ; un roi sans armée, sans flotte, sans argent, sans secours étranger, devenir tout à coup le maître absolu de l'Etat, faire éprouver à ses ennemis les terribles effets de la vengeance, immoler à son ressentiment les patriotes qui s'étaient le plus distingués, et mener le peuple en tyran.
Enfin, pour semer la discorde parmi les sujets, les princes ont presque tous protégé l'établissement de différentes sectes dans l'Etat ; quelques uns même ont favorisé certains sectaires, quelques autres les ont persécuté.
Artifices si funestes à la liberté, que par leur moyen plusieurs monarques sont parvenus à gouverner les nations avec un sceptre de fer.
Maîtres des petits, les grands le sont en quelque sorte de l'Etat, et c'est avec eux que le prince commence à partager la puissance. Comme il ne peut les tromper, il les entraîne dans son parti ; pour eux tous les égards, tous les honneurs, toutes les dignités.
Les princes élèvent d'abord les nobles pour écraser le peuple, puis ils relèvent le peuple pour écraser les nobles. C'est ce que firent tous les monarques de l'Europe, jaloux d'établir un gouvernement arbitraire sur les ruines du gouvernement féodal.
Rappelons ici les institutions politiques, en vigueur dans les différentes monarchies que fondèrent les Germains, les Francs, les Goths, les Vandales ; et nous aurons la preuve complète de cette vérité. Placés auprès du trône, les nobles en étaient le soutien : bientôt ils furent l'instrument dont se servit le prince pour écraser le peuple.
En vertu du droit de conquête des barbares, les prisonniers de guerre étaient presque toujours réduits en servitude : sort constamment réservé aux peuples réputés en révolte. Comme les barons et les grands officiers de la couronne étaient tous des agents du prince, rien n'était plus ordinaire au commencement de la monarchie que de voir les habitants des villes et des campagnes se soulever contre les vexations des seigneurs, si ce n'est de voir les seigneurs révoltés contre le prince. Eh quoi de plus simple ? Ils chérissaient la liberté et ils avaient les armes à la main. En conduisant les peuples à l'esclavage, le gouvernement fut trompé dans ses projets : il voulait devenir absolu, mais il vit briser l'un après l'autre dans ses mains tous ses ressorts. Jetons ici un coup-d'oeil sur l'humiliation où les rois furent retenus si longtemps par leurs courtisans : revers provoqué par leur folle ambition, mais préparé par les vices de la constitution, dont le développement ne pouvait qu'amener l'anarchie.
En France, l'administration des ducs, des comtes et des barons était modelée sur celle du prince : mais, quoi-qu'elle n'en fut qu'un diminutif, le cours des événements augmenta bien plus l'empire des vassaux du roi sur leurs tenanciers, que celui du roi sur ses vassaux.
Les grands vassaux de la couronne résidaient presque tous dans leurs terres : ainsi éloignes de la cour, les relations qu'ils avaient avec leur seigneur allaient toujours en s'affaiblissant ; tandis que celles qu'ils entretenaient avec leurs tenanciers se fortifiaient chaque jour. Ils les formaient au maniement des armes, ils exerçaient envers eux les devoirs de l'hospitalité, ils les admettaient à leur table, ils les associaient à leurs exercices, à leurs amusements, à leurs plaisirs. De là quelle intimité ! Les tenanciers n'ayant point d'autre moyen d'avancer leur fortune, que de se dévouer à leur patron, faisaient de sa faveur le terme de leurs désirs, étaient perpétuellement à sa suite, briguaient son appui, soumettaient à ses décisions tous leurs différents, le consultaient dans toutes leurs entreprises, et le rendaient l'arbitre de leurs destinées
D'abord les terres et les charges de la couronne furent amovibles ; les ducs, les comtes, les barons, etc. ne les tenaient que sous le bon plaisir du prince : mais comme elles donnaient de l'autorité, et qu'elles enrichissaient ceux qui les possédaient, ils firent tout pour les garder.
Sous des rois ignorants, faibles ou lâches, les titulaires se prévalurent des circonstances, et obligèrent le prince de rendre leurs terres et leurs charges à vie ; puis héréditaires, puis inaliénables.
Tandis qu'elles étaient amovibles, comme le pouvoir des titulaires émanait du prince, ils lui restèrent attachés ; mais à mesure qu'elles devinrent héréditaires, ils cessèrent peu à peu de se regarder comme sujets : bientôt ils parvinrent à se soustraire à toute dépendance, et l'Etat fut enfin divisé en autant de petites souverainetés qu'il contenait de fiefs.
Dès lors maîtres souverains au milieu de leurs domaines, les grands vassaux eurent presque toute l'autorité : il s'en trouva même d'assez puissants, tels que les ducs de Guyenne et de Normandie, les comtes de Flandres et de Toulouse, pour former des entreprises contre la couronne.
Divers sujets de jalousie ayant semé la discorde entre les barons, ils se retranchèrent dans leurs châteaux, et se harassèrent continuellement par de petites guerres. Les villes situées dans les domaines du roi et dans les terres des grands vassaux, étaient soumises à l'autorité arbitraire des officiers de la couronne. Et dans toutes, le défaut d'industrie, d'arts, de commerce, laissait les habitants dans la misère où les plongeaient les extorsions des agents publics. La justice n'étant point administrée, et la violence régnant partout, les citoyens ne pouvant plus se reposer sur la protection du gouvernement, se mirent sous celle des barons voisins, dont ils achetaient le patronage ; ou bien ils s'engageaient à son service comme soldats : ce qui augmentait très fort leur puissance.
Guerres au-dehors contre leurs voisins, pendant lesquelles les frontières furent plus ou moins avancées ou reculées, suivant 1'habileté des rois. Guerres au dedans au sujet du partage continuel du royaume entre les frères du prince, ou au sujet des dissensions et des révoltes des barons. Voilà ce que présente l'histoire de la première race.
Celle de la seconde offre à peu près le même tableau. Pendant toutes ces guerres, la plupart des habitants des villes et de la campagne furent massacrés, et ce qui restait d'hommes libres fut asservi en vertu d'un affreux droit de conquête : de sorte qu'il ne restait dans l'Etat que des maîtres et des esclaves. Les barons exerçaient un empire tyrannique sur leurs vassaux et leurs serfs ; ils en violaient les femmes, ils en confisquaient les biens, ils les vexaient de mille manières, et ils finirent par se faire des droits de ces vexations atroces.
Au commencement de la troisième race, l'autorité royale fut réduite presqu'à rien ; toute terre un peu considérable était érigée en baronnie. Les ducs, les comtes, les barons et les autres grands vassaux de la couronne s'étaient appropriés leurs charges ; à peine en faisaient-ils hommage au prince.
Mais par un concours fortuit de circonstances, la monarchie reprit le dessus à son tour : peu à peu les rois parvinrent à ruiner les barons ; et après s'être servi des grands pour abaisser le peuple, ils se servirent du peuple pour écraser les grands.
Les croisades, entreprises pour retirer la Terre-Sainte des mains des infidèles, leur en fournirent l'occasion : occasion qui n'avait été ni prévue ni attendue de ces saintes folies.
Pour figurer d'une manière digne d'eux, la plupart des barons n'ayant point d'autre ressource, aliénèrent leurs fiefs ; les princes profitèrent de l'occasion pour réunir à peu de frais ces terres à la couronne.
Plusieurs grands vassaux ayant péri dans les croisades sans laisser d'héritiers, leurs fiefs retournèrent à la couronne. L'absence de plusieurs puissants barons, accoutumés à contrôler le prince, permit à l'autorité royale de s'étendre.
Le retour de la tranquillité dans l'Etat, pendant la guerre contre les infidèles, permit au prince de faire aussi quelqu'entreprise.
La compétence de la cour des barons, qui avait été restreinte aux petits délits, et le renvoi de tous les autres à la cour du roi, qui avait été ordonné avec l'appel de tout différent en cas de déni de justice, engagèrent les arrières-vassaux et le peuple à tourner leurs regards vers le prince, entre les mains duquel ils firent repasser presque toute l'autorité.
Enfin, les principaux vassaux s'étant épuisés pour fournir aux frais des croisades, des tournois et des cours plénières, le prince leur fournit les moyens d'en avoir, en accordant aux habitants des villes et des bourgs qui étaient sous leur domination, de se racheter pour certaines sommes. Ceux de la campagne recouvrèrent de même leur liberté. Dès lors la dépendance cessa ; les droits qui tombaient sur les hommes se levèrent sur les biens, et la puissance des barons se trouva extrêmement affaiblie. Louis VII fut un des premiers à ménager au peuple les moyens de s'affranchir. Louis le Gros commença à donner des chartres de liberté aux villes de ses domaines, il abolit toute marque de servitude, il créa des corporations qu'il mit sous l'autorité de magistrats municipaux chargés de rendre la justice, de lever les taxes, et d'enrôler la milice pour le service de l'Etat.
Peu après les villes et les bourgs du royaume achetèrent des seigneurs le privilège de se choisir des magistrats, ce privilège fut confirme par le prince.
Enfin, le peuple affranchi demanda des lois. Chaque seigneur en donna, chaque communauté s'en donna à elle-même.
Pour s'égaler aux ecclésiastiques et aux nobles, les nouveaux affranchis voulurent aussi être jugés par leurs pairs, et on leur accorda des juges de même condition que les justiciables.
Jusque-là, la chasse et le soin de pourvoir au nécessaire avait été toute l'occupation du peuple : mais bientôt il se mit à cultiver les arts et le commerce ; on établit des manufactures, on s'adonna à la navigation, les habitants des villes s'enrichirent, et devinrent puissants.
Déjà le peuple avait recouvré la liberté civile ; dans la suite, il travailla à acquérir la liberté politique. Pour le faire contribuer avec moins de répugnance aux besoins de l'Etat, on commença à l'appeller par députés aux états généraux, ils y eurent voix délibérative, et ils comptèrent pour quelque chose dans les délibérations nationales.
Ses députes y entrèrent pour la première fois en 1304. On continua à les y appeler régulierement : bientôt il n'y eut plus d'assemblée d'Etats sans eux ; et comme on proportionna leur nombre aux sommes dont les villes et les communautés contribuaient aux besoins publics, ils eurent par la suite autant d'influence que ceux du clergé et de la noblesse. Mais toute l'influence que les uns et les autres avaient sur les affaires publiques, consistaient à solliciter presque toujours en vain le redressement des griefs publics, et à fixer les contributions que le prince demandait : car les états-généraux n'étaient point ces assemblées nationales qui commencèrent avec la monarchie, et qui étaient dépositaires de la souveraineté : depuis longtemps elles n'existaient plus que par le soin qu'avaient eu les rois de ne plus les convoquer, les états-généraux n'en étaient qu'un simulacre, institué un peu avant Philippe le Bel pour régler les subsides.
A cette époque commença la chute du gouvernement féodal.
Une fois que le peuple fut affranchi, qu'il fut admis aux états-généraux, qu'il eut l'air de prendre part aux affaires nationales, et que par son industrie il se fut ouvert les sources de l'opulence ; il acquit beaucoup de pouvoir, il forma dans l'Etat un corps puissant, et ce fut à sa puissance que le prince eut recours pour abaisser celle des barons, des que les circonstances le lui permirent. Après bien des efforts, Charles VII étant parvenu à chasser les Anglais et les Bourguignons, qui avaient mis le royaume à deux doigts de sa perte ; ce prince ne se prévalut pas moins de sa réputation que de l'impression de terreur que l'ennemi avait laissé sur les esprits : or sous prétexte de pourvoir à la défense de l'Etat, il s'en rendit le maître.
Ruiné par une longue guerre, les prélats et les nobles lui laissèrent changer tout ce qu'il voulut dans le gouvernement ; il abolit les cours plénières, qui rassemblant chaque année les seigneurs pour se concerter sur les affaires publiques, les rendaient plus puissants et plus entreprenants dans leurs terres. Il défendit les tournois, qui retraçaient le souvenir des guerres civiles ; il changea tout le système de la jurisprudence, des finances et de la guerre ; il s'attribua toute l'autorité, et enleva à la noblesse ses principaux privilèges.
Dès lors tous les princes qui sont montés sur le trône ont augmenté plus ou moins la puissance de la couronne, en écrasant à la fois et la noblesse et le peuple.
L'asservissement de la nation et l'humiliation de l'autorité royale en Angleterre et en Espagne, offrent à peu près le même tableau qu'en France. Celui de la réintégration du peuple dans une partie de ses droits, et de l'augmentation de la puissance royale, tient à peu près aussi aux mêmes causes : les événements seuls qui les ont mises en jeu sont dissemblables.
En parcourant l'histoire de ces temps d'oppression et d'anarchie, on gémit des malheurs auxquels l'ambition criminelle des chefs exposa toujours les nations ; on déplore l'aveuglement des peuples condamnés à souffrir si longtemps le joug de la tyrannie, sans trouver les moyens de le rompre ; on murmure contre le ciel, et on serait tenté d'accuser sa justice, si l'on n'était un peu consolé en voyant ces affreux tyrans partager eux-mêmes les maux qu'ils font souffrir.
Sous le règne de Henri I, le pouvoir suprême était entre les mains des barons : maîtres de toutes les charges de la couronne, de tous les grands emplois militaires, de toutes les places du gouvernement ; ils en disposaient à leur gré et en leur faveur.
En 1209, ils arrachèrent du roi Jean la grande chartre des droits.
Sous Henri III, ils nommèrent vingt-quatre commissaires qui refondirent le gouvernement à leur avantage : ils statuèrent que chaque année les possesseurs de francs fiefs éliraient, à la pluralité des suffrages, un grand sheriff, que le parlement s'assemblerait trois fois l'an, que chaque comté y enverrait quatre chevaliers, qui s'informeraient des griefs publics dans leur voisinage, et en poursuivraient le redressement. Mais loin de s'occuper du bien public ils ne songèrent qu'à leurs intérêts : et pour s'assurer l'impunité de toutes leurs violences, ils statuèrent que les juges de la couronne ne feraient leur tournée dans le royaume qu'une fois tous les sept ans.
Enfin, se regardant comme les arbitres de l'Etat, ils imposèrent au peuple serment de fidélité.
Après les troubles causés par la faction de Leicester, Henri III, pour abaisser les grands barons, appela en parlement les comtes titulaires ; et comme il réglait à son gré le nombre des députes, il se trouva maître de toutes les délibérations.
Puis, pour restreindre encore plus la puissance des barons, il leur opposa le peuple.
Pour l'engager à contribuer plus volontiers aux besoins l'Etat, et faciliter la levée des impôts, il ordonna que chaque comté enverrait deux chevaliers, et chaque bourg deux députés, munis chacun de pleins pouvoirs pour adhérer aux moyens qu'il proposerait. De la sorte, il se concilia l'amour de la nation, et s'assura de la majorité des voix.
Ces députés s'assemblaient dans une salle séparée de celle des barons et des chevaliers, qui dédaignaient de siéger avec des gens qu'ils croyaient au-dessous d'eux. Voilà l'origine de la chambre des communes.
Henri VII ne fut pas plutôt parvenu à la couronne, qu'il forma le projet d'abaisser la noblesse. Elle venait de montrer son pouvoir dans une longue guerre civile, pendant laquelle elle avait déposé plusieurs princes, N'osant l'attaquer à force ouverte, il eut recours à la politique. Il permit aux barons de démembrer et de vendre leurs fiefs, pour les empêcher d'avoir à leur service un nombre considérable de protégés : il encouragea l'agriculture, le commerce et la navigation ; il augmenta les prérogatives des communes ; il rendit rigoureuse l'administration de la justice, et il affermit si puissamment l'autorité royale, qu'il devint un des monarques les plus absolus de l'Europe.
La puissance des rois d'Aragon était très limitée, et le serment de fidélité que les nobles lui prêtaient à son avènement au trône lui rappelait sa dépendance. « Nous qui tous ensemble sommes plus puissants que vous, lui disait le Justiza au nom des Arragonais, promettons soumission à votre gouvernement, si vous respectez nos droits ; mais non, si vous les violez. »
Non content d'avoir mis de fortes barrières à l'autorité royale, et de se reposer sur les Cortes du soin de défendre la liberté publique, ils avaient établi un tribunal suprême d'Etat, sous la dénomination de Justiza, assez semblable à celui des éphores à Sparte. Interprète des lois et défenseur du peuple, ses fonctions étaient extrêmement étendues : tous les magistrats, le roi même était obligé de le consulter dans les cas douteux, et de s'en rapporter à ses décisions. C'était à lui qu'on en appelait des jugements royaux et seigneuriaux : il pouvait intervenir d'office dans tous les différents, interposer son autorité, et sévir contre les délinquants. Censeur né des rois, il avait le droit de réviser tous les actes publics émanés d'eux, pour s'assurer s'ils étaient conformes aux lois, et devoir être mis à exécution ; il avait le droit d'exclure de l'administration des affaires tel fonctionnaire public qu'il jugeait suspect ou inepte, et il n'était comptable de ses jugements qu'aux Cortes.
Après tant de sages mesures, prises contre l'abus de l'autorité des rois, on a peine à concevoir comment elle a franchi ses barrières pour devenir absolue. Voici par quels moyens.
Jusqu'à l'avènement de Ferdinand à la couronne, plusieurs monarques avaient entrepris sans succès d'étendre leur pouvoir.
Dès que Ferdinand se vit maître du trône de toutes les Espagnes, par son mariage avec Isabelle de Castille, il songea à poursuivre les projets de ses prédécesseurs ; ses talents, son adresse et sa confiance conduisirent au succès ses desseins ambitieux.
Il débuta par retirer des mains des barons, en vertu des sentences qu'il avait obtenues des cours de justice, la plupart des titres qu'ils tenaient de ses prédécesseurs. Il ne donna point le principal maniement des affaires aux nobles, qui étaient en possession des premiers emplois de l'Etat et de l'armée. Il transigea souvent sans leur concours sur les affaires de la plus grande importance. Il éleva aux plus hautes charges des hommes nouveaux qui lui étaient dévoués. Il augmenta l'etiquette de sa cour, pour tenir les nobles à distance. Il réunit à la couronne la maîtrise de Saint Jago, Calatrave et Alcantara, d'abord en se les faisant déférer par les chevaliers, puis en se les faisant attribuer par les papes Innocent VIII et Alexandre VI ; ce qui augmenta considérablement ses revenus et son autorité, car ces ordres s'étaient prodigieusement enrichis des dons que le fanatisme leur avait fait pendant les croisades : et la charge de grand-maître était le plus haut point d'élevation où put parvenir un grand, par le privilège qu'elle lui donnait de disposer de toutes les chevaleries.
Tant que les provinces d'Espagne furent exposées aux incursions des Maures, comme il n'y avait de sûreté que dans les places fortes, tous ceux qui voulurent échapper au joug, s'y retirèrent. Et pendant les longues guerres que leur firent les rois, comme il était impossible de les combattre longtemps avec les forces que les barons étaient tenus de fournir, il fallut mettre sur pied des troupes stables, et surtout de la cavalerie légère. Ce fut aux habitants des villes à fournir les subsides nécessaires à l'entretien des troupes levées, pour la sûreté commune. Pour les engager à les accorder, on leur donna de grands privilèges, et on y fit fleurir le commerce. Après avoir ainsi augmenté la puissance royale, il prit de nouvelles mesures pour l'augmenter encore. Les excursions continuelles des Maures et les guerres civiles entre les barons, avaient rempli l'état de désordres : le brigandage était si fréquent qu'il n'y avait pas de commerce d'une ville à une autre ; et les tribunaux si faibles qu'on ne pouvait en attendre aucune justice. Pour remédier à cette anarchie, les villes d'Arragon formèrent entr'elles une association, sous le nom de Sainte-Fraternité. Celles de Castilles suivirent l'exemple. Leur objet était de lever chacune un corps de troupes, pour protéger les voyageurs et poursuivre les brigands ; elles établirent des tribunaux qui jugèrent les criminels, sans égard au conflit de juridiction. Les nobles s'élevèrent contre ce bel établissement, et refusèrent tout secours à la couronne qu'elle ne l'eut aboli. Ferdinand protégea l'association de toutes ses forces, et s'en servit pour abattre la juridiction des barons.
Ainsi, le commandement des grandes armées que nécessitaient ses expéditions ; la gloire qu'il acquit par la conquête du royaume de Grenade, qui mettait fin à l'odieuse domination des Maures ; l'adresse de ses ministres, et la constance avec laquelle il poursuivit ses desseins, augmentèrent considérablement l'autorité royale : mais elle resta limitée jusqu'à Charles-Quint, tant les Espagnols avaient d'amour pour la liberté, et les nobles pour l'indépendance.
C'est ainsi qu'après s'être étayé de tous les citoyens puissants pour établir sa domination, le prince relève les petits pour abaisser les grands ; il protège le peuple, dont il a peu à craindre et beaucoup à espérer ; puis pour contenir les classes privilégiées, dont il a peu à espérer et beaucoup à craindre, il leur oppose le peuple : enfin il reste si bien maître de tous les ordres de l'Etat, que lorsque l'un d'eux veut secouer le joug, il l'accable du poids de tous les autres...
Pour y parvenir, le prince travaille à exciter des désordres dans l'Etat.
D'abord il apposte ses créatures dans les assemblées populaires, pour opposer les clameurs d'une faction bruyante au voeu du peuple ; ou bien des émissaires de la cour se mêlent aux sociétés des amis de la patrie, pour emporter hors des bornes de la sagesse le zèle ardent et inexpérimenté.
C'est un art connu des cabinets d'introduire dans les assemblées populaires d'audacieux intrigants qui déclament des discours insensés, et commettent des actions répréhensibles, pour les imputer aux bons citoyens, calomnier les intentions des patriotes, et présenter le peuple comme une troupe de séditieux et de brigands.
Rien de plus ordinaire aux princes que de troubler l'élection des magistrats populaires, en soudoyant des tapageurs et des coupe-jarrets pour maltraiter les électeurs qui portent des patriotes purs, et insulter les officiers de police qui veulent faire respecter la loi.
Quelquefois le prince met en campagne des troupes de factieux, contre lesquels les lois déploient vainement leur autorité ; mais qu'il fait d'un mot rentrer dans l'ordre, pour faire croire aux avantages prétendus de la domination d'un seul.
Quelquefois encore il se sert de la plus vile populace, pour troubler les magistrats dans leurs fonctions, espérant que les gens sages, lassé de vivre dans l'anarchie, l'éleveront par désespoir à la puissance absolue.
D'autrefois pour dégoûter le peuple de l'exercice de ses droits, et lui rendre insupportables les inconvénients de la liberté, il forme des partis dans l'Etat, qu'il soulève les uns contre les autres, et dont il se rend le médiateur pour s'en rendre le maître, et les faire servir d'instruments à son ambition, de suppôts à son autorité.
Lorsque l'Etat est en combustion, il assemble des conseils nationaux : mais il empêche, par de sourdes menées, qu'on n'y prenne aucune résolution, ou bien il rend nuls les arrêtés qu'on y à pris.
Il va plus loin : souvent sous prétexte de maintenir la tranquillité publique, il empêche les assemblées destinées à réprimer ses excès et à rétablir l'ordre ; puis il se prévaut du silence qu'il les empêche de rompre, ou des irrégularités qu'il leur à fait commettre, pour supposer en sa faveur le voeu de ceux que la crainte à fait taire, ou punir ceux qui osent parler.
Ainsi l'artifice favori des princes, est de chercher à exciter des mouvements désordonnés, pour égorger les citoyens et calomnier le peuple ; ils se servent de ses vertus réelles pour lui donner des tords apparents ; et comme ils en sont les juges, ils le punissent de leur propre perversité. Ils s'écrient ensuite les premiers que le peuple est le jouet des intrigants, cherchant de la sorte à le dégouter de la liberté qu'ils lui rendent laborieuse.
Après de longues dissensions, souvent le citoyen fatigué des désordres qui agitent et désolent l'Etat, se rejette dans les bras d'un maître, et cherche à se reposer dans la servitude. Alors le prince ayant toute la puissance du peuple, qui n'a pu se conduire lui-même, se trouve le plus absolu des despotes. C'est ce qu'on a vu arriver en Danemark, après de vains efforts, pour rappeler le gouvernement à la démocratie.
Quand le peuple dispose des emplois, ceux qui les briguent font bien quelques bassesses pour les obtenir, toute fois ils ne sont guère accordés qu'au mérite. Mais lorsque le prince en dispose, on ne les obtient que par des voies indignes ; la flatterie, la prostitution, l'infamie sont des arts nécessaires pour y parvenir.
Les princes ne peuvent seuls renverser la liberté ; il leur faut des conseillers, des suppôts, des instruments de tyrannie : or ils ne confient l'exécution de leurs projets qu'à des hommes adroits, qu'à des fourbes sans probité, sans moeurs, sans honneur.
Pour mieux assurer la réussite de leurs desseins, quelquefois ils n'admettent que peu de têtes dans le cabinet.
Impatient d'assouvir sa rapacité, Henri VII appella au ministère Empson et Dudley, deux adroits scélérats, également versés dans la chicane, et bien qualifiés pour intervertir les formes de la justice, faire succomber l'innocent, et dépouiller le peuple sans défense.
Louis XI ne confia les premières places de l'Etat qu'à des hommes de néant ; il ne chargea de l'exécution de ses desseins ambitieux que des hommes prêts aux derniers forfaits.
Pressé de devenir absolu, Charles II remit la conduite des affaires à son conseil prive, où il n'admit qu'un petit nombre d'hommes entreprenants, perdus de réputation, et faisant gloire de leurs vices.
A voir les crimes dont se couvrent les ministres des princes ambitieux, que penser des princes eux-mêmes ?
La faveur suffit bien pour faire des ministres zélés : mais ils n'osent tout entreprendre qu'autant qu'ils sont sûrs de l'impunité. Aussi les princes ont-ils soin de les couvrir de leur protection, ils les soustraient au glaive de la justice, ils les absolvent des crimes qu'ils ont commis, des crimes même qu'ils commettront encore.
En appelant le cardinal Wolsey au ministère, Henri VIII lui accorda un pardon général, conçu en ces termes : « Le roi, de son propre mouvement et par faveur spéciale, » pardonne à Wolsey les trahisons, meurtres et attentats « quelconques qu'il a commis et qu'il pourra commettre. »
Jacques I en accorda un pareil au comte de Sommerset, et Charles II au comte de Damby.
Que ne mit pas en oeuvre Charles I, pour soustraire Strafford au bras de la justice ! D'abord il refusa de signer l'arrêt de sa condamnation ; ensuite il fit intervenir les prières, les larmes, les supplications ; puis il demanda que la sentence fut commuée en détention perpétuelle ; puis il demanda un sursis, et il ne céda enfin à la dure nécessite, qu'en frémissant.
Et Louis XV n'a-t-il pas arraché à la justice le duc d'Aiguillon, accusé d'avoir attenté aux jours du patriote Lachalotaye ?
La liberté des peuples n'est établie que sur les lois : mais comme les lois ne parlent que par la bouche des juges, pour les rendre vaines, il faut établir des magistrats corrompus, ou corrompre ceux qui sont établis. C'est ce que font presque toujours les princes, pour devenir absolus.
Louis XI s'appliqua à remplir tous les départements de l'administration d'hommes nouveaux et d'hommes de basse condition, tous également dévoués à ses ordres.
Henri VII et Henri VIII ne nommèrent aux places de confiance que des avocats ou des prêtres qu'ils avaient à leur dévotion, et toujours prêts à sacrifier la nation à la couronne.
Sous Jacques I, la chambre étoilée, le conseil d'York, et la cour de haute commission, tribunaux devant lesquels était évoquée toute cause importante, n'étaient composés que de créatures du roi.
Charles I corrompit les chefs de tous les tribunaux. Il fit plus : sous prétexte de faire rendre la justice, ce prince chargea, en 1633, l'archevêque de Canterbury et les autres membres de son conseil privé de régler les cours de justice. Ils devaient connaître de toutes les contestations qui s'élevaient sur la juridiction des tribunaux civils et ecclésiastiques : ils étaient autorisés à citer devant eux et juges et parties, à connaître des affaires, et à faire leur rapport au roi pour qu'il en ordonnât suivant son bon plaisir.
Après la dissolution du parlement de 1634, Charles I renvoya tous les gouverneurs de places, les lords-lieutenants des comtés, les magistrats et les juges de paix, pour mettre en leur place les Tories les plus dévoués.
Charles II suivit l'exemple de son père ; et cet exemple fut suivi par son fils. Jacques II alla même plus loin : le comité du parlement, chargé de rechercher ce qui s'était passé au sujet des prisonniers d'Etat, après avoir examiné les comptes de Graham et Burton, les deux vils solliciteurs de la couronne, trouva que depuis 1679 jusqu'en 1688, ils avaient reçu de l'echiquier 1 100 000 liv. st., qu'ils avouèrent avoir payées aux avocats, témoins, jurés, et autres personnes appelées au procès des infortunés qu'ils avaient poursuivis de par le roi, pour de prétendus crimes de haute trahison. On sait d'ailleurs que ce prince avait coutume de chambrer les juges, dans les cas d'importance.
Pour se rendre absolus, c'est peu de la ruse sans la force.
Dans un pays libre, c'est avec leurs propres sujets, servant comme citoyens ou volontaires, que les princes attaquent l'ennemi, font des conquêtes, et défendent l'Etat. Mais à la tête d'hommes attachés à la patrie, ils n'osent rien entreprendre contre elle ; il leur faut donc des mercenaires. Aussi se sont ils tous empressés, dès qu'ils l'ont pu, de prendre des troupes à leur solde ; pour cela, ils ont mis en jeu bien des artifices.
Charles VII se prévalant de la réputation qu'il avait acquise en chassant les Anglais, et de l'impression de terreur qu'ils avaient laissé dans les esprits, exécuta ce hardi dessein. Sous prétexte de mettre le royaume en état de défense contre quelqu'attaque imprévue, quelqu'invasion soudaine, il retint à son service un corps de 9 000 cavaliers et de 16 000 fantassins ; il nomma des officiers pour les commander, et il les répartit dans différentes provinces. Ainsi, au lieu des hommes libres qui servaient sous les vassaux de la couronne, soldats plus attachés à leurs capitaines qu'au prince, et accoutumés à n'obéir qu'à eux, il eut des troupes qui reconnurent un maître, et attendirent de lui seul leur bonheur.
Sous prétexte d'avoir des forces à opposer aux incursions des Maures d'Afrique ; Ximènes, régent de Castille, engagea les villes de ce royaume à enrôler un certain nombre de leurs bourgeois : il promit à ceux qui prendraient parti exemption de tout impôt, il les fit exercer au maniement des armes, il leur donna des officiers, et il les prit à sa solde.
Sous prétexte que la couronne tirait peu de secours de la milice des barons, que les armées de ces auxiliaires étaient peu disciplinées, et se tournaient même quelquefois contre la main qui voulait en faire usage ; Henri V remplaça, par des contributions pécuniaires, le service militaire auquel ils étaient tenus, et il eut une nouvelle milice à sa solde. Après l'invasion du duc de Momouth, Jacques II demanda au parlement des subsides pour entretenir une armée de troupes réglées afin, disait-il, de faire face à un prochain danger. Mais l'Angleterre n'a eu d'armée réglée, proprement dite, que depuis l'avènement de la maison de Brunswick au trône. A la sollicitation de Georges I, elle prit à sa solde un corps considérable de troupes pour maintenir la tranquillité dans le royaume, et remplir les conditions du traité de Hannovre.
En tous lieux, les princes ont poursuivi le même dessein, et ils ont si bien machiné, qu'à l'exception des Suisses et des États-Unis de l'Amérique, il ne se trouve aujourd'hui nulle part des soldats citoyens. Partout des mercenaires armés par la tyrannie contre la liberté !
Comme ces armées furent levées sous prétexte de défendre l'Etat, d'abord on enrôla des hommes qui avaient une patrie. De pareils soldats n'étaient guère maniables : pour en avoir de plus dévoués, les princes sentirent la nécessité de composer leurs troupes d'hommes qui, ne tenant à rien, fussent tout aussi prêts à marcher contre leurs concitoyens que contre l'ennemi. Le temps leur en fournit l'occasion.
A mesure que l'industrie s'anime, et que le commerce fleurit, l'inégalité s'étend, une partie des citoyens engloutit toutes les richesses de l'Etat ; le reste, avili par la misère, n'a plus qu'une existence précaire, ou ne possède qu'une industrie qui ne l'attache à aucun pays.
C'est de la classe innombrable de ces infortunés, sans lumières, sans moeurs, sans héritages, et honteux de leur pauvreté, que les princes tiraient leur armée.
Mais comme si des mercenaires nationaux n'étaient pas encore des instruments assez aveuglés de tyrannie, pour opprimer leurs sujets, ils eurent recours à des étrangers. Aux troupes de son père, Louis XI ajouta un corps de 6 000 Suisses. Louis XII prit en outre à son service un corps d'Allemands, connus dans les guerres d'Italie sous le nom de bande noire. Ses successeurs suivirent cet exemple. Et aujourd'hui il y a en France, au service du roi, des Ecossais, des Irlandais, des Corses, des Suisses, des Italiens, des Allemands.
En Espagne, l'armée est en partie composée d'Italiens, de Suisses et d'Espagnols.
En Prusse, une grande partie des troupes est composée de Français et de Polonais.
En Angleterre, il n'y a point de troupes étrangères : mais le monarque y tient des régiments Ecossais et vu la bonne intelligence qui règne entre les deux nations, c'est à eux qu'il confie l'odieux ministère d'opprimer ses anciens sujets.
C'est peu d'avoir à leur service une soldatesque étrangère, quelques princes n'en veulent point d'autre. Dans toutes ses expéditions, soit offensives, soit défensives, même dans les cas les plus urgents, le gouvernement de Venise a évité de mettre les armes à la main des citadins.
La plupart des princes ont même poussé la politique jusqu'à désarmer leurs sujets ; crainte qu'ils ne vinssent sentir leur force, et à en faire usage lorsqu'ils sont opprimés.
Sous prétexte de pourvoir à la sûreté publique, la régente d'Espagne défendit, en 1669, aux habitants de Madrid, dont elle était détestée, de porter des armes à feu, ou même d'en garder dans leurs maisons ; et la peine prononcée contre tout réfractaire était capitale. Dans l'Etat de Venise, le port d'armes est défendu, sous les peines les plus rigoureuses. En France, on désarme le paysan, sous prétexte d'empêcher le braconnage. Dans les provinces, il n'y a même que les militaires, les gentilshommes, et les officiers de la couronne qui aient le port d'armes.
Ainsi, après avoir armé des mercenaires contre l'Etat, sous prétexte d'assurer le repos public, le prince désarme ses sujets pour pouvoir plus aisément les jeter dans les fers.
Voilà comment la puissance exécutive, couverte d'un voile trompeur, parvient à se rendre redoutable. Semblable à ces fleuves qui cachent quelques moments leurs eaux sous terre, pour reparaître soudain, grossis par les sources qui s'y jettent, et entraîner avec fureur tout ce qui s'oppose à leur cours impétueux.
Ce n'est pas le tout de mettre sur pied une nombreuse soldatesque, il faut l'entretenir : aussi, en travaillant à avoir des troupes mercenaires, les princes travaillèrent-ils à avoir de quoi les soudoyer, et ils n'eurent besoin que des mêmes prétextes.
Indépendamment des revenus du domaine, Charles VII appropria des fonds à la solde de l'armée ; il obtint de rendre perpétuelles certaines taxes qui n'étaient que momentanées ; il alla même jusqu'à s'arroger le droit de lever des subsides, sans le consentement de la nation.
Pour soudoyer ses troupes, Charles Quint se fit souvent accorder des subsides extraordinaires par les Cortes. Ses successeurs s'appliquèrent tous à dégager le domaine de la couronne ; et Philippe V, non content de se former un très gros revenu annuel, s'arrogea le droit de disposer des revenus de l'Etat.
Ainsi pour tenir les peuples en respect, le gouvernement leur enlève avec la liberté le plus beau de leurs droits, et les force de payer eux mêmes les mains qui les enchaînent.
Cependant le prince empiette toujours. Comme il a eu soin d'assurer son autorité, il agit avec moins de retenue et comme il arrive rarement que l'injure faite à un particulier intéresse toute une nation, il attaque les droits du souverain dans la personne de quelques uns de ses membres.
Les opprimes se récrient-ils ? Trop faibles pour lutter contre le gouvernement, ou même hors d'état de fournir aux frais d'un procès, ils sont forcés de souffrir l'outrage. Puis, au lieu de venir au secours de celui qui souffre pour la cause commune, le public l'abandonne, et l'infortuné est immolé comme une victime dévouée à son malheureux sort.
Mais si les princes ont à faire à des hommes en état de lutter, ils essayent d'abord de gagner leur partie adverse. S'ils ne peuvent y parvenir, ils ne négligent rien pour la fatiguer à force de frais, de formalités, de délais, de subterfuges, ils travaillent à rendre vaines toutes ses démarches à force de chicane, et s'il est possible à prévenir un jugement.
Quand ils ne peuvent la débouter ils cherchent à s'en défaire, de quelque manière que ce soit.
Si ces mesures échouent, que de ressources encore ! L'intérêt, la crainte, l'espérance, la vanité, les préjugés, les fausses couleurs, la ruse, la séduction, la calomnie ; tout est en faveur de l'homme constitué en puissance.
Les sujets veulent-ils défendre leurs droits contre le gouvernement, ils n'ont d'autre ressource que celle de porter leur plainte devant des tribunaux, presque toujours composés de créatures du prince. Ils ont beau avoir les lois peur eux ; la justice, trop faible contre le crédit, l'intrigue, la puissance, lui sert de peu de chose. Presque toujours retenu par le respect ou par la crainte, celui qui porte la parole pour eux, n'ose faire valoir leur droit avec zèle ; tandis que son adversaire, en sûreté sous la bannière royale, enhardi par la faveur, le tord, l'exténue et le dénature. Il oppose des sophismes à la raison, l'adresse à la justice, le mensonge à la vérité ; il change en thèses de jurisprudence des questions qui n'exigent que du bon sens ; il s'efforce d'étourdir les juges, et prétend justifier la tyrannie à l'aide de quelques sottes cavillations.
Eblouis ou corrompus, les juges à leur tour se portent à la vindicte ; et presque toujours l'opprimé est éconduit du tribunal sans avoir obtenu justice, sans avoir même pu se faire entendre. Voilà comment les hommes puissants, nés pour dominer, écrasent ceux qui osent leur faire tête ; et souvent avec des calomnies pour toute arme, ils font triompher des clameurs ridicules au mépris des droits les mieux établis, et consomment iniquement sous les formes de la justice la perte de leurs adversaires.
Encore si le mal se bornait là : mais de cet attentat en résultent mille autres. Lorsque de nouveaux opprimés réclament contre la violence, on leur répond en se moquant : « De quoi vous plaignez-vous ? Voyez le passé, nous n'innovons point. » Ainsi les vexations passent en usage ; et comme si l'oppression devenait légitime pour rester impunie, ils invoquent la possession de leurs brigandages à titre de droits sacrés, ils citent la violation des lois à l'appui de leur audace à les violer encore : dès lors les jugements se marchandent, et les lois tombent dans le mépris : car les créatures du prince cessent de les craindre, lorsqu'il les protège contre elles ; et les citoyens cessent de les respecter, dès qu'elles ne peuvent plus les défendre.
Le peuple ne prévoit jamais les maux qu'on lui prépare. On a beau rendre ses droits illusoires, miner les fondements de sa liberté, il n'aperçoit son malheur que lorsqu'il le sent, lorsqu'il entend retentir à ses oreilles les noms des proscrits, lorsqu'il voit ruisseler le sang des citoyens, et qu'accablé sous le joug, il attend plein d'effroi l'arrêt du sort qu'on lui réserve.
Pour rester libre, il faut être sans cesse en garde contre ceux qui gouvernent : rien de plus aisé que de perdre celui qui est sans défiance ; et la trop grande sécurité des peuples est toujours l'avant coureur de leur servitude.
Mais comme une attention continuelle sur les affaires publiques est au-dessus de la portée de la multitude, trop occupée d'ailleurs de ses propres affaires, il importe qu'il y ait dans l'Etat des hommes qui tiennent sans cesse leurs yeux ouverts sur le cabinet, qui suivent les menées du gouvernement, qui dévoilent ses projets ambitieux, qui sonnent l'alarme aux approches de la tempête, qui réveillent la nation de sa léthargie, qui lui découvrent l'abîme qu'on creuse sous ses pas, et qui s'empressent de noter celui sur qui doit tomber l'indignation publique. Aussi, le plus grand malheur qui puisse arriver à un Etat libre, où le prince est puissant et entreprenant, c'est qu'il n'y ait ni discussions publiques, ni effervescence, ni partis. Tout est perdu, quand le peuple devient de sang-froid, et que sans s'inquiéter de la conservation de ses droits, il ne prend plus de part aux affaires : au lieu qu'on voit la liberté sortir sans cesse des feux de la sédition.
Dans un Etat jaloux de sa liberté, il importe surtout qu'il y ait des sages qui réclament continuellement les lois, lorsque le prince les viole, qui réveillent le peuple de sa léthargie, qui l'éclairent dans les temps difficiles, et le ramènent à ses droits. Mais il faut bien prendre garde de ne pas l'alarmer sans sujet : dupe de ses vaines alarmes il deviendrait enfin tranquille au milieu des dangers.
Il faut bien prendre garde aussi de ne pas l'alarmer à la légère. Si les griefs n'ont point ce degré d'évidence qui les met au-dessus du doute, on doit peu se flatter de les voir redresser : car il n'y a que l'évidence qui entraîne la multitude, et il n'y a que les efforts de la multitude qui déconcertent les projets du despotisme.
Il faut surtout bien prendre garde de ne pas l'animer à la poursuite d'un objet douteux. Quand il se met à défendre ses droits, il importe qu'il ait toujours l'avantage : les échecs du gouvernement ne font que retarder sa victoire ; ceux du peuple le découragent, l'avilissent, et l'enchaînent.
Dans un Etat bien ordonné, la liberté de la presse doit être illimitée pour les écrivains qui surveillent les fonctionnaires publics. Et comme les complots contre la patrie sont toujours tramés dans les ténèbres ; comme les princes n'appellent point de témoins dans leur conciliabule pour machiner sous leurs yeux ; comme ils ne transigent point par-devant notaire avec leurs agents ; comme ils remettent très rarement des instructions écrites aux scélérats qu'ils chargent de l'exécution de leurs attentats ; comme ces écrits, presque toujours tracés en caractères hiérogliphiques, ne sont jamais signés d'eux ; il doit être permis de les dénoncer sur les plus légères apparences.
Dans les États où la constitution est assez vicieuse pour laisser un libre cours aux sourdes machinations du prince, les écrivains qui surveillent ses agents ne sauraient trop être sur leurs gardes.
Lorsqu'ils prennent à partie le gouvernement, il est à propos qu'ils se retranchent dans des chefs d'accusation dont ils puissent fournir la preuve. Une seule démarche inconsidérée de leur part suffirait pour ruiner la meilleure cause. Le prince qui d'abord tremblait de voir ses machinations dévoilées, tant qu'ils se renfermaient dans les bornes de la prudence, triomphe au moment qu'ils en sortent ; il se récrie à son tour, il les attaque, il les traduit devant les tribunaux, et laissant-là les griefs publics pour ses injures particulières, souvent il parvient à faire perdre de vue l'objet principal.
Ainsi les défenseurs du peuple, qui par une sage conduite fussent venus à leurs fins, perdent entièrement le fruit de leurs efforts par le moindre trait hasardé.
Vérité dont les Anglais ont encore la preuve sous les yeux. Tandis que l'auteur du North Briton se bornait à censurer les démarches illégales du gouvernement, à dévoiler ses sourdes menées, à poursuivre ses desseins secrets ; les ministres frémissaient sous le fouet de la censure ; mais lorsqu'il vint à se lâcher en invectives contre la princesse douairière, il cessa de porter des coups sûrs aux ennemis de la liberté, et il leur fournit des armes pour l'écraser lui-même à leur tour.
chapitres précédents |
Jean-Paul Marat |
chapitres suivants |