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Si la guerre est le plus cruel des fléaux, quel malheur pour une nation d'avoir à sa tête un prince ambitieux, dévoré de la soif des conquêtes, libre de disposer à son gré du trésor public, des flottes, des armées, et maître d'immoler le peuple à ses funestes passions.
Un conquérant se joue de la vie des hommes, et ne fait pas moins la guerre à ses concitoyens qu'à ses ennemis. Ses lauriers, toujours arrosés du sang des sujets égorgés, le sont encore des larmes des sujets épuisés de misère ; et quelque soit le sort des armes, la condition des vainqueurs n'est guère meilleure que celle des vaincus.
J'ai battu les Romains, écrivait Annibal, aux Cartagénois, envoyez-moi des troupes ; j'ai mis l'Italie à contribution, envoyez-moi de l'or : éternel refrain des généraux triomphants. Après cela, que penser de la stupide allégresse que les peuples font éclater à la nouvelle des victoires de leurs maîtres.
Quand on compare les minces avantages que l'état retire des expéditions les plus brillantes, aux maux effroyables qu'elles traînent à leur fuite, peut on douter qu'un sage législateur ne fit du renoncement aux guerres offensives un point capital de la constitution : mais pour le malheur des hommes, presqu'en tous pays, les lois ne sont faites que par des brigands couronnés, ou par quelque juriste à leurs gages.
Dans les gouvernements même les mieux ordonnés, lorsque le souverain n'a pas renoncé solennellement aux conquêtes, il n'est que trop ordinaire de voir le prince tourner contre l'état, les forces qui lui ont été confiées pour le défendre ; et c'est toujours à l'aide de quelque entreprise militaire qu'il exécute ses noirs projets.
Indépendamment de la surcharge des impôts que la guerre nécessite, de la stagnation du commerce et de l'épuisement des finances qu'elle entraîne, de la multitude innombrable d'infortunés qu'elle livre à l'indigence, elle est toujours fatale à la liberté publique. D'abord elle distrait les citoyens, dont l'attention se porte des affaires du dedans aux affaires du dehors : or le gouvernement, n'étant plus surveillé, fait alors cheminer ses projets.
Pour peu qu'elle soit sanglante, elle tient les esprits dans une agitation continuelle, dans les transes, dans les alarmes ; elle leur ôte le temps et le désir de rechercher les malversations publiques.
Ensuite elle donne au prince les moyens d'occuper ailleurs des citoyens indociles, de se défaire des citoyens remuants ; ou plutôt d'envoyer à la boucherie les citoyens les plus zélés pour le maintien de la liberté, et de ruiner ainsi le parti patriotique.
Comme il aime mieux commander à un peuple pauvre et soumis, que de régner sur un peuple florissant et libre, les avantages qu'il a en vue ne se mesurent pas sur des succès : s'il croit qu'il lui est utile d'essuyer des revers, c'est alors qu'en politique habile, il sait tirer parti de ses propres défaites.
« Jaloux de commander pour s'enrichir, et de s'enrichir pour commander, il sacrifie tour à tour l'un ou l'autre de ces avantages à celui des deux qui lui manque : mais c'est afin de parvenir à les réunir un jour qu'il les poursuit séparément : car pour devenir le maître de tout, il faut avoir à la fois l'or et l'empire ! »
« Enfin la guerre et le despotisme s'entr'aident mutuellement : on prend à discrétion chez un peuple d'esclaves des hommes et de l'argent, pour en asservir d'autres : la guerre à son tour fournit un prétexte aux exactions pécuniaires, au désir d'avoir toujours sur pied de grandes armées, pour tenir le peuple en respect, et l'empêcher de se soulever ! »
Comme le prince puise dans le trésor national, il lève des impôts pour fournir aux frais des expéditions militaires, et il ne laisse rien au peuple ; tandis qu'il s'enrichit toujours, et que chaque campagne le met en état d'en entreprendre une autre.
Comme il combat toujours avec les soldats de la patrie, pour établir le despotisme, il n'expose point ses suppôts et il ne compromet point ses affaires : au lieu que pour défendre sa liberté, le peuple met au hasard toutes ses forces et son propre salut.
Ainsi, il est plus important au bonheur des peuples qu'on ne le pense, de n'autoriser le prince à faire la guerre que lorsqu'elle est purement défensive. Encore ne doit-il point être juge de la nécessité de la faire, vu les moyens infinis qu'il a toujours en main pour provoquer une rupture, sans paraître l'agresseur.
Toujours fatale à un peuple libre, la guerre ne l'est jamais plus que lorsqu'elle est entreprise pour remettre la nation dans les fers.
Quelles ressources ne ménage-t-elle pas alors aux anciens tyrans, pour ressaisir les rênes de l'empire ! C'est peu de faire perdre de vue au peuple les affaires publiques pour l'occuper de nouvelles de gazette, que cent plumes vénales forgent chaque jour a dessein de l'égarer ou de l'endormir. C'est peu de fournir mille prétextes de dilapider la fortune publique en préparatifs militaires, pour l'entretien des armées sur les frontières ou en pays ennemis. Mais ces armées, le prince a toujours soin de les composer de satellites habitués à obéir en aveugles, de satellites toujours prêts à sa voix à massacrer leurs compatriotes.
Si les citoyens sont appelés sous les drapeaux : il a soin de laisser leurs bataillons sans armes et sans munitions ; ou bien il ne les arme qu'en partie, et il les arme mal. Comme les plus empressés à offrir leurs bras sont de chauds patriotes, il les destine à devenir des instruments d'oppression ou à être égorgés.
On débute donc par chercher à les égarer. Pour les séduire ou les corrompre, les chefs toujours vendus à la cour, ont soin de les tenir longtemps sous la tente. C'est-là où il les travaillent jour et nuit, par tous les moyens que peuvent suggérer la fourbe et l'amour de la domination. Alors le camp offre moins l'image des combats que celle des jeux et des plaisirs : aux exercices militaires succèdent toujours des banquets, des fêtes, des parades, la danse, la course et mille autres amusements, ou des femmes sans pudeur entrent en lice avec des guerriers chauds de vin.
Au milieu de ces orgies, caresses, promesses, cadeaux sont d'abord mis en usage, pour gagner les soldats : puis viennent les adroites insinuations, les discours serviles, les éloges outrés du prince, les récits de ses actes de générosité, l'étalage des avantages de s'attacher à sa cause, et les serments de dévouement dont ces émissaires donnent les premiers l'exemple contagieux. Ce virus politique circule de tente en tente ; bientôt les citoyens bornés, faibles, cupides et amis des plaisirs en sont atteints, les coeurs les plus purs ont peine à s'en garantir ; et trop souvent le soldat qui s'était dévoué à la défense de la liberté, oublie la patrie, et ne connaît plus que la voix de ses chefs.
Si le soldat résiste à tant de pièges, la liberté n'en est pas plus triomphante : aussitôt l'armée qu'on n'a pu corrompre est livrée à ses chefs perfides, qui se concertent entr'eux pour la conduire à la boucherie, et la faire périr par le fer de l'ennemi.
Mais quand la patrie n'aurait pas à redouter la perfidie des chefs, il est bien difficile que le sort des armes, quel qu'il soit, ne devienne enfin favorable à la cause du despotisme.
Dans des guerres de cette nature, tout est contre le peuple, et il n'a pas moins à redouter les vertus apparentes des généraux que leurs vices trop réels.
Si l'armée est battue, la perte faite dans le combat n'est que le moindre des malheurs : d'autres désastres plus cruels encore ne tardent pas à se déclarer : au découragement qui prive l'état des forces mêmes que la fortune lui avait laissées, se joignent tous les coups cruels que les chefs s'empressent de lui porter. Pour couvrir leurs trahisons, ils imputent leurs défaites à l'indiscipline des troupes, et ils profitent avec adresse des moments de consternation pour arracher à un législateur faible ou corrompu des décrets atroces, qui livrent les soldats patriotes à la merci des chefs : décrets, dont ils se saisissent pour immoler les défenseurs de la liberté aux vengeances des traîtres à la patrie, plier l'armée à leurs ordres arbitraires, et assurer le succès de tous leurs affreux complots.
Si les armées éprouvent de nouveaux revers, le peuple se croit perdu sans retour ; et comme il est toujours prêt à descendre plus bas que ses malheurs ne l'ont mis, on le voit se précipiter lui-même dans les bras du premier fourbe qui lui tend la main, si même il ne court se jeter aux pieds de ses anciens maîtres pour implorer leur clémence, et recevoir la loi.
Quelqu'homme de coeur s'immolant pour le salut public, propose-t-il au peuple de s'armer de son désespoir, et de faire un dernier effort en faveur de la patrie. Effrayé de la grandeur de l'entreprise, et incapable de fixer d'un oeil ferme les périls qu'il faudrait affronter, il perd courage, il attend dans une stupide inaction les malheurs qui le menacent, et il se laisse entraîner dans l'abîme faute d'audace pour s'en tirer.
Le peuple s'est-il rendu, le despote le traite en révolté, sa fureur n'a point de bornes : pour se venger des prétendus rebelles, et contenir par la terreur ceux qui seraient tentés d'imiter leur exemple, il immole leurs chefs sans pitié ; et s'il épargne la multitude, ce n'est pas qu'il pardonne, c'est qu'il dédaigne de punir.
César et Marius ayant délivré Rome de la tyrannie du sénat, se rendirent maîtres et des nobles et des plébéiens.
Couronné des mains de la victoire, Cromwell rentre dans Londres à la tête de cette armée qui avait combattu pour la liberté. A sa vue, le peuple le proclame sauveur de la nation, se jette dans ses bras, et se met sous sa main ; tandis que ses soldats, enchantés de sa bravoure, trompés par son hypocrisie, et corrompus par ses largesses trahissent la patrie, le portent au pouvoir suprême, et deviennent ses satellites.
Avec l'art dangereux qu'ont les princes de couvrir du voile du bien public leurs funestes manoeuvres, qu'on juge des avantages que leur donne l'autorité dont ils sont revêtus.
Il est rare que pour assurer le succès de leurs complots, ils ne se servent pas de leurs créatures, pour fomenter des dissensions dans l'état, exciter des troubles, et soutenir par les horreurs d'une guerre civile les désastres d'une guerre étrangère.
En proie aux désordres de l'anarchie, aux troubles de la discorde, aux feux de la sédition, le peuple, distrait des dangers du dehors par les malheurs du dedans, laisse le prince suivre paisiblement le cours de ses machinations, perdre la patrie par ses victoires, ou conspirer après ses défaites.
Est-il réduit à se donner des protecteurs, il est rare qu'il ne rencontre pas des ambitieux qui se servent de ses forces pour l'asservir, ou des traîtres qui le livrent à ses anciens tyrans.
Si la fortune se déclare pour lui, comme il n'est guère que sur la défensive, il ne profite point de ses avantages ; presque toujours il se voit arracher ses lauriers, faute d'avoir connu le prix d'un moment ; souvent aussi, dans les crises orageuses que produit le désespoir, il se laisse toucher par une fausse pitié que ne connaissent point ses implacables ennemis, et il perd le fruit de ses victoires.
Est-il vaincu ? Exposés aux vengeances de leurs oppresseurs, les amis de la patrie ne songent qu'à fuir ; et dans ces moments d'effroi qui suivent une défaite, si le prince peut s'en saisir, semblable à une bête féroce, il déchire, il égorge, il nage dans le sang ; puis il recherche les instigateurs populaires qu'il fait périr dans les supplices, et il contient les autres par la terreur. Longtemps des recherches inquisitoriales fournissent de l'aliment à ses fureurs ; il faut que tout soit massacré, que tout soit dévoré par les flammes, et que tout ce qui a échappé au fer ou au feu périsse par la faim encore plus cruelle. Avec quelle barbarie il se joue de la nature humaine ! On dirait qu'il se fait un plaisir barbare de détruire autour des citoyens jusqu'aux ressources de l'enfance, jusqu'à l'espoir du bonheur.
Enfin, quel que soit le cours des évènements, le parti populaire ne peut guère manquer de succomber, dans ces expéditions guerrières où les dangers sont toujours pressants, et les remèdes toujours éloignes, où il n'y a point de pardon à espérer, ou l'on n'est jamais sûr de ne pas périr après avoir triomphé, et où le prince, malgré ses défaites, ne perd presque jamais que ce qu'il veut bien abandonner.
Mais le tyran, fût-il enfin écrasé ou réduit à la fuite, après avoir désolé l'état et ravagé ses provinces ; ce n'est presque jamais que pour être remplace par un nouveau despote ; et le peuple, toujours subjugué, ne retire d'autre fruit de ses victoires que d'avoir changé de maître.
Voyez cette Rome superbe, qui avait désolé la terre pour imposer son joug à tant de nations vaincues ; à quoi se terminèrent ses nombreuses victoires, ses triomphes éclatants ? qu'à se voir déchirée à son tour par mille factions atroces, et réduite à l'opprobre de devenir le jouet d'un affranchi, la proie d'un brigand !
Les princes marchent au despotisme par des routes opposées.
Pour asservir les peuples, ils travaillent à appauvrir leurs sujets riches et corrompus, comme ils ont travaillé à enrichir leurs sujets pauvres et agrestes : ainsi, après leur avoir donné tous les besoins du luxe, ils leur ôtent les moyens de les satisfaire.
Avec des biens au dessus d'une condition privée et les désirs de l'ambition, il est sans doute fort difficile d'être bon citoyen ; mais il est impossible de l'être, avec les besoins de la mollesse et les regrets d'une grande fortune. Des hommes corrompus par l'opulence, soumis par leurs besoins, et honteux de leur pauvreté, sont. nécessairement faits pour la dépendance et la servitude.
C'est une des maximes favorites du gouvernement que si les peuples étaient trop à leur aise, il serait impossible de les soumettre au joug. Aussi s'attache-t-il à les accabler d'impôts, qui découragent l'industrie, ruinent le commerce, détruisent les arts, les manufactures, la navigation. Et comme si cela ne suffisait point encore, parmi les divers moyens qu'il emploie pour les fouler, souvent il a recours à l'usure et aux exactions.
Non content de lever des impôts, d'avoir le maniement des deniers publics, et de s'approprier les terres des vaincus, le sénat de Rome avait pour maxime de fouler les plébéiens par l'usure. Sous lui, les Gaules étaient accablées d'impôts ; telle était la rapacité des procurateurs et des gouverneurs, qu'ils pillaient de toute main ; tandis que les Italiens, qui avaient accaparé tout le commerce, exerçaient l'usure, et prêtaient à de gros intérêts qui absorbaient bientôt le principal.
Les particuliers n'étaient pas seuls ruinés ; les différentes peuplades qui avaient beaucoup emprunté pour acquitter les impôts, se trouvant à la fois obérées par l'accumulation des intérêts, et foulées par de nouvelles exactions, furent obligées d'aliéner les revenus publics.
La continuation des impôts en pleine paix, l'excès de l'usure, et les contraintes par corps exercées contre les débiteurs, réduisirent les Gaulois au désespoir, et les poussèrent à la révolte. Forcés d'abandonner leurs propriétés pour sauver leur vie, un grand nombre se vendirent en esclavage.
Les monopoles de tout genre sont aussi un moyen auquel les princes ont recours pour ruiner leurs sujets. Chaque année le pape envoie des facteurs qui accaparent tout le grain du patrimoine de St-Pierre, pour le revendre deux fois plus cher et à plus petite mesure.
En Russie, l'empereur afferme une multitude de tavernes, où le peuple va dépenser tout ce qu'il gagne ; et telle est la cupidité du prince, qu'il est défendu aux femmes et aux enfants que ces ivrognes laissent périr de misère, de venir les en arracher pour aucune raison, dans la crainte de diminuer ses revenus.
Telle était autrefois la politique des gouvernements : de nos jours elle est plus raffinée ; le prince emprunte à gros intérêts l'argent de ses sujets, et leur créance devient une chaîne qui resserre doublement les noeuds de leur dépendance. D'une part, elle est un gage de la soumission des citoyens, toujours tremblants de fournir un prétexte aux confiscations et aux banqueroutes, s'ils venaient à se soulever ; de l'autre part, les sommes fournies donnent au gouvernement les moyens d'écraser ceux qui les lui ont confiées.
Puis, lorsque le moment est venu, en réduisant les intérêts, en les retenant en entier, ou même en confisquant le fonds, ils amènent d'un seul coup leurs sujets au point de misère où les autres n'amenaient les leurs qu'à la longue.
Lorsque le gouvernement s'est décrié par son manque de foi, pour faire renaître la confiance, il ouvre de nouveaux emprunts, auxquels les revenus de l'état sont hypothéqués, et il allèche les prêteurs par de grands avantages attachés à leurs titres, qu'il rend négociables. Or, la création de ces titres lie toujours étroitement l'intérêt des capitalistes à celui du prince ; tandis que leur administration et leur négociation mettent toujours sous sa main une foule de spéculateurs, d'actionnaires et d'agioteurs prêts à concourir à ses projets ambitieux, et à l'aider à enchaîner le peuple. Or, tous ceux qui prennent part à cet honteux trafic, deviennent en toutes rencontres les zélés apologistes du ministère le plus corrompu, élèvent leurs clameurs contre les plaintes des patriotes, étouffent la voix publique, entraînent dans leur parti les avares, les faibles, les fainéants, les lâches, et forment enfin dans l'état une faction puissante en faveur du despotisme.
Chez les Anglais, on n'en est jamais venu là ; mais ces prêts ne laissent pas que de les lier fortement : car une fois que le gouvernement est débiteur, les sujets sentant que tout est perdu si les colonies sont conquises, et les branches du commerce envahies, sont toujours prêts à faire de nouvelles avances pour les défendre : or, ces avances peuvent être employées contre leur fin.
Ajoutez que, si, pour assurer le fonds des intérêts, il fallait faire des règlements destructeurs de la liberté ; les intéressés, c'est-à-dire la partie la plus opulente de la nation y donnerait en fins mains, plutôt que de courir les risques, d'être ruinée. Or, ces règlements ne sont pas des suppositions chimériques ... Qu'on se rappelle les lois de l'exife.
Une vexation en entraîne toujours une autre plus cruelle encore. Lorsque la confiance est détruite, et que la bourse des citoyens est fermée, le gouvernement, forcé de recourir aux emprunts, s'adresse aux traitants, qui ne prêtent qu'à gros intérêts ; il leur hypothèque les revenus de l'état, souvent même par anticipation ; quelquefois il leur accorde des privilèges, qui vont toujours au détriment du commerce, et qui préparent la ruine de la nation ; jusqu'à ce que violant lui-même ses engagements, ils s'empare des fonds hypothéqués, et fasse rendre gorge aux vampires, dont la fortune publique était devenue la proie : c'est ce qui est arrivé sous le régent, lors du système de Law. Pauvre France, combien de fois n'as-tu pas été spoliée de la sorte ! Pour conserver leur butin, ceux qui t'ont ruinée, sont toujours prêts à en aider d'autres à t'arracher tes derniers lambeaux, et à sucer la dernière goutte de ton sang.
Lorsque les princes ne peuvent plus recourir aux emprunts, ils ont d'autres ressources ; ils établissent des sociétés de banquiers, qui mettent en émission des effets de commerce, qu'ils ont d'abord soin d'acquitter avec ponctualité à leur présentation ; des caisses d'escompte où les marchands trouvent, des billets au porteur, et des espèces, les effets qu'ils ont en portefeuille. Lorsque ces papiers sont accrédités, ils se mettent à la tête de ces établissements, ils attirent tout le numéraire par des émissions énormes, et ils se l'approprient par de honteuses banqueroutes ; d'autres fois ils établissent des papiers-monnaie forcés, et par ces funestes inventions, toutes les richesses des particuliers vont se perdre pour toujours dans les coffres du prince.
Réduit aux expédients, le cabinet est sans cesse à former quelques projets désastreux pour enlever au peuple son dernier sol ; il protège les monopoles, les jeux, l'usure, le prêt sur gages, dont il retire de fortes rétributions ; il établit des tripôts, des loteries, des tontines, des mont-de-piété, dont il partage les gains illicites, en s'associant aux directeurs, ou en s'en attribuant la direction immédiate, s'abaissant lui-même sans pudeur au rôle infâme d'escroc et de fripon subalterne.
Encore n'est-ce pas là les plus funestes mesures prises par les princes pour ruiner le peuple.
Quelquefois, pour appauvrir leurs sujets, et s'enrichir de leurs dépouilles, ils dégradent le titre des espèces, dont ils réduisent la valeur intrinsèque, sans changer la valeur fictive ; funeste expédient dont nous avons encore l'exemple sous les yeux : d'autres fois ils exercent contre les citoyens les plus affreuses extorsions, jusqu'à les jeter en prison pour les forcer à racheter leur liberté par de fortes rançons.
Pour avoir un prétexte de dépouiller ses sujets opulents, Henri VII les faisait accuser de quelque délit et les jetait en prison, ou il les laissait languir jusqu'à ce qu'ils se rachetassent par le sacrifice de leur fortune.
Jean de Portugal condamnait les Juifs qui avaient de la fortune à perdre une ou plusieurs dents, qu'ils pouvaient toujours conserver en capitulant.
De la sorte tout l'or enlevé aux citoyens devient la proie des courtisans, et des millions de sujets sont condamnés à la misère pour fournir au faste scandaleux d'une poignée de favoris, dont l'exemple contagieux enchaîne au char du prince tous les intriguants cupides et ambitieux.
C'est ainsi que les peuples sont conduits par degrés, de l'aisance ou de l'opulence à la pauvreté, de la pauvreté à la dépendance, de la dépendance à la servitude, jusqu'à ce qu'ils succombent sous le poids de leurs chaînes.
Pour gagner la faveur des princes, c'est la coutume de ceux qui sollicitent quelque grâce, de leur dire qu'ils ont un pouvoir sans bornes, comme les dieux mêmes.
Pour partager leur puissance, c'est la coutume des ministres de leur répéter sans cesse qu'ils sont maîtres absolus, que tout doit plier sous leurs ordres, que l'état leur appartient, et que toute voie qui sert à conserver ou à augmenter leur autorité, est licite dès qu'elle est sure.
D'une autre part, les juristes et les rhéteurs soudoyés crient continuellement que les princes seuls ont droit de mettent la servitude en système, et ils prostituent l'encens. Reptiles vénéneux qui empoisonnent toujours les eaux des sources publiques !
De vils auteurs, cherchant à se surpasser en bassesse, impriment ces odieuses maximes, ils avancent qu'il n'est point de devoirs obligatoires des rois envers les nations ; que les princes sont les seuls souverains ; qu'au-dessus des lois par leur rang, ils se dégradent lorsqu'ils n'exigent pas de leurs sujets l'obéissance qu'ils leur ont vouée aux autels ; que, pères des peuples, ils ont droit de faire tout ce qu'ils croient convenable au bien de l'état, sans consulter personne, au mépris même des lois, et qu'ils ne sont comptables qu'à Dieu, de qui seul vient leur puissance ; puis, fouillant dans l'antiquité, ils font voir toutes les nations sous le joug, les Romains mêmes, et ils citent ces abus de la puissance pour justifier la tyrannie. Enfin, soulevant avec art l'orgueil contre la raison, ils consolent doucement les peuples de n'être pas plus libres que ne l'étaient autrefois ces maîtres du monde.
Les poètes, à leur tour, étalent ces maximes dans leurs vers ; les histrions les récitent sur des planches ; les fourbes ayant part aux affaires commencent à les répéter, d'abord doucement, puis plus fort, puis ils ne cessent de les prêcher. Les amis, les clients, les créatures, et tous les scélérats qui bâtissent leur fortune sur la ruine de l'état, joignent leur voix impure. Ainsi dictées par la trahison, répétées par la flatterie, la crainte, l'intérêt, la sottise, ces maximes prennent faveur.
A force d'entendre dire que les princes sont maîtres absolus, les peuples viennent enfin à le croire ; les pères imbéciles répètent dévotement ces leçons à leurs enfants, et les enfants respectent aveuglément les préjugés de leurs pères. Ce grand nom d'autorité royale reste enfin gravé dans tous les esprits, et chacun se croit obligé de porter le joug.
C'est ainsi que ces maximes mensongères, servilement prêchées et lâchement reçues, deviennent le plus ferme appui de la tyrannie ; car jamais les chaînes de l'esclavage ne sont plus fortes que lorsqu'elles sont forgées par les dieux.
Une fois que les princes ont goûté ces maximes, ils n'en veulent plus entendre d'autres : d'abord ils usurpent à petit bruit des droits qu'ils n'osaient s'arroger ouvertement ; ils glissent peu à peu les titres de leur nouvelle puissance dans les brevets de leurs officiers, dans des chartres de corporations, dans des édits, dans la formule de la promulgation des lois ; puis ils les prennent dans les cérémonies publiques. Enfin, ils méconnaissent le souverain, ils se disent indépendants, ils prétendent ne tenir leur autorité que des dieux ; ils exigent en leur nom une obéissance aveugle, et poursuivent avec rigueur ceux qui osent en douter.
« A présent », disait Jacques I, dans le discours qu'il adressa au parlement, après la découverte des poudres : « A présent je dois vous observer que, dans la parole de Dieu même, les rois sont appelés des dieux, et qu'en leur qualité de ses représentants sur la terre, ils brillent de quelqu'étincelle de la divinité ».
C'était la coutume du protecteur d'assurer le parlement qu'il avait été élevé par les mains de Dieu à la place éminente qu'il occupait dans l'état.
Guillaume III, appelé à la couronne par le choix du peuple, dans le temps même qu'il avait sous les yeux l'héritier expulsé, débuta ainsi dans le discours qu'il prononça, en montant sur le trône : « Voici la première fois que je me rends auprès de mon peuple en parlement, depuis qu'il a plu au tout puissant de m'appeler au trône de mes ancêtres ».
Georges I tint le même discours.
Aujourd'hui les princes de l'Europe, à l'exception de celui de la Grande-Bretagne, s'énoncent tous dans leurs édits, comme n'étant comptables qu'à Dieu, et ne devant rien aux peuples. Il n'y a pas jusqu'à ce pauvre roi de Pologne, dépouillé de ses états par ses honnêtes voisins, qui n'ait réclamé l'obéissance de ses anciens sujets, en vertu de l'autorité qu'il prétend avoir reçue du ciel. Et comme si ce n'était pas assez de se dire, en toutes rencontres princes, par la grâce de Dieu, ils font graver cette sentence pour exergue des monnaies, afin que les peuples l'aient sans cesse sous les yeux.
Le peuple réclame-t-il contre leurs injustes prétentions ? ils trouvent mauvais qu'il ose examiner ces mystères ; ils crient qu'ils veulent des sujets soumis, non des juges ; et sous prétexte d'obéissance ou de respect, ils asservissent à leur aise ceux que la crainte fait taire, et oppriment ceux qui osent se récrier.
« C'est un crime de contrôler la puissance mystique des rois ; ce serait éclairer leurs faiblesses, et détruire le respect sacré qui est dû à ceux qui sont assis sur le trône de l'éternel », disait Jacques I, dans un discours adressé à la chambre étoilée, lorsqu'il y évoqua la cause du chancelier Bacon.
Louis XIV ayant fait arrêter, au mépris de sa parole, le cardinal de Retz, répondit à ceux qui en sollicitaient l'élargissement : « Qu'il ne devaient pas se flatter qu'il changeât d'avis, et qu'on devait révérer sa résolution, comme inspirée de celui qui tient en ses mains et sous sa protection, les coeurs et les volontés des rois ».
Ce ne sont pas seulement les projets ambitieux des princes, leurs trames perfides, leurs noirs attentats qui amènent la servitude : presque toujours la sottise des sujets prête la main à l'établissement du despotisme.
Chez tout peuple où le pouvoir législatif n'a pas soin de rappeler sans cesse le gouvernement à son principe, à mesure qu'on s'éloigne des temps où il prit naissance, les citoyens perdent de vue leurs droits, ils les oublient peu à peu, et ils en viennent à ne plus s'en souvenir ; à force de les perdre de vue, de ne plus avoir le législateur sous les yeux, et de voir le prince commander seul, ils le comptent pour tout dans l'état, et ils finissent par se compter pour rien.
Le vulgaire pense bonnement que les grands de ce monde ont de grandes âmes ; qu'ils rougissent d'une action basse ; qu'ils s'indignent de procédés honteux. Fausse opinion bien favorable au despotisme !
Il suffit à un prince estimé de faire quelque ordonnance équitable, pour avoir l'assentiment général, pour que le peuple l'admette à l'instant comme une loi, pour qu'il sanctionne lui-même l'usurpation faite de sa puissance : c'est ce que fit voir l'exemple de Henry III d'Angleterre, dont les simples proclamations avaient force de loi.
Le bonheur commun est le seul but légitime de toute association politique ; et quelles que soient les prétentions de ceux qui commandent, il n'est aucune considération qui ne doive céder à cette loi suprême. Mais les peuples ne regardent comme sacrée que l'autorité des princes ; ils sont prêts à tout sacrifier, plutôt que de sévir contre l'oint du Seigneur ; ils ne se croient jamais en droit de recourir à la force contre son injuste empire, et ils pensent qu'il n'est permis de le fléchir que par des prières,
Où ne va pas leur stupidité !
Qu'une nation nombreuse gémisse sous le joug, à peine quelqu'un y trouve-t-il à redire ; mais qu'une nation entière punisse un tyran, chacun crie à l'outrage.
Quand le prince peut soustraire un coupable à la justice, on méprise le devoir, et on recherche la protection. Est-on protégé ? fier du joug humiliant du despote, on est honteux du joug honorable des lois.
Les rois, les magistrats, les chefs d'armées, tous ceux en un mot qui paraissent revêtus des marques de la puissance, tiennent les rênes de l'état, et dirigent les affaires publiques, sont l'objet de l'admiration des peuples. Vieilles idoles qu'on adore et qu'on encense bêtement !
Que le prince dissipe en fêtes, en banquets, en tournois, les deniers publics ; on voit ses stupides sujets, loin de s'indigner de ces odieuses prodigalités, admirer en extase ses folies, et vanter sa magnificence.
Outre la pompe, le peuple respecte dans les princes l'avantage de la naissance, la richesse de la taille, la beauté de la figure ; et ces frivoles avantages ne servent pas moins à augmenter leur empire, qu'ils ne font celui de l'amour.
La bonne fortune des princes leur tient lieu de mérite auprès du peuple : car, quelque fortuits que soient les évènements, il prend toujours leurs brillants succès pour des effets de leur habileté ; et cette erreur augmente encore la vénération qu'il a pour eux.
Mais rien ne l'augmente davantage que sa folle admiration pour certains caractères saillants. Qu'un prince ait de la vigilance, de la fermeté, de la valeur ; qu'il soit superbe, entreprenant, magnifique : en voilà assez ; il peut d'ailleurs être pétri de défauts et de vices, quelques brillantes qualités le rachètent de tout.
Pourquoi ne pas juger les princes de la même manière que des particuliers ? Nous ne considérons les actions des hommes d'état, que comme hardies, grandes, extraordinaires ; au lieu de les considérer comme justes, bonnes, vertueuses. Nous leur pardonnons le mépris de leur parole, le manque de foi, l'artifice, le parjure, la trahison, la cruauté, la barbarie : que dis-je, nous encensons leurs folies, au lieu de nous en indigner ; nous célébrons leurs attentats, au lieu de les noter d'infamie : aveugles que nous sommes, souvent même nous leur décernons des couronnes, pour des forfaits que nous devrions punir du dernier supplice.
Laissons-là les louanges prodiguées, aux Alexandre, aux César, aux Charles Quint ; et parmi tant d'autres exemples que fournit l'histoire, bornons-nous à celui de Louis XIV, -- ce comédien magnifique, que tant de courtisans, tant de poètes, tant de rhéteurs, tant d'histrions ont bassement prôné ; que tant de sots ont stupidement admiré, et dont la mémoire, flétrie par les vrais sages, doit être en horreur à tout homme de bien.
Un bon prince doit toujours se proposer le bonheur des peuples : mais qu'on examine la conduite de ce monarque. Durant le long cours de son règne, il ne s'étudia jamais qu'à chercher ce qu'il pourrait entreprendre pour sa gloire : tous ses désirs, tous ses discours, toutes ses actions ne tendirent qu'à faire parler de lui : déplorable manie à laquelle le royaume fut sans cesse sacrifié !
Au lieu d'administrer avec sagesse les revenus publics, il les prodiguait à ses créatures, à ses favoris, à ses maîtresses, à ses valets ; il les dissipait en bals, en spectacles, en tournois, en fêtes, il les consommait à faire des jets-d'eau, à bâtir des palais, à transporter des montagnes, à forcer la nature : au lieu de laisser ses sujets jouir en paix du fruit de leurs travaux, il immolait au vain titre de conquérant, leur repos, leur bien-être, leur vie même ; et tandis qu'il disputait à l'ennemi de nouveaux lauriers, il les faisait périr de faim au milieu de ses victoires.
Que dis-je ? Pour satisfaire ses caprices, son fol orgueil, ses besoins toujours renaissants ; il ne se contenta pas d'épuiser le produit des années passées, il ruina l'espérance des années à venir, il obéra l'état.
Voyez-le enivré de la gloriole de commander ; faire tout plier sous son bras, renverser tout ce qui s'opposait à ses volontés, et, pour montrer jusqu'où allait son pouvoir, porter la tyrannie jusques dans les coeurs, armer une brutale soldatesque contre une partie de ses sujets, et livrer à mille rigueurs quiconque d'entr'eux refusait de trahir le devoir.
Il érigea en faveur du public quelques monuments d'ostentation, jusqu'ici tant célébrés : mais qu'on y réfléchisse un peu ; s'il eut laissé à son peuple les sommes immenses qu'ils ont coûté, elles auraient bien autrement contribué au bonheur de l'état. Pour quelques soldats impotents nourris aux invalides, une multitude de laboureurs n'aurait pas été réduite à la mendicité. Avec l'argent qu'il leur a enlevé, ils auraient cultivé leurs champs, amélioré leur patrimoine, assure leur subsistance, et leur malheureuse postérité ne languirait pas aujourd'hui dans l'indigence.
Pour quelques oisifs qui vont tuer le temps dans les vastes jardins de ses palais, une multitude innombrable d'ouvriers utiles n'aurait pas été réduite à de méchantes chaumières, exposée à la rigueur des saisons ; et combien de milliers de manoeuvres n'auraient point péri sous des ruines ou dans des marais !
Il a encouragé le commerce, les arts, les lettres ; mais que sont ces frivoles avantages comparés aux maux qu'il a causés ? Que sont ils, comparés aux flots de sang qu'a fait couler sa folle ambition, à la misère où son orgueil a réduit ses peuples, aux souffrances de cette foule d'infortunés qu'il a livrés aux horreurs de la famine ? Que sont ils, comparés aux malheurs qu'entraine la manie d'avoir toujours sur pied des armées formidables de satellites ? Manie dont il donna l'exemple ; manie qui a saisi tous les états, et qui causera enfin la ruine de l'Europe entière.
Les rois sont si accoutumés à ne compter qu'eux dans les entreprises publiques, et ce funeste penchant est la source de tant de maux, qu'on ne saurait trop leur ôter l'envie de l'exercer. La vraie gloire des princes est de faire régner les lois, de maintenir la paix, de procurer l'abondance, de rendre leurs peuples heureux : mais pour le malheur des hommes, ce n'est pas de cette gloire dont ceux qui commandent sont jaloux.
Stupides que nous sommes, n'est-ce pas assez de leurs vices pour nous désoler ? Faut-il qu'une sotte admiration pour leurs folies serve encore à appesantir nos fers ?
Je ne sais ce qui doit le plus surprendre, de la perfidie des princes, ou de la stupidité des peuples.
Non seulement cette extrême facilité du peuple à être ébloui par le faste, la pompe, les grandes entreprises, la bonne fortune et les qualités brillantes des princes contribuent à sa servitude : mais ces sots préjugés sont souvent des titres dont il laisse jouir les tyrans.
Le vulgaire mesure sa vénération sur la puissance, et non sur le mérite ; il méprise les monarques qui ne sont pas absolus, et il révère les despotes. Obéir sur le trône est pour lui un ridicule insoutenable ; il n'est frappé que de la grandeur d'une autorité sans bornes, et il n'admire que l'excès du pouvoir.
Un roi n'est-il pas tout-puissant ? Les peuples le méprisent : souverain sans pouvoir, esclave couronné, tels sont les titres qu'ils lui donnent. Ce n'est que lorsqu'il peut les faire gémir qu'ils commencent à le révérer : souvent même, loin de s'opposer à ses entreprises pour devenir absolu, ils se disputent à l'envie le malheur d'être soumis à un despote.
Les vues du cabinet doivent être cachées ; on ne saurait les divulguer sans découvrir les secrets de l'état, et faire échouer ses entreprises : d'où l'on infère que toute la gloire des peuples consiste dans l'obéissance aveugle aux ordres du gouvernement.
Le roi ayant le droit de nommer ses ministres, on en conclut que le peuple n'a pas le droit de leur résister.
Certains peuples ont la sotte prévention de croire que la gloire du prince consiste dans la dépendance servile des sujets : d'autres se piquent du faux honneur d'une loyauté à toute épreuve pour leurs maîtres ; et c'est la folie de chaque nation de vanter la sagesse de ses lois. Sottes maximes, préjugés stupides destructeurs de la liberté !
Mais jusqu'où ne va pas la stupidité du peuple ! Qui ne serait pénétré de douleur à la vue des égarements de l'esprit humain ! A voir les hommes se livrer sans sujet aux fureurs des passions les plus effrénées ; on les croirait des automates, ou plutôt des forcenés. Combien abhorrent leurs semblables, dont ils ne reçurent jamais aucun sujet d 'offense, et dont ils auraient à se louer, s'ils les connaissaient, simplement parce qu'ils n'ont pas la même opinion sur des objets qu'ils n'entendent ni les uns ni les autres ? Et combien comblent de bénédictions les monstres qui les tyrannisent ? Il n'y eut jamais sous le soleil de tribunal plus épouvantable que l'inquisition ; tribunal redoutable à l'innocence, à la vertu la plus pure ; tribunal où la malice la plus raffinée, la perfidie la plus consommée, la barbarie la plus recherchée, déployaient à la fois leurs fureurs, et où tous les supplices de l'enfer étaient exercés contre ses malheureuses victimes. Aurait-on imaginé qu'il se trouvât sur la terre des hommes auxquels un pareil tribunal ne fût en horreur ? Hélas ! parmi eux-mêmes qu'il enchaînait, et qu'il devait épouvanter : il s'en est trouvé qui tremblaient de le perdre. A la prise de Barcelone, les habitants stipulèrent qu'on leur laisserait l'inquisition.
La sotte vanité des peuples prête aussi à l'autorité.
A la mort du despote, seul instant ou les sujets puissent faire éclater leurs vrais sentiments, au lieu de chants d'allégresse, ils jouent la douleur ; et crainte de passer pour plébéiens ou indigents, ils prennent le deuil comme les valets de la cour.
Mais, s'ils accordent ces marques d'honneur à un Tibère, à un Louis XI, à un Henri III, qu'auront-ils pour un Marc-Aurèle, un Titus, un Trajan ? Insensés ! ne voyez-vous pas que ces vains dehors vous privent du seul moyen qui vous restait de vous venger avec éclat d'un mauvais prince, du seul moyen qui vous restait d'honorer la mémoire d'un prince vertueux ? Ne voyez-vous pas que ces vains dehors vous ôtent le seul frein qui vous restait pour réprimer l'audace du successeur à la couronne, le seul aiguillon qui vous restait pour le porter à la vertu ?
Sous ces habits lugubres, vous voilà confondus avec les courtisans, vous voilà transformés en vils adulateurs, vous voilà mis au rang des ennemis de la patrie.
Et combien d'autres inconvénients !
Par ces vaines marques de respect, vous avez renversé les vrais rapports des choses. Pour la perte d'un prince qui savait à peine balbutier : plus de jeux, plus de rires, les spectacles se ferment, les fêtes sont suspendues, partout un air de tristesse, de consternation ; tandis que pour la perte des bienfaiteurs de la patrie, de ceux qui l'ont défendue au prix de leur sang, de ceux qui l'ont enrichie de leurs lumières, de ceux qui l'ont ornée de leurs vertus, point de marque publique de douleur, les fêtes continuent, et l'état est riant. Que dis-je ? Un prince allié vient-il à mourir, on imite la cour, on prend le deuil, et on lui prodigue des marques d'intérêt que l'on ne voit pas même dans les calamités publiques lorsque le feu du ciel consume les cités, lorsque la famine réduit le peuple au désespoir, et que la contagion pousse par milliers les citoyens dans la tombe.
Enfin, par cet esprit servile, les princes en viennent à nous faire un devoir de ces marques de vénération, et portant leur empire tyrannique jusques dans nos coeurs, ils nous ordonnent de pleurer quand ils pleurent, et de rire quand ils rient.
Dès lors, toute idée de saine politique est anéantie ; le prince est tout, et l'état n'est plus rien.
Quand les princes en sont venus là, ils conduisent jusqu'au bout leur sacrilège entreprise. Brûlant de voir leur esclave dans leur souverain, ils travaillent à s'en rendre maîtres ; et pour cela, ils ne font souvent que tourner contre lui les vices de la constitution même.
Dans tous les pays ou l'activité de la puissance qui ordonne, dépend de la puissance qui exécute, le législateur est réduit à n'oser se montrer que lorsque le prince le lui permet, et à ne parler que lorsqu'il l'interroge ; pour le rendre nul, il ne s'agit donc que de ne plus le convoquer. Or, une fois qu'il est tombé dans l'oubli, le prince s'en arroge peu à peu les fonctions : il commence à publier de son chef quelqu'édit ; d'abord sur des objets frivoles, ensuite sur des objets sérieux, puis sur des objets importants : il répète sans bruit cet attentat ; il accoutume doucement le peuple à ce transport d'autorité, et il se trouve enfin nanti du pouvoir redoutable de faire les lois.
C'est ainsi que les rois de France ont usurpé la souveraineté. Au commencement de la monarchie, l'autorité royale était bornée au pouvoir exécutif : la suprême puissance résidait dans les assemblées de la nation, où tout homme libre avait droit d'assister. Cette puissance s'étendait sur chaque branche du gouvernement : élire le prince, accorder des subsides, faire les lois, redresser les griefs nationaux, juger en dernière instance les différends ; tout cela était de son ressort ; ainsi tout ce qui regardait le bien public étant délibéré dans ces assemblées, le roi n'avait que le droit de consentir ces délibérations, et non celui de s'y opposer. Tel était le gouvernement Français sous les rois de la première race.
Malgré les usurpations de la couronne, les assemblées conservèrent, sous les rois de la seconde race une puissance très étendue. - - Elles décidaient quel membre de la famille royale devait monter sur le trône : le prince devait les consulter sur les affaires importantes de l'état ; et sans leur consentement, point de nouvelles lois reconnues, point de subsides levés.
Sous les derniers descendants de Charlemagne, l'autorité de la couronne, à son tour, fut réduite presqu'à rien : chaque baron faisait de sa terre un petit état presqu'indépendant, qu'il gouvernait d'une manière arbitraire. Le royaume ainsi divisé, chaque parti reconnaissait un maître particulier, se gouvernait par des usages particuliers, avait des intérêts particuliers, il n'y avait plus entr'elles aucun principe d'union : dès lors les assemblées nationales, considérant à peine l'état comme un même tout, ne purent plus faire de lois communes ; elles évitèrent donc d'en faire de générales, et elles laissèrent, pour ainsi-dire, sommeiller le pouvoir législatif.
Sous les descendants d'Hugues Capet, ces assemblées bornèrent leurs fonctions à régler les subsides, à choisir l'héritier de la couronne, et à nommer la régence, si le roi ne l'avait pas fait par son testament.
C'était au prince à convoquer les assemblées nationales, mais comme il n'avait pas souvent besoin de subsides extraordinaires, il ne les convoquait que dans les circonstances critiques ; car l'obligation de les tenir régulièrement en activité ne faisait point partie de la constitution : ainsi, pour annuler la puissance de ces assemblées, il suffisait d'éviter avec soin de les convoquer.
Quand l'exercice de cette puissance eut été longtemps suspendu, les rois se l'arrogèrent ; mais ils l'exercèrent d'abord avec beaucoup de retenue, et ils prirent toutes les précautions imaginables pour que les peuples ne s'alarmassent point de cette usurpation. Cachant leur nouveau pouvoir le plus qu'ils purent, ils commencèrent à publier leurs ordonnances, non avec un ton d'autorité, mais de réquisition. Ils semblaient traiter avec leurs sujets, il leur marquaient ce qu'il y avait de mieux à faire, et ils les invitaient à s'y conformer.
A mesure que la couronne étendit sa puissance, cet humble ton fit place à un ton impérieux, et vers le milieu du quinzième siècle, les rois affichèrent le droit de commander en maîtres. Le dernier des capitulaires recueillis par Balluze fut fait en 921, sous Charles le simple. Cent trente ans après parurent quelques ordonnances royales, contenues dans la collection de Laurière ; mais la première qui concerna tout le royaume fut celle de Philippe Auguste.
En 1190, les établissements de St. Louis ne furent point donnés comme lois générales, mais comme un code de lois pour le domaine de la couronne. La vénération qu'on avait pour la piété de ce prince fit adopter ce code dans tout le royaume, et ne contribua pas peu à réconcilier la nation avec l'exercice d'un pouvoir usurpé. Amenée peu à peu à voir le monarque publier de son chef des édits sur les sujets les plus importants, elle ne fut pas surprise de lui en voir enfin publier sur la levée des subsides pour subvenir aux besoins du gouvernement. Aussi, lorsque Charles VII et Louis XI hasardèrent ces actes arbitraires, les esprits y étaient si bien préparés qu'à peine cette usurpation excita-t-elle quelques murmures.
A mesure que les rois continuèrent à exercer le pouvoir législatif, leurs sujets cessèrent de le trouver étrange ; ils oublièrent enfin que ce pouvoir était usurpe : et aujourd'hui l'idée qu'au prince seul appartient le droit de faire les lois, est si universellement reçu en France, que soutenir le contraire paraîtrait paradoxe.
Quand le prince ne peut réussir a faire tomber le législateur dans l'oubli, il suspend l'exercice de ses fonctions, il s'efforce d'aveugler le peuple, et de le faire consentir à s'en passer.
Pressé de lever des subsides, Charles I assemble enfin le parlement ; mais trouvant beaucoup d'opposition dans la chambre des communes, il le dissout au bout de quelques jours. - - Le peuple murmure : Charles essaye de justifier cette dissolution prématurée, en la rejetant, suivant sa coutume, sur de prétendus factieux de la chambre basse, il termine sa déclaration « en invitant ses sujets à adresser leurs humbles pétitions à sa majesté sacrée, qui s'empressera de redresser leurs griefs, de manière qu'ils reconnaîtront bientôt qu'aucune assemblée ne pourra prévaloir sur le coeur du roi, autant que son amour pour la justice et la tendre affection qu'il porte et portera toujours à son peuple ».
Ce prince ayant mis dans ses intérêts les intrigants qui avaient quelqu'ambition, et qui cherchaient leur avancement dans les désordres, laissa tomber le masque, déterminé à tout entreprendre pour se rendre absolu : mais afin de ne pas alarmer la nation, il fit proclamer que s'il avait dissout le parlement, c'est que, jaloux du bien public, il ne voulait pas que la chambre des communes, livrée à un esprit de parti et de sédition, parvint a renverser la monarchie, et a usurper un pouvoir arbitraire.
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