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Le ton dont on plaide la cause publique n'est pas indifférent au triomphe de la liberté.
Quand on réclame contre l'oppression, il importe que ce soit toujours d'un ton grave, animé, pathétique, jamais plaisant. Les traits de la satire portent bien sur le tyran, non sur la tyrannie ; et loin de faire revenir l'oppresseur ils blessent mortellement son amour-propre, ils ne font que l'aigrir et l'acharner toujours plus.
Les écrits satiriques ne servent guère d'ailleurs qu'à serrer les noeuds de la servitude. Quand les gens sages ne les croiraient pas toujours exagérés, ces écrits n'iraient pas moins contre leur fin. En amusant la malignité du peuple, ils le font rire de ses souffrances, ils diminuent son ressentiment contre les auteurs de ses maux, et ils le portent à souffrir patiemment le joug.
Sortir des bornes de la décence nuit de même beaucoup à la cause publique : les grossières invectives indisposent les hommes sans passion, révoltent les honnêtes gens, et aliènent ces froids patriotes qui ne tiennent que par un fil à la cause de la liberté.
Ajoutons que ces écrivains cyniques avancent les affaires du prince ; tout méchant qu'ils attaquent ne balance pas à les accuser de vénalité ; et à les voir servir la tyrannie, qui ne les croirait en effet payés pour faire ce qu'ils font ? Tandis que cent plumes vénales les attaquent à leur tour, et ne réussissent que trop à leur faire perdre toute confiance, soit en les dénigrant, soit en faisant rire le public à leurs dépends.
S'il importe de ne plaider la cause du peuple que d'un ton grave, il n'importe pas moins que ce soit d'un ton de maître. Tous ces auteurs ridicules qui se donnent pour les champions de la liberté, ne font que nuire à ses intérêts : leurs languissants écrits ne réveillent point, ne persuadent point, n'enflamment point le lecteur ; leur sotte dialectique le dégoûte, et le dégoût enchaîne tout effort généreux.
Dans un Etat jaloux de sa liberté, il importe qu'il y ait des sages qui réclament sans cesse les lois lorsque le prince les viole, qui fassent sortir le peuple de son apathie, qui l'éclairent dans les temps difficiles, et le ramènent à ses droits. Mais comme l'esprit humain se lasse enfin de tout ; les meilleurs écrits cessent de produire le bien qu'on en attend lorsqu'ils se multiplient au point d'accabler le lecteur, et de le conduire à la satiéte. Que sera-ce lorsque ces écrits sont médiocres, futiles, sans sel, sans vigueur, sans vie.
C'est ce qui est arrivé aux Anglais dans leurs dernières dissensions. Accablés de tant de pamphlets et las de tant d'efforts, ils tombèrent dans une telle apathie, que rien ne pouvait plus fixer leur attention.
C'est aussi ce qui nous est malheureusement arrivé pendant tout le cours de la révolution.
Ce n'est point par des secousses violentes, ai-je dit quelque part, que les princes commencent à renverser l'édifice de la liberté ; ils en minent à la sourdine les fondements, ils innovent peu à peu, et jamais d'une manière à faire une trop forte sensation.
Mais le peuple n'a ni l'oeil assez exercé, ni l'esprit assez pénétrant pour remarquer ces progrès, et en prévoir les suites. Les remarque-t-il enfin ? Il n'a pas non plus toujours assez de résolution pour les arrêter. C'est contre les premières innovations toutefois qu'il faut s'élever avec force, si l'on veut prévenir la servitude. Quand on a laissé vieillir les abus, il est très difficile de les réformer, souvent même il n'est plus temps.
Pour se conserver libre, il faut que le peuple soit toujours prêt à épouser contre le prince la cause des opprimés. Quand les citoyens séparent leurs intérêts et s'isolent, on les subjugue en détail, et c'en est fait de la liberté. Mais loin d'être prompt à prendre fait pour les droits des autres il faut que chacun ait vu les siens compromis bien des fois, avant qu'il se détermine à les défendre. Or on ne saurait croire combien le gouvernement tire avantage de ce manque d'audace à s'opposer à ses injustes entreprises, et combien il importe à la cause de la liberté de n'être point si patient. Si la première fois que Charles I porta ses mains impures à la bourse de ses sujets, ou qu'il les plongea dans le sang innocent, le peuple eut pris les armes, marché droit au tyran, et fait périr à ses yeux, sur un échafaud, les ministres de ses cruautés ; il n'eut pas gémi tant d'années sous la plus affreuse oppression. Ce n'est pas que je veuille qu'à chaque instant on ait recours à des voies violentes ; mais sous prétexte de ne pas exposer le repos public, ces tranquilles citoyens ne voient pas qu'ils ne gagnent rien par leur lâcheté que d'être opprimés plus audacieusement, qu'ils donnent toujours plus de prise à la tyrannie, et que lorsqu'ils veulent enfin en arrêter les progrès, et il est souvent trop tard.
C'est l'ambition sacrilège du gouvernement qui le porte à attenter à la liberté publique ; mais c'est la lâcheté des peuples qui laisse forger leurs fers. Quelqu'ambitieux que soient les princes, ils seraient beaucoup moins entreprenants, s'ils avaient toujours à s'ouvrir un chemin au pouvoir absolu par la force et la violence. Quand on parcourt avec attention les annales du despotisme, quelquefois on voit avec étonnement une poignée d'hommes faire trembler une nation entière. Cette modération déplacée des peuples, ce fatal penchant à s'isoler : voilà la raison de cet étrange phénomène ; car où est l'organe du public, lorsque chacun garde le silence ?
Les opprimés font-ils entendre leurs réclamations ? Le prince met tout en oeuvre pour étouffer la voix publique. Il envoie de tous cotés des émissaires séduire la partie la plus vile de la nation, il s'en fait présenter de flatteuses adresses qu'il oppose aux justes griefs du peuple ; puis joignant l'insulte à l'outrage, il vante la douceur de son gouvernement, et fait passer un peuple mécontent pour une poignée de mal intentionnés.
Pour mieux dissimuler les griefs nationaux, le prince reçoit avec distinction les adresses qui approuvent sa conduite, il accorde des marques de faveur à ceux qui les présentent : tandis qu'il témoigne son déplaisir à ceux qui lui présentent des remontrances vigoureuses, si même il ne leur refuse audience.
Non content de les décourager, il impose silence aux papiers publics qui ne sont pas de son parti : au lieu que les autres, flagornant l'administration et vomissant chaque jour des invectives contre les vrais patriotes, circulent librement dans le public : si ces mesures échouent, le prince se détermine enfin à gagner les chefs des mécontents, et il les engage à éteindre eux-mêmes le zèle de leurs adhérents.
Cruels artifices dont l'histoire d'Angleterre offre mille exemples, et qui ne sont que trop communs dans tous les gouvernements.
Pour se conserver libre, une nation n'a que sa vigilance, son courage, son audace : pour l'asservir, le prince a tant de moyens qu'il n'est guère embarrassé que du choix ; mais celui qu'il met le plus souvent en oeuvre, c'est la fourberie : le peuple est fait pour être la dupe de toutes les rubriques du cabinet, et les ministres profitent de cette disposition.
Quand les opprimés veulent prendre quelque parti pour empêcher les progrès de la tyrannie ; toujours se présente quelque nouvelle barrière à franchir. Ils ont beau former des projets, le prince les arrête soudain. Ils ont beau solliciter le redressement de leurs griefs ; leurs remontrances sont vaines, il se hérisse de scrupules, il s'arme de refus ; ou bien il n'oppose à leurs plaintes que la dérision : il répond qu'il est toujours prêt à écouter les griefs de ses sujets, qu'il n'a rien de plus à coeur que le bonheur de ses peuples, et il les renvoie avec ces beaux discours.
Persistent-ils dans leurs demandes ? Il persiste dans sa conduite. Toujours formés aux maximes d'une politique artificieuse, ceux qui gouvernent apprennent l'art de ne point s'étonner des obstacles, de mettre à profit la faiblesse de leurs advasaires, et de plier doucement au joug la docile multitude. S'il est question de faire consentir à leurs volontés ; comme c'est leur usage de tout promettre, avec dessein de ne rien tenir, quand le peuple les presse, ils leurrent de belles promesses sa crédule simplicité ; et sans honte de manquer à leur parole, ils répètent ce bas artifice.
Dans les troubles de la Fronde, la liberté publique ayant été violée par nombre d'exils et d'emprisonnements ; le parlement de Paris, après bien des efforts, obtint enfin du gouvernement une loi qui assurait la liberté des sujets. Mais cette loi fut bientôt éludée dans la personne du comte de Chavigni ; et lorsque le parlement fit des remontrances à ce sujet, la régente répondit que cet emprisonnement ne devait effrayer personne, qu'elle engageait sa parole sacrée que chacun serait en sûreté. Elle y manqua néanmoins bientôt après, à l'égard des princes de Condé et de Conti. Le parlement fit de nouvelles remontrances, et elle l'assura de nouveau qu'à l'avenir la loi serait religieusement observée. Exemple trop ordinaire de la manière indigne dont les rois se jouent des peuples.
Las de voir leurs espérances tant de fois trompées, les mécontents demandent-ils justice à grands cris ? Dans ces moments critiques, on cherche à tirer l'affaire en longueur ; on leur envoie des députés qui les bercent de belles promesses, on arrête la troupe effrénée, on l'amuse par de vaines délibérations, on l'endort, et on gagne le moment de lui faire face et de l'accabler.
Que s'il faut en venir à capituler : on lui fait des offres de nature à n'être pas acceptées : puis des propositions moins déraisonnables ; mais conçues en termes vagues, qui ne stipulent rien de précis, et qui laissent toujours le gouvernement maître des conditions du traité : ou bien on ajoute à des concessions claires quelque clause ambigu qui les rend nulles, si même on ne fait pas de faux engagements.
Alarmé par la retraite du peuple Romain sur le Mont Sacré, le sénat, réduit à traiter, ne songea plus qu'à stipuler, d'une manière vague, les droits des tribuns qu'on venait d'élire : afin de ne rien accorder aux plébéiens, ou plutôt de se ménager un prétexte pour revenir contre ses concessions dans des temps plus favorables.
Dans le soulèvement de Naples, en 1647, comme le peuple demandait avec instance la chartre de ses privilèges, le vice roi qui ne songeait qu'à conjurer l'orage, en fit forger une fausse qu'il présenta pour la vraie. En 1647, Charles I cherchant à endormir le parlement, et à faire croire qu'il était prêt à souscrire à tout ce qui pouvait le réconcilier avec la nation, au moment même ou il travaillait à l'écraser, envoya dire aux deux chambres « qu'il désirait qu'elles prissent sans délai en considération les règlements particuliers à faire, tant pour le maintien de l'autorité légitime du roi, et la fixation de son revenu, que pour la conservation de leurs propres privilèges, la paisible jouissance de leurs biens, la liberté de leurs personnes et la défense de la vraie religion professée dans l'Eglise Anglicane : règlements qui couperaient bientôt la racine à tout sujet de plainte, en montrant par tout ce que le roi accordait à ses peuples, combien il était éloigné des projets odieux que la crainte et la jalousie mal fondées de quelques personnes lui avaient prêtés, et combien il était jaloux de surpasser en clémence et en bonté les princes les plus généreux. »
Lorsque les Aragonnais, las de se voir accablés d'impôts en pleine paix, et de souffrir mille abus qu'on avait promis de réformer, menacèrent d'une insurrection générale : pour les apaiser, la régente établit un conseil, qu'elle disait devoir être uniquement occupé à rechercher les moyens de soulager le peuple. Vaine institution, qui ne servit qu'à les endormir, et même à empirer leur sort : car ce nouveau conseil, composé d'hommes corrompus, ferma toujours les yeux sur les brigandages et les dilapidations de la couronne.
Qui le croirait ? Souvent on n'oppose au désespoir des mécontents que de vains sons. Des hommes versés dans l'art de séduire les esprits, les haranguent ; puis la tourbe stupide se laisse aller à ces beaux discours, et devient le jouet de quelques rhéteurs. Que dis-je ! souvent même un compte suffit pour déconcerter ses projets. Opprimés par le sénat, les Romains venaient d'abandonner leurs foyers pour aller chercher un asile loin de leur cruelle patrie : Manlius Agrippa va trouver les mécontents sur le Mont Sacré, il leur débite une fable, et les ramène dans leurs murs.
Quelquefois les plus petits ressorts font mouvoir les plus grandes machines. Le peuple ne s'attache qu'à l'écorce des choses, et souffre patiemment le joug, pourvu qu'il ne soit pas apparent. Aussi, dans les temps de mécontentement général, un jeu de mot suffit-il pour l'engager au sacrifice de sa liberté.
César demandait à rétablir la royauté ; les Romains s'effarouchent : mais ils lui accordent, sous le nom d'empereur, le pouvoir suprême qu'ils lui avaient refusé sous celui du roi.
A la tête du gouvernement, Cromwell fait proposer au parlement, par ses créatures, de rétablir la monarchie. Au mot de royauté, l'alarme se répand, on rejette la proposition avec indignation ; mais on lui accorde, sous le nom de protecteur, le pouvoir qu'il lui refusait sous celui de roi.
C'est peu encore de ces artifices. Eh, que ne font point les princes habitués à leurrer le peuple ! Pour lui enlever ses chefs et lui opposer ses propres défenseurs ; ils soudoient une multitude de plumes mercenaires qui s'attachent à les noircir et à les calomnier, de manière à leur faire perdre l'estime publique en leur prêtant des vues ambitieuses ; et qui pis est, en semant le soupçon et la défiance, en les accusant de conniver en secret avec le gouvernement pour s'emparer de la puissance suprême. Ils engagent la vile tourbe de leurs créatures à aller de place en place répandre mille faux bruits propres à confirmer ces calomnies. quand Manlius incitait les Romains à s'affranchir de la tyrannie du sénat, les sénateurs le firent saisir : mais obligés de le relâcher pour apaiser l'insurrection, ils s'attachèrent à le rendre suspect au peuple, en lui suscitant des délateurs parmi la populace, qui l'accusèrent d'affecter la royauté, et lui firent ainsi de ses partisans, des juges et des ennemis.
Quelquefois même ils tâchent d'engager les défenseurs du peuple à se décrier eux-mêmes.
Pendant la minorité de Louis XIV, comme le parlement de Paris se récriait fort contre la manière odieuse dont on foulait les peuples, dans la vue de l'engager à ne défendre dorénavant que ses intérêts, et de le perdre de la sorte dans l'opinion publique, le gouvernement attaqua les privilèges de la compagnie, en s'appliquant pour quelque temps les honoraires de ses membres.
Barnevelt s'opposait en Romain à Maurice de Nasseau, qui voulait se faire roi des Provinces-Unies : Maurice le fait accuser d'être le chef des Arméniens, secte en horreur aux Bataves ; et bientôt ses ingrats compatriotes le traînent en prison, et de là sur un échafaud.
Un autre artifice très adroit qu'emploient les princes pour perdre de réputation les défenseurs du peuple, c'est de leur opposer des scélérats notés par leur prostitution à la cour, qui s'étudient à renchérir sur toutes les demandes des chefs populaires en faveur de la liberté : ce qui les fait paraître moins patriotes que les suppôts mêmes du despotisme. Dans la vue d'affranchir les plébéiens de l'oppression des nobles, le tribun C. Gracchus propose une loi qui leur est favorable : le sénat se garde bien de s'y opposer, mais il engage L. Drusus à renchérir sur les demandes de son collègue, et à publier en même temps que Cayus n'est que l'organe du sénat. Dupe de cet artifice, le peuple ne sait auquel des deux s'attacher, et se trouve les mains liées par ce faux défenseur.
Les princes ont cent moyens pour attaquer la liberté, le peuple en a fort peu pour la défendre, et l'on ne saurait croire combien est étroit le chemin où il peut marcher à pas sûrs. Tandis qu'ils commettent impunément tant d'attentats, la moindre faute le perd. Ne montre-t-il pas assez de résolution ? on lui insulte sans pitié. En montre-t-il beaucoup ? on l'irrite, on le provoque, on le force à sortir des bornes de la sagesse. En sort-il ? on l'attaque jusques dans ses propres retranchements, on a recours aux tribunaux, on y traîne ceux qui ont montré le plus d'audace, on crie à l'outrage, on les poursuit, on en demande vengeance. Des lors, trop faible contre le crédit, l'intrigue, le pouvoir, la bonté de leur cause ne leur sert de rien, on les condamne impitoyablement ; et le prince écrase ses ennemis sous le poids des lois faites pour les protéger.
Combien sont inépuisables les ressources du gouvernement pour asservir les peuples ! Qui le croirait ? Après avoir avili et enchaîné les tribunaux, le prince parait respecter lui-même ces vains fantômes de la liberté. A-t-il besoin de leur appui ? Il leur rend un moment de force : mais il ne voit pas plutôt jour à s'en passer, qu'il les repousse avec dédain : semblable au voyageur qui foule aux pieds les masures sous lesquelles il s'est retiré pendant l'orage.
Il n'est point d'artifices que la soif du pouvoir n'emploie à la ruine de la liberté, jusqu'à tourner contre les peuples leurs plus généreux sentiments.
Quelquefois pour amener les sujets à se laisser accabler d'impôts, les princes affichent des besoins qu'ils n'ont pas. C'est ce que fit le duc Théodore : bien qu'il eut trouvé d'immenses richesses dans le trésor de son père, il fit fondre sa vaisselle, pour faire croire qu'il était réduit à cet expédient.
Lorsque les princes sentent qu'ils sont prêts à succomber, quelquefois ils mettent bas les armes, ils témoignent de la douleur sur les dissensions publiques, ils affectent du désintéressement, et demandent à résigner. Alors, dupe de leur hypocrisie, le peuple se laisse toucher, et se pique même de générosité. Puis ils se font prier de garder les rênes de l'Etat : d'abord ils hésitent, ils montrent de la répugnance, prennent du temps pour y penser, ensuite ils se font presser de telle sorte qu'ils acceptent sous bonnes conditions : enfin ils chargent le peuple de nouvelles chaînes, et ils rivent ses fers.
Lorsque les peuples réclament leurs droits à grands cris, si le prince a été obligé de faire quelque concession pour écarter l'orage ; il n'entrevoit pas plutôt une tournure favorable à ses affaires, qu'il change de ton ; il se plaint qu'on a surpris sa foi, il refuse de remplir ses engagements ; et quoique les sujets aient la justice pour eux, il s'efforce de remettre l'affaire en question. A mesure que son parti s'affaiblit ou se renforce, c'est alternativement oui ou non ; puis sans honte et sans remords, il joue ce personnage jusqu'à ce qu'il ait assuré ses projets.
Dans les troubles de la Fronde, le gouvernement fut obligé, par le mauvais état des finances, et l'aliénation totale du domaine, d'avoir recours à de nouveaux moyens de fouler les peuples. Mais comme ils refusaient de payer, comme les provinces étaient prêtes à se soulever, comme les alliés étaient sur le point de rompre, comme les ennemis menaçaient les frontières, et comme l'armée manquait de tout, la régence pria le parlement de Paris, qui s'était élevé contre les dernières vexations, d'avoir égard aux temps, et d'aviser à la manière de subvenir aux besoins de l'Etat. Dans ces conjonctures, le parlement stipula quelque chose en faveur de la liberté publique : mais à la nouvelle de la victoire de Lens, la régence changea bientôt de langage, elle viola ses engagements, et ne songea plus qu'à faire sentir les effets de son ressentiment aux membres qui avaient paru les plus zélés pour le bien des peuples. Toutefois, crainte de tumulte si l'on venait à se saisir sur le champ de leurs personnes, elle différa l'exécution de son dessein jusqu'au jour du Te Deum chanté pour cette victoire, jour auquel plusieurs compagnies de gardes se trouvaient prêtes à obéir au premier signal.
Soulevé contre l'oppression de Charles I, les Ecossais lui ayant envoyé une supplique à York, pour obtenir le redressement de leurs griefs, reçurent cette réponse, « que le roi, toujours disposé à faire droit à son peuple, désirait connaître ses demandes. » En même temps il fonda les gentilshommes du Yorkshire, et s'efforça de les soulever contre les Ecossais. Puis il essaya d'assembler les pairs d'Angleterre pour en obtenir quelque subside. Enfin, obligé de capituler, il chargea ses commissaires de ne statuer sur aucun point capital, il fit tramer en longueur les préliminaires, demanda que les armées fussent licenciées, entretint des correspondances secrètes avec le parti ennemi par l'entremise de Montrose, et ne conclut que lorsqu'il se vit réduit à la dernière extrémité. A peine le parlement d'Angleterre fut-il assemblé que Charles l'invita à se déclarer contre les Ecossais, il protesta qu'il était résolu de gagner l'affection de ses sujets Anglais, et promit de redresser leurs griefs. Mais voyant échouer toutes ses mesures, il se retourna vers les Ecossais, travailla à corrompre leur armée, tâcha de l'attirer à Londres, pour s'emparer de la tour, et se saisir du parlement.
Alarmé des préparatifs du prince d'Orange, Jacques II chercha à se réconcilier avec l'Eglise Anglicane. Dans une de ses proclamations, il invita ses sujets à mettre de coté tout sujet de crainte, de jalousie et de haine. Pour regagner leur affection, il rendit à la cité de Londres la chartre de ses privilèges, il en rétablit l'évêque, et fit élire lord maire un homme agréable à la nation. A mesure que ses craintes augmentaient, il fit avec regret quelques nouveaux pas : il cassa la cour de haute commission, il ordonna à l'évêque de Winchester de rétablir sur l'ancien pied le collège de Madeleine, et aux lords lieutenants des différents comtés de rendre aux corporations leurs anciennes chartres. Les places de juge de paix, de maire, de greffier, etc. qu'occupaient des catholiques Romains furent données à des protestants. Ainsi, réduit par la nécessité à détruire lui-même son propre ouvrage, il parut relever le temple de la liberté : mais cette réforme ne dura que jusqu'au moment ou il fût en état de le renverser sans opposition. ...A peine la nouvelle de la dispersion de la flotte du prince d'Orange fût-elle arrivée, qu'il révoqua plusieurs concessions qu'il venait de faire à ses sujets : l'évêque de Winchester fut rappelé, et la restauration du collège mise de côté sous de ridicules prétextes. Lorsque les troupes Hollandaises eurent pris terre, comptant sur la supériorité de ses forces, et apprenant que la cité de Londres préparait une adresse pour le prier d'entrer en accommodement avec le prince, il déclara qu'il regarderait comme ennemi quiconque oserait lui donner un semblable conseil. Ces troupes ayant été renforcées par une multitude d'Anglais, et quelques pairs ayant présenté une pétition pour le prier d'assembler un parlement libre, il leur engagea sa parole royale qu'il s'empresserait de satisfaire à leur prière aussitôt que les Hollandais auraient quitté le royaume : puis il se hâta de publier une proclamation pour ordonner l'élection des membres du parlement. Mais se repentant bientôt de s'être si fort avancé, il fit brûler les sommations qui allaient être adressées aux électeurs. Enfin, forcé de prendre la fuite, il jeta en s'embarquant le grand sceau dans la Tamise, afin que rien ne put être fait légalement en son absence, il quitta le royaume, et s'en alla implorer l'appui des puissances étrangères contre son propre pays
Les princes s'apprêtent-ils à réduire leurs sujets par la force ? Ils se plaignent d'être obligés d'avoir recours à l'autorité, et semblent toujours faire entendre qu'ils n'ont en vue que le bien de leur peuple ; mais ils ne cherchent qu'à gagner du temps pour rassembler leurs forces.
Sentent-ils enfin leur supériorité ? Ils parlent en maîtres, ils n'ont dans la bouche que les mots d'obéissance, de devoir, de soumission à leurs ordres ; ils exigent qu'on s'abandonne à discrétion, ils veulent qu'on ne tienne rien que de leur bon plaisir. Si on refuse ; ils font marcher des troupes pour appuyer leurs prétentions tyranniques ; et souvent ils tirent la plus cruelle vengeance de la résistance qu'on leur a faite.
En 1628, Charles I ayant éprouvé beaucoup d'opposition de la part du parlement, sévit avec rigueur contre les membres patriotes : en même temps il publia une proclamation qu'il conclut en donnant à la nation l'assurance d'un bon gouvernement, et en lui conseillant de l'attendre de la clémence du roi, et non de la force des lois.
La régence, ayant si souvent manqué à la foi publique, et faussé sa parole au sujet des emprisonnements, résolut enfin de se venger des Frondeurs. Mais pour ne pas trouver enveloppée elle-même dans l'orage qu'elle amassait sur leurs têtes, elle sortit de Paris, fit bloquer la ville par vingt cinq mille hommes, lui coupa les vivres, et refusa toute espèce d'accommodements.
Dans la dernière révolte de Naples, le vice roi se prévalant de la transaction qu'il venait de faire avec Anziello Amalfi, l'engagea avec adresse à ravitailler les châteaux : ensuite, loin de faire venir d'Espagne, selon sa promesse, la ratification du traité, il demanda du secours ; puis, de concert avec les troupes de Jean d'Autriche, il attaqua les Napolitains, battit leur ville en ruines, et mit tout à feu et à sang.
Lorsque Philippe IV eut consommé les trésors des Indes, épuisé la Castille, et aliéné partie de ses Etats, pour soutenir la guerre désastreuse qu'il avait allumée : comme les Catalans s'opposaient à ses vexations, il en exigea une somme immense, sous prétexte qu'ils étaient inutiles à la patrie. Indigné de cette violation de leurs droits, quelques-uns de leurs députés eurent le courage de faire de fortes remontrances. On les arrêta sur-le-champ : à cette nouvelle Barcelonne court aux armes, soulève le reste de la province, et fait main basse sur quelques Castillans. Pour en tirer vengeance, Philippe fait marcher des troupes contre la Catalogne, avec ordre de mettre le feu aux maisons, de couper les arbres, de massacrer les hommes au-dessus de quinze ans, de marquer les femmes aux deux joues avec un fer chaud ; et ces ordres barbares furent exécutés dans quelques villes, avec un raffinement de cruauté qui fait frémir.
Ainsi, tandis que le peuple n'a que ses réclamations, ses clameurs, ses suppliques, ses soupirs ; les princes lui opposent une infinité d'artifices : le moyen qu'il n'en soit pas la dupe constante, l'éternelle victime ?
Dans le système du cabinet, les attentats faits contre les peuples, quand ils restent impunis, acquièrent le droit d'en faire de nouveaux : aussi, lorsque les griefs publics sont portés devant le grand conseil de la nation pour l'empêcher d'en connaître, le prince s'efforce-t-il de le distraire en mettant devant lui quelque objet important ; ou bien il engage le président de lever la séance, lorsqu'on est prêt à en venir à quelque vigoureuse résolution.
Si cela ne réussit pas, il essaie de diviser les membres du souverain en excitant des jalousies entr'eux, en corrompant les uns par des promesses, en intimidant les autres par des menaces.
Cela ne suffit-il pas encore ? il tire de l'assemblée les plus zélés patriotes, en les nommant à des emplois qui donnent l'exclusion.
Enfin, lorsqu'il ne lui reste aucune autre ressource, il en prévient les déterminations, en le dissolvant.
Artifices funestes qui ont été si souvent employés contre le souverain par son propre ministre, et qui ne font que trop sentir la nécessité indispensable où est toute assemblée nationale de se réserver expressément sa police intérieure, la nomination de ses officiers, et le droit de s'assembler d'elle-meme à des époques fixes, en ne laissant au prince que le droit d'y paraître en sujet.
Lorsqu'il ne peut dissoudre l'assemblée nationale, et que le gouvernement, accusé de malversation, est forcé de rendre compte, il cherche à justifier ses ministres, à jeter un voile sur leur gestion criminelle, et à les soustraire à l'examen de leurs juges. Soupçonne-t-il la fidélité de quelques-uns de ses agents, crainte qu'ils ne viennent à révéler les terribles secrets qu'il leur a confié, il se hâte de les prévenir, en les accusant eux-mêmes de malversation. Vient-on à faire de funestes découvertes, il jette tout le blâme sur ses mauvais conseillers, il demande qu'on épargne son honneur : pour disposer les juges favorablement, il feint de réformer le plan de son administration, il cherche à se justifier en promettant justice, il demande que l'on se fie à sa parole ; et sans honte de se parjurer lâchement, il prend le ciel à témoin de la pureté de ses intentions.
Si l'on refuse de se payer de promesses vagues, il offre un équivalent à la satisfaction demandée, il fait quelque concession spécieuse.
Après tant de vains efforts pour se dispenser de redresser les griefs publics, est-il enfin obligé de souscrire ? il cède à la dure nécessité ; mais il n'a pas plutôt apperçu les conséquences de ses concessions, qu'il cherche à revenir sur ses pas, et il poursuit ses actes arbitraires.
C'est par l'opinion que les princes règnent en maîtres absolus. Eux-mêmes sont bien convaincus de ce principe : ils ont beau être entreprenants, audacieux, téméraires, ils n'osent pas violer les lois de propos délibéré. Quelque crime qu'ils commettent, toujours ils tâchent de les couvrir d'un voile, et toujours ils ont soin de ne pas révolter les esprits.
L'opinion est fondée sur l'ignorance, et l'ignorance favorise extrêmement le despotisme.
C'est elle qui, tenant le bandeau sur les yeux des peuples, les empêche de connaître leurs droits, d'en sentir le prix, et de les défendre.
C'est elle qui, leur voilant les projets ambitieux des princes, les empêche de prévenir les usurpations de l'injustice puissance, d'arrêter ses progrès, et de la renverser.
C'est elle qui, leur cachant les noirs complots, les sourdes menées, les profonds artifices des princes contre la liberté, leur fait donner dans toutes les embûches, et se prendre perpétuellement aux mêmes pièges.
C'est elle qui, les rendant dupes de tant de préceptes mensongers, leur lie les mains, plie leurs têtes au joug, et leur fait recevoir en silence les ordres arbitraires des despotes.
C'est elle, en un mot, qui les porte à rendre avec soumission aux tyrans tous les devoirs qu'ils exigent, et les fait révérer du crédule vulgaire comme des dieux.
Pour soumettre les hommes, on travaille d'abord à les aveugler. Convaincus de l'injustice de leurs prétentions, et sentant qu'ils ont tout à craindre d'un peuple éclairé sur ses droits, les princes s'attachent à lui ôter tout moyen de s'instruire. Persuadé d'ailleurs combien il est commode de régner sur un peuple abruti, ils s'efforcent de le rendre tel. Que d'obstacles n'opposent-ils pas aux progrès des lumières ? Les uns bannissent les lettres de leurs Etats ; les autres défendent à leurs sujets de voyager ; d'autres empêchent le peuple de réfléchir, en l'amusant continuellement par des parades, des spectacles, des fêtes, ou en le livrant aux fureurs du jeu : tous s'élèvent contre les sages qui consacrent leur voix et leur plume à défendre la cause de la liberté.
Quand ils ne peuvent empêcher qu'on ne parle ou qu'on n'écrive, ils opposent l'erreur aux lumières. Quelqu'un vient-il à se récrier contre leurs attentats ? D'abord ils tâchent de gagner les crieurs, et d'éteindre leur zèle par des dons, surtout par des promesses.
Si la vertu des mécontents est incorruptible : ils leur opposent des plumes mercenaires, de vils écrivains, qui, toujours prêts à justifier l'oppression, insultent aux amis de la patrie, mettent toute leur adresse à dénigrer les défenseurs de la liberté, qu'ils traitent de perturbateurs du repos public.
Si cela ne suffit pas, on a recours aux expédients les plus affreux, aux cachots, au fer, au poison.
Fermer la bouche aux mécontents, c'est bien empêcher que le peuple ne se réveille de sa léthargie, et c'est à quoi s'attachent ceux qui veulent l'opprimer. Mais le point principal est d'ôter les moyens que l'incendie ne devienne général, en s'opposant à la correspondance des parties de l'Etat. Aussi les princes ont-ils grand soin de gêner la liberté de la presse.
Trop timides pour l'attaquer d'abord ouvertement, ils attendent que les citoyens en fournissent un prétexte plausible : et dès qu'il s'offre, ils ne manquent jamais de le saisir.
Un livre contient-il quelques réflexions lumineuses sur les droits des peuples, quelques pensées libres sur les bornes de la puissance des rois, quelque trait saillant contre la tyrannie, quelque image frappante des douceurs de la liberté qu'ils cherchent à faire oublier : à l'instant ils le proscrivent comme renfermant des maximes contre la religion et les bonnes moeurs.
Ils s'élèvent contre tout écrit capable de maintenir l'esprit de liberté, ils baptisent du nom de libelle tout ouvrage ou l'on entreprend de dévoiler les ténébreux mystères du gouvernement ; et sous prétexte de réprimer la licence, ils étouffent la liberté en sévissant contre les auteurs.
Ils font plus ; pour maintenir les peuples dans l'ignorance et ne laisser aucune porte ouverte aux vérités utiles ; ils établissent des inspecteurs de la presse, des réviseurs, des censeurs de tout genre ... vils argus qui veillent sans cesse pour le despotisme contre la liberté.
Parait-il dans l'étranger quelqu'écrit contre la tyrannie ? Ils en font supprimer l'édition par leurs ministres, et ils ne laissent exposer en vente dans leurs Etats aucun livre qui n'ait été examiné par leurs créatures. L'imprimerie est défendue en Turquie, de crainte que, par son secours, le bon sens ne triomphe de la violence. Dans les pays despotiques, la presse ne sert guère qu'à river les fers : elle n'est permise qu'aux agents et aux créatures du despote, et seulement pour flatter son pouvoir.
Lorsqu'un peuple en est là, l'expérience ne le corrige point ; ni le triste souvenir du passé, ni le cruel sentiment du présent, ni la crainte de l'avenir ne peuvent le guérir de ses sots préjugés. On a beau lui prouver qu'on le trompe ; il n'en est pas plus sage : toujours crédule et toujours abusé, il ne sort d'une erreur que pour tomber dans une autre, et telle est sa stupidité qu'il se prend sans cesse au même piège, pourvu qu'on en change le nom.
Ainsi, par une suite de l'imperfection de l'humaine nature, et des lumières bornées de l'esprit humain, les peuples sont la dupe éternelle des fripons qu'ils ont mis à leur tête, et l'éternelle proie des brigands qui les gouvernent.
A mesure que les lumières disparaissent, la puissance marche à plus grands pas vers le despotisme.
Si n'avoir pas une idée vraie de la liberté est une des causes de la servitude, n'avoir pas une idée vraie de la tyrannie en est une autre.
Les fastes de l'histoire ne devraient célébrer dans les princes que la modération, la sagesse, la fermeté à faire observer les lois, le zèle à faire fleurir l'Etat, la sollicitude pour le bien des peuples ; et elles ne célèbrent le plus souvent que leurs attentats décorés de noms fastueux.
Elles ne devraient accorder d'éloges qu'aux princes qui se sont appliqués à gouverner paisiblement leurs Etats et elles les prodiguent à ceux qui n'ont su que désoler la terre.
Intimidés par la crainte, séduits par l'espérance, ou corrompus par l'avarice, ceux qui écrivent l'histoire ne nous font point horreur de la tyrannie : toujours ils exaltent les entreprises des princes, lorsqu'elles sont grandes et hardies, quelques funestes d'ailleurs qu'elles soient à la liberté ; toujours ils élèvent aux nues des actions criminelles dignes du dernier supplice ; toujours ils propagent avec soin les basses maximes de la servitude.
Est-il question de gouvernements ? Ils déclament contre le républicain, et préconisent le monarchique. S'ils parlent de démocratie : c'est pour représenter le peuple, toujours prêt à se livrer aux discours séditieux de quelques orateurs intéresses à le tromper ; c'est pour comparer l'Etat à un vaisseau sans ancre, continuellement battu par des vents contraires sur une mer orageuse : tandis qu'ils nous peignent les sujets d'un monarque puissant, comme une nombreuse famille qui se repose en paix sous les ailes d'un bon père, heureuse par sa vigilance, plus heureuse encore par les soins de sa tendresse.
Quelques provinces secouent-elles le joug d'un tyran ? Ils traitent toujours les peuples d'esclaves révoltés, qu'il faut remettre à la chaîne : ils représentent les généreux efforts contre la tyrannie comme des rebellions criminelles et les amis de la liberté, comme des perturbateurs du repos public ; ils tordent les intentions des meilleurs patriotes, ternissent leur réputation, dénigrent leur vie et flétrissent leur mémoire ; au lieu de rendre hommage à leurs vertus.
Si un méchant prince est déféré au souverain par quelque honnête ministre : c'est à leurs yeux un maître infortuné trahi par d'infidèles serviteurs.
Puis, quand ils en viennent au prince dont ils écrivent la vie ; ils nous parlent avec emphase de ses minces qualités, ils exaltent la grandeur de ses vues, ses soins paternels pour la gloire de l'Etat, ils mettent ses conquêtes au rang des évènements les plus heureux du siècle, ils les considèrent comme la plus belle époque de son règne.
Font-ils l'histoire de quelque grand scélérat ? Si la force de la vérité leur arrache quelqu'aveu humiliant ; ils parlent si mollement de ses défauts, ils pallient si fort ses vices, ils exténuent si adroitement ses forfaits, qu'au portrait qu'ils en tracent, on ne reconnaît plus le tyran qui fit frémir la nature. Sous ces règnes funestes, ce n'est point aux follies, aux scélératesses de ceux qui gouvernent, qu'ils attribuent les malheurs des peuples ; mais à l'influence fatale du au destin.
Et comme si ce n'était pas assez des faux tableaux que présente l'histoire, partout une foule d'écrivains ne consultent que leurs basses passions, s'empressent de flagorner le despote ; les auteurs dans leurs dédicaces, les poètes dans leurs vers, les rhéteurs dans leurs discours chacun lui prodigue à l'envie son encens, et lui donnent les noms les plus flatteurs ; ils l'appellent le père de ses peuples, le bienfaiteur de l'humanité, l'ornement de son siècle, et nous avons la sottise de les croire !
Quand un rimailleur affamé obtient quelque pension ; tout va bien : la foule des malheureux opprimés, vexés, dépouillés, gémit en silence ; et tandis que les soupirs de ces infortunés se perdent sous le chaume ; les éloges de l'indigne adulateur volent en tous climats sur les ailes de la renommée.
Peu d'hommes ont des idées saines des choses, la plupart ne s'attachent même qu'aux mots. Les Romains n'accordèrent-ils pas à César, sous le titre d'empéreur, le pouvoir qu'ils lui avaient refusé sous celui de roi.
Abusé par les mots, les hommes n'ont pas horreur des choses les plus infâmes, décorées de beaux noms ; et ils ont horreur des choses les plus louables, décriées par des noms odieux. Aussi l'artifice ordinaire des cabinets est il d'égarer les peuples en pervertissant le sens des mots ; et souvent des hommes de lettres avilis ont l'infamie de se charger de ce coupable emploi.
En fait de politique, quelques vains sons mènent le stupide vulgaire, j'allais dire le monde entier. Jamais aux choses leurs vrais noms. Les princes, leurs ministres, leurs agents, leurs flatteurs, leurs valets, appellent art de régner celui d'épuiser les peuples, de faire de sottes entreprises, d'afficher un faste scandaleux, et de répandre partout la terreur ; politique, l'art honteux de tromper les hommes ; gouvernement, la domination lâche et tyrannique ; prérogatives de la couronne, les droits usurpés sur la souveraineté des peuples ; puissance royale, le pouvoir absolu ; magnificence, d'odieuses prodigalités ; soumission, la servitude ; loyauté, la prostitution aux ordres arbitraires ; rébellion, la fidélité aux lois ; révolte, la résistance à l'oppression ; discours séditieux, la réclamation des droits de l'homme ; faction, le corps des citoyens réunis pour défendre leurs droits ; crimes de lèse-majesté, les mesures prises pour s'opposer à la tyrannie ; charges de l'état, les dilapidations de la cour et du cabinet ; contributions publiques, les exactions ; guerre et conquête, le brigandage à la tête d'une armée, art de négocier, l'hypocrisie, l'astuce, le manque de foi, la perfidie et les trahisons ; coups d'état, les outrages, les meurtres et les empoisonnements ; officiers du prince, ses satellites ; observateurs, ses espions ; fidèles sujets, les suppôts du despotisme ; mesure de sûreté, les recherches inquisitoriales ; punition des séditieux, le massacre des ennemis de la liberté. Voilà comment ils parviennent à détruire l'horreur qu'inspire l'image nue des forfaits et de la tyrannie.
On ne saurait réfléchir sur la marche de la puissance au despotisme, sans réfléchir en même temps sur la force de l'opinion. Que ne peut elle pas sur les esprits ? C'est elle qui autrefois faisait frissonner de peur l'intrépide Romain, à la vue des poulets sacrés, refusant de manger.
C'est elle qui remplissant l'Egyptien de la crainte des dieux, lui faisait regarder en tremblant l'idole qu'il venait de former.
C'est elle qui aujourd'hui rend les disciples de Mahomet, sans soin pour le présent, sans inquiétude pour l'avenir, sans crainte dans les dangers, et les fait vivre dans une entière apathie, au sein de la providence.
C'est elle qui repliant sans cesse le Stoicien sur lui-même, environne son coeur de glace, l'empêche de palpiter de joie au milieu des plaisirs, de s'attendrir à l'ouïe des cris perçants de la douleur ; de tressaillir de crainte dans les périls ; qui concentre toutes ses passions dans l'orgueil, le fait vivre sans attachement, et mourir sans faiblesse.
C'est elle qui, berçant de fausses espérances les dévots, les fait s'exposer à mille maux certains pour jouir d'un bien douteux ; sacrifier mille avantages réels à la poursuite d'un bien imaginaire, et se rendre toujours misérables, dans l'espoir d'être heureux un jour.
C'est elle enfin, qui, tenant sur nos yeux le bandeau de la superstition, nous plie au joug des prêtres ; et c'est de son pouvoir aussi dont les princes se servent pour nous asservir.
Portez vos regards sur les anciens peuples, vous y verrez toujours le prince se donner pour le favori des dieux. Zoroaste promulgua ses lois sous le nom d'Oromaze ; Trismégiste publia les siennes sous celui de Mercure, Minos emprunta le nom de Jupiter ; Licurgue, celui d'Apollon ; Numa, celui d'Egérie, etc.
Toute police a quelque divinité à sa tête : et combien de fois un ridicule respect pour les dieux n'a-t-il pas replonge le peuple dans l'esclavage ? Pour rentrer dans la citadelle d'Athènes, dont il avait été chassé, Pifistrate habille une femme en Minerve, monte sur un char avec cette déesse de sa façon, et traverse la ville ; tandis qu'en le tenant par la main, elle criait au peuple : Voici Pifistrate que je vous amène, et que je vous ordonne de recevoir. A ces mots les Athéniens se soumettent de nouveau au tyran.
Les princes, il est vrai, ne jouent plus le rôle d'inspirés, mais ils empruntent tous la voix des ministres de la religion pour plier au joug leurs sujets. Des prêtres crédules, fourbes, timides, ambitieux, font envisager les puissances comme les représentants de la divinité sur la terre, devant qui le reste des hommes doit se prosterner en silence : puis, confondant l'obéissance aux lois avec la basse servitude, ils prêchent sans cesse, au nom des dieux, l'aveugle soumission.
Toutes les religions prêtent la main au despotisme ; je n'en connais aucune toutefois qui le favorise autant que la chrétienne.
Loin d'être liée au système politique d'aucun gouvernement, elle n'a rien d'exclusif, rien de local, rien de propre à tel pays plutôt qu'à tel autre ; elle embrasse également tous les hommes dans sa charité ; elle lève la barrière qui sépare les nations et réunit tous les chrétiens en un peuple de frères. Tel est le véritable esprit de l'évangile.
La liberté tient à l'amour de la patrie ; mais le règne des chrétiens n'est pas de ce monde ; leur patrie est dans le ciel ; et pour eux cette terre n'est qu'un lieu de pèlerinage. Or, comment des hommes qui ne soupirent qu'après les choses d'en-haut, prendraient-ils à coeur les choses d'ici-bas ? Les établissements humains sont tous fondés sur les passions humaines, et ils ne se soutiennent que par elles : l'amour de la liberté est attaché à celui du bien-être, à celui des biens temporels ; mais le christianisme ne nous inspire que de l'éloignement pour ces biens, et ne s'occupe qu'à combattre ces passions... Tout occupé d'une autre patrie, on ne l'est guère de celle-ci.
Pour se conserver libres, il faut avoir sans cesse les yeux ouverts sur le gouvernement ; il faut épier ses démarches, s'opposer à ses attentats, réprimer ses écarts. Comment des hommes à qui la religion défend d'être soupçonneux, pourraient-ils être défiants ? Comment pourraient-ils arrêter les sourdes menées des traîtres qui se glissent au milieu d'eux ? Comment pourraient-ils les découvrir ? Comment pourraient-ils même s'en douter ? Sans défiance, sans crainte, sans artifice, sans colère, sans désir de vengeance, un vrai chrétien est à la discrétion du premier venu. L'esprit du christianisme est un esprit de paix, de douceur, de charité, ses disciples en sont tous animés, même pour leurs ennemis. Quand on les frappe sur une joue, ils doivent présenter l'autre. Quand on leur ôte la robe, ils doivent encore donner le manteau. Quand on les contraint de marcher une lieue, ils doivent en marcher deux. Quand on les persécute, ils doivent bénir leurs persécuteurs. Qu'auraient-ils à opposer à leurs tyrans ? Il ne leur est pas permis de défendre leur propre vie. Toujours résignés, ils souffrent en silence, tendent les mains au ciel, s'humilient sous la main qui les frappe, et prient pour leurs bourreaux. La patience, les prières, les bénédictions sont leurs armes ; et quoi qu'on leur fasse, jamais ils ne s'abaissent à la vengeance : comment donc s'armeraient-ils contre ceux qui troublent la paix de l'état ? comment repousseraient-ils par la force leurs oppresseurs ? comment combattraient-ils les ennemis de la liberté ? comment payeraient-ils de leur sang ce qu'ils doivent à la patrie !
A tant de dispositions contraires à celles d'un bon citoyen, qu'on ajoute l 'ordre positif d'obéir aux puissances supérieures, bonnes ou mauvaises, comme étant établies de Dieu. Aussi les princes ont-ils toujours fait intervenir l'évangile pour établir leur empire, et donner à leur autorité un caractère sacré.
Mais comme si ce n'était pas assez que les peuples apprissent des dieux à baiser la verge de l'autorité pour les rendre esclaves par principes, presque partout les prêtres et les princes ont formé une double ligue entr'eux. Ceux-ci empruntent la bouche de l'homme divin pour plier nos têtes au joug du despotisme ; ceux-là empruntent le bras de l'homme puissant pour plier nos têtes au joug de la superstition.
Rien n'est si important aux rois que d'être religieux, dit Aristote dans sa politique ; car les peuples reçoivent comme juste tout ce qui vient d'un prince rempli de pitié et les mécontents n'osent rien entreprendre contre celui qu'ils croient sous la protection des dieux. Aussi la plupart des princes cherchent-ils à paraître dévots. La statue de la Fortune était toujours dans la chambre des empereurs romains, afin de persuader au peuple que cette déesse veillait continuellement à leur sûreté.
Pour gagner le peuple, Henri II d'Angleterre affecta une dévotion extrême aux cendres de Bequet, qu'il avait persécuté ; et bientôt la victoire venant à couronner ses armes sur les Ecossais, fit regarder ce prince comme un favori du ciel, et mettre l'audace de lui résister au rang des sacrilèges.
Sous les rois de la maison de Stuart, les prêtres étaient chargés de prêcher le despotisme, et de sanctifier le système de la tyrannie.
En 1662, Jacques I ordonna à tous les prédicateurs, de quelque rang qu'ils fussent, de prêcher l'obéissance passive, et il défendit à tous ses sujets de s'aviser de limiter dans leurs discours le pouvoir, les prérogatives et la juridiction des princes, même de se mêler des affaires de l'état, des différends entre le gouvernement et le peuple.
Pour rendre son autorité absolue en Ecosse, Charles I rétablit les évêques ; et bientôt ces prêtres publièrent, par son ordre, que le pouvoir et les prérogatives du roi étaient absolues et limitées, comme celles des rois d'Israël : ils firent défense à toute personne de lever aucune école sans la permission de l'évêque diocésain, ou de se présenter pour être admis dans les ordres avant d'avoir souscrit à ces canons.
Cette doctrine fit loi dans le royaume entier, et le refus de s'y soumettre fut puni par des amendes, des confiscations et la prison. Un seul mot suspect devenait un crime aux yeux des juges, presque toujours tirés de la cour de haute commission : vrais inquisiteurs qui n'étaient assujettis à aucune forme juridique ; car un bruit vague, un soupçon était une preuve suffisante. Ils faisaient prêter serment aux témoins de répondre aux questions qu'on leur ferait, et ceux qui refusaient étaient jetés dans un cachot.
Les princes eux-mêmes n'ont pas honte de prêcher cette odieuse doctrine :
« Il n'est pas licite aux sujets de fonder la conduite des rois, ou de chercher les bornes de leur autorité : ce serait vouloir dévoiler leurs faiblesses, et leur enlever le respect dû aux représentants de la divinité sur la terre », disait Jacques I dans un discours à la chambre étoilée, lorsqu'il y eut évoqué la cause contre le célèbre Bacon.
Aujourd'hui encore, on célèbre, par un jeûne solennel, le jour de l'exécution de Charles I, sous le nom de martyre du bienheureux roi, pour implorer la miséricorde divine, afin que le sang innocent de sa majesté sacrée ne retombe pas sur la postérité des Anglais.
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