Relativement à leurs objets, on distingue les délits en huit classes.
Dans la première, on range ceux qui tendent à la ruine de l'État.
Dans la seconde, ceux qui blessent l'autorité légitime.
Dans la troisième, ceux qui détruisent la sûreté des individus.
Dans la quatrième, ceux qui attaquent la propriété.
Dans la cinquième, ceux qui blessent les moeurs.
Dans la sixième, ceux qui attaquent l'honneur.
Dans la septième, ceux qui troublent la tranquillité publique.
Dans la huitième, ceux qui choquent la religion.
Depuis que ceux qui tiennent les rênes du gouvernement se regardent comme maîtres absolus des peuples, que de prétendus crimes d'État, qui n'ont pas l'État pour objet !
Le moyen d'en être surpris : des hommes qui voulaient détruire la liberté redoutaient tout ce qui pouvait la maintenir ; mais pour se défaire de ceux qui avaient le courage de s'opposer à ce noir attentat, il fallait les trouver coupables, et bientôt ils firent un crime de l'amour de la patrie.
La liberté détruite, ils craignirent tout ce qui pouvait y rappeler les esprits, et ils érigèrent en crimes le refus d'obéir à leurs ordres injustes, la réclamation des droits de l'homme, les plaintes des malheureux opprimes.
Parvenus à ne plus compter qu'eux dans l'État ; ils qualifièrent du nom de crime tout ce qui leur fit ombrage, et la tyrannie creusa partout des abîmes sous les pieds des citoyens.
Lorsque le prince s'est emparé de la puissance suprême, les flatteurs lui prodiguent, les titres pompeux de roi des rois, d'empereur auguste, de majesté sacrée ; et ils érigent en crimes de lèse-majesté, en crimes d'État, tout ce qui lui déplait.
Un pouvoir excessif flatte d'abord l'ambition. L'a-t-on usurpé ? il devient à charge.
Désespéré de toujours trouver de la résistance à ses désirs, fatigué de ses propres cruautés, rongé d'inquiétudes, et en proie à la crainte, le despote soupire après le repos qui le fuit ; il comprend enfin qu'il ne peut y parvenir que par la superstition.
Toujours une aveugle obéissance suppose une ignorance extrême : ainsi, après avoir travaillé à avilir les coeurs, il travaille à abrutir les esprits. Pour ceindre sur les fronts le bandeau de l'erreur, que fit le despote ? Il prétendit tout savoir de science certaine, ne tenir son autorité que du ciel, n'être comptable de ses actions qu'aux dieux ; puis il traita en coupable quiconque osait révoquer en doute cette grossière imposture, porter ses regards sur les affaires du gouvernement, et contrôler sa conduite.
Assez, et trop longtemps, ces tyrans odieux ont désolé la terre : leur règne va finir ; déjà le flambeau de la philosophie a dissipé les ténèbres épaisses où ils avaient plongé les peuples. Osons donc approcher de l'enceinte sacrée où se retranche le pouvoir arbitraire ; osons déchirer le sombre voile dont il couvre ses attentats ; osons lui arracher ces armes redoutables, toujours funestes à l'innocence et à la vertu. Qu'à ces mots de stupides esclaves pâlissent d'effroi ; ils ne blesseront point l'oreille des hommes libres : heureux peuples, qui avez rompu le dur joug sous lequel vous gémissiez, c'est à cette noble hardiesse que vous devez votre bonheur.
Commençons par rétablir les véritables notions des choses.
Rien de plus révoltant que les fausses idées que des légistes soudoyés ont données des crimes d'État. Ils ont compris sous cette dénomination tout ce qui se fait contre le prince ; et lorsqu'ils voulaient renchérir, ils lui ont substitué celle de crimes de lèse-majesté à différents chefs.
En laissant au prince le titre de majesté, tous les délits qui se commettent contre lui sont des crimes de lèse-majesté, sans doute : mais ces crimes de lèse-majesté ne sont point des crimes d'État.
En rendant au souverain * le titre de majesté qui n'appartient qu'à lui, il est clair que tous les crimes de lèse-majesté sont des crimes d'État : mais les délits contre le prince ne sont plus des crimes de lèse-majesté.
Gardons-nous d'ériger en lois ces ordonnances faites pour affermir un injuste pouvoir.
Pour le malheur des nations, combien peu de princes sont dignes de commander ; et parmi ceux qui commandent, combien redoutent la lumière ! Mais contrôler la conduite de ses chefs fut toujours le droit d'un peuple libre, et nul peuple ne doit être esclave.
Ce droit qu'a le corps entier de la nation, chacun de ses membres l'a pareillement : droit précieux, qui souvent servit à réprimer les abus de l'autorité, même dans ces pays où l'on n'a point encore osé la circonscrire ; car les monarques eux-mêmes sont soumis à l'empire de l'opinion : or, quel sera l'organe de l'opinion publique, si personne n'ose élever la voix ? Des-lors sans frein, au milieu des méchants qui l'encouragent au crime pour abuser de sa puissance, le prince sacrifiera tout à ses funestes penchants, il fera tomber sous ses coups les têtes les plus redoutables à la tyrannie ; et n'ayant plus à craindre la voix du peuple, il s'affranchira bientôt de celle des remords.
Tout écrit où, sans manquer à la décence, on examine les projets du gouvernement, où l'on pèse ses démarches, où l'on discute ses prétentions, et où l'on réclame contre ses entreprises illicites, doit être avoué par les lois. - Mais n'est-ce pas là ouvrir la porte à la licence ; et que deviendra la majesté du trône, si chacun ose médire de celui qui l'occupe ? Esclaves soudoyés ! ignorez-vous que ce sont les vices seuls du prince qui déshonorent le trône, et non le jugement qu'on en portera. - Mais si le prince est calomnié ? Vous connaissez peu la considération attachée aux dignités. Comment, les rois n'en imposent-t-ils pas assez par l'appareil de la puissance, pour qu'on ose leur manquer d'égards ? Et qui serait tenté de le faire, s'ils se distinguaient par des vertus ? Exposés aux regards des peuples, comme les simulacres des dieux, ils n'inspireraient que des sentiments de respect. Qu'ils rassemblent donc autour du trône le mérite, la sagesse, les talents ; qu'ils veuillent le bien ; qu'ils le fassent, tous les coeurs voleront au-devant d'eux, et chacun leur adressera ses hommages. - Mais les traits empoisonnés des méchants ? Les princes n'en sont point blessés : en vue comme ils le sont toujours, rien de ce qu'ils font ne s'ignore ; leurs vertus et leurs vices sont connus de chacun. Vertueux ; l'indignation publique les vengera bien assez des téméraires qui auraient l'insolence d'en médire. Vicieux ; les faiseurs d'épigrammes ne diront rien qu'on ne sache déjà : - mais on peut calomnier le vice même : refusera-t-on au prince la justice qu'on accorde à ses sujets ? S'il veut satisfaction, qu'il poursuive l'accusé devant les tribunaux : mais qu'on n'interprète point en mauvaise part des discours violents, dictés par l'amour de la patrie ; qu'on ne punisse que les calomnies, les injures, le ton indécent, et qu'on n'oublie jamais que la peine doit être légère ; car le droit de contrôler le gouvernement est la sauvegarde de la liberté publique : or, personne ne veut user de ce droit, lorsqu'il expose à trop de dangers. Ainsi, que la peine se borne à être déclarée mal élevée. Quelque légère qu'elle paraisse d'ailleurs, ne craignez rien pour les bons princes ; toujours ils seront adorés de leurs peuples : mais quand un méchant prince passerait pour plus méchant encore, quel inconvénient ? ce ne serait qu'un petit mal pour un grand bien.
Reste à réprimer les libelles anonymes : qu'ils soient donc prohibés, et que la peine tombe sur l'imprimeur et ceux qui le débitent comme sur l'auteur. A l'égard des premiers, qu'elle soit pécuniaire : c'est par la cupidité qu'il faut réprimer la cupidité. A l'égard du dernier, qu'elle soit celle des diffamateurs.
L'autorité n'a été confiée aux princes que pour le bonheur des peuples. S'ils règnent, ce doit être avec équité : il est donc toujours permis de réclamer justice contr'eux, et de se plaindre lorsqu'on ne l'obtient pas.
Le prince est le ministre de la loi. Parle-t-il en son nom, il faut obéir ; mais il ne doit parler au nom de la loi, que lorsqu'il s'agit du bien public : autrement, quand il commande, le magistrat suprême disparaît, et l'homme reste. La désobéissance à des ordres injustes, et la résistance à des entreprises illicites, ne doivent donc point être réputées des délits.
On les a mis au rang des crimes d'état ; mais sans raison. Dans tout gouvernement légitime, le prince n'est que le premier magistrat de la nation, et sa mort ne change rien à la constitution de l'État : quand l'ordre de la succession est fixé, et qu'on a pourvu aux interrègnes, elle ne fait que priver un individu de la jouissance du trône, qu'un autre occupera bientôt.
Mais attenter contre le prince, n'est-ce pas attaquer le souverain lui-même dans la personne de son représentant * ? Comme ce serait l'attaquer, que d'attenter contre tout autre officier de l'État ; car le prince est le ministre du souverain, et non son représentant. - Mais lorsque le prince est digne de commander, la nation ne fait-elle pas une perte cruelle ? Assurément, comme elle en fait une cruelle aussi dans la mort d'un habile administrateur qui consacrait ses talents au bien public.
Pour achever de se convaincre que le meurtre du prince n'est pas crime d'État, il suffit de comparer les châtiments de ces crimes. On se contente de décapiter un conspirateur tandis qu'on écorche, qu'on tenaille, qu'on écartelle, qu'on martyrise un scélérat qui a attenté aux jours du prince. Pour quoi cela ? Si le prince ne se mettait au-dessus de l'État, au dessus du souverain. Après avoir usurpé le pouvoir suprême sentant que ses sujets ne peuvent prendre en lui aucune confiance, il vit au milieu d'eux comme au milieu de ses ennemis : or, pour rendre sa personne sacrée, et inspirer un respect sans bornes pour tout ce qui le regarde, il ne connaît que la terreur.
Le meurtre du prince n'est qu'un simple assassinat. A dieu ne plaise que j'entreprenne d'affaiblir l'horreur que ce crime doit inspirer : mais je voudrais (s'il se peut) rétablir les vrais rapports des choses ; et proscrire ces supplices effroyables inventés par l'amour de la domination : - affreux épouvantail dont les despotes s'environnent sans cesse. - Direz-vous que la simple peine de mort est trop peu reprimante ? Ouvrez les annales des peuples, et voyez. En Angleterre ou le régicide n'est puni que de la hâche, pas un exemple de ce crime. En France, où il est puni des supplices les plus horribles, que d'attentats contre la vie de nos rois !
Crime partout capital, et partout réputé crime d'État ou de lèse-majesté au second chef. Eh ! qu'a donc de commun la sûreté de l'État avec de la monnaie contrefaite ? - Le crédit national en souffre. Que peut-il perdre par la circulation de quelques pièces rognées ou de bas-aloi ? - Du moins est-ce un tort réel fait au public. Dites plutôt à quelques particuliers qui les reçoivent : mais qui les force de les recevoir ? puisqu'il est impossible de cacher la fraude *, un peu d'attention ne suffit-il pas pour la découvrir ? - Et le mépris de l'autorité souveraine ? Erreur encore ; jamais homme coupable de ce crime ne songea, en le commettant, qu'au gain qui pourrait lui en revenir. Et puis, quand cela serait, ce mépris parait-il moins dans cent autres crimes dont la peine n'est pas capitale ? A prendre les choses sous ce point de vue, tout crime n'est-il pas une violation de la loi, un mépris de l'autorité souveraine ?
Cessons, pour de pareils délits, de toujours tremper nos mains dans le sang. Altérer ou contrefaire la monnaie, est un crime sans doute : mais puisque ce crime se réduit à un léger tort fait à quelques individus, je dirais qu'il soit puni comme fraude, si on pouvait connaître tous les individus lésés : que le délinquant soit donc condamné pour la vie aux travaux publics.
Battre clandestinement de bonnes espèces, est aussi réputé crime de lèse-majesté au second chef ; et avec raison, dit un auteur célèbre, car c'est s'arroger les droits du souverain. Mais les droits du souverain peuvent-ils perdre quelque chose par ces manoeuvres clandestines ?
Reste pour tout délit d'avoir fraudé le bénéfice que le gouvernement fait sur les monnaies. A ce titre, le délinquant doit être puni ; mais il ne doit l'être que comme fripon. Qu'il soit donc condamné à une amende pécuniaire envers l'État.
S'il récidive, qu'il soit condamné pour la vie aux travaux publics.
Au lieu de chercher comment il faut punir ces délits, ne vaudroit-il pas mieux chercher comment on peut les prévenir ?
Ériger en crime tout ce qu'on veut empêcher, punir les coupables, et faire de leur supplice un épouvantail ; voilà l'esprit de la politique moderne. Quoi ! toujours des chaînes, des cachots, des roues, des gibets ! Mais ce que l'effusion du sang ne saurait faire, souvent on l'effectue avec quelques sages règlements de police ; et dans le cas actuel, rien de plus aisé que de réussir. Voulez-vous qu'on ne rogne jamais les espèces ? ordonnez qu'on les prenne au poids. Voulez-vous qu'on n'en frappe point de fausses ? ordonnez qu'on les fasse passer par une filière de calibre. Voulez-vous qu'on ne les contre-fasse jamais ? que le gouvernement se contente d'un petit bénéfice. lorsque les honnêtes gens seront ainsi sur leurs gardes, quel espoir de tromper restera-t-il aux fripons ? - Mais être toujours sur ses gardes, quel embarras ! Hé, ne faut-il pas y être toujours pour son propre intérêt ? Mauvais citoyens ; quoi, le plaisir de prévenir tant de maux au prix de quelques petits soins ne pourra donc toucher vos âmes !
On ne saurait trop insister sur la nécessité d'abroger les lois cruelles portées contre ces crimes. De combien d'atrocités ne sont-elles pas la cause ! Le croira-t-on ; il y a en Europe un gouvernement renommé pour la sagesse de son code criminel, où l'on ne se borne pas à faire périr le faux monnayeur ; on y menace du même sort quiconque aurait en sa possession une pièce de fausse monnaie, s'il ne pouvait prouver d'où il la tient. Ainsi une distraction, et qui pis est une mauvaise vue peut attirer sur l'homme de bien une mort ignominieuse, qui ne doit être réservée qu'aux scélérats.
Que de lois arbitraires contre ce délit ; et, comme celles de Draco, toutes écrites avec du sang !
Dans ces pays où les revenus publics sont affermés, des hommes avides et insatiables arrachent souvent du prince des ordres pour s'assurer des dépouilles de l'État. Ces ordres barbares sont exécutés d'une manière plus barbare encore : tout contrebandier qui résiste est puni de mort ; et combien de pauvres paysans sont traînés aux galères, qui n'ont fait d'autre mal que d'avoir voulu passer furtivement quelques livres de sel.
Qu'on ne s'y trompe point : ce n'est pas le crime que je cherche à excuser, ce sont les préjugés destructeurs que je cherche à détruire, ce sont de justes idées des choses que je tache d'établir.
Faire la contrebande, c'est introduire furtivement quelque marchandise prohibée, ou passer quelque marchandise sans acquitter les droits de douane : partez de là pour fixer, dans ces deux cas, la punition méritée.
Mais ne nous départons point de nos principes. Il ne faut jamais punir le crime, quand on peut le prévenir. Voyez, je vous prie, quels sont ceux qui fraudent ainsi les droits de l'État : - des malheureux à qui cet indigne métier est souvent l'unique ressource laissée pour vivre. Voulez-vous détruire la contrebande ? Mettez le pauvre en état de pourvoir honnêtement à ses besoins, et ne chargez pas de droits onéreux les choses de première nécessité *.
Que si après cela, l'appât d'un gain illicite tentait encore quelque misérable, l'infraction de la loi ne doit d'abord emporter d'autre peine que la confiscation des marchandises en contrebande.
En cas de récidive, qu'elle emporte de plus une amende envers l'État.
Et si le délinquant est repris en faute, qu'il perde sa liberté.
Il n'est pas simplement injuste, mais absurde, de rendre ce délit capital. Comment un soldat craindrait-il de perdre la vie, lui qui est accoutumé à l'exposer chaque jour pour si peu de chose, lui qui fait gloire de mépriser la mort ? S'il parait redouter l'infâmie comme le plus grand des malheurs, retenez-le sous les drapeaux par la crainte d'une peine flétrissante.
Il faut néanmoins toujours distinguer les cas.
Lorsque les troupes ne sont composées que de mercenaires, elle n'est qu'une simple friponnerie, quand le déserteur emporte armes et bagages : il sera donc condamné à restitution envers son capitaine, et au pilori *.
S'il n'emporte que son habit, et qu'il n'ait éprouvé ni mauvais traitement ni passe-droit, il subira trois mois de prison.
Que si l'enrôlement avait été forcé, dans les deux cas le déserteur sera absous.
Mais il importe d'ôter tout prétexte aux déserteurs, en rendant nuls les engagements forcés. Ainsi, les militaires autorisés par leurs corps à recruter, seront tenus de remettre leur pouvoir au magistrat de la police, puis de lui présenter dans les vingt-quatre heures les sujets qu'ils auront engagés, et qui seront libres de se faire accompagner par leurs parents ou leurs amis. Ce ne sera qu'après s'être assuré que l'engagement est volontaire, que ce Magistrat le signera, et qu'il sera censé valide.
Tout Recruteur pris en contravention, sera condamné à l'emprisonnement pour un terme égal à celui de l'enrôlement forcé.
On doit réputer crimes d'État : abandonner la patrie, sous ce titre est comprise la défection ; rendre l'autorité odieuse en abusant de quelque emploi, sous ce titre sont comprises les vexations et les concussions ; vendre la justice, sous ce titre sont comprises les prévarications ; appauvrir l'État en pillant le trésor public, sous ce titre sont compris le péculat et les déprédations ; trahir l'État, sous ce titre sont comprises les malversations et les machinations avec les ennemis de la patrie ; détruire les forces et les richesses de l'État, sous ce titre est compris tout incendiat de * vaisseaux, de chantiers, de magasins, d'arsenaux, d'archives et d'édifices publics ; enfin, conspirer contre l'État, en cherchant à débaucher l'armée, et à corrompre les chefs de l'administration pour renverser les lois, bouleverser le gouvernement, et s'emparer de l'autorité souveraine. Crimes énormes ! en ce qu'ils sacrifient le bonheur de la multitude à la cupidité et à l'ambition de quelques individus. Mais comme ils sont plus ou moins graves, leur châtiment ne doit pas être le même.
Elle n'est crime d'État que dans les pays où les armées sont composées de citoyens ; et comme elle devient alors un abandon des intérêts de la patrie, que le délinquant soit à jamais déchu de son droit de cité.
Toute vexation est un abus d'autorité, et toute concussion une surcharge illicite d'impôts : quoique ces délits se compliquent assez souvent, celui-ci regarde plus particulièrement les employés à la levée des deniers publics, ou plutôt les traitants ; celui-là regarde plus particulièrement les officiers civils du prince. Crimes si connus en certains pays, et si peu déshonorants, que l'un est regardé comme une prérogative de certaines places, un signe de puissance ; l'autre comme un privilège de la ferme, car les traitants achètent du prince la permission de lever des contributions arbitraires sur les sujets. Mais laissons-là les gouvernements où de pareilles horreurs sont passées en usages.
Pour se faire une juste idée de la punition que méritent ces délits, il faut considérer les maux cruels qu'ils traînent à leur suite.
Ils se commettent ordinairement contre des hommes sans soutien, contre des malheureux hors d'état de faire valoir leurs réclamations.
Pour s'enrichir de leurs dépouilles, souvent le concussionnaire leur enlève leur dernière ressource, et toujours au nom sacré des lois : tandis que le vexateur, abusant de l'autorité, viole à leur égard la foi publique, et change en tyrannie la protection que leur doit le gouvernement. Ainsi en réduisant à la misère ces infortunés, et en leur faisant détester la domination sous laquelle ils vivent, ils ôtent à la société une multitude de membres utiles, et lui donnent une multitude de membres dangereux.
Le vexateur est un administrateur infidèle, le concussionnaire un lâche brigand, et tous deux des traîtres à l'État.
Pour réparer leur crime, qu'ils soient condamnes à indemniser les malheureux qu'ils ont faits ; et pour l'expier, qu'ils perdent la liberté.
Faire servir l'autorité à vexer des malheureux, est toujours un grand crime : mais la faire servir à opprimer l'innocence, est toujours un crime énorme. Et quoi de plus révoltant, que de voir les défenseurs des moeurs donner l'exemple de la corruption, les ministres de la justice se vendre à l'iniquité, et les gardiens des lois en faire un instrument de tyrannie !
Que le prévaricateur, condamné à réparer (autant que possible) tout le mal qu'il a fait, soit noté d'infâmie, et perde pour toujours sa liberté.
Rarement les mains chargées de la garde ou du maniement des deniers publics, sont-elles pures : de là le péculat et les déprédations. Crimes très-communs de nos jours, mais peu honteux : sans doute parce qu'ils sont commis par des hommes en place, constitués en dignité et en puissance. Telle est même à cet égard la dépravation des moeurs du siècle, que plus ces crimes sont énormes, plus on les pardonne aisément.
Lorsque les peuples sont peu chargés d'impôts, et que les revenus de l'État sont administrés avec sagesse, le péculat ôte toujours au prince quelque moyen de supporter les charges du gouvernement ; mais il ne fait point de victimes particulières, et ne donne à la société ni membres inutiles, ni membres dangereux : à cet égard, c'est un crime moins grave que la vexation et la concussion.
Le péculat est un vol des deniers publics par quelque préposé à leur garde ; que le délinquant soit donc condamné à restitution, à une amende envers l'État, puis chassé honteusement de sa place.
La même peine doit être infligée au déprédateur, car la déprédation est une friponnerie commise dans la gestion des deniers publics.
Abuser de sa mission pour s'enrichir, et sacrifier à ses vues particulières le bien public, le salut de l'État, est un crime affreux.
Comme la société ne peut plus avoir de confiance en celui qui s'en est une fois rendu coupable, et qu'elle aurait tout à craindre de lui s'il pouvait se voir libre, il doit être retranché du nombre des vivants.
Je ne parle point ici de la confiscation des biens, si en usage en pareil cas ; châtiment toujours dangereux, en ce qu'il rend incertaines les propriétés ; châtiment souvent injuste, en ce qu'il fait retomber la faute d'un coupable sur des innocents.
Crime atroce, digne du dernier supplice : car il ne tend pas seulement à appauvrir l'État, et quelquefois à le perdre *: mais à faire périr dans les flammes nombre de malheureux, et à réduire en cendres des villes entières.
Que le coupable perde la vie ; que l'appareil de son supplice soit effrayant, et qu'il en soit témoin lui-même.
Lorsque la nation est libre et heureuse, elles sont le plus grand des crimes, en ce qu'elles tendent à renverser la constitution, et à détruire les lois qui font son bonheur.
Il n'est point de supplice dont un pareil attentat ne soit digne. Malheureusement il n'est rien moins que flétrissant : sa grandeur même lui sert d'excuse ; quelquefois il se couvre du prétexte de faire le bien des peuples, et il a ordinairement pour auteurs quelques personnages de marque, souvent les grands officiers de l'État, et souvent son chef même, toujours sûr de l'impunité.
Si les conspirateurs ne sont pas au-dessus de la crainte du châtiment, qu'ils expient leur crime par une mort ignominieuse.
Les lois ne doivent point déclarer criminel d'état, un citoyen qui ne révélerait pas un complot, une conspiration dont ils serait instruit : parce qu'elles ne doivent jamais forcer un homme de bien de s'exposer à être puni comme calomniateur, en se portant délateur de crimes dont souvent il ne pourrait fournir la preuve, et qu'elles ne peuvent obliger un homme d'être le délateur de ses parents, de ses enfants ou de ses amis.
On peut attaquer la sûreté de l'état, jamais sa gloire. Ce sont les malheurs qu'entraîne à sa suite une mauvaise administration, et non des traits de satyre qui peuvent le flétrir. Nul auteur ne pourra donc être recherché pour avoir écrit l'histoire du temps avec hardiesse et vérité.
Lorsque les lois sont justes, chacun doit leur être soumis. Si quelqu'un refuse d'obéir aux ordres émanés pour leur exécution, qu'il y soit contraint par la force, puis condamné à quelque temps de prison.
S'il récidive, qu'il soit exilé pour toujours.
Puisqu'on n'élève plus l'homme pour la patrie, et que chaque famille forme dans l'État une petite société isolée, qui n'a en vue que son intérêt particulier : il faut en laisser le gouvernement au chef : rien n'attache plus un père à ses enfants que de voir qu'ils attendent de lui seul leur bonheur, et rien n'attache plus des enfants à leur père que d'être habitués à le regarder comme leur bienfaiteur. Ainsi, attribuer aux tribunaux le soin de connaître de tous les différents domestiques, serait ouvrir la porte à une foule d'abus. Mais, comme il se trouve quelquefois des parents et des enfants dénaturés, c'est aux lois à les faire rentrer dans le devoir.
Si des parents ont recours à l'autorité publique contre des enfants trop mutins, ou si des enfants réclament la protection publique contre des parents trop durs, le magistrat chargé de la police examinera l'affaire, et en ordonnera suivant la loi.
Ainsi, pour mutinerie opiniâtre, l'enfant sera renfermé pendant huit jours dans une maison de force, privé de toute société, tenu au pain et à l'eau. En cas de récidive, on doublera chaque fois le terme de la détention, et on ne changera point le régime.
D'une autre part, pour traitement indigne, les parents seront réprimandés en particulier par le magistrat de la police, puis en public au cas de récidive. S'ils ne se corrigeaient pas, l'enfant leur serait ôté pour être élevé à leurs dépens.
Mais comme il faut éviter la trop grande multiplicité des affaires, les parents ne seront pas reçus à porter plainte contre un enfant au-dessous de douze ans ; et les enfants ne seront pas reçus à porter plainte contre leurs parents, qu'ils n'aient sur le corps quelque marque de violence, ou que leur santé ne soit altérée par le besoin d'aliments.
D'un côte est l'empire ; de l'autre, la soumission. Eh ! qui ne voit que l'état des malheureux est forcé ? Enchaînés à la société, sans pouvoir en sortir, ne sont-ils pas contraints de respecter un ordre de choses établi à leur préjudice ? Faudrat-il donc, pour prix de leur respect, qu'ils aient encore à supporter nos mauvais traitements ? Non, sans doute, un domestique doit des services à son maître en échange de l'entretien qu'il en reçoit, sauf à rompre le marché dès qu'il cesse de leur convenir.
S'il arrive entr'eux quelque différent du ressort des lois, que toujours la justice voie un homme libre dans un serviteur.
La vie est le seul des biens de ce monde qui n'ait point d'équivalent ; ainsi la justice veut que la peine du meurtre volontaire soit capitale. « Quiconque, de dessein prémédité, aura ôté la vie à un autre, doit perdre la sienne. » Cent considérations peuvent aggraver ce crime : aucune ne peut l'exténuer ; mais quelque atroce qu'il soit, et quelque dénomination qu'on lui donne, le supplice ne doit être recherché que du côté de l'ignominie : qu'il devienne donc plus infâmant, sans devenir plus cruel.
Avant le supplice, que l'empoisonneur ne fasse pas seulement amende honorable ; mais qu'attaché au pilori, un écriteau sur la poitrine, il soit exposé quelques heures à l'indignation du peuple.
Dans les cas où les lois de la nature et de la société sont également violées, il faut des exemples plus propres à faire impression ; ainsi, pour l'assassinat d'un ami, d'un bienfaiteur, d'un frère, d'une soeur, d'une fille, d'un fils, d'un père, d'une mère, rendez affreux l'appareil du supplice, mais que la mort soit douce.
J'en dis de même de l'assassinat du prince, d'un magistrat, d'un ministre, cas où l'intérêt public exige des peines exemplaires.
Employer des voies de fait pour contraindre quelqu'un à consommer un acte *, c'est attenter à sa liberté, à sa sûreté, à sa vie et à chacun de ces égards, la peine du coupable paraît déterminée par la nature du délit.
Ainsi par simple détention forcée, il perdra sa liberté autant de mois, que d'heures où l'outrage a perdu la sienne.
Pour refus d'aliments nécessaires au soutien du corps durant la détention, pour coups, blessures ou menaces de mort, il subira la peine du guet-à-pens.
Dans tous ces cas, le mal commis est moindre que dans celui de meurtre ; la peine du crime doit donc être moins grave ; mais comme la société a tout à craindre de ceux qui s'en sont une fois rendu coupables, qu'ils perdent leur liberté pour toujours ; ils seront donc condamnés pour la vie aux travaux publics, et aux travaux les plus rudes.
Lorsque la loi, faite pour protéger ceux qui vivent sous son empire, n'a pas le temps de venir au secours d'un opprimé ; au milieu de l'état social, il rentre dans l'état de nature, et a droit de repousser la force par la force. S'il tue pour sa défense, qu'il purge son procès, et qu'il soit absous.
Pour purger son procès, il lui suffira de prouver qu'il a été assailli, sans avoir été l'agresseur. Ainsi il se rendra immédiatement, avec quelques témoins du fait, chez un juge de police, et se constituera prisonnier.
Si la déposition des témoins, ouïs séparément, est toute à sa décharge, il sera mis en liberté, sous cautionnement de se présenter à ses juges au jour prescrit, pour subir son jugement.
Si la déposition des témoins n'est pas toute à sa décharge, il sera détenu en prison jusqu'à ce que le fait soit éclairci et qu'il subisse son jugement.
L'auteur d'un meurtre involontaire, commis par accident ou par voies de fait dans la chaleur d'une dispute, après avoir purgé son procès, sera condamné à une amende au profit de la famille du mort ; et, en cas de refus, au profit des enfants-trouvés, ou de quel-qu'autre hospice de charité.
Pour purger son procès, il lui suffira de prouver que le meurtre n'a point été prémédité : ainsi il se rendra immédiatement, avec quelques témoins du fait, chez un juge de police, et se constituera prisonnier. Dans ce cas, le juge de police se conduira à l'égard du prévenu, comme dans le cas précédent.
Quand la loi a pourvu à la réparation des offenses, on ne doit point se faire justice à soi-même. Mais quand elle n'y a point pourvu, l'offense reste son propre vengeur : et alors le duel ne doit pas être réputé crime ; car les lois de la société ne doivent point aller contre celles de la nature.
Ceux qui sentent les inconvénients du duel, demandent de quelle manière il faudrait le punir : ils feraient mieux de chercher de quelle manière il faut le prévenir. Hé ! comment ne voient-ils pas que cet abus de liberté dont ils se plaignent, est l'ouvrage des législateurs ? On ne cesse de répéter que l'honneur doit nous être plus cher que la vie ; et les lois l'ont presque toujours conté pour rien. Qu'un homme refuse de laver un affront dans le sang de son ennemi, il est proscrit de la société : qu'il en tire vengeance, il est flétri par la justice, à moins qu'il ne soit d'un rang ou d'un état à compter sur l'impunité. Que faire dans cette cruelle alternative. De deux maux, choisir celui qu'on redoute le moins : le devoir est donc sacrifié à l'opinion.
Pour faire cesser l'usage barbare du duel, je ne vois que deux moyens efficaces. Le premier serait que la loi ordonnât la réparation des injures.
Pour injures qui n'attaquent point la probité, le délinquant serait condamné à faire à son adversaire des excuses en public.
Pour injures qui attaquent la probité, il serait condamné à une amende pécuniaire, à peu-pres équivalente à la perte du crédit que la diffamation pouvait occasionner à la partie adverse.
Pour menaces de voies de fait à la suite de quelqu'injure, le délinquant serait arrêté, et ne serait remis en liberté que sous cautionnement de bonne conduite.
Enfin le port d'armes serait défendu à tout tapageur, sous peine de prison perpétuelle.
Si ce moyen se trouvait insuffisant, ce qui est plus que probable, il en est un autre qui atteindrait sûrement le but.
Comme c'est mal prouver qu'on ait eu raison d'insulter quelqu'un, que de le blesser ou de le tuer ; quelqu'ait été le sort des armes, la loi ne déclarerait coupable que le seul agresseur ; elle ordonnerait, sous peine d'une très-forte amende, qu'il fût poursuivi par la femme, les enfants, ou le plus proche parent de l'outragé ; et à leur défaut, par la partie publique.
La peine décernée contre le délinquant serait de lui couper les doigts de la main dont il a manié l'arme meurtrière. S'il venait à s'échapper, il serait condamné : à un bannissement perpétuel, et le quart de ses biens confisqué au profit de l'outragé, ou de ses héritiers en cas de mort. On sent bien que cette disposition de la loi engage l'outragé à prendre des témoins de l'offense qu'il a reçue, afin de se pourvoir en justice.
Mais pourquoi des supplices, lorsqu'on peut épargner le sang ? C'est à l'esprit philosophique, qui a détruit presqu'en tous lieux l'empire redoutable de la superstition, à détruire aussi l'empire de ce préjugé barbare.
Parmi les crimes qu'enfante la soif de l'or, il en est peu de plus graves que l'altération pernicieuse des comestibles vue le danger où elle expose la vie des hommes.
Altérer ou vendre des marchandises altérées, de manière qu'elles soient dangereuses, et que la fraude ne soit pas sensible, c'est non-seulement nous priver de la santé, le plus précieux des biens, mais nous livrer à de longues souffrances, qui ne finissent quelquefois qu'à la mort. Ce crime tire des conséquences son énormité ; il doit donc être d'autant plus sévèrement puni, qu'il a des suites plus cruelles.
Dans certains pays, les brasseurs sont dans l'usage d'ajouter des noix d'inde au houblon, afin de rendre la bierre plus piquante ; et presque partout c'est la pratique constante des cabaretiers de lithargirer les vins qui commencent à tourner à l'acide : odieuses pratiques dont les funestes effets ne sont que trop communs. Il en est d'autres néanmoins beaucoup plus odieuses encore. Pour rendre la couleur aux capres et aux cornichons confis, il se trouve de malheureux épiciers qui les tiennent dans des vases de cuivre : ce qui les rend très-vénéneux.
Le coupable n'a pas formé le dessein d'empoisonner le public, j'en conviens : mais lorsqu'il n'ignore pas les funestes effets des aliments qu'il a altérés par l'appas du lucre, il se joue barbarement de la vie des hommes ; et en quoi diffère-t-il d'un assassin ? Je dirais qu'il soit puni comme tel, si la mort suivait toujours l'usage de ces aliments, si l'imprudence ou la bêtise d'un domestique ne servait quelquefois d'excuse au maître, et s'il ne valait pas toujours mieux tirer le châtiment de la passion même qui a fait violer la loi.
Si donc l'usage de ces aliments vénéneux n'a causé que maladie, le vendeur sera saisi ; une portion de ses biens sera adjugée à la partie lésée, et on affichera sur l'endroit le plus apparent de sa boutique, un écriteau en grandes lettres. portant ces mots : ICI LE MARCHAND PAR QUI L'ON COURT RISQUE D'ETRE EMPOISONNÉ.
Si l'usage de ces aliments avait causé la mort, la moitie des biens du délinquant serait adjugée aux héritiers du défunt et de plus, il serait condamné aux travaux publics pour le reste de ses jours.
Mais souvent le mal que font ces aliments vénéneux n'est sensible qu'à la longue, et il est difficile d'en constater la cause : d'ailleurs celui qui les a altérés peut quelquefois être plus ignorant que méchant. Il serait donc bien plus sage de prévenir ce délit, que de le punir. Ainsi, après avoir (sous les peines stipulées) défendu aux marchands l'usage des ustensiles dangereux et des pratiques funestes, on établirait dans chaque ville quelque inspecteur des comestibles. Avec l'attention de n'élever à cet emploi que des hommes d'une probité reconnue, et de leur enjoindre de faire fréquemment leur visite, et toujours à des heures imprévues, il serait presqu'impossible d'échapper à leur vigilance.
Si quelque délinquant était surpris, l'homme public apposerait les scelles sur l'objet sophistiqué, puis il ferait son rapport au magistrat chargé de la police. On constaterait le délit, et la peine décernée par la loi serait de détruire publiquement les marchandises altérées, d'afficher sur la boutique un écriteau diffamant, et de condamner le coupable à une amende envers l'État, s'il n'était poursuivi que par la partie publique.
Parmi les moyens d'acquérir mis en usage par la cupidité, il en est qu'on ne saurait regarder comme criminels, et qui pourtant devraient être défendus : tel est la vente des comestibles gâtés. On voit dans les grandes villes, à chaque coin de rue, des paniers d'amandes rances, de figues moisies, de raisins pourris, dont la valeur d'un sou suffit pour empoisonner un enfant. C'est surtout contre les pauvres, cette partie du peuple presque toujours abandonnée par le gouvernement, que ces abus sont exercés. L'établissement d'une charge d'inspecteur des comestibles aurait encore ce bon effet, qu'il sauverait la vie à une multitude de sujets, et qu'il préviendrait bien des crimes, dans des cas où la justice ne voit point de coupables à punir.
L'homme n'est attaché à la société que par le bien être : s'il n'y trouve que misère, il est donc libre d'y renoncer.
L'homme n'est attaché à la vie que par le plaisir ; lorsqu'il ne sent son existence que par la douleur, il est donc libre d'y renoncer.
Sans doute il est avantageux à l'État que le suicide ne soit pas commun : mais pour l'empêcher, le législateur n'a droit d'employer que la bienfaisance. Traîner sur une claie le cadavre d'un infortuné qui s'est donné la mort, flétrir sa mémoire, confisquer ses biens, déshonorer et ruiner sa famille, sont des actes d'une affreuse tyrannie.
Toute peine capitale de ce crime est injuste, puisqu'il n'y a point de proportion entre le prix de l'or et celui de la vie.
Condamner les voleurs à restituer, c'est les forcer de rétablir, autant que faire se peut, l'ordre social qu'ils ont troublé. Mais comme il est possible que leur crime ne soit ni découvert ni prouvé, les condamner à simple restitution serait leur infliger une peine trop peu reprimante : qu'ils soient donc aussi condamnés, envers l'État, à une amende proportionnelle à la gravité du délit, et aux risques où sont exposés les biens des sujets ; enfin, qu'ils soient notés d'infamie, par la publicité de leur condamnation.
A l'égard des différentes espèces de vol, nulle part le châtiment n'est proportionné au délit. Souvent, pour avoir dérobé des haillons, un malheureux subit une peine plus rigoureuse qu'un usurpateur, pour avoir dépouillé l'héritier légitime, ou qu'un déprédateur, pour avoir ruiné l'État.
Presque partout on punit avec plus de sévérité le vol que l'escroquerie, et je ne sais sur quel fondement. Ajuger de ces crimes par les risques où sont exposés les biens des sujets, le premier est beaucoup plus grave que le dernier, puisqu'il est beaucoup plus difficile de s'en défendre. A en juger par le caractère des délinquants, il est beaucoup plus grave encore : souvent le vol n'est pas prémédité, l'escroquerie l'est toujours. Un malheureux voit un objet qu'il est tenté de s'approprier : combien il lui en coûte quelquefois pour consommer son crime ! L'a-t-il consommé ? il en rougit l'instant d'après, et, déchiré de remords, il voudrait pouvoir réparer sa faute. Au lieu que l'escroc, parvenu à étouffer en lui tout sentiment de honte, fait son unique étude des moyens de tromper les autres, et d'échapper au châtiment.
Mais, dit-on, le voleur profite des ténèbres, et met la vie en danger. S'il vient de nuit, ou qu'il emploie la violence, on est à son égard dans le cas de la défense naturelle ; il sera licite de le tuer. D'ailleurs, il ne faut point confondre le simple vol avec le vol aggravé par les circonstances.
Il résulte de ce qui précède, qu'il est indispensable de bien distinguer les différentes espèces de vol, lorsqu'on veut décerner contre chacune la peine méritée.
Ainsi, pour simple vol, le délinquant sera condamné à restituer, et envers l'État à une amende double de l'équivalent.
Pour abus de confiance, distraction de deniers, déni de dépôt, il sera condamné à restitution, et envers l'État à une amende triple de l'équivalent.
Pour escroquerie et filouterie, à restitution, et envers l'État à une amende triple.
Pour vol avec effraction, à restitution, et envers l'État, à une amende quadruple.
Pour vol domestique, à restitution, et envers l'État, à une amende quintuple.
Pour vol de bestiaux parqués, dévastation de champs, vergers * et vignes, à restitution, et envers l'État, à une amende quintuple.
Pour faux actes, à restitution, et envers l'État, à une amende sextuple.
Le délinquant sera contraint par corps de satisfaire à la loi.
S'il avait reçu de l'éducation et qu'il fût riche, la peine pécuniaire envers l'État serait une fois plus forte.
S'il n'a pas de bien, il sera détenu dans une maison de force, jusqu'à ce qu'il ait gagné de quoi s'acquitter *. On sent assez que cette peine emporte celle de travailler, et de n'avoir pour subsister que le strict nécessaire. Mais comme la peine corporelle se joint alors à la peine pécuniaire, pour rétablir l'équilibre, l'amende envers l'État sera réduite au quart.
En cas de récidive, comme le délinquant aurait perdu sans retour la confiance de la loi, il perdrait pour toujours sa liberté, à moins qu'il fût à peine arrivé à l'âge de raison.
Si le recéleur a connaissance du vol, il devient complice du voleur, et doit être puni comme tel *.
S'il n'en a pas connaissance, il devient un instrument innocent du délit ; le punira-t-on de ce malheur ? Si la loi le déclare coupable, où est l'honnête marchand qui puisse vivre en paix ? - Mais s'il faut s'en rapporter aux recéleurs, qui d'entr'eux ne prétextera cause d'ignorance ? Voici ma réponse. Toutes les fois que l'accusé pourra prouver qu'il n'a point acheté clandestinement l'objet volé, qu'il n'a aucune connection avec les auteurs du délit, qu'il n'a point encore essuyé d'accusation pareille, et que d'ailleurs sa conduite est irréprochable, qu'il soit absous.
Dans tout ce qui ne tient pas à la santé, vendre une marchandise altérée pour ce qu'elle se trouve, est un acte licite ; c'est à l'acheteur à voir si elle lui convient. Mais altérer une marchandise à dessein de la vendre pour bonne, est un acte illicite, un abus de confiance qu'il faut punir.
Puisque les hommes ne sont mus que par leurs passions, tirer le châtiment de la passion même qui a fait violer la loi, est, sans contredit, le meilleur moyen de les contenir dans le devoir. Tout homme qui a abusé de la confiance publique mérite de la perdre. Qu'il soit donc condamné à restituer, et qu'on affiche, sur l'endroit de sa boutique ou de sa maison le plus en vue, un écriteau portant ces mots : ICI LE MARCHAND QUI TROMPE. Et afin que la peine ne soit pas éludée, qu'il soit condamné à ne point changer d'état tout le temps qu'elle devra durer, et qu'il soit mis dans l'impuissance de disposer de ses fonds, en déclarant nulle toute cession qui en serait faite.
On sent bien que la durée de la peine doit être proportionnelle à la gravité du délit, et aux actes multipliés qui en seraient constatés.
Quant à l'altération des comestibles, ce crime est du nombre de ceux qui attaquent la sûreté des citoyens.
Le prêt de l'argent, comme celui de toute autre chose, doit avoir un prix, et ce prix doit être fixé par la loi : mais il importe que le taux soit modique, lorsque l'emprunteur est solvable, afin que l'usure ne s'établisse pas.
L'usure, cette convention entre le besoin et l'avarice, est toujours un crime, dès qu'elle est une infraction de la loi ; mais comment faut-il la punir ? Ceci demande distinction. Lorsque le prêteur n'est pas nanti, il hasarde sa fortune dans l'espoir de l'augmenter : il met donc à une espèce de loterie : dans ce cas, l'usure ne peut être punie que comme jeu prohibé. Mais lorsque le prêteur est nanti, l'usure devient une espèce de marché frauduleux, et il doit être puni comme tel.
Réprimer la soif de l'or par l'amour de l'or, est le vrai moyen de proscrire ce vice. Dans le premier cas, le délinquant sera donc condamné à une amende envers l'État. Dans le second cas, il sera condamné à une amende plus forte, et à la perte des intérêts de son argent.
Si l'usurier traite avec un mineur, comme il prête plus à la personne qu'à la chose, c'est alors qu'il met un prix exorbitant à son or. Pour s'assurer des bonnes dispositions de l'emprunteur, il a soin de ne lui fournir que peu à peu. Celui-ci est-il devenu majeur, pour le dépouiller plus sûrement, il l'engage par de fausses promesses à ratifier ses engagements indiscrets, et parvient de la sorte à consacrer en un moment une longue suite de transactions frauduleuses. Que le délinquant soit donc condamné à perdre et intérêts, et capital.
L'usure traîne à sa suite tant de désordres, qu'elle fut toujours défendue dans les États bien ordonnés : mais on a beau faire des lois pour la proscrire, elle se maintient contr'elles. Le remède semble même augmenter le mal ; plus la loi est sévère, plus l'usurier cherche à s'indemniser des risques de la contravention ; et, pour échapper au châtiment, contrats clandestins, actes simulés, ventes frauduleuses, tous est mis en usage.
Au lieu de chercher à remédier au mal, ne vaudrait-il pas mieux chercher à le prévenir ?
Quoique solvable, celui qui a besoin d'argent, n'en saurait trouver à intérêt légal, si le remboursement doit être fort éloigné. Ainsi ceux qui seraient en état de venir à son secours, se prévalent de l'embarras où il se trouve, et comme il lui faut du comptant à quelque prix que ce soit, l'usure s'établit de toute nécessité. Or, le seul moyen de la prévenir serait l'établissement d'un fond public * destiné à prêter sur toute espèce d'effets, à intérêt ordinaire, et pour un temps limité : établissement fort différent de ceux de Londres, de Paris, d'Amsterdam, etc., où les lois autorisent des usuriers nantis à rançonner les malheureux que la misère force d'y avoir recours.