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Cependant le despotisme fait des progrès, et les chaînes de l'esclavage s'appesantissent.
Quand la tyrannie ne s'établit que lentement, plus elle devient dure, moins les peuples la sentent. Il arrive toutefois un terme ou ils sont forcés d'ouvrir les yeux ; et c'est toujours lorsque le prince attaque avec audace des droits sacrés à tous les hommes ; lorsqu'il foule aux pieds quelque objet de vénération publique, ou qu'il répète trop fréquemment quelque scène sanglante. Alors les esprits sont révoltés, les soupirs se changent en plaintes, les plaintes en clameurs ; la confusion commence à régner, et on n'entend plus que murmures, que cris séditieux.
Alors aussi le gouvernement perd à chaque instant de son autorité ; on méprise ses ordres ; tout semble permis dans ce temps de crise, et le prince parait ne plus conserver qu'un vain titre. Mais combien de choses encore en sa faveur ?
Poussés au désespoir, les sujets prennent-ils enfin une résolution tragique ? ils ne font guère que se compromettre.
Quand les mécontents s'ameutent et demandent justice à grands cris : le prince crie à son tour à la révolte ; il leur envoie des députés, des magistrats, des satellites, et fait enlever les plus audacieux, qu'il traite en perturbateurs du repos public, et souvent le désordre est apaisé. Les efforts que font les peuples pour la cause de la liberté, sont presque tous impuissants. Dans ces moments de fermentation générale, s'il n'y a quelque audacieux qui se mette à la tête des mécontents, et les soulève contre l'oppresseur, quelque grand personnage qui subjugue les esprits, quelque sage qui dirige les mesures d'une multitude effrénée et flottante ; au lieu d'une insurrection, ce n'est plus qu'une sédition toujours facile à étouffer, et toujours sans succès.
Or, se faire chef de parti est une entreprise hasardeuse, se mettre à la tête d'une faction, c'est attirer sur soi tout l'orage ; et l'incertitude de la réussite ou la crainte des revers retient presque toujours les plus déterminés.
Souvent, que ne faut-il pas pour porter le peuple à agir ? Qu'on se rappelle Manlius, lorsqu'il voulut affranchir les Romains de l'oppression du sénat. Pleins de zèle et d'audace, tant que le danger était encore éloigné, ils promettaient merveille ; mais, dès qu'une fois Manlius fut saisi et emmené vers le dictateur ; plus d'audace, plus de courage, plus de résolution. L'infortuné avait beau implorer leur secours : ni la vue des blessures qu'il avait reçues pour le salut de la patrie, ni l'aspect du capitole qu'il avait délivré de la puissance des ennemis, ni la vénération pour ces temples qu'il avait garantis d'être profanés, ni la piété envers les dieux ; rien ne les touche, rien les émeut, rien ne les ébranle. De glace à l'approche de quelques licteurs, ils voient tranquillement leur chef traîné dans un cachot.
S'il faut toujours beaucoup pour soulever le peuple, il faut quelquefois bien peu pour l'appaiser.
Lorsque les Siciliens, las de gémir sous l'oppression du vice roi Los Velos se furent révoltés, ceux de Palerme mirent un certain Alexis à leur tête ; mais, intimidés par les préparatifs de l'Espagne, ces lâches cherchèrent à mériter leur grâce en massacrant leur chef.
A la journée des premières barricades, comme la plèbe accourue en foule pour investir l'hôtel du président Molé, traître à la patrie, se mettait en devoir d'enfoncer les portes, Molé lui-même les fait ouvrir, et se présente aux factieux. Etonnés de sa hardiesse, ils se retirent sans bruit, et se laissent désarmer.
Eh ! quelle insurrection n'offrit pas de pareils traits de lâcheté ? Féroce dans la paix, tremblant dans la guerre, à peine le peuple voit-il l'ennemi, qu'il plie et demande quartier. Quand il montre si peu de résolution, on lui fait face en dédaignant ses clameurs, ou plutôt on impose silence à ses plaintes en poursuivant la même conduite qui les a élevées, et son ressentiment s'exhale en murmures méprises par la puissance.
Mais que l'insurrection soit décidée, elle ne sert de rien, si elle n'est générale.
Lorsqu'une ville prend les armes pour défendre ses privilèges, si cet exemple n'est suivi du reste de la nation, des soldats mercenaires le subjuguent : le prince traite les habitants en rebelles, et ils sentent appesantir leurs fers.
Quoique le mécontentement soit général, il est rare que tout un peuple soit uni (3). Ordinairement l'état est divisé ; cette division est une des grandes ressources de la tyrannie. Alors le prince contrebalance la force des différents partis, et ne profitant pas moins de leur faiblesse que de leur jalousie, il les accable l'un par l'autre.
Si l'état n'est pas divisé, c'est la constante pratique du gouvernement d'y semer la discorde et d'y fomenter des dissensions. Lorsque les représentants du peuple de Venise eurent usurpé l'autorité suprême, comme cet attentat avait révolté les plus puissantes familles qui se trouvaient ainsi partagées entre la domination et la servitude ; pour anéantir les conjurations et diviser les conjurés, les usurpateurs rouvrirent la porte du conseil à plusieurs citoyens qui en avaient été exclus ; ils en retinrent plusieurs autres par l'espoir., et firent ensuite face au reste des mécontents.
Lorsque les villes de Castille prirent les armes pour venger leurs droits violés par leurs représentants aux Cortès tenues en Galice, et pour tirer satisfaction des outrages commis par les ministres flamands de Charles Quint : ce prince, cherchant à diviser les mécontents, envoya des lettres circulaires à toutes les villes révoltées, les exhortant à mettre bas les armes ; il publia une amnistie générale, promit aux villes qui lui étaient demeurées attachées, et à celles qui rentreraient sous son obéissance, de n'en point exiger les subsides accordés dans les dernières assemblées nationales, et s'engagea à ne plus conférer les emplois du gouvernement à des étrangers. En même temps il écrivit aux nobles une lettre qui les sollicitait, en termes très pressants, de défendre avec vigueur leurs droits et ceux de la couronne contre le peuple.
Dans les troubles de la Fronde, Mazarin ménagea au roi, par son étroite correspondance avec le maréchal d'Aumont, le parti de la grand armée, et fit députer le comte de Quincé pour assurer sa majesté, au nom de tous les officiers, de leur dévouement à ses ordres.
Et dans les guerres civiles d'Angleterre, c'était l'artifice ordinaire des princes de la maison de Stuart de fomenter la discorde entre les tories et les wighs, les papistes anglicans et les presbytériens.
Si les intrigues du cabinet ne peuvent diviser les mécontents, les mesures que prennent les mécontents eux-mêmes pour assurer leur liberté y parviennent presque toujours : car, quoique réunis contre la tyrannie, ils n'ont pas tous les mêmes vues : certaines classes du peuple ont des prétentions particulières ; les provinces, et quelquefois les villes de la même province ont la plupart des intérêts divers. Or, tout cela devient semence de discorde.
Les concessions que faisait Charles Quint aux villes de la Castille qui avaient pris les armes contre lui, ne suffisant pas pour les ramener, et ses menées pour détourner les nobles du parti du peuple ayant été sans succès ; les habitants de ces villes, vains de leurs propres forces, et ne voyant dans l'état aucune puissance capable de leur faire face, présentèrent au prince des suppliques pour lui demander le redressement de leurs griefs et différents privilèges propres à consolider la liberté. Mais, comme ces suppliques portaient que les prérogatives que les barons avaient obtenues au préjudice des communes fussent révoquées, que leurs terres fussent taxées, et que le gouvernement des villes ne fut plus entre leurs mains ; les nobles, qui avaient favorisé l'entreprise du peuple, tant qu'il ne demandait que le redressement des griefs communs, furent saisis d'indignation, et se jetèrent dans le parti du prince.
Dans une insurrection générale, chacun est d'accord contre la tyrannie, et sur la nécessité d'un chef ; mais pour fixer l'objet de son choix, cela est différent. Qui le croirait ? Ce qui devrait réunir les esprits en faveur de tel ou tel individu, sert le plus souvent à les diviser. Or ce manque d'harmonie entre les mécontents ruine toujours leurs affaires.
Lorsque les communes de Castille s'armèrent pour défendre leur liberté, il survint de vives altercations au sujet du commandement de l'armée. Padilla était le seul digne de cet honneur ; mais, comme il était chéri du peuple et des soldats, les membres les plus notables de la junte, jaloux de sa réputation et de son mérite, firent nommer général en chef D. Pedro de Giron, entièrement dépourvu des qualités requises pour cet emploi : aussi ne tardèrent-ils pas à succomber.
Quoique d'accord sur le choix, les mécontents sont loin de triompher : que de ressources encore contre le peuple !
Quand ses chefs ne sont pas d'une vertu à toute épreuve, on s'applique à les corrompre, et l'on y parvient ordinairement.
Si on ne peut les corrompre, on travaille à se les faire livrer par leurs propres adhérents : et combien de fois de lâches perfides n'ont-ils pas cherché à mériter leur grâce ou à gagner la faveur, la tête de leur chef à la main.
Si ces ressources manquent, les princes en connaissent d'autres : ...le fer et le poison.
Non contents d'exterminer les chefs, les princes enveloppent quelquefois tout le parti dans le même massacre.
Lorsqu'à force de persécutions, Charles IX eut poussé les protestants à l'insurrection : comme leur parti grossissait chaque jour, et faisait peur au monarque ; trop lâche pour réduire les mécontents à la tête de ses armées, il endormit leurs chefs par de feintes caresses, et les fit égorger avec soixante mille de leurs partisans, le jour de S. Barthélemi. Faut-il le dire ? les chefs du peuple ruinent souvent leurs affaires : le soin qu'ils prennent de réprimer la licence et d'empêcher le pillage, les rend toujours odieux à la plèbe, qui ne trouvant plus à profiter de la révolte, se lasse bientôt de s'agiter pour la liberté.
Si un chef de parti a tout à craindre de sa sévérité, il n'a pas moins à craindre de ses mauvais succès : le peuple, qui lui obéissait avec zèle, tant que ses efforts étaient heureux, l'abandonne dès que la fortune se tourne contre lui ; et rarement l'accable-t-elle sans le rendre odieux.
Mais quand elle le favoriserait, il n'a rien encore, s'il ne sait profiter de ses avantages, et saisir l'occasion. Le moindre tempérament ruine une entreprise audacieuse ; et si quelque chose peut la faire réussir, c'est l'à-propos des opérations. Manque-t-on le moment qui doit décider de la victoire, tout est perdu ; on laisse à l'ennemi le temps de se reconnaître, de se préparer contre les coups qu'on lui porte ; et jusques dans ces instants critiques, le parti de la puissance conserve un grand avantage sur celui de la liberté.
Quoique le prince ait levé l'étendard contre le peuple, s'il ne se trouve pas en état de l'attaquer, pour gagner du temps, il fait des propositions de paix ; et, tout en se préparant à les écraser, il se plaint d'être forcé d'avoir recouru à la rigueur, sans cesse il a dans la bouche qu'il n'a en vue que le bien public, il feint de s'apitoyer sur le malheur des dissensions civiles.
Séduits par ces fausses marques de sensibilité, les peuples éprouvent un retour d'attachement pour le prince ; et semblables à des enfants qui craignent de lever le bras contre leur père, souvent les armes leur tombent des mains. Tandis que, de son coté, le prince n'a jamais d'entrailles paternelles, il ne voit que des rebelles dans les sujets soulevés, et il ne se sent pas plutôt en état d'assurer ses projets, qu'il les accable sans pitié.
Ce n'est pas assez que les insurgés profitent des circonstances, si les mesures ne sont concertées en commun et les opérations conduites de concert. Lorsque Charles Quint monta sur le trône des Espagnes ; comme les peuples des divers royaumes de la monarchie conservaient encore les préjugés de leur ancienne rivalité, et que le souvenir de leurs longues hostilités n'était pas encore éteint, leur aversion nationale les empêcha de faire corps et d'agir de concert. Chaque royaume, ou plutôt les différents ordres de chaque royaume formèrent un plan particulier de défense : chaque parti combattit séparément pour sa liberté ; et faute d'avoir réuni leurs armes et leurs conseils, tous leurs efforts furent vains. Bien qu'il y ait de l'harmonie dans les opérations, le parti de la liberté ne triomphe pas pour cela constamment. Qui le croirait ? si l'expérience ne l'avait trop prouvé, que les peuples combattent quelquefois plus lâchement pour la patrie, que des mercenaires pour un despote.
S'ils combattent souvent avec moins d'audace, ils combattent presque toujours avec moins de succès : car quel désavantage n'ont pas des citoyens inaguerris, sous des chefs inexpérimentés, contre des troupes disciplinées sous d'habiles officiers ?
Dans les dernières guerres civiles de la Castille quoique le soulèvement fut presque général, quoique le prince eut entièrement perdu l'affection de ses sujets par la scandaleuse administration de ses ministres ; quoique les habitants des villes formassent de puissantes ligues, et qu'ils fussent exercés à manier les armes ; quoiqu'ils ne manquassent ni d'argent ni de munitions de guerre ; quoique le plus vif amour de la liberté leur eut mis les armes à la main ; quoique sous la conduite du brave Padilla, ils eussent dépouillé de toute autorité la régence qu'avait laissée Charles-Quint ; quoi qu'ils se fussent saisis des sceaux et des archives publiques ; quoique le trésor royal fut presque épuisé, et que leurs espérances fussent encore relevées par l'idée de la protection du ciel ; l'armée de la couronne triompha de leur vertu, et les efforts de tant de braves citoyens se brisèrent contre l'art des troupes mercenaires et des suppôts titrés de la tyrannie. Image des faibles ressources d'un état qui s'abime, pour sauver quelques restes de sa liberté expirante.
Mais le prince eût-il le dessus, que de ressources encore. Rarement conduits par un vif sentiment de leurs droits, les hommes ne combattent guère que pour se soustraire à l'oppression, et jamais ils ne veulent acheter à haut prix l'avantage précieux d'être libres. Aussi combien de fois, après de légers efforts, ne les voit-on pas mettre bas les armes ? Bientôt las de leurs agitations intestines, ils soupirent après le repos ; et dans la tranquille apathie dont on les laisse jouir, ne se rappellent-ils plus de la liberté qu'avec les idées de corvées, de contributions, de carnage. Au lieu que le prince, toujours animé du désir de conserver sa puissance, d'augmenter son autorité, combat avec une opiniâtreté à l'épreuve, et se défend jusqu'à la dernière extrémité.
Les efforts que fait le peuple pour assurer sa liberté, lorsqu'ils sont impuissants, ne font que cimenter sa servitude.
Au lieu que, malgré leurs défaites, souvent les princes ne perdent rien. Vaincus et à la merci de leurs concitoyens, ils conservent cette fierté, cette hauteur, cette arrogance, ce ton impérieux qu'ils ont dans la bonne fortune ; ils parlent que de leurs prérogatives ; ils prétendent encore faire la loi ; et presque toujours le peuple se laisse arracher le fruit de la victoire.
Mais, une fois vaincus, quel sort que celui des sujets ! Après d'inutiles tentatives pour secouer une domination tyrannique, ils sont traités en rebelles : le prince impitoyable leur dicte ses volontés d'un air menaçant, et toujours les malheureux se laissent charger de fers : combien même vont au-devant du joug, et s'empressent d'obtenir grâce par une honteuse soumission ?
Le tyran fût-il abattu, la liberté n'est pas recouvrée pour cela. Tous étaient d'accord contre la tyrannie ; mais est-il question de fixer une nouvelle forme de gouvernement, plus d'union ; c'est l'image de la discorde des habitants de Capoue, lorsque Pacuvius Alanus tenait leur sénat prisonnier. Ils savent bien ce qu'ils fuient, non ce qu'ils cherchent : les uns veulent établir l'égalité des rangs ; les autres veulent conserver leurs prérogatives : ceux-ci veulent une loi, ceux-là en veulent une autre ; et, après bien des débats, un parti s'empare de la souveraine puissance, ou bien ils sont tous obligés de se reposer dans le gouvernement qu'ils on proscrit, si déjà ils ne sont pas enchaînés par quelque nouveau maître.
Lorsque nos pères, révoltés contre l'oppression de Charles I, eurent enfin brisé leurs fers, on les vit longtemps chercher la liberté sans la trouver : ou plutôt, divisés en factions, chacune s'efforça d'opprimer les autres, et de s'emparer de la suprême puissance.
Dès que le trône vint à vaquer par le supplice de Charles I, les communes passèrent un bill pour abolir la monarchie en Angleterre, y établir le gouvernement républicain ; puis réunissant le pouvoir exécutif au pouvoir législatif, elles prirent le titre de parlement de la république Anglaise, et elles formèrent un conseil d'état pour agir d'après leurs instructions.
Devenus de la sorte les maîtres de l'état, les membres des communes s'emparèrent des emplois les plus lucratifs dans chaque branche de l'administration. Or, ils n'eurent pas plutôt goûté de la puissance suprême, qu'ils ne songèrent plus qu'à la retenir dans leurs mains, sans s'occuper aucunement des vices du gouvernement ; réforme néanmoins qui avait été le seul but de la guerre cruelle que la nation venait d'entreprendre. Enfin, croyant leur empire solidement établi, ils disposèrent de la fortune publique, et il se partagèrent les dépouilles du peuple qu'ils accablèrent de nouveaux impôts. Ils ne traitèrent pas mieux l'armée qui, par sa valeur, son zèle, ses exploits, avait rompu le joug sous lequel ils gémissaient : ils parlèrent de la renvoyer sans avoir satisfait à leur engagement ; et, sous prétexte de rébellion, ils refusaient à ces généreux défenseurs de la patrie jusqu'au droit de se plaindre.
Tandis que le peuple, indigné de ce nouveau joug, le supportait avec impatience ; tandis que les lords regardaient d'un oeil jaloux la puissance des communes ; tandis que les tories maudissant le triomphe des wighs, soupiraient après le rétablissement de la monarchie ; tandis que quelques ambitieux, profitant du mécontentement général pour fomenter les séditions et soulever l'armée, Cromwell, audacieux hypocrite, parvient à se rendre maître de l'état, et à le gouverner avec un sceptre de fer.
Ainsi, toujours d'audacieux intrigants se disputent entr'eux le commandement pour usurper l'empire, tandis que le gros de la nation, toujours prêt à se soumettre lâchement au vainqueur, attend sans effroi le parti que la fortune couronnera, pour connaître le nouveau maître auquel il doit offrir son hommage, ses suppliques, sa sueur et son sang.
Si, dans un moment de crise, le prince fait quelque concession au peuple, ce n'est jamais qu'une concession illusoire : trop jaloux de sa puissance pour ne pas retirer d'une main ce qu'il accorde de l'autre.
Lorsqu'au milieu des dissensions publiques, les plébéiens eurent obtenu un consul, les patriciens ne portèrent aucune cause devant lui, afin de rendre vaine sa magistrature.
Pour apaiser le peuple irrité, il arrive bien quelquefois que le prince lui sacrifie ses ministres, et plus souvent qu'il les fait entrer dans quelque port pendant la tourmente ; mais le même plan d'opérations subsiste toujours. A ces ministres congédiés, il n'a fait que donner des substituts ; et la nation est sottement satisfaite.
Lorsque les frondeurs eurent forcé la régence à renvoyer Mazarin ; ce favori, cédant adroitement à l'orage, fut bientôt porté dans le port, par la tempête. Il avait laissé, en partant, des instructions secrètes pour la conduite des affaires : de sa retraite même, il continuait à être l'âme du cabinet. Consulté sur tous les cas, il dirigeait les délibérations, et envoyait les ordres nécessaires ; puis, dès que la sédition fut étouffée, il revint triomphant reprendre les rênes de l'état.
Poussée à bout, l'aveugle multitude n'en est pas moins aisée à ramener. Quels que soient les outrages qu'elle a soufferts, le châtiment de quelques scélérats subalternes, vils instruments de l'auteur de tous leurs maux, suffit pour l'appaiser et la réconcilier avec son déplorable sort : expédient infaillible, auquel les habiles machinateurs, les adroits fripons, les despotes exerces ont constamment recours. Mais si les citoyens ont obtenu quelque concession réelle, le prince ne s'occupe plus que du soin de leur en faire perdre le fruit.
Les plébéiens venaient d'obtenir de partager avec les patriciens l'honneur des faisceaux : Rome est affligée d'une famine ; et Coriolan ouvre, en plein sénat, l'avis odieux de ne secourir le peuple, que sous la condition expresse qu'il renoncerait aux droits obtenus sur le Mont Sacré.
Lorsque les barons Anglais eurent amène le roi Jean à signer la grande chartre, ce prince dissimula son ressentiment, jusqu'à ce qu'il eût trouvé une occasion favorable d'annuler ses concessions. Pour mieux en imposer, il promit publiquement qu'à l'avenir son administration serait mise sur un pied à ne donner aucun sujet de plainte à ses peuples ; et il donna ordre aux sheriffs de faire prêter serment d'obéissance aux vingt cinq barons préposés pour maintenir le traité. Ensuite il se retira dans l'île de Wight, où il médita le projet d'une terrible vengeance. De sa retraite, il envoya secrètement des agents lever des troupes dans l'étranger, il attira à son service, par l'appât du pillage, les avides Brabançons ; puis il envoya une députation au pape pour l'engager à annuler la grande chartre. Dès que les secours étrangers furent arrivés, il leva le masque, il rétracta tous les privilèges accordés à ses sujets, se mit à la tête d'une troupe de mercenaires, ravagea les terres de la noblesse, répandit la désolation par tout le royaume, et mit tout à feu et à sang. Edward I, de retour de son expédition en France contre Philippe, étant requis de ratifier les chartres qu'il avait consenties, éluda aussi longtemps qu'il le put : obligé de se rendre, il fit insérer dans la ratification demandée, ces mots : sauf ma prérogative royale ; clause qui annulait toutes les concessions. Bien mieux, après tant d'engagements solennels, pris dans des temps où il ne pouvait donner essor à son ambition, et au moment où ses sujets se félicitaient d'avoir assuré leur liberté, il s'adressa à Rome pour être relevé de ses serments.
Après que Charles premier eut enfin sanctionné la pétition des droits, il se rendit en hâte au parlement, et protesta contre quelques articles concernant l'imposition du tonnage et du pesage. Il fit plus : irrité des bornes que le parlement avait données à la puissance royale, il cacha son ressentiment, et travailla à renverser ces barrières. Après ce fameux parlement, qui restreignit si fort les prérogatives de la couronne, comme les intrigues du cabinet affaiblissaient chaque jour le parti des défenseurs de la liberté, comme le roi s'en était fait un très fort dans la chambre des communes, et comme il avait à sa disposition presque toute celle des lords ; enivré des rapports favorables de ses flatteurs sur les affaires du temps, ce prince leva le masque, recommença à remplir de ses créatures les premières places de l'état, essaya de porter le coup fatal à ses ennemis à demi vaincus ; et pour revenir à la fois sur toutes les concessions qu'il avait été forcé de faire au peuple, il accusa devant les pairs du royaume un membre de la chambre haute et cinq de la chambre basse, de divers prétendus crimes d'état, surtout d'avoir extorqué par la crainte tous les actes faits pour assurer la liberté publique : ce qui les aurait tous annulés de droit.
Ces mesures ayant échoué, Charles chercha à mettre la division entre les Ecossais et les Anglais. Dans cette vue il s'efforça de l'emporter sur le parlement en bons procédés pour les Ecossais ; il renchérit sur toutes les motions qui faisaient en leur faveur, et il accorda tout ce qu'ils demandèrent pour assurer leur liberté. Ensuite il essaya de gagner leurs armées ; il traita avec distinction les principaux officiers, gagna les commissaires, nomma son chapelain Henderson, fameux prédicant populaire ; puis il alla en Ecosse, s'y fit des créatures dans le parlement, s'efforça de rendre l'armée réfractaire, et de porter les catholiques d'Irlande à se soulever contre l'Angleterre.
En 1663, Charles II, sous prétexte que plusieurs particuliers croyant le parlement dissous en vertu du bill triennal, prétendaient s'assembler, non pour choisir de nouveaux membres, mais pour conspirer contre lui, pria les deux chambres d'annuler ce bill qui mettait sa vie en danger, en déshonorant sa couronne ; et elles eurent la bassesse de se rendre à ses désirs.
Mais quelle légère cause suffit à ceux qui gouvernent pour leur fournir occasion de revenir sur le passé ? souvent après avoir tout perdu, quelque nouvelle fatale arrive qui remet le pouvoir entre leurs mains.
Tandis que Marcus Æmilius, et Quintus Fabius ravageaient le pays ennemi ; les tribuns Marcus Furius et Cn. Cornélius, voulant faire passer la loi agraire, refusèrent de lever le tribut et soulevèrent le peuple. Quoique l'armée, occupée au-dehors, manquât de tout, et qu'au-dedans le sénat craignit une révolte ; le peuple, au milieu de ces circonstances qui paraissaient si propres à faire valoir ses droits, n'obtint pas autre chose, si non, qu'on élirait d'entre les plébeiens deux tribuns militaires avec puissance consulaire. Flattés de ce petit succès, ses chefs redoublèrent efforts, et parvinrent aux comices suivantes, à faire choisir d'entre les plébéiens presque tous les tribuns consulaires.
Mais, tandis que le peuple se livre à la joie et chante sa victoire, le sénat humilié ne s'occupe plus qu'à chercher les moyens de la lui arracher. D'abord il choisit d'entre les patriciens des personnages illustres, pour se présenter en qualité de candidats aux prochaines comices, dans l'espoir que le peuple n'oserait les repousser : puis mettant tout en oeuvre pour faire réussir ce projet, il déclame contre les comices passées, il crie que les dieux sont irrités de ce qu'on a profané les honneurs de la magistrature, en les rendant vulgaires ; il cite en preuve la rigueur de l'hiver qui venait de se faire sentir, la contagion qui ravageait les champs et la ville. Frappé de l'idée de la colère des dieux, le peuple ne nomme tribuns consulaires que des patriciens, renonce à la souveraine puissance, et la remet en tremblant dans les mains du sénat.
Peu après, les eaux du lac de la foret Albana, s'étant fort accrues sans aucune cause apparente ; on envoya consulter la-dessus l'oracle de Delphes. Dans ces entrefaites, le sénat répandit adroitement le bruit que les dieux étaient irrités de ce qu'on avait confondu les rangs de la république ; il fit ajouter que le seul moyen de fléchir leur colère, était l'abdication des tribuns militaires ; et il y eut interrègne.
Il n'y a point de gouvernement où l'occasion de recouvrer la liberté ne s'offre quelquefois ; le peuple la laisse presque toujours échapper, faute de l'apercevoir : mais pour celle d'apesantir ses charmes, les princes la saisissent assez souvent. Saisir l'occasion est leur grande étude et leur première maxime en politique.
« Moi et le temps, avait coutume de dire Charles Quint, le donnons à deux autres ».
Le peuple n'a que des chefs momentanés ; dès qu'on, les lui ôte, toutes ses forces sont paralysées : mais le conseil des princes est permanent. Sans cesse sur pied contre la liberté, il s'occupe à former des projets, à concerter des mesures, à préparer les moyens d'exécution : et c'est là un bien autre avantage.
A force de vigilance on parvient quelquefois à rendre vains les attentats des princes : mais comment parer à des artifices qui naissent sans cesse de la nature des choses ? Toujours les yeux ouverts sur le peuple, ceux qui gouvernent trouvent enfin un moment favorable ; or en voilà assez pour faire réussir leurs projets.
Avec un conseil permanent, il n'y a point de trêve et la guerre sourde que les princes font à la liberté, pas même au commencement de leur règne. Epoque, à laquelle accablés de leur grandeur et nageant dans la joie, ils ne nourrissent dans leur âme que des sentiments de bienveillance, laissent dormir leurs projets, et souffrent que le malheureux respire un instant, même lorsqu'ils se livrent aux plaisirs, ou qu'ils s'abandonnent à la dissipation ; car tandis qu'ils laissent flotter les rênes du gouvernement, ils les remettent à des ministres qui, pour partager la puissance de leur maître, ne cessent de travailler à étendre son autorité : pas même lorsqu'ils n'ont point de desseins ambitieux ; car ils ont beau apporter sur le trône des idées de modération, le peuple n'y gagne rien, s'ils ne sont eux-mêmes au timon de l'Etat.
Lorsque le cabinet du prince est composé d'hommes puissants, souvent les rivalités, les jalousies, le dépit, l'ambition, les portent à traverser réciproquement leurs projets, et à les faire échouer. Quand il est composé de beaucoup de têtes, presque toujours la différente tournure des esprits les fait varier dans les projets et les moyens d'exécution. Aussi les princes qui veulent marcher à grands pas au despotisme, ont-ils toujours soin de composer leurs cabinets de peu de têtes, et souvent d'hommes nouveaux. Telle fut la politique des Ferdinand V, des Philippe II, des Louis XI, des Henry VIII, des Charles I, etc.
Quelques-uns, par un raffinement de politique, ont même formé un plan constant d'opérations. Ce fut la poursuite des mêmes projets pendant les règnes de Louis XIII et de Louis XIV qui étendit si fort le pouvoir de la couronne : car Mazarin suivit ponctuellement les maximes de Richelieu, et le Tellier celles de Mazarin.
Ce fut la poursuite des mêmes projets qui étendit si fort celui lui de la couronne d'Espagne depuis Charles-Quint jusqu'à nos jours : car en Espagne le changement des ministres n'apporte aucun changement dans le conseil du prince ; et quoique les mains qui tiennent les rênes de l'état viennent à changer, l'esprit qui les conduit est toujours le même.
Au contraire c'est à un défaut d'harmonie que l'on doit attribuer la faiblesse du gouvernement pendant les interrègnes et les minorités.
C'est aussi à un manque d'harmonie que les Anglais doivent en partie les lents progrès de la puissance royale parmi eux : et ce manque d'harmonie naît du fond même de la constitution. Quoique leur prince dispose des emplois, comme il ne peut se faire craindre, et qu'il est toujours obligé de ménager ses ministres, ceux qui sont en faveur se trouvent souvent contrariés par ceux qui cherchent à s'y mettre.
Comme il ne peut à la fois satisfaire tous les ambitieux, ceux qui sont en place se voient souvent traversés par ceux qui cherchent à les supplanter.
Comme les affaires du prince avancent d'autant moins qu'on attaque plus vivement son parti, il se trouve souvent obligé de confier l'administration des affaires à ceux qui l'ont le plus mécontenté, et de congédier ceux qui l'on le mieux servi.
Enfin comme sa faveur est limitée et sa haine impuissante, les partis sont toujours renaissants. Heureuse discorde qui leur tient lieu de vertus depuis qu'elles sont bannies de leur île, et qui comme elles conduit à la liberté.
Le coup le plus fatal que les princes portent à la liberté publique, c'est d'asservir leurs concitoyens au nom même des lois ; et l'un des moyens qu'ils emploient le plus volontiers pour cela, est celui qui est le plus analogue à la bassesse de leur caractère... la corruption.
Regardant le corps législatif comme le contrôleur né de leur conduite, ils ne songent qu'à le subjuguer, d'abord ils le consultent, le louent, le flattent : et emploient pour le perdre tous ces artifices, dont la vanité ne se défie jamais ; mais bientôt brûlant de voir leur esclave dans le souverain, ils travaillent à se rendre maîtres de ses représentants et comme il faut gagner ceux qui s'opposent à leurs projets, ils font tout pour les corrompre. A l'un des caresses, à l'autre des promesses, à celui-ci de l'or, à celui-là un ruban, à cet autre un poste pour ses amis. Ils tentent l'ambitieux, le vain, le cupide, l'avare, chacun selon ses goûts : quiconque veut épouser leurs intérêts n'a qu'à dire son prix ; et bientôt on voit les arbitres de l'état se prostituer aux volontés du prince, vendre la cause de la liberté pour satisfaire leurs basses passions, trahir la patrie au mépris de leurs engagements les plus sacrés, devenir de vils instruments de tyrannie.
Aussitôt qu'un sénateur venait d'être élu à Sparte, Agezilas lui envoyait un boeuf en présent.
Pressé d'argent, Charles Quint demande aux Cortes de Castille de nouveaux subsides, qui lui sont refusés. Mais bientôt profitant de la basse jalousie des nobles contre le peuple, qui cherchait à assurer sa liberté ; séduisant les uns par des promesses, intimidant les autres par des menaces, gagnant ceux-ci par des cajoleries, corrompant ceux-là avec de l'or, il s'en fait des créatures : puis au mépris des lois fondamentales de l'état, il les engage à lui accorder un second subside, avant même que le terme de payer le premier fut échu.
Pour obtenir les subsides qu'il demandait, Louis XI sema la division dans les Etats-Généraux, corrompit par argent, gagna par promesses, s'assura d'un fort parti, et se rendit si bien le maître de l'assemblée qu'il y fit délibérer ce qu'il voulut.
Et en Angleterre, combien de fois de pareils moyens n'ont ils pas été mis en usage, même de nos jours et trop souvent avec sucées. Dans cette auguste assemblée, où l'on ne devrait compter que des amis de la patrie, on trouve autant de vénalité que partout ailleurs. Une partie des représentants du peuple est pensionnée de la cour, une autre partie cherche à l'être, quelques-uns sont fidèles à leur serment ; le reste, selon les circonstances, flotte entre la cupidité et le devoir : tels sont les pères de la patrie, les conducteurs de l'état, les gardiens de la liberté. Et certes, il semble que la nation ait perdu le droit de se plaindre de ses infidèles mandataires, lorsque les électeurs sont les premiers à vendre lâchement leur suffrage aux candidats qui veulent l'acheter.
Quelques princes, par une ambition plus lente, ne profitent pas d'abord de leur ascendant ; et cette fausse modération qui les comble de gloire, fait que quelque chose qu'ils entreprennent ensuite contre les lois, le peuple se déclare presque toujours pour eux. Qu'y a-t-on gagné, trop lâches pour usurper la souveraine puissance, ils n'ont paru y renoncer que pour amener le peuple à la leur remettre entre les mains.
Tant que l'Etat n'est pas dans un danger éminent, les membres du législateur connivent presque toujours avec le prince, et si quelques-uns frondent les menées du cabinet, c'est pour l'obliger d'entrer en composition. Ce n'est que lorsque le gouvernement est prêt à porter le dernier coup à la liberté, qu'ils s'élèvent enfin contre lui.
Le parlement vénal qui avait si lâchement signalé sa condescendance aux projets ambitieux de Charles II, ne s'opposât aux attentats du cabinet qu'au moment où la constitution fut sur le point d'être renversée. Si les représentants du souverain ne se prostituent pas tous aux volontés du prince ; s'ils ne courent pas tous après les places, les dignités, la faveur ; s'il en est même qui dédaignent de se vendre ; le manque de confiance et de fermeté dans ceux qui s'opposent à ses entreprises, rend toujours leurs efforts impuissants.
Lorsque les créatures du prince attentent à la liberté, quelque fois le torrent de la puissance, si le parti patriotique était détermine à s'y opposer avec force, il parviendrait du moins à réprimer sa furie, s'il ne parvenait pas à l'arrêter. Mais au lieu de défendre avec un zèle infatigable la cause de la patrie, et de retarder par de longs efforts les progrès de l'autortié, les timides patriotes lâchent pied, contents d'une molle résistance ou d'une simple protestation. Plusieurs même rebutés de leur peu d'ascendant, abandonnent le champ de bataille à leurs antagonistes ; et bientôt le prince marche à grands pas au despotisme.
Quand le prince manque son but, il ne perd que du temps ; quand la nation manque le sien, elle perd presque toujours les moyens de tenter une seconde fois la fortune. Après les horreurs d'une guerre civile ; au lieu de revenir sur leurs pas, de calmer les esprits, et de ramener le peuple par une meilleure conduite, ceux qui gouvernent ne s'occupent plus qu'à rendre vaines ses plaintes, qu'à réprimer ses efforts. Ils ne peuvent se résoudre à renoncer à ce pouvoir souverain ; à cette grandeur sans bornes, cet empire absolu qui leur a déjà tant coûté d'efforts et de crimes ; semblables à ces entropophages qui, une fois accoutumés au sang humain, ne peuvent plus quitter cet affreux breuvage.
Instruits par le passé, les princes travaillent à prévenir les insurrections. Au commencement de la tempête, on n'en découvre pas le danger ; quand elle souffle avec fureur, on n'en découvre plus le remède. Aussi ont-ils les yeux toujours ouverts sur les premières émeutes, soigneux à les réprimer dès qu'elles s'élèvent.
Non contents d'étouffer les séditions dans leurs principes, ils ont soin d'en extirper jusqu'au moindre germe ; sous prétexte de maintenir le bon ordre dans l'état, ils ne souffrent point d'attroupements, point de cohues, point d'assemblée tant soit peu nombreuses.
Et combien poussent la défiance, jusqu'à ne point souffrir de cercles autour des hommes populaires ! combien même la poussent jusqu'à se défaire des personnes qui ont la faveur du peuple !
De retour à Paris, après plusieurs années d'absence, J. J. Rousseau allait quelque fois passer un quart-d'heure au café de la régence ; comme sa présence y attirait une foule de curieux, on lui intima l'ordre de ne fréquenter aucun café.
Les Gondoliers de Venise ayant un jour pris querelle avec la populace, on en vint aux coups, comme les magistrats ne pouvaient apaiser le désordre, un gentilhomme de la maison de Laurédane intervint, et les mutins cédèrent à ses instances. Alarmés de l'ascendant de ce citoyen, les inquisiteurs d'état s'assurèrent de sa personne, et le firent dépêcher à la sourdine.
Bien plus : pour empêcher tout soulèvement, c'est la politique des Vénitiens de poursuivre jusqu'à la mort ceux qu'ils ont une fois outragé ; et afin que les amis des infortunés, ou les infortunés eux-mêmes qui ont échappé à la tyrannie, ne trament pas en secret, le conseil des dix publie de temps en temps certains édits ; où il promet de grosses sommes à quiconque révélera quelque grand crime d'état, ou apportera la tête d'un proscrit.
Après avoir ôté aux habitants des provinces les moyens d'unir leurs efforts pour leur commune défense, et à ceux des villes les moyens de rien tenter pour leur défense particulière, peu à peu on accoutume le peuple aux expéditions militaires ; et, sous prétexte de pourvoir à la sûreté publique on substitue partout la soldatesque aux officiers civils. Des soldats pour arrêter les prévenus, des soldats pour conduire les malfaiteurs au supplice, des soldats pour garder les grands chemins.
Dans les lieux de récréation publique, des soldats gardent les portes ; dans les endroits de vente publique, des soldats gardent les portes ; dans les salles d'exposition publique, des soldats gardent les portes. Partout où le peuple s'assemble, des soldats pour le garder ; et, crainte qu'il ne se réunisse de nuit, alors, encore des soldats pour garder.
Pour ne laisser que peu d'influence à ceux qui sont à la tête des troupes, le prince ne se contente pas de supprimer les grandes charges militaires, il divise l'armée en petits corps, entre lesquels il fait naître des jalousies au moyen de certaines prérogatives particulières. Il ne donne le commandement de ces petits corps qu'à des hommes affidés ; puis, pour s'assurer mieux encore de leur fidélité, il établit dans chaque corps plusieurs grades ou l'on ne monte qu'avec lenteur par droit d'ancienneté, et avec rapidité par protection. Ainsi, non seulement chaque officier subalterne considère celui qui est au dessus de lui comme un obstacle à son avancement, et le voit d'un oeil jaloux ; mais les plus ambitieux cherchent à parvenir au premier rang par leur souplesse et leur assiduité à faire leur cour ; tandis que ceux qui y sont, cherchent à s'y maintenir par leur dévouement aux ordres des chefs, aux volontés du prince.
A l'égard des premiers emplois militaires, il a grand soin de ne pas y nommer des hommes qui jouissent de la faveur du peuple, et de ne jamais réunir en même temps dans leurs mains quelque emploi civil. Quelques fois il pousse la défiance jusqu'à ne placer à la tête de l'armée que des soldats de fortune, jusqu'à changer souvent les officiers-généraux, à fomenter entre eux des rivalités, et à ne laisser que peu de temps les troupes en garnison dans les mêmes places.
Lorsque le prince se dispose à commander en personne l'armée ; pour remettre sans péril le commandement en d'autres mains, il le confie à plusieurs chefs : mais loin de leur donner carte blanche, il les subordonne toujours à un conseil de guerre, lorsque le cabinet ne règle pas leurs opérations, si même il ne les soumet au contrôle d'un ministre dévoué.
Après avoir pris ces mesures pour s'assurer de l'armée, le prince favorise les militaires, il les attache à ses intérêts par des largesses, il répand sur eux ses grâces, il caresse les mains avec lesquelles il veut enchaîner l'état.
Les soldats commencent à ne reconnaître que la voix de leurs chefs ; à fonder sur eux seuls toutes leurs espérances, et à regarder de loin la patrie. Déjà ce ne sont plus les soldats de l'état, mais ceux du prince : et bientôt ceux qui sont à la tête des armées, ne sont plus les défenseurs du peuple, mais ses ennemis.
C'est ainsi qu'il se ménage un parti dévoué, toujours sur pied contre la nation, et il n'attend plus que le moment de le faire agir.
Chez un peuple libre, le soldat soumis aux lois, et réprimé par les magistrats, connaît des devoirs, il conserve dans son état des idées de justice, il apprend à respecter les citoyens, et on lui empêche de sentir ses forces. Aussi pour plier le militaire à leurs volontés, les princes le soustraient-il au pouvoir civil : mais pour qu'il ne reconnaisse d'autre autorité que la leur, et qu'il ne soit comptable qu'à eux ; soit qu'il trame, se mutine, se révolte ; soit qu'il vole, viole, assassine, toujours une cour martiale connaît du délit.
Destinés à agir contre la patrie, quand il en sera temps, on éloigne les soldats du commerce des citoyens, on les oblige de vivre entre eux, on les caserne : puis, on leur inspire du dédain pour tout autre état que le militaire et afin de leur en faire sentir la prééminence, on leur accorde plusieurs marques de distinction.
Habitués à vivre loin du peuple, ils en perdent l'esprit : accoutumés à mépriser le citoyen, ils ne demandent bientôt qu'à l'opprimer : on le laisse exposé à toutes leurs violences, et ils sont toujours prêts à fondre sur la partie de l'état qui voudrait se soulever.
Pour se rendre absolu, le prince s'étant assuré de l'armée travaille à s'assurer du corps législatif, en rendant vaine sa puissance ou en lui dictant la loi.
Prêt à frapper quelque coup, s'il peut se passer des représentants du souverain, il se garde bien de les assembler. S'il faut absolument leurs concours : il ne leur permet de délibérer que sur le point pour lequel il les a convoqués.
Charles Quint, ayant assemblé les Cortes de Castille à Compostelle leur demanda un subside : en le lui accordant, elles exigèrent le redressement des griefs publics : mais dès qu'il eut obtenu ce qu'il désirait, il mit leur demande de coté, et les renvoya. Lorsque Charles I ayant besoin d'argent, pressait vivement le bill des subsides ; ensuite, pour empêcher le parlement de connaître des griefs publics, il le leurrait de belles promesses, et l'assurait qu'il serait toujours très soigneux de défendre les privilèges de ses sujets. Puis, il engageait l'orateur des communes à interrompre tout débat étranger à l'article des subsides, ou bien il retirait de la chambre basse les membres qui se distinguaient par leur zèle patriotique, en les nommant aux emplois qui donnent l'exclusion, enfin, si tout cela était inutile, il terminait brusquement la session.
Quelquefois le prince répète les anciennes manoeuvres, il corrompt le corps législatif, en s'assurant de la majorité des membres, et il le fait parler comme il veut.
D'autres fois, il se contente d'intimider le parti de l'opposition par des menaces, ou bien de fausser le nombre des suffrages.
C'est par la terreur que Henry VIII tenait à sa dévotion les membres du parlement. Libres dans leurs assemblées, elles n'étaient pas plutôt dissoutes qu'ils se voyaient livrés sans défense à la merci du tyran.
Quand Charles I se rendit en Ecosse pour faire passer un bill qui l'autorisât à reprendre les terres de l'Eglise, et les prérogatives qui avaient été aliénées durant la minorité de son prédécesseur ; la majorité s'y opposa. Charles, qui était présent à la discussion, tira de sa poche la liste de tous les membres de l'assemblée, et leur dit : « MM. j'ai vos noms par écrit, et je saurai qui veut ou ne veut pas être aujourd'hui de mes amis. » Malgré cette menace, le bill fut rejeté par la majorité : mais le secrétaire qui comptait les voix, déclara que le bill avait passé.
Souvent pour pouvoir disposer à son gré du corps législatif, le prince travaille à le composer d'hommes à sa dévotion.
C'est ainsi, que Henry VIII et Marie, cherchant à faire passer quelque point d'importance, avaient coutume d'écrire aux Lords-lieutenants des comtés une circulaire, portant qu'ils eussent à faire un choix convenable des nouveaux membres.
Dans les mêmes vues, Jacques II révoqua les chartres de toutes les corporations des trois royaumes, et leur en accorda de nouvelles, qui le laissaient en quelque sorte l'arbitre du choix des représentants de la nation.
Si cela ne suffit pas, le prince a recours à d'autres expédients : dans l'embarras des affaires de 1756, Cromwell convoqua un parlement : mais comme les membres étaient la plupart opposés, il plaça des gardes à la porte de la salle, et sous prétexte d'en exclure les hommes corrompus, il ne laissa entrer que ceux qui avaient son agrément.
Quelques princes se sont même assurés du législateur, en altérant la constitution d'une manière violente. En 1539, Charles Quint demanda des subsides extraordinaires aux Cortès de Castille : mais ayant vainement employé pour les obtenir, prières, promesses, menaces, il chassa de l'assemblée les nobles et les prélats, sous prétexte que ceux qui ne payaient point d'impôts, ne devaient point y avoir d'entrée. Dès lors les Cortes ne furent plus composées que des députes des villes, qui se trouvant en trop petit nombre pour lui résister, furent tous à sa dévotion.
D'autres fois, ils divisent le corps législatif, en faisant passer la partie corrompue pour le tout.
Pendant les guerres civiles de 1641, Charles I, cherchant à s'autoriser de la sanction nationale pour lever les sommes dont il avait besoin, convoqua le parlement à Oxford, ou il rassembla les membres qui lui étaient vendus ; puis, il essaya d'engager le comte d'Essex, général de l'armée, à traiter avec eux ; et dans leurs séances illicites, il fit passer divers bills, obtint des subsides, et déclara les deux chambres assemblées à Westminster, coupables de trahison.
Lorsqu'à force de plier le corps législatif à ses volontés, le prince l'a bien avili, il cesse d'employer des ménagements, il parle en maître, et s'il continue encore à l'assembler, ce n'est plus que pour lui faire la loi. Comme César, il fait lui-même les sénatus consultes, et il les souscrit du nom de premier sénateur qui lui vient à l'esprit.
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