Deuxième Partie (Sect. 1)


Plan de législation criminelle


Troisième Partie


CINQUIEME SECTION

Des crimes contre les moeurs.

L'État a-t-il droit sur la chasteté de ses membres ? Question ridicule qui ne peut être agitée que chez une nation qui a cessé d'être libre, et qui a perdu ses moeurs. Ainsi, admettons sans balancer ce droit incontestable *, puisqu'il ne peut que contribuer au repos des familles, et favoriser la propagation, qui fait toujours la force des empires.


* Lorsqu'une nation a conservé le pouvoir législatif qui lui appartient essentiellement, il est clair qu'elle n'est pas moins libre de statuer sur ce qui concerne les moeurs, que sur ce qui concerne les biens, les honneurs, les dignités, la police, etc.

Mais qui ne voit que la loi contre l'incontinence doit également lier les deux sexes, et que la peine décernée contre les infracteurs doit être proportionnelle au délit : il n'en est rien pourtant, et partout le législateur semble avoir oublié la justice, pour entrer dans les vues d'un siècle corrompu.

C'est une observation générale que les femmes sont plus disposées à la tendresse que les hommes : elles sentent plutôt le besoin d'aimer, et elles le sentent plus vivement. A ce penchant de la nature, qui dans la société traînerait à sa suite de grands désordres s'il restait sans frein, on tâche dès l'enfance d'opposer la pudeur. Mais comme tout est contradiction dans nos institutions politiques, les filles reçoivent toujours dans le monde une éducation opposée à celle qu'elles ont reçue dans la maison paternelle. Que ne faisons-nous pas pour leur faire oublier les leçons de la sagesse ? A peine sont-elles en âge de nous entendre, que nous nous hâtons d'exercer leur imagination : nous tournons toutes leurs pensées vers la volupté ; et par mille agaceries, nous cherchons à faire parler leurs sens. Leur jeune coeur s'ouvre-t-il à l'amour ? Trop souvent nous avons la lâcheté d'abuser de leur faiblesse ; ou si elles échappent à nos artifices, ce n'est que par la vigilance de leurs mères.

Le temps de former un doux lien est-il enfin venu ? L'homme a tout l'avantage ; il choisit, la femme ne peut que refuser ; et combien de parents insensés sacrifient à l'ambition le bonheur de leur fille ? Guidés par une aveugle tendresse, ils l'arrachent à un homme qu'elle estime et chérit, pour la contraindre de se donner à un homme qu'elle méprise et déteste. - Sont-ils unis ? Forcée de renoncer désormais à l'objet de son coeur, elle devient incapable d'en aimer un autre, et ne voit plus pour elle qu'un malheureux avenir.

Plus heureuse que le grand nombre, a-t-elle échappé à la contrainte ? Son bonheur est d'assez courte durée : aux caresses succède bientôt la froideur maritale ; au lieu d'un amant, elle a un maître qui s'arroge un empire tyrannique, néglige ses devoirs, rompt sa chaîne, et ne se croit plus tenu à rien.

Instruite de ses infidélités, veut-elle se plaindre ? Il n'écoute point ses reproches, et fuit pour ne pas voir couler ses larmes. Lassée de se plaindre en vain de l'inconstant qui lui manque de foi ; si elle imite son exemple, il crie vengeance, et sévit sans pitié. Qui le croirait ! Loin de venir au secours d'une faible opprimée, les lois se joignent à son cruel oppresseur ; et pour une faute qu'il commet impunément, toujours elle perd sa réputation, souvent sa liberté, quelque fois sa vie même. C'est ainsi qu'en tous lieux le législateur a exercé la plus horrible * tyrannie contre le sexe qui a le plus besoin de protection.


* Cette tyrannie est si révoltante, que les magistrats eux-mêmes semblent s'en faire un jeu : tel venant de signer la condamnation d'une femme adultère, se met à écrire un billet doux à la femme qu'il cherche à corrompre.

Fallait-il qu'à tant d'outrages se joignit la barbarie du préjugé ? A leurs pieds, tant qu'elles paraissent ne rien sentir pour nous, nous les dédaignons dès qu'elles se sont montrées trop sensibles ; et à la honte éternelle de notre siècle, combien sont flétries pour les mêmes faiblesses dont nous tirons vanité.

A côté du tableau d'une femme trompée, plaçons celui d'une fille séduite. Qu'à force de soins hypocrites un homme touche le coeur d'une jeune personne, et qu'à force de faux serments il l'amène à se rendre, que de peines amères va bientôt lui coûter un moment de crédulité ! elle en pleurera toute la vie, et jamais ses larmes n'effaceront son déshonneur.

Sa faute paraît-elle à découvert ? Le perfide l'abandonne : elle a beau s'attacher à lui, l'accuser de parjure, implorer sa pitié ; sourd à ses reproches, il se rit de ses soupirs, et insulte à ses larmes.

Reclame-t-elle contre cet indigne traitement ? c'est en vain qu'elle fait retentir les tribunaux de ses lamentations, les lois l'abandonnent. Que dis-je ! souvent elles la punissent de son infortune ; tandis que le cruel, qui en est l'auteur, reste impuni *.


* Quelquefois, il est vrai, on sévit contre un séducteur, lorsque la victime tient à une famille puissante : mais cette exception est un nouvel outrage fait à l'humanité ; car toutes choses d'ailleurs égales, jamais la perte de l'honneur n'est aussi cruelle pour une fille à qui restent encore les dons de la fortune, que pour une fille qui n'avait que lui pour dot.

Du moins, si elle trouvait quelque ressource dans la pitié publique : mais loin de prendre la défense d'une fille indignement séduite, le monde se plaît à en publier la fragilité ; et tandis qu'on * la hue, le lâche qui l'a trompée n'aperçoit aucune différence dans l'accueil qu'on lui fait. S'il est riche, il continue à être fêté, et il n'en trouvera pas moins à séduire d'autres filles, qui ont encore leur innocence.


* Je sens bien que ces traits n'ont point d'applications dans les grandes villes, dans les capitales surtout : mais ils sont d'après nature dans les petites villes de province, particulièrement dans les pays qui ont conservé quelques moeurs.

Après avoir longtemps passé à pleurer sa faute, lui fut-il enfin permis de rentrer dans le monde : mais cette faible consolation lui est même refusée ; on la fuit, et si elle est sans fortune, forcée de se cacher, souvent il ne lui reste pour vivre, que de se dévouer à la prostitution.

Son sort lui parait insupportable ; qu'il est doux néanmoins, comparé à celui qui l'attend ! Malheureuse victime ! bientôt fuyant la lumière importune du jour, n'osant se montrer que de nuit, exposée aux injures du temps au coin des rues, et harassée de fatigue, elle sera réduite, pour avoir du pain, à vendre les baisers de l'amour au premier venu, d'endurer ses dégoûtantes caresses, de souffrir ses mauvais propos, ses brutalités, ses outrages ; et, comme si ce n'était pas assez d'être la proie de cent libertins crapuleux, elle sera encore livrée aux tourments d'une affreuse maladie, aux horreurs de la pauvreté. - Mais il en est qui vivent au sein des délices ! Pour une qu'on voit dans l'opulence, mille sont exposées à la plus affreuse misère, reléguées dans d'horribles réduits, couchées sur des grabats, et en proie au besoin.

A la vue de tant de pièges tendus sous les pieds de la jeunesse, de tant d'appâts offerts à l'innocence, de tant de violences faites à la faiblesse, quelle âme juste n'excuserait les fautes d'un sexe fragile, que nous avons assujetti aux plus rudes devoirs ; et à la vue du sort affreux de tant de victimes de notre perfidie, quelle âme sensible ne serait touchée de pitié !

Mais ce n'est pas la pitié, c'est l'indignation que je voudrais exciter dans les coeurs. Quoi ! la duplicité, la fourberie, l'hypocrisie, le mensonge, le parjure, ne seront point blâmables chez les hommes ; et chez les femmes la sensibilité, la crédulité, la faiblesse seront à jamais flétrissantes ! Au lieu d'être leurs soutiens, nous ne saurons que les tromper ; et, après en avoir été les vils corrupteurs, il nous sera encore permis d'en être les lâches tyrans ? De quel droit nous jouons-nous ainsi de leur fragilité ? De quel droit nous arrogeons-nous sur elles une autorité tyrannique ?

Nous les avons assujetties aux plus austères devoirs : il le fallait, dit-on ; la débauche des femmes causerait un affreux désordre dans la société. Comme si la débauche des hommes n'en causait aucun ; comme si les hommes n'étaient pas toujours de moitie avec elles ; comme si l'impunité des hommes n'était pas le plus grand des désordres. Laissons-là ces sottes maximes d'un siècle corrompu : le préjugé qui les favorise est honteux ; mais les lois qui les autorisent sont atroces. Maudit soit à jamais leur inique empire, si elles dispensent un sexe d'être juste ; si elles lui donnent le droit de corrompre la vertu sans appui, et si elles lui assurent l'odieux privilège de tyranniser la faiblesse. Osons réclamer ici contre leur partialité : après avoir si longtemps servi le crime, qu'elles protègent enfin l'innocence.

Sans doute, la débauche doit être punie dans les deux sexes, puisqu'elle trouble l'ordre de la société ; mais la punition doit être égale. Égale, ai-je dit ? je me trompe ; rarement la femme est coupable *, et rarement l'homme est innocent. Par lui commence toujours le débordement des sexes. Que de jolis corrupteurs, dont l'unique occupation est de tendre des pièges à la vertu des femmes ! N'en sommes-nous pas même tous loges là ? Pour peu que nous ayons vécu dans le monde, nous nous piquons de galanterie, et telle est la force de cette prétention ridicule, que nous en contons même à celles pour qui nous ne sentons rien. Non contents d'intéresser leur vanité, en louant l'éclat de leurs charmes, nous cherchons à faire naître le désir dans leur coeur. Si elles résistent, nous flattons leur orgueil, en leur reprochant leur cruauté ; nous remuons au fond de leur âme les plus secrètes passions ; et pour en tout obtenir, il n'est rien que nous ne mettions en jeu. Pour ne pas faire naufrage au milieu d'une mer semée de tant d'écueils, de quelle fermeté une jeune femme n'a-t-elle donc pas besoin ! Cependant combien résistent !


* Je parle d'une femme qui n'a point encore donné dans le travers.

Le débordement des sexes commence toujours par l'homme, et jamais femme ne se rend qu'elle n'ait été séduite : un séducteur est donc plus coupable que l'infortunée qu'il déshonoré.

Comparez maintenant leurs moeurs, et vous le trouverez plus coupable encore. Pour faire réussir ses desseins criminels, que de soins, de détours, d'artifices : sans cesse occupé à cacher ses vrais sentiments, à se parer de sentiments qu'il n'a point, il vit dans une hypocrisie continuelle. Ce n'est donc qu'aux dépens de la vérité, de la bonne foi, de l'honneur, qu'il parvient à séduire une femme * ! Encore n'est-ce là qu'une partie des crimes dont il se couvre. Faut-il sacrifier ceux qui traversent ses projets ? il est prêt à tout. Que d'innocentes victimes immolées à sa passion ! Comme il ne peut l'assouvir sans rendre méprisable la femme qui en est l'objet, il la déshonoré, et souvent avec elle, un frère, un père, un époux. Qu'allegue-t-il pour excuse ! L'ivresse des sens : autant pourrait en dire un assassin. Mais que ce prétexte est frivole ! Celui qui laisse aux désirs le loisir de s'enflammer, qui attend l'occasion de les satisfaire, qui travaille à écarter les obstacles qui pourraient la faire manquer, et à lever les scrupules capables d'arrêter sa victime, n'a-t-il donc pas le temps d'écouter la voix du devoir, qui ne cesse de lui reprocher sa lâche perfidie ? L'a-t-il enfin assouvie, cette malheureuse passion ? bientôt arrive l'oubli de ses promesses, le mépris de ses serments ; et comme si c'était trop peu de l'abandon de tous ses devoirs, il joint l'insulte à l'outrage, et se rit de l'infortunée qu'il a perdue, pour prix du sacrifice qu'elle lui a fait de sa vertu.


* Distinguons avec soin une femme qu'on cherche à corrompre, d'une femme déjà corrompue ; celle-ci emploie souvent mille ruses pour se satisfaire ; celle-là se contente de résister faiblement.

Mais de quoi est-elle coupable, cette infortunée ? D'un moment de faiblesse. Disons même que chez les femmes le libertinage vient presque toujours de la dure nécessité ; au lieu que chez les hommes il vient toujours d'un penchant vicieux. Pour une prostituée que fait la paresse ou l'amour de la parure, la faim en fait mille ; et qui ne sait qu'elles commencent toutes par être séduites ? Vu l'extrême inégalité des fortunes parmi nous, le grand nombre, à la merci du petit, ne trouve plus sa subsistance que dans la servitude. Qu'une jeune fille, chassée des foyers paternels par la misère, arrive dans une grande ville pour y chercher maison, si elle est jolie, elle ne tarde pas à tomber entre les mains de ces misérables directrices d'un péché qu'elles ne peuvent plus commettre elles-mêmes, toujours à l'affût de ce qui peut augmenter leur infâme trafic. Bientôt arrêtée comme servante, elle est conduite dans un lieu de débauche, et livrée sans pitié à quelque vieux satyre. Évite-t-elle à sa descente à l'hôtellerie la funeste rencontre ? elle ne tarde pas à la faire dans un de ces endroits où l'on rançonne les domestiques qui cherchent place *. Moins novice ou plus heureuse, trouve-t-elle condition ? le malheur qui la menaçait n'est que différé ; il l'attend dans ce nouvel asile, ou maîtres et valets travailleront à la séduire : douces paroles, propos lascifs, chansons obscènes, promesses, présents, ruses, violence, tout est employé, et trop souvent avec succès. Resiste-t-elle ? elle n'est point victorieuse encore : exposée aux attaques de tous ceux qui s'emploient à fournir aux plaisirs voluptueux du riche, ce que n'ont pu faire de minces dons, l'offre d'un sort brillant le fait enfin ; l'insensée change d'état, et se voit presque toujours abandonnée au public après la perte de son honneur.


* On sait que dans la plupart des grandes villes il y a des bureaux où les domestiques s'adressent pour être placés.

Qu'on ne croie pas que la beauté seule soit exposée à cet écueil ; toute jeune fille qui se voit sur le pavé, sans secours, sans asile, sans parents, sans amis, n'a d'autre ressource pour subsister que celle de s'abandonner aux lâches qui voudront tirer avantage de sa triste position.

Le libertinage fait horreur, et je ne cherche point à le justifier : toutefois, comme il est presque toujours forcé chez les femmes, le gouvernement n'a pas droit de les punir, tant qu'il les laisse manquer du nécessaire ; moins encore a-t-il droit de leur faire porter seules la peine d'une faute qu'elles ne font que partager. Mais une fois soustraites à la misère, et instruites de leurs devoirs, des risques qu'elles courent, des moyens de résister, si elles se devouoient à cet infâme état, elles deviendraient comptables à la justice.

Le libertinage n'est pas moins criminel sous des lambris dorés que sous le chaume : ainsi une femme qui oublie sa naissance, son éducation, ses devoirs, pour renoncer à la vertu, ne mérite pas plus de ménagements. Mais c'est sur les corrupteurs surtout que la main de la justice doit s'appesantir.

J'ai insisté fort longtemps sur cet article, et il le fallait ; parce qu'il intéresse la moitie du genre humain ; parce que l'opinion publique qui le concerne est monstrueuse ; parce que les lois qui y sont relatives sont barbares, et parce que leur injustice parait consacrée par les législateurs de toutes les nations policées *.


* Faut-il s'en étonner ! D'où vient une si grande unanimité d'avis sur cette matière ? De ce que les hommes seuls ont fait les lois. Le moyen d'être impartials dans une cause où ils étaient juges et parties.

Des corrupteurs.

Les moyens employés à corrompre les femmes peuvent être plus ou moins odieux, et les suites plus ou moins fâcheuses : il importe de bien distinguer les cas, si l'on veut proportionner la peine à l'offense.

La classe des corrupteurs la plus nombreuse est composée de ces hommes qui renoncent au mariage pour passer leur vie en intrigues avec des femmes mariées. Sans cesse à leurs pieds, ils les entretiennent des fades propos de la galanterie, ils tournent en ridicule la fidélité conjugale, exaltent l'union sans liens, font profession d'une flamme pure, sollicitent du retour, et mettent tout en oeuvre pour assouvir leurs désirs : mais cet article rentre dans celui de l'adultère.

Une autre classe de corrupteurs, plus méprisables encore, est composée de ces hommes qui font leur unique étude de débaucher les jeunes filles. Quelqu'objet a-t-il fixe leurs regards ? ils s'y attachent à l'instant, saisissent toutes les occasions de l'entretenir, et lui font leur cour. S'ils ont affaire â une novice crédule ; ils lui engagent leur foi, et ils anticipent sur l'hymen. Ont-ils obtenu ce qu'ils désirent ? ils plantent-là l'infortunée, et courent en déshonorer une autre. Celle-ci est-elle moins facile ? s'ils ne peuvent toucher son coeur, ils s'étudient à corrompre son esprit : à force de tourner en ridicule tout ce qui est sacré, ils essayent de la faire rougir de ses devoirs, puis ils s'efforcent d'enflammer son imagination par des lectures dangereuses, des contes obscènes, des peintures lascives, enfin ils ne cessent de la poursuivre qu'ils n'en ayent obtenu les dernières faveurs. Mais cet article rentre dans celui de la séduction.

Parmi les corrupteurs, on doit compter ces hommes épuisés qui courent après la jeunesse, dans l'espoir de réveiller en eux les restes d'un tempérament presqu'eteint, ces vieux satyres chez qui tout désir devrait être amorti par les glaces de l'âge * : mais cet article rentre dans celui de la débauche.


* Les filles dont ils jouissent, dira-t-on, étaient déjà corrompues. Soit ; mais quand ils ne feraient que profiter du malheur de ces jeunes personnes pour achever de les perdre, quelle criminelle pratique ! D'ailleurs, verrait-on des pourvoyeuses chercher à vendre de jeunes filles, si on ne voyait des débauchés chercher à en acheter. Les maquerelles ne sont donc que des instruments de corruption dont ils se servent.

Je n'ose parler ici d'une quatrième classe d'hommes qui servent d'écueil à la vertu des femmes, celle des vrais amants qui n'ont pu s'unir à leurs maîtresses par le titre d'époux, qui déplorent l'injustice du sort d'avoir remis en d'autres mains le seul objet que l'amour semblait leur destiner, et qui gémissent de ne pouvoir accorder leur bonheur avec les lois. S'ils résistent à leur flamme, quel héroïsme ! S'ils succombent, plus malheureux que coupables, je voudrais qu'on leur pardonnât ; mais j'entends la voix du devoir murmurer contre celle de la nature. N'autorisons point la licence ; et, puisqu'il le faut pour maintenir l'ordre établi dans la société, condamnons un attachement que la nature et la raison avouent. Cet article, comme le premier, rentre dans celui de l'adultère.

De la séduction.

Nulle femme ne sera reçue à porter plainte contre un séducteur, qu'elle ne soit visiblement enceinte. Timides et modestes par éducation, les filles ne font point les avances. Quelque portées qu'elles soient aux plaisirs de l'amour, elles en craignent les suites ; il faut donc les rassurer contre l'appréhension de la grossesse ; pour les engager à se rendre, il faut donc leur promettre de les épouser. Aussi mettent-elles rarement un prix à leur vertu, qu'elles n'y soient forcées par la faim ; mais, comme dans un État bien ordonné chacun a le nécessaire, la justice doit toujours voir un séducteur dans celui qui a entretenu commerce illicite avec une fille d'une réputation jusqu'alors intacte ; or, le forcer de remplir ses promesses, c'est remettre les choses dans l'ordre *.


* Je le sens à merveille, les lois qui font l'objet de ce chapitre ne sauraient convenir à une nation opulente et corrompue : il est même si difficile de lui en donner de bonnes, que ce point de législation sera toujours l'écueil de ceux qui voudront accorder la justice et les moeurs avec l'opinion et les convenances.

La nation, qui s'agite actuellement pour recouvrer sa liberté, doit bientôt s'occuper de la refonte du code criminel ; elle aura beau faire, si elle réussit à réformer quelques abus monstrueux, jamais elle ne parviendra à établir parmi nous le règne de la justice, si elle ne réussit à nous donner des moeurs et à nous rendre gens de bien. Ne nous y méprenons pas sans la chasteté publique, il n'est point de réforme générale : or la dépravation de nos moeurs, suite nécessaire du partage trop inégal des richesses, du luxe qui en est l'effet, et des vices qui l'accompagnent, est à son comble. Pour nous distinguer de tous les peuples qui ont dégénéré, retournerons-nous aux moeurs simples et austères que nos aïeux ont abandonnées depuis tant de siècles ? Renoncerons-nous à la fortune, au luxe, aux plaisirs qui font l'objet de tous nos voeux ? Quitterons-nous les parties de boudoir, qui font nos plus doux passe-temps ? Et nos dames, qui ne peuvent plus exister sans intrigues, deviendront-elles des Lacédémoniennes ? Qu'on ne dise pas que la passion des femmes peut s'allier avec toutes les vertus qui font l'honnête homme ; notre exemple est la preuve du contraire : chez nous les maximes de la galanterie ont corrompu jusqu'aux principes de la morale. Nous croyons tout permis pour tromper une belle. Or, il est bien difficile que des hommes qui se font un jeu du mensonge, du parjure, de la perfidie, de la trahison, soient de fort honnêtes gens entr'eux ; et il est bien rare qu'ils ne mettent pas en pratique, dans le commerce de la vie, les préceptes qu'ils suivent dans le commerce de l'amour. L'opinion publique est même si commode, qu'on ne rougit plus de rien ; pourvu qu'on ne soit pas pris la main dans la poche d'un autre, on peut être mauvais fils, mauvais époux, mauvais père, mauvais citoyen, et passer pour galant homme. Dans les classes supérieures de la société, combien, pour combler une maîtresse, ne paient ni tailleur, ni boulanger, ni boucher, escroquent leurs amis, et laissent femme et enfants dans la misère ! Et dans les classes inférieures, combien, pour donner aux femmes publiques, sont devenus fripons, voleurs, brigands ! Combien ont empoisonné leur père ! Et qui ignore que les maisons de ces malheureuses sont des repaires de scélérats ?

Grâces au retour de la liberté, la révolution opérée dans nos idées sera nécessairement suivie d'une révolution dans nos sentiments ; et lorsque nous serons libres, nous aurons des moeurs. Comment prétendre que l'on respecte nos droits, si nous ne respectons ceux des autres ? Déjà nous commençons à perdre le goût de l'ostention, de la frivolité, des petites choses. A la galanterie succédera le véritable amour. Nos femmes devenues citoyennes deviendront plus sensées, plus solides, plus aimables ; le libertinage n'excitera plus que du mépris, et le bonheur renaîtra parmi nous. O doux fruits de la liberté, l'esclave n'a que des vices, l'homme libre a des vertus.


Mais si une fille séduite trouve toujours un mari dans un séducteur, celles qui n'ont point d'espoir d'en trouver autrement, ne deviendront-elles pas entreprenantes ? N'auront elles pas recours à mille ruses pour se faire dérober ce qu'elles brûlent d'accorder ? Et le moyen proposé de remédier aux abus actuels, n'ouvrira-t-il pas la porte à d'autres abus tout aussi dangereux ? - Je réponds que les nouveaux abus seraient moins funestes à l'État, puisqu'ils favoriseraient la population, multiplieraient les mariages, et diminueraient le nombre des corrupteurs célibataires : mais il y a manière de les prévenir. C'est un fait que toute fille qui se prodigue n'inspire que du dégoût à l'homme qui connaît un peu le monde ; ainsi elle ne séduira que des novices ou des sots. Si donc une majeure accuse de séduction un mineur au-dessous de vingt ans, ou un imbécile ; sur les preuves qu'elle aura fournies de la fréquentation de l'accusé, et sur la déclaration juridique de paternité qu'elle fera pendant les douleurs de l'enfantement, qu'elle n'obtienne qu'une provision pour fraix de couches. Ainsi le cas de séduction à son égard suppose l'accusé majeur et sensé.

Si la séduction peut être réputée avoir lieu, lorsque la plaignante est d'âge mûr : à plus forte raison lorsque la plaignante est fort jeune ; car tant que le jugement n'est pas formé, le coeur est sans défense. Le séducteur sera donc condamné d'épouser la fille qu'il a séduite. S'il venait ensuite à se venger sur elle de la sévérité des lois ; d'après les preuves fournies des mauvais traitements, le mariage serait annulé *, l'enfant resterait à la charge du père, et sur ses biens on assignerait à la mère une pension alimentaire. S'il n'avait point de fortune, il serait condamné à partager le produit de son travail avec la mère, et à donner valable caution. Au défaut de caution, il serait renfermé dans une maison de travail, et la moitié de ses gains serait envoyée à la mère.


* Cette loi ne peut convenir qu'à des peuples chez lesquels le mariage n'est qu'un contrat civil ; tels sont ceux pour qui l'auteur a composé ce plan de législation.

Même loi, lorsque le séducteur est sensé et à-peu-près de même âge que la mineure séduite : mais s'il est très borné d'entendement, la mère n'obtiendra qu'une provision pour frais de couches.

Si une fille ne portait pas plainte de séduction pour la première fois, elle serait déboutée de toute espèce d'indemnisation : mais le séducteur serait condamné à une amende au profit de l'hospice des enfants-trouvés.

On sent bien que ces lois ne concernent pas moins les veuves que les filles.

Telles sont les peines les plus naturelles à décerner contre les séducteurs.

En cas de récidive, tout propagateur furtif sera condamné à l'exil, et pour rendre leur punition utile à l'État, on les enverra peupler quelqu'isle déserte.

A l'égard des enfants nés d'union illicite, il est injuste qu'ils portent la peine des fautes de leurs parents : ils seront donc tous déclarés légitimes.

Le père est chargé par la loi du soin de ceux à qui il a donné la vie, jusqu'à ce qu'ils soient en état de pourvoir à leurs propres besoins. Mais comme la loi ne saurait avoir confiance dans un homme à qui l'aspect de son enfant reprocherait en secret son crime, à moins qu'il ne l'ait effacé par le mariage, on lèvera sur la fortune du délinquant de quoi donner à cet infortuné une éducation qui puisse le rendre plus vertueux que son père. Si le délinquant n'a point de fortune, l'enfant sera élevé à l'hospice public. Je ne dis rien ici du crime des filles qui dissimulent leur grossesse, et abandonnent ou détruisent leur fruit : crime contre lequel on a vainement promulgué tant de lois sanguinaires. La crainte d'avoir leur réputation flétrie, le désir de s'arracher au malheur, et l'embarras d'élever un enfant, ne les y porteront plus, dès que le père sera condamné à réparer le mal qu'il a fait. Lorsque des préjugés barbares portent au crime, c'est à de sages lois à détruire ces préjugés.

De L'adultère.

« Les lois politiques et civiles de tous les peuples, dit l'illustre Montesquieu, ont demandé des femmes un degré de continence et de retenue qu'elles n'exigent point des hommes ; parce que la violation de la pudeur suppose dans les femmes un renoncement à toutes les vertus ». J'avoue que parmi nous l'état de prostituée est toujours accompagné d'un affreux débordement de moeurs : mais je ne vois pas ce que la pudeur, cette honte virginale, si exaltée, a de commun avec la véracité la bonne foi, la candeur, la bénéficence, la clémence, la magnanimité. D'une autre part, un commerce illicite n'entraîne pas nécessairement le renoncement à la pudeur, et on peut y renoncer dans un commerce licite. Enfin, comparez le caractère d'un vil séducteur à celui d'une femme séduite, et dites-nous quel est le plus hideux. - « La femme, en violant les lois du mariage, sort de l'état de sa dépendance naturelle » : mais cette dépendance est-elle bien prouvée ? ne derive-t-elle pas d'un prétendu droit du plus fort ? et ce prétendu droit n'est-il pas une violation de l'équité naturelle ? « La nature a marqué l'infidélité des femmes par des signes certains ». Quoi ! la facilité de cacher un crime, rendra ce crime licite ? Venons à la dernière raison allégué en faveur de ces lois. « Les enfants adultérins de la femme sont naturellement au mari, et à la charge du mari : au lieu que les enfants adultérins du mari ne sont pas à la femme, ni à la charge de la femme. » Sans doute, dans ces pays où les enfants n'appartiennent pas à l'État, le père est chargé de nourrir les siens ; et parmi nous, la cérémonie du mariage fait seule connaître celui que la loi doit regarder comme tel : ainsi la peine de l'adultère serait une suite de celle du vol. Mais examinons la chose de près. Dans les classes inférieures de la société, la femme, par son travail, contribue ainsi que l'homme à l'entretien de la famille. Dans les classes élevées, elle y contribue par sa fortune, ainsi que lui. Reste le cas où l'épouse n'a point apporté de dote : or, si on voit des hommes riches prendre des femmes qui n'ont rien ; on voit de même des femmes riches prendre des hommes qui n'ont rien. Les enfants adultérins de la femme sont à la charge du mari, soit : mais les enfants adultérins du mari, tant qu'il n'est pas père de nature, ne sont-ils pas à la charge de la femme, puisqu'il est seul maître de la communauté, dont il dispose comme il lui plaît ?

Jusqu'ici tout est égal entr'eux : il est donc injuste que la loi ne sévisse que contre la femme adultère. « Il le fallait, dit-on, les conséquences de l'incontinence des sexes n'étant pas les mêmes pour la société, la débauche des femmes jetterait un affreux désordre dans la succession des familles ». Je conçois comment la propriété des biens, par la disposition des lois civiles, leur fait un devoir de la continence : mais je conçois aussi comment elle doit nous en faire un de la même vertu ; car n'est ce pas la même chose pour la société, que l'homme aille porter un héritier chez son voisin, ou que la femme le reçoive chez elle.

Mais il y a des filles libres de se donner. Beau remède ! au lieu d'un léger tort fait à la bourse du riche, nous faisons un tort irréparable à ces infortunées : nous detruisons sans retour leur réputation, leur bien-être, le repos de leur vie. Que la plume éloquente qui a peint le malheur d'un père, n'osant se livrer au doux plaisir d'embrasser ses enfants, peigne aussi l'horrible état d'une fille séduite par nos artifices, flétrie par nos préjugés, abandonnée à ses regrets, à ses remords, à son désespoir, et puis que l'on compare ces tableaux.

C'est d'après des idées bien fausses et bien grossières qu'on n'a décerné des peines que contre l'infidélité de la femme. Si le mariage n'est aux yeux du législateur qu'un contrat de sordide intérêt, il est bien autre chose aux yeux de la raison. Pour les époux, c'est un contrat sacré par lequel ils s'engagent mutuellement la foi, et mettent en commun leur fortune, leurs personnes, leur bonheur. Je n'examinerai point si l'amour peut durer toujours, et si les époux doivent rester unis lorsqu'ils ne se conviennent plus : mais puisque l'engagement est réciproque, l'un des conjoints ne saurait y manquer sans dégager l'autre. Un mari qui manque à sa femme n'a pas droit de se plaindre ; il la met dans le cas d'accepter d'un autre ce qu'il lui refuse ; il lui fournit des armes contre lui-même ; il devient complice de son propre déshonneur. Et vous prétendez qu'elle dévore tranquillement ses chagrins, qu'elle étouffe ses plaintes, qu'elle se défende tout désir, qu'elle se laisse consumer par ses chastes feux ! On voit peu d'heureux mariages, je le sais ; mais dans les plus mal assortis, presque toujours l'infidélité commence par l'époux, souvent même elle précède l'union.

Il est constant que la plupart des filles ne sont guères déterminées au mariage que par des motifs étrangers à l'amour, tels que l'impatience de s'affranchir de la gêne où elles sont retenues, le désir de se faire un sort, l'envie d'effacer leurs compagnes : contentes de ces avantages si propres à flatter leur vanité, elles se font à leur nouvelle chaîne, et s'attachent ensuite à celui qui leur a fait connaître la première émotion des sens. Quant aux hommes, ils n'ont presque jamais en vue que la fortune. Sans égard au caractère de la femme qu'ils épousent, ils espèrent que sa dote leur fournira les moyens de rétablir leurs affaires délabrées ; d'avoir une bonne table, des chiens, des chevaux, des maîtresses ; de se procurer toute espèce de plaisirs, et de se plonger dans la volupté.

J'ai dit que l'infidélité au lit conjugal commence presque toujours par l'homme ; il est donc moins excusable que la femme qui vient ensuite à lui manquer de foi. Si l'on fait attention à l'extrême différence que la nature a mise dans la puissance des sexes, on trouvera qu'il est moins excusable encore. Il devrait donc être puni plus sévèrement. Ne prétendons pas toutefois que les législateurs pensent assez noblement pour être impartial dans leur propre cause ; relâchons nous donc de ce droit rigide, et que la peine statuée par la loi contre l'adultère, soit égale pour les deux sexes.

Mais quelle doit être cette peine ? La plus naturelle paraît d'accorder le divorce aux conjoints, et d'obliger le séducteur d'épouser la femme infidèle : mais ceci demande distinction.

Si la femme est convaincue d'infidélité, on accordera le divorce au mari, et on obligera le séducteur d'épouser la répudiée, dont les trois quarts de la dote seront saisis au profit des enfants, au cas qu'il y en ait de son lit : à leur défaut, un quart restera au mari.

Si le séducteur était marié, et si son épouse refusait de s'en séparer, ou s'il s'évadait pour se soustraire à la justice, le quart de ses biens serait saisi au bénéfice de l'enfant à naître, en cas de grossesse, à son défaut au profit de l'asile des pauvres filles ; et sur ce quart on assignerait à la mère une pension alimentaire. S'il n'avait point de fortune, il serait condamné à un bannissement perpétuel.

Si le mari est convaincu d'infidélité, la femme obtiendra divorce et restitution de sa dote. Si elle n'en n'a point apporté, on lui assignera une pension alimentaire sur les trois quarts des biens propres du répudié, qui seront saisis au profit des enfants de son lit ; puis on obligera l'infidèle d'épouser la femme séduite, au cas qu'elle soit libre, ou que son mari consente à la répudier.

Des liaisons illicites.

Il importe que la loi prévienne tout ce qui peut rompre l'union conjugale. Si l'un des conjoints prenait ombrage des liaisons qu'aurait formé l'autre, il aurait le droit de les rompre. Ainsi après avoir intimé défense aux intéressés de toute fréquentation ultérieure, en présence de deux témoins irréprochables, la continuation serait réputée criminelle, et les délinquants seraient condamnés à une censure publique, de même que ceux qui auraient favorisé leurs entrevues. En cas de récidive, ils seraient condamnés à un mois de prison *.


* Tout ceci doit paraître bien ridicule à des hommes corrompus : mais l'auteur n'a écrit que pour des peuples qui ont encore des moeurs.

Mais crainte que ce droit ne serve de prétexte à la mauvaise humeur, et ne dégénère en licence, chaque conjoint sera tenu d'alléguer devant le chef de la police, de bonnes raisons de l'ombrage qu'il a conçu.

Du rapt.

Distinguons bien ici le rapt qui a pour but de satisfaire la volupté, d'avec celui qui a pour but de satisfaire la cupidité, en épousant * une mineure sans l'aveu ou contre le gré de ses parents. Celui-ci est toujours une subornation préméditée pour usurper un bon parti : celui-là doit être considéré comme simple séduction, à moins qu'il n'y ait violence, et alors il sera réputé viol.


* En ordonnant que la bénédiction nuptiale ne soit donnée qu'après la publication des bans, dans la paroisse des prétendus, et en présence de quelques parents, la loi a prévenu les mariages clandestins et les mariages forcés ; je le sais mais l'enlèvement même ne contraint-il pas les parents de consentir enfin à un manage qui les désespère.

Envisagé sous ses divers points de vue, le rapt bouleverse de plusieurs manières l'ordre public ; toujours il déshonore une famille honnête, il y porte le trouble, il la divise : souvent il livre une infortunée aux horreurs de la misère, et toujours il attaque l'autorité des parents ; car il leur ravit un enfant dont ils ont en quelque sorte le droit de disposer, ou bien il les met dans l'impossibilité de faire usage de ce droit. A considérer les motifs qui portent les hommes à ce crime, la justice humaine devrait le proscrire avec plus de rigueur dans le dernier cas que dans le premier. Mais pour que la peine ne tende pas moins à le prévenir qu'à le repérer, il importe qu'elle soit tirée de la nature du délit. Un homme qui pour satisfaire ses désirs engage une mineure à s'évader de la maison paternelle, n'y parvient que sous promesse de mariage : il l'a donc trompée. S'il est libre, le seul moyen raisonnable de le punir, est de le condamner à remplir ses engagements : de quelque rang qu'il soit, qu'on l'oblige donc d'épouser la jeune personne qu'il a déshonorée, et qu'il lave ainsi la tache dont il l'a couverte. Humilié de ses noeuds, s'il venait à se venger sur elle de la sévérité des lois, on y pourvoira par les dispositions indiquées à l'article séduction.

Mais si on autorise ces mariages, quel désordre dans la société ! Et que deviendra l'autorité des parents ? Je réponds que le mariage est le seul moyen raisonnable de réparer le désordre causé par le rapt. Quant à l'autorité des parents, il dépend d'eux qu'elle soit toujours respectée. Qu'ils s'appliquent à bien élever leurs enfants, et ils n'auront pas à craindre d'être désobéis : au demeurant, c'est toujours leur faute si leurs enfants forment et entretiennent des liaisons déplacées ; ils sont les maîtres d'arrêter un commerce qui leur déplaît, et nulle intrigue ne se suit longtemps sans être découverte. Enfin si, malgré leurs soins et leur vigilance, leur autorité avait été méprisée, ils ont en main le pouvoir de punir la désobéissance par la disposition de leurs biens.

Quant au rapt qui a pour but d'engager une mineure à contracter un mariage sans l'attache ou le gré de ses parents : voulez-vous le proscrire pour toujours ? faites que le coupable ne puisse jamais recueillir le fruit de son crime. Que le mariage soit donc déclaré nul à l'instant qu'il viendra d'être célébré, et qu'une partie des biens du mari soit saisie au profit de la femme et de l'enfant, en cas de grossesse. S'il n'a point de fortune, qu'il soit détenu dans une maison de force ; qu'on l'oblige de travailler, et que la moitié de son gain soit appliquée à la mère et à l'enfant.

Mais le coupable ne pourrait-il pas s'excuser sur la violence de sa passion pour la fille qu'il a subornée ! Assurément. Il faut donc une règle pour s'assurer si le rapt a été fait dans la vue seule de capter un bon parti. Or, si la mineure est riche ; si elle a de grandes espérances du côté de la fortune, et si elle tient à une famille puissante ; tandis que le ravisseur n'a aucun de ces avantages, il ne sera point reçu à prétexter la violence de ses faux.

Du viol.

Presque partout la peine en est capitale, parce qu'on range ce crime parmi ceux qui attaquent la sûreté des citoyens.

Ne cherchons point à le pallier. Il est tres-grave sans doute : mais il l'est plus ou moins, suivant le prix que les femmes attachent à leur honneur : or si quelques-unes le préfèrent à la vie, les autres ne sont pas des Lucrece. Il Importe donc de commuer la peine de mort ; et d'après ce principe, que la peine doit toujours tendre à réparer le délit, le ravisseur sera condamné à épouser celle qu'il a violée, s'ils ne sont liés ni l'un ni l'autre. Mais s'ils sont déjà liés, ou si elle refuse de lui appartenir, il sera déclaré infâme, et on saisira la moitié de ses biens au profit de l'enfant, en cas de grossesse, et sur cette moitie on assignera à la mère une pension alimentaire durant sa vie.

Si le délinquant n'a point de fortune, il sera détenu toute sa vie dans une maison de force, et la moitie du produit de son travail sera assignée à la mère et à l'enfant.

De la polygamie.

Crime atroce aux yeux de la religion, mais beaucoup moins grave aux yeux de la politique. Écartons de l'idée de bigamie le parjure religieux qui en fait l'atrocité, et qui ne doit point entrer ici en considération. Tant qu'il reste a démontrer que le serment d'une fidélité éternelle n'est pas téméraire pour un être aussi inconstant que l'homme, ne pesons ce délit qu'à la balance de la justice humaine, et n'omettons aucune des circonstances qui tendent à l'exténuer ou à l'aggraver.

Un second mariage n'est pas simplement une infidélité injurieuse faite à la première femme, et un contrat scandaleux fait avec la seconde ; mais un engagement consommé au préjudice des enfants du premier lit, seuls héritiers avoués par la loi, et au déshonneur des enfants du premier [sic pour second] lit, tant que la loi barbare qui les flétrit de bâtardise n'a pas été révoquée. Telle est la bigamie présentée dans son jour le plus odieux.

Parmi les circonstances qui peuvent la pallier, sont l'insociabilité du caractère de la première femme, certaines maladies chroniques, ou certains défauts corporels qu'on aurait pris soin de cacher : dans ce cas, son mari en l'abandonnant n'aurait fait que rompre un contrat ou il se trouvait lésé par supercherie.

S'il n'y avait point d'enfants du premier lit, le crime serait alors très-leger.

S'il y avait des enfants des deux lits, et que le père eut assez de fortune pour leur faire un sort, ou simplement les mettre en état de pourvoir eux-mêmes à leurs besoins ; le crime serait très-leger encore : car à la rigueur les parents ne doivent à leur famille qu'une éducation conforme à leur état.

Le crime serait plus léger encore si la première femme se trouvait hors d'âge d'avoir des enfants *, lors de la célébration du second mariage.


* C'est une étrange chose, que nos institutions civiles, considérées sans préjugés.

Le but du mariage, aux yeux de la loi et de la religion, est certainement de donner des enfants à l'État. Cela posé n'est-il pas absurde qu'il soit permis à de vieilles gens de se marier, et plus encore à un jeune homme d'épouser une vieille femme ? Dans ces deux cas, le mariage ne peut donc être réputé qu'un contrat d'intérêt ou de convenance, même dans ces pays où il est devenu sacrement. Tant il est vrai que tout est inconséquence et contradiction dans la vie.

Enfin il serait à-peu-près nul, s'il l'avoit épousée vieille, et qu'il y eût été contraint par ses parents.

Quoi qu'il en soit, il importe également à l'État que les institutions politiques ne détruisent pas les institutions religieuses, et que l'impunité n'autorise pas la licence : la polygamie doit donc être réprimée.

Dans le temps d'ignorance et de fanatisme, on mettait à mort un bigame, barbarie révoltante dont on est généralement revenu : mais presque partout on le punit par l'ignomie, en l'affublant de deux quenouilles, et en le promenant sur un âne dans les rues ; peine peu raisonnée, tant que le patient n'expire pas de honte ; car en le faisant désormais mépriser de ses femmes comme du public, elle le rend incapable de bien vivre avec aucune, et de gouverner sa maison.

Presque partout on a aussi coutume d'annuler le second mariage, et de confirmer le premier : contre-pied de ce qu'il faudrait faire ; car les raisons qui ont fait abandonner à un homme sa première femme subsistent encore, lorsqu'on l'oblige de la reprendre ; et qu'attendre de cette réunion forcée ? Nouvel abandon et fuite en pays étrangers ou mauvais traitements, dissipation de fortune, libertinage, crapule et vie scandaleuse : telles sont nécessairement les suites de cette disposition insensée de la loi.

Si toute peine doit tendre et à réparer et à réprimer le crime, le meilleur moyen de punir un bigame est de saisir la moitie de ses biens pour les enfants du premier lit, et de le condamner, à défaut d'enfants, à faire une pension honnête à la première femme. S'il n'a point de fortune, il lui assurera une partie de son gain, et il donnera caution de bonne conduite. S'il ne peut donner caution, il perdra sa liberté, et on le renfermera dans une maison de travail.

Au demeurant, cette peine ne doit tomber que sur le bigame criminel aux yeux de la raison. S'il avait été contraint d'épouser la première femme contre son inclination, et qu'elle se trouva alors hors d'âge d'avoir des enfants, qu'il soit absou. La crainte de voir un jour annuler leur ouvrage, rendra les parents plus circonspects dans l'établissement de leurs enfants, et servira de frein à l'abus de l'autorité paternelle.

De la prostitution et de la débauche.

La violation de la continence publique, délit qui vient plus de l'oubli de soi-même que de la perversité du coeur, devrait être puni par la honte, si on pouvait encore la redouter quand on a renoncé à l'honneur. Mais la prostitution et la débauche qui accompagnent presque toujours l'impudicité, sont la source d'un débordement de moeurs effroyable et d'une multitude de crimes. Or, une prostituée ne pouvant qu'abuser de sa liberté, la justice veut qu'elle la perde *. Tout homme qui hante de mauvais lieux doit porter la même peine. Ainsi qu'ils soient renfermés pour un terme de quelques mois dans une maison de correction, et qu'ils y vivent du produit de leurs mains. Remis en liberté, s'ils continuent le même train de vie, qu'ils soient enfermés pour un terme plus long.


* On regarde les prostituées comme un moyen de soustraire les femmes honnêtes aux entreprises des débauches. Je n'examinerai point s'il en faut dans un État, j'observerai simplement qu'on n'en voit que chez les nations corrompues, et cela seul suffit pour décider la question.

Les débauches et les prostituées se pervertissent réciproquement : mais il est une espèce de débauches qui corrompent les filles honnêtes : tels sont ces hommes usés par l'âge ou le plaisir, qui courent après les novices, dans l'espoir de réveiller en eux les restes d'un tempérament presqu'eteint. Les nymphes dont ils jouissent, dira-t-on sans doute, étaient déjà corrompues par les misérables qui en font trafic. Soit : mais à qui la faute ? Verrait-on des appareilleuses chercher à vendre des jeunes filles, si on ne voyait des débauchés chercher à en acheter ? En réparation de ces crimes, tout corrupteur de cette espèce sera condamné à payer une pension alimentaire à la jeune personne dont il aura abusé, soit à la poursuite de la jeune personne elle-même, soit à la poursuite de ses parents.

Du maquerelage.

Qu'il est rare qu'une femme corrompue rentre dans les sentiers de la sagesse. L'infâme état qu'elle a pris par misère, elle le continue par nécessité, tant qu'elle parait conserver un reste de fraîcheur. Enfin, devenue le rebut des débauches, elle se met à trafiquer de ces plaisirs qu'elle ne peut plus donner elle-même. Ainsi, après avoir passé sa jeunesse à se prostituer, elle passe sa vieillesse à corrompre les autres.

La vie d'une maquerelle est un tissu de crimes odieux. Furie infernale, apperçoit-elle quelque beauté, elle ne songe qu'aux moyens de l'attirer dans ses filets. Et qui pourrait voir sans horreur les artifices mis en usage contre l'innocence. Toujours à l'affût de ce qui peut augmenter son trafic honteux, elle attend à l'hôtellerie les jeunes campagnardes qui arrivent en ville pour y chercher maison. Si elles sont jolies, elle les arrête comme servantes, et les conduit dans quelque mauvais lieu où elles sont renfermées, jusqu'à ce qu'elles s'abandonnent au genre de vie qu'elle veut leur faire embrasser.

A tant de noirceurs, ajoutez les indignes soins employés à leur corrompre l'esprit : mais ne révélons pas à la lumière les sales mystères de ces ouvrières d'iniquité. Qu'il nous suffise de dire qu'entre leurs mains la jeune Agnes est portée à des indécences qui peu-à-peu bannissent toute honte, et font succéder à la pudeur l'impudicité la plus effrénée.

Après avoir endoctriné la novice, elles en donnent la description à quelque débauché opulent. On demande une entrevue : elle se fait. La nymphe exposée à ses regards dans la seule parure de la nature, répète en rougissant les indécentes leçons qu'elle a reçues de sa matrone. Le vieux satyre s'extasie, et dans sa froide ivresse prend soin de parer la victime qu'un autre immolera bientôt. Enfin, au sortir des mains de cet amant ridicule, elle est livrée sans pitié à la brutale fureur des libertins crapuleux.

Telle est la méthode ordinaire par laquelle la beauté indigente est réduite aux horreurs de l'opprobre et de la misère dans la plupart des grandes villes. Heureux peuples, qui ignorez encore ces infâmes pratiques ! Puissiez-vous ne les connaître jamais !

Si les femmes qu'une maquerelle veut débaucher sont au-dessus du besoin, elle tâche de faire connaissance avec quelque domestique affidé, elle s'informe de leur caractère, pour mieux les prendre par leur faible ; puis elle s'insinue adroitement dans la maison sous différents prétextes *. Si les portes sont fermées, elle va ailleurs conduire l'intrigue : dans les promenades, dans les endroits de divertissement, toujours elle se trouve sur leurs pas ; pour elle aucun lieu sacre, pas même le temple du Seigneur.


* Le plus souvent comme revendeuse à la toilette.

Celles qu'elle ne peut corrompre par des présents, elle essaie de les corrompre par le luxe, le faste, l'ambition. Elle fait entendre à chacune qu'un homme de marque soupire pour elle, qu'il est prêt à lui accorder tout ce qu'elle désire. On remet des billets supposés, on arrange des rendez-vous secrets, où l'amant prétendu se trouve remplacé par quelque riche débauché...

Quelle excuse pour tant de crimes ? Un séducteur peut du moins alléguer l'ivresse de sa passion ; mais quel autre motif qu'un sordide intérêt pourrait animer l'âme d'une maquerelle ?

Pour les pays où l'on n'a pas de moeurs, ces misérables restent impunies ; et ce qu'il a de plus odieux, c'est des magistrats * de la police eux-mêmes qu'elles achètent l'impunité.


* Il passe pour constant que la plupart des commissaires de Paris vendent leur protection à ces misérables. Si le fait est vrai, il mérite bien d'être dénoncé aux États-Généraux. Notice des Éditeurs.

Dans les pays moins corrompus, elles sont en horreur, sans doute ; mais le châtiment qu'on leur inflige est mal entendu. On les expose au pilori, puis on les met en liberté. Eh ! que fait l'infamie à des fronts qui ne savent plus rougir ? Non, ce n'est point du carcan ou de la torche qu'on doit punir des âmes endurcies au crime. Qu'elles perdent donc pour toujours la liberté dont elles ne peuvent plus faire qu'un funeste usage. Pour prix des larmes qu'elles ont fait répandre, qu'elles ne connaissent plus la joie un seul instant de leur vie. Que privées de tout, elles sentent à leur tour le dur joug de la contrainte. Renfermées pour le reste de leurs jours dans une maison de correction, et forcées au travail ; que sur leur gain journalier, on leur accorde à peine de quoi subsister, et que le reste soit consacré à l'entretien de ces asiles * qu'elles ont rendu si nécessaires.


* Je parle de ces maisons publiques où l'on doit élever les filles des pauvres citoyens.

Mais afin qu'aucune ne puisse échapper, et que la race en soit enfin détruite, les parents, dont les filles ont disparu, auront droit de fouiller à toute heure les retraites de ces scélérates, assistés d'un simple officier de police.

De la pédérastie et de la bestialité.

La possession d'une femme ne prévient pas toujours les désirs pour celle d'un autre : et souvent leur trop facile jouissance mène à se passer d'elles. De là cet amour déshonnête que la nature réprouve : crime révoltant, qui paraît ne devoir inspirer que de l'horreur !

Il en est un néanmoins encore plus révoltant : et pourrait-on le croire, si l'expérience ne l'eût appris ? Quelquefois l'homme délaisse sa compagne pour une brute. Heureusement ces crimes sont peu communs, à moins qu'ils ne soient favorisés par certains usages, et alors il faut bien se garder de les tirer des ténèbres dont ils se couvrent : sévir contre certains crimes fort rares, c'est toujours en faire naître l'idée.

Il me paraît d'ailleurs que c'est sur de bien fausses idées que l'on s'est déterminé à les punir du plus affreux supplice. On redoute les suites d'un commerce monstrueux. Hé ! comment ne voit-on pas que la nature oppose à la confusion des genres des barrières insurmontables ? Tout animal provenu d'accouplement hétérogène ne peut faire race. Que s'il faut néanmoins punir ces crimes, lorsqu'ils sont connus, qu'on se rappelle que l'homme qui se méprise assez pour oublier la dignité de son espèce, doit être regardé comme un insensé et ne mérite à cet égard que d'être condamné aux petites-maisons.

Moyens de prévenir les crimes qui naissent du dérèglement des moeurs.

Il est peu de crime qui ne traîne à sa suite le débordement des deux sexes ; mais, dans certains États, le mal est incurable, parce qu'il est dans le remède même. Osons le dire, la dépravation des moeurs y commence presque toujours par ceux qui sont établis pour la réprimer.

A la vue de mille objets propres à enflammer les sens et l'imagination, les désirs naissent en foule ; ils s'irritent au sein de la mollesse, et rien ne coûte pour les satisfaire. Mais l'éclat de tout ce qui sert aux plaisirs d'un maître couronné cache en partie ce qu'ils ont d'odieux. Cette espèce d'hommes d'ailleurs n'ont pas assez de courage pour juger sainement des choses. L'appareil de la puissance en impose à la multitude ; et de quelque crime que le prince se couvre, la crainte des sujets devient bientôt le sophiste qui le justifie.

Un censeur austère ose-t-il cependant élever la voix ? A l'instant une foule de vils flatteurs, toujours prêts à sacrifier le devoir à l'intérêt, s'étudient à donner de beaux * noms à des actions déshonorantes, pour ôter au crime tout ce qu'il a de révoltant.


* Donnez de beaux noms à des actions infâmes, et vous leur ôtez tout ce qu'elles ont de révoltant. Telle femme eût frémi de porter le nom de prostituée, qui ne craint pas de porter celui d'entretenue, et tel homme eût rougi du nom de maquereau, qui se pare de celui de confident.

Imitateurs du prince, les grands suivent son exemple ; le libertinage vient à la mode, il cesse enfin d'inspirer de l'aversion. Dès lors, les saines idées des choses s'effacent, l'opinion publique s'altère, les préjugés s'établissent : en parlant du vice, on ne peint que le plaisir, un mari adultère est un homme galant ; une épouse infidèle est une femme tendre, et la fornication, le rapt, le viol, ne sont plus que des larcins d'amour. Après avoir paré les vices, et jeté du ridicule sur les vertus, la fidélité conjugale passe pour duperie, la pudeur pour pruderie, et la chasteté n'est que la vertu des sots.

De la cour ces maximes passent à la ville, elles courent les cercles ; on les répète sur le théâtre, au barreau, dans les livres ; et chacun en est infecté. A mesure que les maximes d'un monde corrompu s'accréditent, la débauche fait de rapides progrès : on se pique de galanterie, on veut absolument passer pour homme à bonnes fortunes ; en courant de belle en belle, qu'on cherche à séduire, on foule au pied tout sentiment d'honnêteté, et on fait gloire de ce dont il faudrait rougir.

Tout est perdu quand le vice est en honneur : car quelle âme assez élevée préférerait encore l'approbation de quelques sages aux applaudissements de la multitude ? Ainsi, au milieu de tant d'écueils l'innocence ne peut se garantir du naufrage, et la vertu, qui n'est plus soutenue de l'estime publique, est bannie de tous les coeurs.

Quel remède ? il n'en est point pour une nation où l'exemple du prince entraîne les sujets, et où les sujets sont corrompus par le luxe. A l'égard des peuples où ceux qui sont constitués en puissance ne sont pas au-dessus des lois, et où une partie des citoyens ne nage pas dans l'opulence, cela est différent.

Quant un penchant naturel relâche les liens de la morale, c'est aux lois à les raffermir par la crainte de la honte ou des châtiments : mais toujours elles seront sans effet, si elles ne sont inflexibles.

Pour proscrire le libertinage, c'est peu de sévir contre ceux qui s'y livrent ; il faut leur ôter les occasions de s'y livrer, en retirant de l'indigence les femmes qu'elle réduit à mettre un prix à leur vertu. On établira donc dans chaque grande ville un hospice * où seront élevées les filles des pauvres citoyens ** ; on y instruira leur enfance des choses les plus nécessaires, on leur apprendra à chacune quelque profession utile, et on leur fournira les moyens de s'établir.


* Cet établissement coûterait beaucoup moins à l'état que toutes ces maisons de paroisses, tous ces hôpitaux, qui ne servent guères qu'à enrichir du bien des pauvres ceux qui l'administrent. Mais comme des mains impures souillent tout ce qu'elles touchent ; pour que le fruit de cet établissement ne fut pas perdu, il faudrait en remettre la direction à des femmes riches et distinguées par leur piété, leurs vertus, leurs lumières.
** On pourrait établir dans cet hospice le bureau d'indication pour les bons domestiques.

Cette maison servira aussi d'asile aux jeunes servantes congédiées ; on les y occupera jusqu'à ce qu'elles aient retrouvé place. Elle servira pareillement d'asile aux jeunes personnes séduites qu'on retirera d'un mauvais train de vie.

Concluons. Soustraire à l'indigence les malheureuses réduites à se prostituer, arracher à la débauche celles qui s'y étaient dévouées, renfermer celles qui font métier de corrompre la jeunesse, ôter aux hommes l'envie de séduire les femmes, forcer les séducteurs à réparer leurs fautes par le mariage, réprimer les libertins par la crainte de l'infamie ou de la perte de leur liberté, et bannir de la société les débauchés incorrigibles, c'est arracher au vice ses fauteurs, ses suppôts, ses victimes, c'est remettre les choses dans l'ordre *, c'est rétablir les bonnes moeurs.


* L'état y gagnera doublement. La débauche est le tombeau de la fécondité : par ses excès elle ruine la génération présente, et détruit les générations futures. On a fait en divers pays des règlements pour encourager la population ; celui-ci me paraît le plus efficace : quel homme peut soutenir l'idée d'avoir des enfants, s'il n est persuadé de la fidélité de sa femme ? Je dis mieux, il est infaillible ; car dès qu'on ne pourra plus satisfaire ses désirs que légitimement, le mariage deviendra nécessaire, et les préjugés destructeurs qui en éloignent s'évanouiront.

Ainsi, en proscrivant le libertinage, une foule de crimes disparaîtront de la société ; car une foule de crimes naissent du libertinage. Pour donner aux femmes publiques, combien sont devenus brigands, assassins, empoisonneurs, parricides ? Et qui ignore que les maisons de ces malheureuses sont des repaires de scélérats ?

SIXIEME SECTION

Des crimes contre l'honneur.

De la médisance.

Il est peu d'âmes assez élevées pour fuir le vice et suivre la vertu, sans redouter la censure ou rechercher les applaudissements. Mais si rien n'est plus rare que cette noble indifférence qui met l'homme au-dessus de ce qu'on peut dire de lui, rien n'est plus commun que cette basse jalousie qui le porte à dénigrer ceux qui fixent l'attention publique. Quelqu'un parait-il sur la scène avec éclat ? aussitôt une foule d'envieux se déchaînent contre lui, comme si l'admiration qu'il cause leur reprochait leur peu de mérite. Pour s'opposer au bruit de la renommée, avec quel acharnement ils travaillent à découvrir en lui quelqu'imperfection propre à ravaler ses talents et ses vertus ! Avec quel artifice ils répandent leurs malignes insinuations ! Avec quelle joie ils s'applaudissent d'avoir obscurci sa gloire ! Le public lui-même est beaucoup plus disposé à écouter des critiques que des éloges ; il reçoit avec avidité les écrits satiriques contre des personnages illustres, et il goûte un plaisir secret à les voir humiliées.

Quoique les motifs qui portent à la médisance soient toujours odieux, et que la médisance elle-même soit toujours blâmable, peut-être n'est-il pas d'un gouvernement sage de la réprimer : car telle est l'imperfection des institutions humaines, que les maux qu'elle cause aux particuliers ne sont rien, comparés aux avantages que le public en retire. « Elle sert (dit un politique profond) à amuser la malignité générale, à diminuer l'envie, à consoler les mécontents, à donner au peuple la patience de souffrir, et à le faire rire de ses souffrances ». N'allons pas, sur de pareilles considérations, justifier le plaisir barbare d'affliger qui que ce soit : c'est de considérations bien plus relevées que la médisance tire son excuse.

Dans tout pays où la loi ne réprime pas les méchants constitués en dignité, les princes qui tyrannisent leurs sujets, les magistrats qui prévariquent, les prélats dont les moeurs sont peu édifiantes ; il ne reste pour les contenir un peu dans le devoir, que la crainte de l'indignation publique. La médisance sert donc en quelque sorte de frein à l'autorité dont ils abusent ; et c'est à ce titre, surtout, qu'elle doit être tolérée. C'en est fait de la liberté, si la peur parvient à fermer toutes les bouches. Ajoutons que dans tout ce dont les tribunaux ne peuvent connaître, c'est à elle à punir les vices : car ce n'est pas assez de ne rien dire de ceux qui ont démérité.

Mais pour que la médisance ne dégénère pas en abus, qu'elle ne s'appuie que sur des faits, et des faits dont on puisse fournir la preuve : autrement, qu'elle soit réputée calomnie du moins à l'égard des hommes privés.

De la calomnie.

Si les législateurs font quelquefois d'une légère offense un crime énorme, ils font aussi quelquefois d'un crime énorme une légère offense ; telle est la calomnie.

Il y a cette différence entre la médisance et la calomnie, que celle-ci est issue de faussetés infamantes ; celle-là de vérités humiliantes : or, il importe que la loi ne les confonde pas ; l'une est le fléau des bons, l'autre est le frein des méchants.

La calomnie peut porter des coups plus ou moins cruels à ceux qui en sont l'objet : elle peut ravir la gloire d'un héros, d'un bon magistrat, d'un génie bienfaisant ; ternir la réputation d'un homme de bien, ruiner le crédit d'un commerçant honnête, flétrir l'honneur d'une femme sage ; et à ces différents égards, elle doit être d'autant plus sévèrement punie, que le mal qu'elle a fait peut moins se réparer.

La gloire est la seule récompense d'un magistrat qui se consacre au bien public, d'un héros qui se dévoue pour la patrie, d'un génie qui enrichit la société de découvertes utiles. Je n'essaierai point de diminuer l'indignation que mérite quiconque cherche à la leur ravir ; mais je dis que cette recompense ne peut guères leur manquer : rarement les traits de l'envie arrivent-ils jusqu'à eux. D'ailleurs, tout ce que la malignité débite contre une réputation fondée sur le mérite, les talents, les vertus, n'est que rumeurs d'assez courte durée. s'ils dédaignent de s'abaisser jusqu'à repousser l'outrage : leurs services, leurs exploits, leurs écrits restent pour les défendre ; et ces petits nuages élevés pour obscurcir leur gloire finissent par se dissiper. Il y a mieux : comme ceux qui l'attaquent ne font que déceler le chagrin qu'elle leur cause, ils trouvent presque toujours leur châtiment dans leur propre crime *.


* Bien entendu que si la calomnie portait sur les moeurs, le calomniateur serait puni comme s'il eut attaqué tout autre citoyen.

L'homme de bien n'est pas aussi exposé aux traits de la malignité que le grand homme : mais il n'est pas de même au-dessus de leur atteinte. Sa réputation est semblable à une fleur délicate que le moindre froissement peut flétrir.

Rien de plus cher au monde que l'honneur : celui qui cherche à le blesser est donc plus cruel qu'un assassin. Ne mesurons pourtant pas le châtiment sur l'idée que les âmes sensibles se forment de cet outrage : mais sur les moyens qui restent de le réparer. Si rien n'importe plus au bien de l'État que le respect pour les lois ; il est de l'intérêt public, sans doute, que l'honnête homme ne soit pas calomnié. Qui a ravi la réputation d'un autre, doit perdre la sienne : il faudrait donc toujours, contre la calomnie, une peine flétrissante : mais comme la peine doit être correctionnelle, tant qu'il y a raisonnablement quelqu'espoir de corriger le coupable, qu'il soit condamné la première fois à faire réparation d'honneur à l'offensé ; la seconde fois à lui faire réparation, à payer une amende applicable à quelque établissement de charité ; la troisième fois, à être exposé quelques heures au pilori.

Au reste, je ne parle ici que des diffamateurs de dessein prémédité ; les autres méritent quelqu'indulgence : tels sont ces hommes vains que le désir de montrer de l'esprit porte à sacrifier les réputations les mieux établies : et tels sont ces babillards indiscrets, qui, sans être animés par l'envie et le désir de la vengeance, vont semant partout des propos dangereux. Les premiers seront condamnés à faire réparation ; les derniers à déclarer, en pleine cour de justice, que dans tout ce qui leur est échappé, ils n'ont point eu dessein de toucher à honneur de la personne offensée, et on leur enjoindra d'être plus circonspects à l'avenir.

S'il arrivait que des personnes qui se seraient injuriées dans la chaleur d'une dispute, eussent porté plainte, elles seront condamnées à se faire des excuses réciproques, et à recevoir une réprimande du juge.

Le négociant qu'on diffame est le plus malheureux des hommes ; car à la perte de sa réputation se joint toujours celle de sa fortune. Et à combien peu de chose tient son crédit ! Souvent un faux bruit, une Insinuation maligne, un mot dit à l'oreille suffit pour le réduire à la mendicité. La nature de l'offense indique la nature du châtiment : ainsi le délinquant sera condamné, pour toute réparation, à indemniser la personne outragée du tort que ses calomnies peuvent lui avoir fait.

On se permet à l'égard des personnes du sexe un genre de calomnie qui n'est pas même défendu par la loi : et c'est ici un nouvel exemple trop peu remarqué de la tyrannie que nous exerçons contr'elles. Nous voulons qu'elles aient des yeux pour ne rien voir, des oreilles pour ne rien entendre, un coeur pour ne rien sentir ; et non contents de cette cruelle contrainte où nous les retenons, nous nous faisons une étude de leur inspirer des désirs ; puis, pour mieux exercer leur sensibilité, nous nous efforçons d'exciter dans leur âme les plus vives agitations. Ont-elles un instant de faiblesse ? bientôt nous leur en faisons un crime : tandis que nous tirons gloire des artifices que nous avons employés à les perdre.

Quelqu'odieux que soient ces procédés, il en est encore de plus odieux ; car pour flatter notre sotte vanité, ou nous venger de n'avoir pu toucher leur coeur, nous n'avons pas honte d'alarmer cette même pudeur qu'elles ont refusé de nous sacrifier, et nous nous faisons un jeu de les perdre de réputation. Combien se vantent d'avoir eu les dernières faveurs de femmes qu'ils n'ont jamais vues ! Aucune n'échappe à leur malignité, pas même celles dont le caractère semblait devoir les mettre à couvert d'une pareille insulte : ainsi telle qui fait l'ornement de son sexe, se voit diffamée par des misérables qui font la honte du leur. Dans ce bas monde, la première récompense de la vertu des femmes est une bonne réputation : or s'il n'y a rien à gagner pour elles à être vertueuses, comment prétendre qu'elles le soient ? Il importe donc de décerner contre leurs détracteurs la peine portée contre les calomniateurs.

Si le délinquant alléguait pour sa défense la vérité du fait, et demandait à être admis en preuve. Convaincu par son propre aveu, la peine serait commuée en celle de séduction, au cas que la personne outragée fut libre d'épouser le séducteur ; et en celle d'adultère, au cas qu'elle fut mariée. Mais quoi, la justice mettra-t-elle en évidence le déshonneur du mari, et lui fera-t-elle un outrage plus sanglant que le diffamateur. Non sans doute : punissez les libertins, et ce genre de diffamation n'existera plus. Quel homme pourra se vanter d'une intrigue illicite, sans se déclarer coupable ; et quel homme assez inconsidéré voudrait attirer sur sa tête le châtiment ?

Au reste tant que nos moeurs ne seront point changées, en vain se flatterait-on de parvenir à réprimer la calomnie, même à l'aide des meilleures lois, trop souvent impuissantes pour contenir dans le devoir des hommes corrompus. Avec un peu d'adresse, ne parviennent-ils pas toujours à les éluder ; et tels, sur qui le châtiment devrait s'appesantir, sont précisément ceux qui réussissent le mieux à s'y dérober. Un homme sans éducation calomnie grossièrement ; mais un homme du monde sait perdre les autres sans se compromettre lui-même. Ira-t-il bêtement nommer les choses par leur nom ? Point : il se sert d'équivoques, de mots à double sens, d'allégories, d'allusions. Mieux encore ; il connaît certaines méthodes de calomnier, contre lesquelles on n'a point de recours. Quelles ne sont pas les ressources de l'envie, de la malignité ! Au lieu du ton de la satyre, il prend pour diffamer celui de l'intérêt : il parle des vices supposés d'un adversaire qu'il veut perdre, comme s'il lui était attaché ; et il divulgue ses prétendues bassesses en paraissant déplorer les faiblesses de l'humaine nature. S'il vous entretient des chutes d'une femme qu'il n'a pu séduire, c'est en la plaignant d'avoir le coeur trop tendre : jamais il n'enfonce le poignard qu'avec l'air de caresser. Enfin souvent le silence seul exprime plus de choses que de longs discours : or tout cela est si équivoque qu'il n'est guères possible d'en former un corps de délit.

Il est vrai qu'à force d'être connus, ces traits malins retombent souvent sans blesser : mais telle est la fatalité attachée à la perte des moeurs, que c'est dans l'excès de notre dépravation même que nous trouvons le remède à notre perfidie.

Des libelles.

Les écrits diffamatoires formeront un délit plus grave que les paroles injurieuses ; car laissant toujours le temps de la réflexion, ils ne peuvent être envisagés comme actes d'indiscrétion ou de légèreté : la réparation d'honneur qu'ils exigent doit donc être plus exemplaire. Mais nulle satyre ne sera réputée libelle, qu'autant que les imputations infamantes porteront à faux.

Des accusations.

Dans un gouvernement libre tous les citoyens sont intéresses au maintien des lois : il est donc permis à chacun d'accuser un coupable. Mais s'il faut des lois pour réprimer le crime, il en faut pareillement pour protéger l'innocence : l'injuste accusateur doit donc être puni, et son châtiment doit être tiré de l'espèce du tort fait à l'accusé.

Du parjure.

Pour accusation malicieusement faire en justice, le délinquant sera puni comme calomniateur. J'en dis autant des faux témoins.

SEPTIEME SECTION

Des crimes contre la tranquillité publique.

Ils doivent être punis par la perte de cette même tranquillité, dont ils privent les citoyens paisibles.

Ainsi, pour bacanal dans les rues et insultes faites aux passants, le coupable sera condamné à vingt-quatre heures de détention dans une maison de force, nourri au pain et à l'eau : correction très-propre à calmer des tapageurs, et à les faire rentrer dans l'ordre.

Pour vitres et lanternes brisées de nuit, sonnettes ou marteaux des portes arraches, le coupable sera condamné à la réparation des dommages, et à huit jours de prison.

S'il n'a point de fortune, outre l'emprisonnement de huit jours, qu'il soit renfermé dans une maison de force jusqu'à ce que, par son travail, il ait gagné de quoi acquitter les dommages.

De l'ivrognerie.

Si certains climats demandent l'usage des boissons spiritueuses, aucun n'en demande l'excès : cet excès doit donc être réprime, vu les funestes effets qui en sont trop souvent la suite.

Un homme, qui par hasard sort des bornes de la sobriété, ne doit pas être puni comme un homme qui en sort journellement : encore parmi les ivrognes de profession, faut-il bien distinguer ceux que la boisson rend stupides, de ceux qu'elle rend furieux : les premiers ne font de mal qu'à eux-mêmes ; à cet égard, ils ne sont point comptables à la justice ; au lieu que les derniers sont toujours plus ou moins dangereux, tant qu'ils ne sont pas privés de leur liberté.

Mais comme il faut que le châtiment tende toujours à ramener le coupable, on le renfermera pendant huit jours dans une maison de force, après qu'il aura reparé les dommages.

A chaque récidive, on doublera le temps de la détention.

HUITIÈME SECTION

Des crimes contre la religion.

Il est bon que la religion soit toujours liée au système politique ; parce qu'elle est un garant de plus de la conduite des hommes.

Il est bon aussi qu'il n'y ait qu'une religion dans l'État, parce que les membres en sont beaucoup mieux unis : mais lorsqu'il y en a plusieurs, il faut les tolérer, tant qu'elles ne sont point intolérantes elles-mêmes, tant qu'elles ne tendent point par leurs dogmes à détruire la société.

Quelle que soit la religion dominante de l'État, le législateur n'a droit que d'engager les sujets à s'y conformer : en favorisant la profession publique du culte extérieur, c'est-à-dire en préférant (à mérite égal) pour les emplois de confiance ceux qui la suivent.

Pour maintenir, défendre et propager la religion, les prêtres ne doivent employer que la force de la persuasion : que toujours ils soient des ministres de paix, jamais des ministres de guerre.

Les crimes contre la religion, qui troublent l'ordre de la société, sont du ressort de la justice humaine : les autres sont du ressort de la justice divine, « tout s'y passe entre Dieu et l'homme » : les rechercher serait établir une sorte d'inquisition fatale à la liberté des citoyens ; en armant contre eux le zèle des fanatiques, ils seraient toujours en but aux persécutions ; la conduite la plus irréprochable, les vertus les plus éminentes ne pourraient les en garantir.

Le châtiment des crimes contre la religion, qui sont du ressort de la justice humaine, doit toujours être tiré de la nature des choses. Que les lois se gardent de vouloir venger le ciel ; car dès que cette idée entre dans l'esprit du législateur, c'en est fait de l'équité : combien d'échafauds dressés pour des malheureux qui avaient refusé de faire un signe de croix ; combien de bûchers allumés contre des malheureux dont tout le crime était quelque singularité d'opinion : et combien d'autres supplices barbares qui font frémir d'horreur !

De l'athéisme, des hérésies et du schisme.

Dans ce qui ne nuit point aux autres, chacun est maître de faire ce qu'il veut. Un des plus dignes usages que l'homme fasse de sa liberté, est de s'appliquer à la recherche du vrai. Juger de tout par soi-même, est donc le droit incontestable d'un être raisonnable ; interdire certains objets à sa curiosité, serait prétendre le priver de sa raison. Mais s'il s'égare dans cette pénible recherche, il est à plaindre, non à blâmer. Ainsi, en travaillant à remonter à la cause des causes, si l'auteur lui échappe, plaignez son ignorance : s'il vous parle de ses doutes, cherchez à l'éclairer.

Comment, s'écrie le fanatisme, ne pas croire en Dieu est un crime atroce qu'il faut punir. Hé ! de quoi, je vous prie, pourrait être coupable un homme de bonne foi ? l'infortuné n'est-il pas la première victime de son aveuglement ? Sans consolation dans cette vie, il est sans espoir pour la vie à venir : comme il ne voit rien au-delà du tombeau, un abîme affreux s'ouvre sous ses pas, et il se perd sans retour dans l'éternelle nuit. Sans doute il est utile à l'État que ses membres croient en Dieu ; mais il lui est plus utile encore que ses membres ne se persécutent point. D'ailleurs lorsque l'athée ne fait parler que sa raison, que craignez-vous ? Vous avez sur lui l'avantage d'un esprit éclairé, c'est à vous de le confondre.

Si l'athéisme n'est point un crime, quelle hérésie ferait un délit *.


* De la liberté laissée à chacun de servir Dieu à sa manière, résultera toujours ce bon effet que l'hérésie ne deviendra jamais schisme. Ce n'est qu'en persécutant ses fauteurs qu'on les force de faire secte, et à devenir redoutables à l'état. Le désespoir leur fournit des armes ; et s'ils ne sont écrasés, bientôt ils écraseront à leur tour.

Tant que l'athée ne fait que raisonner, qu'il vive en paix : mais au lieu de s'en tenir au ton septique, s'il déclame, s'il dogmatise, s'il cherche à faire des prosélytes : dès ce moment devenu sectaire, il fait de sa liberté un usage dangereux, et il doit la perdre. Qu'il soit donc renfermé pour un temps limité dans une prison commode, et qu'il y soit entretenu à ses dépens.

Si telle doit être la punition de l'athée qui cherche à faire secte, aucun hérésiaque n'en mérite une plus grande.

Des sacrilèges simples.

Sous cette dénomination on comprend les profanations et les exécrations contre la religion.

Pour les punir, que la justice humaine se règle sur la divine.

Le coupable a offensé Dieu, usez-en envers lui comme Dieu même. S'il se repent il obtient miséricorde ; qu'il fasse donc publiquement pénitence pour le scandale qu'il a causé, et qu'il soit absous. S'il récidive, qu'il soit privé des avantages que donne la religion ; qu'il soit expulsé de la société des fidèles, et qu'il ne puisse prétendre à aucune place de confiance.

Du blasphème.

Espèce d'égarement qu'il faut aussi punir ; mais ce crime n'est le plus souvent qu'un écart momentané, dont le soleil avant son coucher éclaire le repentir, le châtiment ne doit pas être trop prolongé : trois jours de détention suffisent pour punir un esprit égaré, et le faire rentrer en lui-même. S'ils ne suffisent pas, à chaque récidive doublez toujours ce terme, et soyez sûrs que vous aurez rarement des coupables à punir.

De la magie.

Folle prétention que nos pères punissaient du feu, et qui ne doit exciter que le mépris, lorsqu'elle est sans mauvais dessein : mais si elle sert à faire des dupes, punissez la fourbe.

Au reste, comme cette espèce de folie ne tend qu'à gâter les esprits, ceux qui font métier de magie ne doivent point être soufferts dans l'État ; qu'ils soient donc arrêtés et renfermés dans une maison de travail. J'en dis autant des nécromanciens, des diseurs de bonne aventure, des joueurs de gobelets, et de tous ces jongleurs qui vivent au dépens de la sottise humaine.

Des délits qui troublent l'exercice de la religion.

Quand ils ne consistent qu'en indécences, comme gestes, discours bruyants, éclats de rire, il suffit que le prêtre suspende un instant ses fonctions pour fixer les coupables. Si la rougeur ne couvre pas leurs fronts, et qu'ils récidivent ; qu'ils soient publiquement censurés par le magistrat.

Des mauvais traitements faits aux prêtres exerçant leurs fonctions.

Si au manque de respect pour les cérémonies religieuses se joignent des actes de violence ; pour expier le scandale, le délinquant fera amende honorable à la porte d'une église.

Du vol des choses sacrées.

La peine de ce crime doit être la même que celle du vol domestique.

Des écrits scandaleux.

Les moeurs suffisent seules pour maintenir le bon ordre dans la société : mais lorsqu'elles manquent ou qu'elles sont corrompues, rien n'y supplée. En vain les lois fixent-elles le devoir, bientôt mille passions rendent le devoir pénible, et il faut des châtiments sévères pour y forcer les hommes : puis mille vicieux penchants rendent l'observation des lois impraticables, et il faut aggraver la peine de la désobéissance : enfin les coupables se multiplient chaque jour, les crimes inondent l'État, et on n'est plus occupé qu'à punir.

Que penser de ces vils auteurs qui s'efforcent de pervertir le genre humain, et de réduire le vice en maximes ? Quelque soit le motif qui les détermine, sordide intérêt ou sotte vanité, toujours est-il vrai qu'encourager au crime est un crime digne de blâme. Mais peut-être serait-il plus expédient de priver de la liberté ces écrivains méprisables, qui emploient à corrompre leur siècle, les petits talents que le ciel leur a départis, jusqu'à ce qu'ils se soient corrigés eux-mêmes.

Imprimeurs, libraires, colporteurs, en un mot tout homme qui contribue volontairement à propager la contagion ou le scandale, doit recevoir la même punition.

Des complices.

Quiconque aura directement ou indirectement aidé à commettre un crime, sans pouvoir justifier cause d'ignorance, sera réputé l'avoir commis.

Des cas imprévus.

La législation criminelle demande une étude approfondie : ses détails sont immenses ; et plus on étudie ce vaste sujet, plus il s'étend à nos yeux. Ainsi, en fixant le firmament, toujours on découvre quelqu'astre nouveau.

Il est des cas si singuliers, qu'il eût été comme impossible de les prévenir. Or, quand la loi n'a pas prononcé, le juge, qui n'en est que l'organe, doit garder le silence, et le délinquant doit être absous : inconvénient très grave, j'en conviens ; mais inévitable, si l'on veut bannir tout arbitraire des tribunaux et assurer la liberté publique.

Moyen, de maintenir les lois en vigueur.

Quelque prévoyance qu'ait eu le législateur, bientôt les méchants trouvent le moyen d'éluder la loi. Y sont-ils parvenus ? Pour la confirmer, la tempérer, la corriger, il en faut beaucoup d'autres : précautions inutiles ! Après avoir manqué le but, comment se flatter de l'atteindre en suivant la même route ? Les anciens abus continuent donc ; il s'en établit de nouveaux ; chaque jour le nombre des infractions augmente ; il faut punir, et ne faire que punir : si l'on se relâche quelques moments, la loi tombe dans le mépris.

Pour la faire respecter, en vain a-t-on recours à des voies rigoureuses : en vain aggrave-t-on les châtiments. Rendez facile l'obéissance aux lois ; ôtez les occasions de les violer, et elles seront observées. Or, on y parvient en établissant une bonne police.

Proscrivez donc toute académie de jeu, tout tripot, tout lieu de débauche, repaire de malfaiteurs et de scélérats. Proscrivez aussi tous ces métiers * qu'entretient le désir d'une puissance absolue, que nourrissent les besoins de la prodigalité : métiers infâmes, uniquement propres à corrompre le coeur.


* Les espions, les délateurs, les usuriers, les prêteurs sur gages.

Ne souffrez pas que les pauvres restent oisifs ; forcez-les au travail, et vous les rendrez gens de bien.

Après leur avoir fourni les moyens de travailler, et avoir proportionné le salaire à l'ouvrage *, si quelqu'un refuse de s'occuper utilement, qu'il soit banni de l'État.


* A Paris, les ouvrières en linge, en modes, etc., ne gagnent que 15 sous par jour. Sur un salaire aussi mesquin, comment veut-on qu'elles se nourrissent, s'entretiennent ? Ne pouvant vivre honnêtement du produit de leur travail, elles sont donc réduites à donner dans le libertinage. On a fait dix fois à ce sujet de très-humbles représentations au parlement, et jamais il n'a daigné prendre en considération cet important objet.

Il ne suffit pas d'ôter aux hommes les occasions de violer les lois, il faut leur en ôter jusqu'à l'envie ; et on n'y réussit, qu'en leur donnant des moeurs. Pour cela, il y aurait une excellente méthode ; ce serait d'établir un tribunal de censure, chargé de veiller sur la conduite des citoyens. Nous voilà insensiblement ramenés aux institutions anciennes ; et vainement voudrait-on s'en passer. C'est à l'établissement des censeurs que Rome dut ses moeurs dans les beaux jours de la république. Heureux peuples, que le gouvernement n'est pas habitué à corrompre, adoptez-le cet établissement *, si vous voulez voir parmi vous le règne de la justice : rendez-le sacré comme les lois, et qu'il soit éternel comme elles.


* Un pareil établissement ne peut convenir qu'à un très petit État.

Deuxième Partie (Sect. 1)


Plan de législation criminelle


Troisième Partie


dernière modif : 12 Jun. 2001, /francais/marat/plan3.html