Jean-Paul Marat, Plan de législation criminelle, publié en 1780 à Neuchâtel.

Plan de législation criminelle


Seconde Partie


PLAN

DE

LÉGISLATION CRIMINELLE

OUVRAGE dans lequel on traite des délits et des peines, de la force des preuves et des présomptions, et de la manière d'acquérir ces preuves et ces présomptions durant l'instruction de la procédure, de manière à ne blesser ni la justice, ni la liberté, et à concilier la douceur avec la certitude des châtiments, et l'humanité avec la sûreté de la société civile,

PAR M. MARAT

Auteur de l'Ami du Peuple, du Junius Français, de l'Offrande à la Patrie, du Plan de Constitution, et de plusieurs autres ouvrages patriotiques.

Nolite, quirites, hanc soevitiam diutus pati, qua non modo tot cives atrocissime sustelit, sed humanitatem ipsam ademit, consuetudine incomodorum. CICER.

A PARIS,

Chez ROCHETTE, Imprimeur, rue Saint-Jean-de-Beauvais. nos 37 et 38.

1790


NOTICE DE L'ÉDITEUR

Cet ouvrage est sorti de la plume d'un auteur célèbre dans la république des lettres, et fameux dans l'histoire de la révolution : quand nous ne l'aurions pas nommé, les lecteurs de goût auraient bientôt reconnu sa touche mâle et hardie.

Il fut adressé, en 1778, à une société helvétique, qui avait demandé le plan d'un code criminel.

Quelques années après, il vit le jour, et fut accueilli comme devait l'être un ouvrage où la sagesse plaide avec éloquence la cause de l'humanité.

L'auteur a eu la douce satisfaction de voir un prince puissant, qui avait d'abord si bien mérité des hommes, établir dans ses États quelques-unes des lois * qui y sont proposées.


* Celles contre les profanateurs, les blasphémateurs et les régicides, ont été adoptées par JOSEPH II ; de même que les moyens à mettre en usage pour que la honte du supplice d'un individu ne retombe pas sur sa famille.

C'est surtout en Suisse et en Allemagne que cet excellent traité s'est répandu. Encore peu connu en France, il le sera sans doute bientôt généralement : et quel présent plus précieux à faire à la nation, à l'époque où elle cherche à perfectionner ses lois criminelles, que de lui offrir un ouvrage qui jette un si grand jour sur la branche la plus importante de la législation !

Quand il peint les horreurs de la société, on croirait qu'il fait la satyre du gouvernement Français avant la révolution ; et il les peint avec des couleurs si fortes, qu'il est impossible au lecteur, le moins sensible, de n'être pas ému.

Quand il parle de la révolution que doivent amener les progrès de la philosophie, on dirait qu'il prédit celle qui vient de s'opérer sous nos yeux.

Quoique ce plan de législation criminelle ait été tracé pour des républicains, il renferme tant de grandes vues, tant de principes solides, tant de sages lois applicables à tous les peuples de la terre, que nous ne perdons pas l'espérance de les voir adoptées par l'Assemblée nationale.

Au reste, en comparant l'édition de ce traité, faite à Neuchâtel, en 1780, avec notre manuscrit, nous avons trouvé que l'auteur a non-seulement enrichi son ouvrage d'un grand nombre de nouveaux articles, mais qu'il l'a refondu pour donner aux matières un plus bel enchaînement.


AVANT-PROPOS

Les lois criminelles, nécessairement liées au système politique, ne doivent jamais choquer la nature du gouvernement : un même code ne saurait donc convenir à toutes les nations. Mais en cherchant les convenances particulières, souvent on oublie la justice ; or, je dois prévenir mes lecteurs, que n'ayant écoute que sa voix, c'est pour des hommes libres que j'écris.

Les moeurs seules pourraient maintenir le bon ordre de la société ; lorsqu'elles sont dépravées, il faut que la crainte des châtiments y supplée : ce qui multiplie nécessairement les lois.

Plus une société s'agrandit, et plus les rapports de ses membres s'étendent ; plus on peut en troubler l'ordre à différents égards : ainsi telles lois qui suffiraient à un peuple naissant ou peu nombreux, ne suffisent point à une nation nombreuse, ou dès longtemps civilisée.

Une matière aussi intéressante que celle dont il s'agit, devrait être traitée avec certaine étendue ; il importe qu'il n'y ait rien d'obscur, d'équivoque, d'arbitraire dans l'idée qu'on se fait des délits et des peines ; ce qui demande nécessairement des détails. Quelque peu détaillé néanmoins que soit un code criminel, il n'est guère possible de le renfermer dans les bornes d'un simple mémoire : on doit donc s'attendre à ne trouver dans celui-ci que l'exposé des principes qui en font la base, l'esprit des lois criminelles, si je puis m'exprimer de la sorte.

Lorsqu'on traite chaque cas séparément, il s'en trouve de si compliqués, qu'ils échappent au législateur le plus sagace ; inconvénient qu'on évite toujours en distinguant les délits par leurs genres, leurs espèces, leurs objets, leurs nuances : aussi, ai-je constamment suivi cette méthode.

Défendre un crime inconnu, c'est presque toujours en faire naître l'idée ; et puisque le code criminel doit être entre les mains de tout le monde, si celui dont j'offre ici le plan est destiné à des hommes assez heureux pour n'être pas instruits de toutes les pratiques du vice, c'est à la prudence du législateur d'en cacher ce qu'ils doivent ignorer.

Quand on jette les yeux sur le droit criminel des différents peuples, on s'indigne d'y voir la justice plongée dans un chaos ténébreux. Que dis-je ! en voyant partout les hommes soumis à d'injustes lois, et livrés au glaive de la tyrannie, on admire en frémissant le pouvoir de la superstition. Les temps sont changés, je le sais ; l'esprit philosophique perce en tous lieux ; de nouvelles connaissances font sentir les anciens abus ; déjà on cherche à les corriger : mais malgré les progrès des connaissances et le désir d'une réforme des lois pénales, je crains fort qu'on n'ait encore longtemps à gémir sur le sort de l'humanité, tant que les sages n'auront pas en main le pouvoir de la venger. Qu'ils continuent toutefois d'éclairer le monde ; à mesure que les lumières se répandent, elles font changer l'opinion publique, peu-à-peu les hommes viennent à connaître leurs droits ; enfin ils veulent en jouir : alors, alors seulement, impatients de leurs fers, ils cherchent à les rompre.


PLAN

DE

LÉGISLATION CRIMINELLE

J'ai à tracer l'affreux tableau des crimes : triste tache pour ma plume ! A la vue de tant de bassesses, de lâchetés, de noirceurs, de trahisons, de barbaries, d'atrocités, dont les hommes sont capables, quelle âme honnête ne serait saisie d'indignation ! quelle âme sensible ne frémirait d'effroi !

Mais quel tableau plus affreux encore, - celui des forfaits commis au nom sacré des lois ! Ne parlons point ici de la chambre ardente, de la chambre étoilée, de la cour véhémique, et de tant d'autres tribunaux de sang, qui firent autrefois gémir la nature. Heureusement ces horreurs n'existent plus : combien d'autres néanmoins restent encore dans l'administration de la justice ! Crimes légers punis de cruels supplices, crimes atroces demeurants impunis, traitements barbares exercés contre de simples accusés, odieux moyens employés à convaincre des coupables : voilà les abus criants qu'on a chaque jour sous les yeux, et dont les sages déplorent la trop longue durée. O vous, vertueux citoyens qui venez d'en proposer la reforme, recevez l'hommage de mon coeur !

Punir le crime sans blesser la justice, c'est réprimer les méchants, protéger l'innocence, soustraire la faiblesse à l'oppression, arracher le glaive à la tyrannie, maintenir l'ordre dans la société, et assurer le repos de ses membres : quel dessein à la fois plus sage, plus noble, plus généreux, plus important au bonheur des hommes ! Puissent mes faibles lumières contribuer à son exécution.

En travaillant à détruire de funestes préjugés, j'aurai souvent occasion de choquer les opinions vulgaires ; que d'ignorants vont s'élever contre moi ! Qu'importe, c'est à des sages que j'ai à parler, et c'est de leur approbation uniquement dont je suis jaloux.

PREMIERE PARTIE

Des principes fondamentaux d'une bonne législation.

De l'ordre social.

C'est le soutien de l'État ; tout ce qui le trouble doit donc être puni.

Pour peu qu'on ait l'esprit tourné à la réflexion, il n'est guère possible de rechercher ce qui trouble l'ordre social, sans examiner en quoi cet ordre consiste : ainsi, ramené à l'examen des liens de la société, il faut absolument admettre une convention entre ses membres : droits égaux, avantages réciproques, secours mutuels ; voilà quels doivent être ses fondements : liberté, justice, paix, concorde, bonheur ; voilà quels doivent être ses fruits. Cependant, lorsque j'ouvre les annales des peuples ; tyrannie d'un cote, servitude de l'autre, sont les seuls objets qui, sous toute espèce de formes, se présentent à mon esprit. - Soit, dira quelqu'un ; mais après l'invasion, la puissance est devenue légitime, et le droit a succédé à la violence ; la révolution opérée, il a fallu la faire goûter, et on y est parvenu que par de bonnes lois. J'entends, après avoir tout exterminé, tout renversé, tout envahi, les conquérants craignent d'abuser de leurs conquêtes, et semblent avoir recours à la douceur, pour mieux faire souffrir leur empire : mais l'usurpateur reste en possession de la souveraine puissance, et il la partage avec ses satellites ! Jetez les yeux sur la plupart des peuples de la terre, qu'y voyez-vous ? que de vils esclaves, et des maîtres impérieux. Les lois n'y sont-elles pas les décrets de ceux qui commandent ! Encore, s'ils respectaient leur propre ouvrage ! Mais ils les font taire quand ils veulent ; ils les violent impunément ; puis, pour se mettre à couvert de toute censure, ils tracent autour d'eux une enceinte sacrée, dont on n'ose approcher.

Dans les États moins arbitraires, si ceux qui commandent ne sont pas au-dessus de la loi, toujours ils l'éludent sans peine ; et pour échapper au châtiment, ils n'ont souvent qu'à aggraver leurs crimes.

Même dans ces pays où les sujets au désespoir ont brisé le joug sous lequel ils gemissaient, combien encore de distinctions odieuses, combien d'abus criants ! Le mérite y est impunément déchiré par l'envie, l'homme intègre livré à l'adroit fripon, le pauvre à la merci du riche, le sage en proie au méchant ; enfin les lois, les lois elles-mêmes s'y plient pour le fort ; ce n'est que pour le faible qu'elles sont inflexibles : et tel est le déplorable sort des malheureux, qu'au cruel sentiment des outrages qu'on leur fait, ils joignent encore le désespoir de n'en voir jamais la fin.

Qu'on ne s'abuse pas, ce désordre est forcé. Nous naissons dans la subjection ou dans l'indépendance, dans l'opulence ou dans la misère, dans l'obscurité ou dans l'élévation ; et malgré la mobilité des choses humaines, il n'y a qu'un très-petit nombre d'individus qui sortent de l'état ou ils se trouvent placés à leur naissance ; encore en sortent-ils rarement que par l'intrigue, la bassesse, la fourbe ou d'heureux hasards.

Des lois.

Avant de songer à punir les crimes, il faut s'en faire une juste idée.

Qu'est-ce qu'un crime ? la violation des lois : mais en est-il de sacrées dans aucun gouvernement de la terre ; et peut-on regarder comme telles, des règlements auxquels chaque membre de l'État n'a point eu de part ? Ce qu'on appelle de ce nom, qu'est-ce autre chose que les ordres d'un maître superbe ? Leur empire n'est donc qu'une sourde tyrannie exercée par le petit nombre contre la multitude. Mais laissons tomber le voile sur ces objets mystérieux ; c'est-là cette arche mystique, dont un oeil profane ne doit point approcher.

Qu'importe, après tout, par qui les lois sont faites, pourvu qu'elles soient justes ; et qu'importe qui en est le ministre, pourvu qu'il les fasse observer.

Pour être justes, les lois de la société ne doivent jamais aller contre celles de la nature *, les premières de toutes les lois.


* On connaît la malheureuse contradiction qui règne depuis tant de siècles entre le droit naturel et le droit criminel de tous les peuples.

Cela même ne suffit pas, si elles ne tendent au bien général ; c'est-à-dire, si elles ne sont communes à tous les membres de l'État : car, dès qu'une partie de la nation n'y est comptée pour rien *, elles deviennent partiales ; et la société n'est plus, à cet égard, qu'un état d'oppression ; ou l'homme tyrannise l'homme. Périssent donc enfin ces lois arbitraires, faites pour le bonheur de quelques individus au préjudice du genre humain ; et périssent aussi ces distinctions odieuses, qui rendent certaines classes du peuple ennemies des autres, qui font que la multitude doit s'affliger du bonheur du petit nombre, et que le petit nombre doit redouter le bonheur de la multitude !


* Partout le pauvre n'y est compte pour rien ; il semble même que les législateurs aient perdu pour lui tout sentiment d'humanité. Le moyen d'en être surpris, ils ne sont point les compagnons de travail du malheureux, qui n'est que l'instrument de leur luxe et de leur orgueil.

De l'obligation de se soumettre aux lois.

Puisqu'il n'est pas un seul gouvernement au monde que l'on puisse regarder comme légitime, l'obéissance aux lois n'est-elle pas plutôt une affaire de calcul que de devoir ? Mais ne brisons pas les faibles liens qui nous unissent les uns aux autres ; les maux de l'anarchie seraient pires encore que ceux du despotisme. Sans doute, tous les États ont été fondés par la violence, le meurtre, le brigandage, et l'autorité n'eut d'abord d'autres titres que la force. Pour la rendre moins odieuse, on a travaillé à la rendre moins tyrannique : déjà on cherche à la rendre moins partiale, et peut-être viendra-t-il un jour où elle ne sera plus employée qu'au bien général. Voyons donc, dans l'état actuel des choses, ce qui peut rendre obligatoire l'obéissance aux lois.

Faites abstraction de toute espèce de violence, et vous trouverez que le seul fondement légitime de la société est le bonheur de ceux qui la composent. Les hommes ne se sont réunis en corps que pour leur intérêt commun ; ils n'ont fait des lois que pour fixer leurs droits respectifs, et ils n'ont établi un gouvernement que pour s'assurer la jouissance de ces droits. S'ils renoncèrent à leur propre vengeance, ce fut pour la remettre au bras public ; s'ils renoncèrent à la liberté naturelle, ce fut pour acquérir la liberté civile ; s'ils renoncèrent à la communauté primitive des biens, ce fut pour en posséder en propre quelque partie.

A la génération qui fit le pacte social, succède la génération qui le confirme ; mais le nombre des membres de l'État change sans cesse. D'ailleurs, lorsqu'on n'a pris aucune mesure pour prévenir l'augmentation des fortunes particulières : par le libre cours laissé à l'ambition, à l'industrie, aux talents, une partie des sujets s'enrichit toujours aux dépens de l'autre ; et par l'impuissance de disposer de ses biens en faveur des étrangers qu'au défaut d'héritiers naturels, les richesses doivent bientôt s'accumuler dans un petit nombre de familles. Il se trouve donc enfin dans l'État une foule de sujets indigents, qui laisseront leur postérité dans la misère.

Sur une terre partout couverte des possessions d'autrui, et dont ils ne peuvent rien s'approprier, les voilà donc réduits à périr de faim. Or, ne tenant à la société que par ses désavantages, sont-ils obliges d'en respecter les lois ? Non, sans doute ; si la société les abandonne, ils rentrent dans l'état de nature ; et lorsqu'ils revendiquent par la force des droits qu'ils n'ont pu aliéner que pour s'assurer de plus grands avantages, toute autorité qui s'y oppose est tyrannique, et le juge qui les condamne à mort n'est qu'un lâche assassin.

S'il faut que, pour se maintenir, la société les force de respecter l'ordre établi, avant tout, elle doit les mettre à couvert des tentations du besoin. Elle leur doit donc une subsistance assurée, un vêtement convenable, une protection entière, des secours dans leurs maladies, et des soins dans leur vieillesse : car ils ne peuvent renoncer à leurs droits naturels, qu'autant que la société leur fait un sort préférable à l'état de nature. Ce n'est donc qu'après avoir rempli de la sorte ses obligations envers tous ses membres, qu'elle a droit de punir ceux qui violent ses lois.

Développons ces principes, en les appliquant à quelques cas particuliers relatifs à un délit fort commun ; délit qui, plus que tout autre, semble attaquer la société, mais dont la punition doit presque toujours révolter la nature.

Il n'est aucun délit qu'on ait représenté sous plus d'aspects différents que le vol ; aucun dont on se soit fait de plus fausses idées.

Tout vol suppose le droit de propriété : mais d'où dérive ce droit ?

L'usurpateur le fonde sur celui du plus fort, comme si la violence pouvoit jamais établir un titre sacré.

Le possesseur le fonde sur celui de premier occupant : comme si une chose nous fut justement acquise pour avoir mis les premiers la main dessus.

L'héritier le fonde sur celui de tester, comme si l'on pouvait disposer en faveur d'un autre de ce qui n'est pas même à soi.

Le cultivateur le fonde sur son travail : sans doute le fruit de votre travail vous appartient ; mais la culture exige le sol, et à quel titre vous appropriez-vous un coin de cette terre, qui fut donnée en commun à tous ses habitants * ? Ne sentez-vous pas que ce n'est que d'après une égale répartition du tout, qu'on pouvait vous assigner votre quote-part ? Encore, après ce partage, n'auriez-vous droit sur le fond que vous cultivez, qu'autant qu'il est absolument nécessaire à votre existence ?


* Quel que soit l'objet de la possession, les conséquences sont les mêmes ; car les hommes, tous assujettis par la nature aux mêmes besoins, et tous pétris du même limon, apportent tous au monde les mêmes droits : des biens de la terre, chacun ne peut donc avoir en propre que sa quote-part.

Direz-vous que le nombre des habitants de la Terre changeant sans cesse, ce partage devient impossible ? Mais en est-il moins juste, pour être impraticable ? Le droit de posséder découle de celui de vivre : ainsi, tout ce qui est indispensable à notre existence est à nous, et rien de superflu ne saurait nous appartenir légitimement, tandis que d'autres manquent du nécessaire. Voilà le fondement légitime de toute propriété, et dans l'état de société et dans l'état de nature.

Ce n'est pas là, je le sais, la décision du barreau ; mais c'est celle de la raison. Laissez ergoter les juristes, et dites-nous ce que vous auriez de raisonnable à répondre à un malheureux qui tiendrait, à ses juges ce discours.

« Suis-je coupable ? Je l'ignore ; mais ce que je j'ignore pas, c'est que je n'ai rien fait que je n'aie du faire. Le soin de sa propre conservation est le premier des devoirs de l'homme ; vous-mêmes n'en connaissez point au-dessus : qui vole pour vivre, tant qu'il ne peut faire autrement, ne fait qu'user de ses droits. »

« Vous m'imputez d'avoir troublé l'ordre de la société. Hé, que m'importe cet ordre prétendu, qui toujours me fut si funeste ! Que vous prêchiez la soumission aux lois, vous à qui elle assure la domination sur tant de malheureux : le moyen d'en être surpris ! Observez-les donc ces lois, puisque vous leur devez votre bien-être : mais que dois-je à la société, moi qui ne la connais que par ses horreurs. Et ne me dites pas que tous ses membres, jouissant des mêmes prérogatives, peuvent en tirer les mêmes avantages : le contraire n'est que trop évident. Comparez votre sort au nôtre ; tandis que vous coulez tranquillement vos jours au sein des délices, du faste, des grandeurs ; nous sommes exposés pour vous aux injures du temps, aux fatigues, à la faim ; pour multiplier vos jouissances, ce n'est pas assez d'arroser la terre de notre sueur, nous l'arrosons encore de nos larmes : qu'avez-vous donc fait pour mériter d'être aussi heureux à nos dépens ? »

« Infortunés que nous sommes, si du moins il y avait un terme à nos maux ! mais le sort du pauvre est irrévocablement fixé ; et sans quelque coup du hasard, la misère est le lot éternel du misérable. Qui ne connaît les avantages que la fortune assure à ses favoris ? Ils ont beau n'avoir ni talents, ni mérite, ni vertus, tout s'aplanit devant eux au gré de leurs souhaits. C'est au riche que sont réservées les grandes entreprises, l'équipement des flottes, l'approvisionnement des armées, la gestion des revenus publics, le privilège exclusif de piller l'État : c'est au riche que sont réservées les entreprises lucratives, l'établissement des manufactures, l'armement des vaisseaux, les spéculations de commerce. Il faut de l'or pour amasser de l'or : quand il manque, rien n'y supplée. Même dans les classes les moins élevées, c'est pour l'homme aisé que sont les professions honnêtes, les arts de luxe, les arts libéraux ; mais c'est pour le pauvre que sont les métiers vils, les métiers périlleux, les métiers dégoûtants : telle est l'aversion vouée à la pauvreté ; qu'on la repousse de toutes parts, et que partout on encourage ceux qui n'ont pas besoin d'encouragement. Enfin, quand le pauvre bornerait son ambition à gagner de quoi vivre, encore faut-il du superflu pour apprendre quelque profession. »

« Il fallait travailler, direz-vous : cela est bientôt dit, mais le pouvais-je ? Réduit à l'indigence par l'injustice d'un voisin puissant, en vain ai-je cherché un asile sous le chaume : arraché de la charrue par la cruelle maladie qui me consume, et à charge au maître que je servais, il ne me resta pour subsister que la ressource de mendier mon pain : cette triste ressource même est venue à me manquer. Couvert de haillons et couché sur la paille, chaque jour j'étalais l'affligeant spectacle de mes plaies ; quel coeur s'est ouvert à la pitié ! j'avais beau implorer assistance, quelle main charitable est venue à mon secours ! Désespéré par vos refus, manquant de tout, et pressé par la faim, j'ai profité de l'obscurité de la nuit pour arracher d'un passant un faible secours que sa dureté me refusait ; et parce que j'ai usé des droits de la nature, vous m'envoyez au supplice. Juges iniques ! souvenez-vous que l'humanité est la première des vertus, et la justice la première des lois. Au récit de vos cruautés, les cannibales eux-mêmes frémiraient d'horreur : barbares ! baignez-vous dans mon sang, puisqu'il le faut pour assurer vos injustes possessions ; au milieu des tourments que je vais endurer, mon unique consolation sera de reprocher au ciel de m'avoir fait naître parmi vous. »

Hommes justes, je vois couler vos larmes, et je vous entends crier d'une commune voix : QU'IL SOIT ABSOUS. Oui, sans doute il doit l'être ; et combien le méritent encore plus ! Je le dis hautement : presque partout le gouvernement lui-même force les pauvres au crime, en leur ôtant les moyens de subsister. Il est tel pays où dès que la récolte manque le laboureur se voit ruiné pour toujours ; s'il n'a de quoi payer les impôts dont il est accablé, on lui enlève impitoyablement jusqu'à la paille de son lit. Ainsi, réduit à la mendicité par les exactions des traitants, révolté de la dureté des riches, éconduit de toutes parts, et désespéré par les cris de ses enfants qui lui demandent du pain, il n'a d'autre ressource que d'aller attendre les passants au coin d'un bois.

Non content d'avoir dépouillé le pauvre, on l'oblige encore de verser son sang pour défendre les possessions du riche, sous prétexte de défendre l'État * ; et souvent, par ces enrôlements forcés, on enlève à une femme son époux, à des enfants leur père : en arrachant ainsi à une malheureuse famille celui qui en était le soutien, que d'infortunés en proie aux horreurs de l'indigence ! Viennent-ils à dérober de quoi apaiser leur faim ou couvrir leur nudité, c'est par une nouvelle atrocité que le gouvernement répare la première ; on les livre à un tribunal de sang ; on les condamne à mort sans pitié : puis, ajoutant l'insulte à l'outrage, on les force de s'avouer criminels, et d'encenser l'inhumanité de leurs tyrans. Inhumains que nous sommes ! à l'ouïe des actes de cruauté exercés par les sauvages contre leurs ennemis, nous frémissons d'horreur, nous crions à la barbarie ; et de sang-froid, nous exerçons contre nos malheureux frères des atrocités plus révoltantes encore **. Ah ! ne parlons plus d'humanité, ou abrogeons nos lois sanguinaires.


* Il semble qu'en tous lieux le législateur ait perdu pour les pauvres jusqu'au moindre sentiment d'humanité. Faut-il en être surpris ? il n'est pas le compagnon de travail des malheureux, qui ne sont que l'instrument de son luxe et de son orgueil.
** En Suisse, pays si vanté pour la douceur du gouvernement, un pauvre famélique n'est-il pas condamné au pilori, et traité comme un scélérat, pour avoir cueilli un fruit dans une vigne ou un verger ?

C'est peu de ne pas punir les malheureux du mal que nous les forçons de commettre ; réparons nos injustices, ou cessons de rien exiger de ceux que nous opprimons de la sorte. Eh ! que pourroient-ils devoir à leurs oppresseurs ? Loin d'être obligés d'en respecter les ordres, ils doivent à main armée revendiquer contr'eux les droits sacrés de la nature.

Mais quoi ! faudra-t-il autoriser le vol, et ouvrir la porte à l'anarchie ? Nulle industrie, ou la propriété est incertaine. Qui voudrait cultiver la terre, si un autre devait moissonner : les champs resteraient donc en friche ? Les arts ne seraient pas cultivés non plus, si l'ouvrier n'était sûr du fruit de son travail ; et le commerce serait anéanti, si l'on pouvait disputer au marchand la matière première qu'il a fait employer. Quel homme même s'aviserait d'épargner aujourd'hui ce qu'il courrerait risque de perdre demain ? Et quel homme se résoudrait à prendre femme, s'il craignait de ne pouvoir nourrir ses enfants : ainsi la terre serait bientôt un vaste désert, et la société ne subsisterait plus. - Mais la société elle-même ne mérite de subsister qu'autant qu'elle fait le bonheur du genre humain ; et peut-on douter que la multitude n'y soit toujours sacrifiée au petit nombre. Quel sort que celui du bas peuple ! Il voit dans l'État une classe d'hommes heureux, dont il ne fait point partie ; il trouve la sûreté établie pour eux, et non pour lui ; il sent que leur âme peut s'élever, et que la sienne est contrainte de s'abaisser sans cesse ? Que dis-je ! travaux, périls, privations, jeûne, mépris, insultes, outrages de toute espèce : voilà le sort affreux qui l'attend. - Mais dit-on, puisque les avantages de la société sont réservés aux riches, que le pauvre travaille à acquérir l'opulence qui les procure. Y songez-vous ? Né de parents qui n'ont pu lui donner que le vil métier qu'ils avaient eux-mêmes, quelle profession pretendez-vous qu'il exerce ? - Il en est mille qui n'exigent que des bras. - Quand cela serait, encore faut-il qu'il trouve à les employer : il a beau frapper à toutes les portes, trop souvent il n'éprouve que refus. Ainsi, privé par nos injustices des douceurs de la vie, il n'a pas même l'espoir de pouvoir se nourrir. - Faudra-t-il donc faire plus d'aumônes ! - Mieux que cela : osons élever ici notre voix en faveur de l'humanité, et proposer un établissement utile. Dans un gouvernement bien ordonné il ne faut point souffrir de mendiants, sous quelque prétexte que ce soit ; car ils sont toujours à Charge à l'État. Les aumônes qu'on leur fait ne servent qu'à les entretenir dans le vice : d'ailleurs, n'est-il pas scandaleux de permettre que des fainéants emploient ce qu'il y a de plus sacré au monde, pour extorquer d'un passant de quoi soutenir leur malheureux train de vie.

On a senti le mal : mais qu'a-t-on fait pour y remédier ? On traite les mendiants en vagabonds, et on les enferme. Mauvaise politique : je n'examinerai pas si le gouvernement a le droit de les priver ainsi de leur liberté ; mais j'observerai que ces maisons de force où on les tient, ne peuvent se soutenir qu'aux dépens du public, et que l'esprit de paresse qu'elles nourrissent doit toujours augmenter la pauvreté générale, au lieu de remédier à la pauvreté particulière. Hé bien ! quel remède ? Le voici ; ne nourrissez pas les pauvres dans l'oisiveté, occupez-les, mettez-les à même de se procurer, par leur travail, ce qui leur manque ; qu'on leur fasse apprendre quelques métiers, et qu'ils vivent en hommes libres : ce qui nécessite l'établissement de plusieurs ateliers publics où ils soient reçus.

Dans les pays qui conservent les biens de l'église, n'en laisser qu'une partie convenable aux ordres religieux et aux beneficiers, serait ôter à une multitude d'ecclésiastiques les moyens de mener une vie peu édifiante, de décharger d'un grand fardeau ceux qui vivent chrétiennement : répartir l'autre portion par petits lots aux citoyens indigents, serait rendre aux pauvres leur patrimoine, et en former des sujets utiles.

Quelque bien administres que fussent les revenus de l'église, et quelque considérable que fût le nombre des pauvres secourus ; il vaudrait encore mieux n'avoir point de pauvres à secourir.

A l'égard des bénéfices sans fonctions, il faudrait réduire les titulaires à une pension médiocre, les forcer au travail, les charger de l'instruction publique dans les villes et villages, et rendre utile à l'État une foule de fainéants qui vivent dans l'oisiveté et le scandale.

Il ne suffit pas d'occuper le pauvre, il faut l'instruire : comment remplira-t-il ses devoirs, s'il les ignore ? quel frein opposera-t-il à de funestes penchants, s'il ne prévoit les malheurs qu'ils traînent à leur suite ? Examinez ceux dont la vie est la plus criminelle, ce sont presque toujours des hommes qui n'ont reçu aucune éducation. Combien s'abandonnent aux vices, qui se fussent distingués par leurs vertus, s'ils eussent été nourris des leçons de la sagesse ; qu'il y ait donc des écoles gratuites où l'on instruise le pauvre. - Mais les fonds nécessaires à ces établissements * ? Qu'ils soient levés sur des gens aisés, particulièrement sur des gens riches ; qu'on en donne la direction à quelque homme de bien, et qu'un magistrat intègre en ait l'inspection.


* Chez une nation commerçante, il est rare qu'il n'y ait pas quelque branche de commerce qui souffre, quelque manufacture dont les ouvriers se trouvent sans occupation ; c'est de ce fond pareillement qu'on tirera les secours dont ils ont besoin.

A l'aide de cet établissement, que de malheureux délivrés des tentations du besoin ; que de coupables de moins à punir ; que de membres utiles rendus à la patrie ! Avec ces nouveaux sujets, les terres seront mieux cultivées, les manufactures s'étendront, l'abondance régnera, le commerce acquérera de nouvelles branches, les forces de la nation s'accroîtront, et l'État prospérera. - Mais, à la nouvelle de cet établissement, le pays ne sera-t-il pas inondé par les pauvres des pays voisins ? Admettons qu'ils accourent en foule ; sachant à quelle condition vous les recevez, aucun ne se présentera s'il n'aime le travail : et où serait le mal d'acquérir une multitude de sujets utiles * ? Après tout, si on craignait d'en être surchargé, qui empêche de les arrêter aux frontières ? Je sais que les établissements que je propose trouveront bien des obstacles, et je n'ose espérer de voir de sitôt finir les abus auxquels ils pourraient remédier ; car tant que les princes ne voudront commander qu'à des esclaves, il leur faudra pour sujets et des riches corrompus par les délices, et des pauvres avilis par la misère. Mais je ne l'ai pas oublié, c'est pour des hommes libres que j'écris.


* Il serait bien étrange, que dans un pays où il y a tant de terres incultes, on se plaignit d'acquérir des hommes propres à les cultiver.

Des lois pénales.

Le croiroit-on, si une triste expérience ne le prouvait que trop ? Dans un siècle où les sciences sont approfondies, la plus importante au bonheur des hommes est encore au berceau. Dans un siècle où l'esprit philosophique parait avoir tout réduit en préceptes, la justice seule est encore abandonnée aux caprices de l'opinion. C'est dans les institutions de quelques peuples barbares, dans des ordonnances arbitraires, dans des coutumes ridicules, dans des traditions surannées, que ses ministres puisent la règle du juste et de l'injuste. S'il est un spectacle à-la-fois ridicule et révoltant, c'est de voir de graves magistrats feuilleter d'énormes volumes, et flotter d'autorité en autorité, pour savoir que penser d'un forfait ; puis décider de la liberté, de l'honneur, de la vie des hommes, sur la foi de quelque légiste obscur, ou de quelque ignare commentateur, et partir d'un jugement inique pour en prononcer de plus iniques encore.

Qu'il y ait donc dans l'État des lois criminelles justes et sages. Il importe qu'il n'y ait rien d'obscur, d'incertain, d'arbitraire, dans l'idée qu'on se fait des délits et des peines ; parce qu'il importe que chacun entende parfaitement les lois, et sache à quoi il s'expose en les violant : le code criminel ne saurait donc être trop précis.

Il ne saurait non plus être trop simple : les lois ne doivent statuer que sur ce qui intéresse manifestement la société ; qu'elles ne gênent donc point inutilement la liberté de l'homme. Les surcharger d'ordonnances indifférentes au bien public, serait détruire leur empire : à force de se voir enjoindre des choses peu utiles ou défendre des choses licites, on s'accoutume à regarder les lois comme vaines ou arbitraires, et on finit par mépriser leur autorité.

Si elles ne doivent statuer que sur ce qui intéresse manifestement le bien public ; dès qu'une loi ne doit plus être en vigueur, qu'on l'abroge expressément, au lieu d'en faire de nouvelles qui la modifient, ou de la laisser tomber en désuétude : ce qui entraînerait toujours cet inconvénient, que les lois n'auraient bientôt plus d'applications précises. D'ailleurs, il ne faut point laisser d'épouvantail, dont la méchanceté puisse abuser.

Une fois rédigées, les lois criminelles doivent être promulguées avec l'appareil le plus propre à les faire respecter.

De la sanction des lois.

Il ne suffit pas que les lois soient justes, claires, précises ; il faut encore choisir les meilleurs moyens de les faire observer.

Dans les gouvernements les plus sages de l'antiquité, perfectionner la nature humaine était toujours le but du législateur ; aussi s'attachait-il surtout à donner des moeurs aux citoyens, et à leur inspirer dès l'enfance l'amour de la vertu.

Dans les gouvernements modernes, il semble que le législateur n'ait voulu que réprimer ces crimes qui détruisent la société. Autrefois, si d'une main la justice tenait un glaive ; de l'autre, elle tenait des couronnes. Aujourd'hui armée d'un glaive seulement, la justice ne fait que menacer * ; elle arrête la main et abandonne le coeur.


* Il est bien singulier qu'on attende, d'une passion basse, tous les bons effets que l'amour du devoir, l'éducation et la religion produisent à peine. Un prince veut que les sujets soient justes par la crainte des châtiments ; tandis que la crainte des vengeances divines ne saurait contenir dans le devoir ce maître superbe.

Mais laissons-là ces institutions sublimes qui ne sont plus faites pour nos petites âmes ; et puisque nous ne pouvons pas espérer de rendre l'homme vertueux, empêchons-le du moins d'être méchant.

Dans toute société bien réglée, il s'agit beaucoup plus de prévenir les crimes que de les punir, et souvent on y réussit avec moins de peine. Ce serait, sans doute, mal entrer dans les vues d'une bonne législation, que de séparer ces deux objets.

Des peines.

Il est de l'intérêt de la société qu'elles soient toujours proportionnées aux délits ; parce qu'il est de son intérêt qu'on évite plutôt les crimes qui la détruisent, que les crimes qui la troublent.

Punir avec rigueur une légère infraction des lois, c'est user en pure perte le ressort de l'autorité ; car si elle inflige des peines rigoureuses aux petits délinquants, que lui resterat-il pour réprimer les grands scélérats ? Voyez ces pays * où les châtiments sont toujours affreux. Pour retenir les hommes sans cesse, on y invente de nouveaux supplices : or, ces efforts continuels de la barbarie, qui cherche à se surpasser elle-même, ne sont-ils pas une preuve de leur impuissance ?


* Le Japon, par exemple.

Punir avec rigueur une légère infraction des lois, ce n'est pas simplement user en pure perte le ressort de l'autorité ; c'est multiplier les crimes *, c'est pousser les malfaiteurs aux derniers excès. Hé ! quelle considération pourrait encore les retenir ? quoiqu'ils fassent, ils n'ont rien à craindre de plus.


* Cela se voit tous les jours en France, où le plus petit vol domestique est puni de mort.

Presque toujours l'atrocité des supplices s'oppose à l'exécution des lois : car lorsque la peine est sans mesure, on a en exécration ceux qui dénoncent à la justice un malheureux qui n'est coupable que d'un petit délit. D'ailleurs, il est peu d'âmes assez cadavéreuses pour se résoudre à livrer ce malheureux à une mort certaine. Qu'arrive-t-il de là ? le coupable échappe presque toujours.

La peine n'étant pas plus rigoureuse pour de noirs forfaits, que pour de légères offenses, bientôt il s'y abandonne ; et en aggravant le crime souvent il s'assure l'impunité. « En Moscovie où la peine des voleurs et des assassins était la même, en volant on assassinait toujours : les morts, disait-on, ne racontent rien. » La même chose arrive en France, où l'on ne fait pas subir une moindre peine à celui qui vole sur le grand chemin, qu'à celui qui vole et assassine.

Enfin, la peine paraissant trop dure aux yeux des juges mêmes ; quand ils ne peuvent l'adoucir, pardonner devient nécessaire, et les lois tombent dans le mépris.

S'il est de l'équité que les peines soient toujours proportionnées aux délits, il est de l'humanité qu'elles ne soient jamais atroces : aussi les punitions les plus douces sont-elles à préférer lorsqu'elles atteignent le but.

En punissant le coupable, la justice doit moins chercher à venger la loi violée, qu'à retenir ceux qui pourraient être tentés de la violer. Quoi ! serons-nous donc toujours barbares ? Qu'y avons-nous gagné ? Les crimes dont les châtiments font frémir, en sont-ils devenus moins communs ?

C'est une erreur de croire qu'on arrête toujours le méchant par la rigueur des supplices : leur image est sitôt effacée. Mais les besoins sans cesse renaissants d'un malheureux le poursuivent partout. Trouve-t-il l'occasion favorable ? il n'écoute que leur voix importune, il succombe à la tentation. La vue même des supplices n'est pas toujours un frein suffisant ; combien de fois n'a pas été commis au pied de l'échafaud *, le crime pour lequel un malfaiteur allait périr !


* Il y a 22 ans qu'une bande d'assassins s'était réfugiée dans l'enceinte même des fourches patibulaires de Toulouse.

L'impression que produisent les supplices cruels, toujours momentanée, devient nulle à la longue : d'abord leur appareil jette la terreur dans les esprits, mais on s'y familiarise insensiblement ; quelqu'affreux qu'ils paraissent, bientôt l'imagination s'y fait, et cesse enfin d'en être frappée : l'habitude émousse tout, jusqu'à l'horreur des tourments.

Après ce qui vient d'être dit, si l'on tenait encore à ce prétendu frein, j'ajouterais que l'exemple des peines modérées n'est pas moins réprimant que celui des peines outrées, lorsqu'on n'en connaît pas de plus grandes.

Voyez les lois pénales des différents peuples, comme elles prodiguent la peine de mort !

En rendant les crimes capitaux, on a prétendu augmenter la crainte du châtiment, et on l'a réellement diminuée. Punir de mort, c'est donner un exemple passager, et il faudrait en donner de permanents.

On a aussi manqué le but d'une autre manière. L'admiration qu'inspire le mépris de la mort que montre un héros expirant : un malfaiteur, souffrant avec courage, l'inspire aux scélérats déterminés. Mais admettez qu'il se repente : le voyant mourir avec cette contrition qui assure la félicité éternelle par le pardon des péchés, ils péchent afin que la grâce abonde. Ainsi, en s'abandonnant au crime pour satisfaire leurs funestes penchants, ils se flattent d'échapper à la justice ; ou s'ils ne peuvent se promettre l'impunité, le châtiment sera de courte durée, et la récompense sera sans fin. Pourquoi donc continuer, contre les cris de la raison et les leçons de l'expérience, à verser sans besoin le sang d'une foule de criminels ?

Les peines doivent être rarement capitales *. En les infligeant, ce n'est pas assez de satisfaire à la justice, il faut encore corriger les coupables. S'ils sont incorrigibles, il faut faire tourner leur châtiment au profit de la société. Qu'on les emploie donc aux travaux publics, aux travaux dégoûtants, aux travaux malsains, aux travaux dangereux.


* Une considération qui devrait bien engager les législateurs à renoncer à tant de peines capitales, c'est qu'il n'est pas encore démontré, si dans l'état actuel des choses, le souverain a droit de mort sur les sujets, vu l'origine injuste de tous les gouvernements de la terre, .... mais ne déchirons pas le voile, contentons-nous d'en soulever un coin.

Le genre des peines doit être tiré de la nature des délits.

Pour les âmes élevées, la honte est le plus grand des fléaux. Si elle l'était également pour tous les hommes, je dirais avec un illustre auteur, « que » la plus grande partie du châtiment soit toujours « l'infâmie de le souffrir » : mais la honte tient à l'amour-propre, et l'amour-propre tient à l'imagination ; ce genre de peine ne pourrait donc convenir qu'à certains peuples ; encore, chez ces peuples, ne conviendroit-il qu'à certains individus.

Parmi les différents moyens offerts au législateur pour conduire les hommes, l'habileté consiste à bien choisir. Dans l'infliction des peines, on doit autant chercher à réparer l'offense qu'à l'expier. Tirer du délit le châtiment, est donc le meilleur moyen de proportionner la punition au crime.

Si c'est là le triomphe de la justice, c'est là aussi le triomphe de la liberté ; parce qu'alors, les peines ne venant plus de la volonté du législateur, mais de la nature des choses, on ne voit point l'homme faire violence à l'homme.

La justice doit être impartiale.

Comme le crime avilit tous les hommes également, il faut que pour même délit, même punition soit infligée à tout délinquant.

Loin de nous ces distinctions odieuses de certains pays, où les peines flétrissantes sont réservées à la populace, où le même crime conduit tel homme sur la roue, et tel homme dans une * retraite commode, où il suffit presque toujours d'être un illustre scélérat pour échapper au ** châtiment.


* Les châteaux de force. ** Cela se voyait en France chaque jour.

J'ai dit que pour même délit, même punition doit être infligée à tout délinquant. Cette loi toutefois ne serait juste que dans un État fondé sur l'égalité, et dont les membres jouiraient à peu-près des mêmes avantages. La nature ayant établi de si grandes différences entre les hommes, et la fortune en ayant établi de plus grandes encore ; qui ne voit que la justice doit toujours avoir égard aux circonstances où le coupable est placé, circonstances qui ne peuvent qu'aggraver ou exténuer son crime.

De deux filles qui se sont livrées au libertinage, combien celle qui sans expérience encore se trouvait maltraitée par des parents brutaux, est-elle plus excusable que celle qui, chérie par d'aimables parents, connaissait déjà le monde !

De deux hommes qui ont commis le même vol, combien celui qui avait à peine le nécessaire est-il moins coupable, que celui qui regorgeait de superflu !

De deux parjures, combien celui auquel on travailla dès l'enfance à inspirer des sentiments d'honneur, est-il plus criminel que celui qui, abandonné à la nature, ne reçut jamais d'éducation !

Si la loi devait quelquefois se relâcher, ce serait donc en faveur des seuls malheureux ; car chez eux la vertu peut rarement germer, et elle n'a rien pour se soutenir. Ainsi, ce n'est qu'en faisant attention au sexe, à l'âge, au naturel, à l'état, à la fortune des délinquants, et aux circonstances du délit, qu'on peut juger sainement de la peine méritée. - Faudra-t-il donc remettre aux juges un pouvoir arbitraire ?

J'ai fait voir par quels moyens on peut se dispenser de recourir à cet expédient dangereux. Les établissements publics que j'ai proposés * assurant le nécessaire et l'instruction à ceux qui en manquaient, tous les hommes se trouveront à l'abri du besoin, ne pourront prétexter cause d'ignorance, et n'auront plus d'excuse valide d'avoir violé les lois.


* Si ces établissements n'avaient pas lieu, il faudrait bien laisser aux juges le pouvoir de proportionner le châtiment à l'offensé : mais, afin qu'ils ne viennent jamais à abuser de ce pouvoir, que maîtres d'adoucir la peine décernée par la loi, ils ne puissent jamais l'aggraver. Au demeurant, je prie le lecteur de se souvenir que lorsque j'indique quelque punition, je suppose toujours le délinquant aussi coupable qu'il peut l'être.

Ceux qui ne jouissent pas de leurs facultés intellectuelles n'étant pas comptables à la justice, et l'âge où les autres sont comptables étant fixé à celui de la raison ; nul homme ne pourra prétexter aliénation ou incapacité d'esprit, et n'aura une excuse valide d'avoir violé les lois.

Après cela, les nuances que la fortune peut mettre entre deux hommes coupables d'un même crime, sont trop difficiles à constater, trop incertaines ou trop légères, pour que le législateur doive s'y arrêter dans la dispensation des peines. Quant à celles qu'y met la nature, elles ne viennent guère que de la différente mesure de sensibilité, et elles se compensent en quelque sorte : car si une grande sensibilité ajoute de la force aux passions qui nous portent à violer les lois, la crainte qui leur sert de frein est aussi plus énergique.

Les peines doivent être personnelles.

Il est atroce de faire retomber sur des innocents l'infâmie qui n'est due qu'aux malfaiteurs * : toute peine flétrissante doit donc être personnelle.


* Combien d'innocentes victimes immolées au préjugé barbare, qui étend sur toute la famille d'un criminel la flétrissure de son supplice ! Que d'enfants condamnés à l'infâmie en recevant le jour ! Que de parents, accablés de honte, n'osent plus à se montrer !

Le moyen qu'elle le soit toujours, c'est que le crime ne trouve jamais l'impunité ; c'est que le glaive de la justice frappe indistinctement tous les coupables ; c'est que quiconque oserait reprocher à une famille le supplice d'un de ses membres, soit lui-même noté d'infâmie ; que le malheur de tenir par les liens du sang à un malfaiteur, ne soit pas pour d'honnêtes parents un titre d'exclusion aux emplois honorables ; qu'il soit même quelquefois, aux yeux du gouvernement, un titre de préférence pour récompenser le mérite. Il est bien que toute peine soit personnelle ; il est certains cas pourtant où il est impossible qu'elle ne retombe en partie sur la famille du coupable : tels sont ceux des amendes pécuniaires et des confiscations. Ce genre de peine doit-il donc être proscrit ? Non, certainement ; lorsqu'il découle de la nature du délit *, il suffit alors d'en empêcher l'abus.


* Sans doute tout homme doit mettre ses enfants en état de pourvoir à leur subsistance : mais il est moins obligé de leur laisser un héritage, que d'indemniser ceux qu'il a lésés, que de satisfaire aux lois.

Dans les temps de l'anarchie féodale, les princes spéculaient sur la fortune de leurs sujets condamnés en jugement : usage à la fois odieux et funeste. Se faire du crime un revenu, c'est mettre la justice à prix, c'est tendre des pièges aux citoyens les plus vertueux, et ouvrir un abîme sous leurs pieds, c'est chercher partout des victimes, et vendre l'impunité aux coupables qui peuvent la payer. D'ailleurs, quelle horreur que le trésor public se grossisse des dépouilles d'une malheureuse famille ! Il ne faut donc point que les confiscations soient au profit du fisc, parce qu'il ne faut laisser à l'autorité aucun appas de faire le mal, aucun prétexte d'opprimer le faible. - A quel usage seront-elles donc appliquées ? à l'entretien des maisons d'asile dont j'ai proposé l'établissement. Qu'au moins le châtiment du crime serve à soutenir l'innocence.

Au reste, la confiscation ne doit jamais être de toute la fortune du délinquant, lors même qu'il ne tiendrait à personne : tant qu'on ne le prive pas de sa liberté, il ne faut point le jeter dans les bras de la misère et du désespoir.

Les lois doivent être inflexibles.

On craint un mal inévitable, et on méprise un danger incertain. C'est l'impunité des crimes, non la douceur des peines, qui rend les lois impuissantes : si l'on ne peut mettre trop de modération en les faisant, on ne peut mettre trop de rigidité à les faire exécuter ; qu'elles soient donc inflexibles. - Mais il est des cas malheureux qui demandent que le délinquant puisse obtenir des lettres de grâce. Triste expédient ! Ce pouvoir de pardonner n'a été ménagé au prince que pour suppléer à l'imperfection de la loi : c'est donc au législateur à prévoir ces cas malheureux, et à statuer sur ces délits graciables.

D'ailleurs, on ne peut guère espérer que le prince use de ce pouvoir avec assez de sagesse pour ne pas relâcher les ressorts du gouvernement : ses créatures prétendront toutes avoir droit à sa clémence ; et les grâces qui ne devraient être accordées qu'à l'infortuné, le seraient bientôt à la faveur, à l'intrigue, aux considérations personnelles, à la beauté. A force de devenir communes, tout le monde croira pouvoir les obtenir : ainsi, l'espérance d'échapper au châtiment n'abandonnera jamais le coupable, pas même dans les fers ; et les supplices ignominieux ne seront plus que pour les misérables. On prétend qu'il importe au bien public de conserver les jours à tel ou tel délinquant ; cela peut-être : mais il lui importe beaucoup plus que les lois soient toujours inviolablement observées.

Si le crime ne doit jamais être pardonné, il ne doit point avoir d'asile. Il y aura donc une juridiction unique dans l'État, et le décret de prise de corps lâché par une cour de justice aura son effet dans toute l'étendue de l'empire.

De la publicité du code criminel.

Que le code criminel soit entre les mains de tout le monde *, afin que la règle de nos actions soit sans cesse sous nos yeux.

Et puisque l'homme est soumis aux lois ; parvenu à l'âge de raison, qu'il apprenne à les connaître, et qu'il sache à quoi il s'exposerait en les violant. Ainsi, c'est dans ces maisons où l'on instruit la jeunesse, qu'on doit préparer l'homme à être citoyen **.


* Il doit être à si bas prix, que le citoyen le moins à son aise soit en état de se le procurer.
** Négliger ce point-là, est un des grands défauts de l'éducation moderne.

De ceux qui ne sont pas comptables de leurs actions à la justice.

Il ne faut punir ni les imbéciles, ni les fous, ni les vieillards tombés en démence ; car ils ne savent pas quand ils font mal, à peine savent-ils ce qu'ils font.

Il ne faut pas non plus punir les enfants ; car ils ne sentent pas encore l'obligation de se soumettre aux lois.

A quel âge l'homme est comptable de ses actions à la justice ?

L'homme n'est punissable d'avoir violé les lois, que lorsqu'il est arrivé à l'âge de raison : comme cet âge varie avec le climat, le tempérament, l'éducation, et comme il ne faut rien laisser d'arbitraire aux juges, c'est aux lois à le fixer. Or, la sagesse veut que dans chaque pays on le fixe au terme où les sujets les plus tardifs commencent à se former.

Ces principes fondamentaux établis, j'entre en matière.



Plan de législation criminelle


Seconde Partie


dernière modif : 12 Jun. 2001, /francais/marat/plan1.html