Deuxième Partie (Sect. 5)


Plan de législation criminelle


TROISIEME PARTIE

De la nature et de la force des preuves et des présomptions.

Ce serait peu d'avoir fait de bonnes lois, si on ne les faisait observer : on ne les fait observer qu'en punissant le crime ; mais avant de punir le crime, il faut convaincre le coupable.

Dans ces gouvernements où la législation ne tend qu'à inspirer l'amour de la patrie, et où cet amour règne dans les coeurs, il n'est point de délit privé. Comme tout s'y rapporte au bien public, personne n'y a d'autres intérêts que ceux de l'État, et chacun est autorisé à les défendre : ainsi l'infraction des lois est un attentat contre la société, dont tout citoyen doit demander justice.

Mais dans ces gouvernements où le mot patrie n'est qu'un vain son, dans ces gouvernements où chacun s'isole, où chacun préfère ouvertement son intérêt particulier à l'intérêt général, et où chacun cherche à faire son bonheur aux dépens de celui des autres ; la cause publique n'est plus l'affaire des particuliers, bien que la cause des particuliers soit quelquefois l'affaire publique *. C'est le cas des gouvernements actuels : tout délit s'y commet contre l'État ou contre ses membres. C'est donc à la partie offensée ** de le dénoncer et de le poursuivre.


* Cela arrive dans le seul cas du meurtre ; parce que le citoyen assassiné est un citoyen enlevé à l'État.
** L'État est toujours représenté par le ministère public : les sujets peuvent l'être par leurs proches.

On nous donne comme une admirable institution de certains législateurs d'avoir déchargé les sujets de ce soin, et de l'avoir commis à un officier public, fait pour s'employer sans chaleur, sans animosité, sans passion, à poursuivre les crimes.

On ne voit pas toutefois que chez les nations où l'usage contraire est établi, il en résulte aucun inconvénient : loin d'être toujours dirigé par le désir de la vengeance, d'ouvrir la porte aux délations, et de susciter des haines implacables, comme on le prétend ; chez ces nations chacun sent que la loi doit avoir son cours. Si l'accusé est coupable, on le punit : s'il est innocent, on l'absout. S'il a été dénoncé malicieusement ou légèrement, on lui accorde des dommages : or, dès que la sentence est rendue, les parties sont tranquilles. Voyez l'Angleterre, et montrez-nous depuis un siècle, dans cette grande monarchie, un seul exemple de vengeance particulière qui ait résulté de l'usage qu'on nous représente comme si dangereux. On craint qu'il n'ouvre la porte aux délateurs. Mais en dispensant la partie intéressée à demander justice, de dénoncer le délinquant, qu'y gagne-t-on ? Toujours faut-il à ce vengeur public au moins un dénonciateur ; il faut ensuite qu'il le devienne lui-même : voilà donc plusieurs dénonciateurs au lieu d'un seul.

Qu'importe, au reste, que la partie offensée poursuive le délinquant par désir de vengeance : est-ce à elle de prononcer l'arrêt de condamnation ? Changera-t-elle la peine qu'a décernée la loi ? Non sans doute ; elle aurait beau faire retentir de ses clameurs les tribunaux, jamais elle n'inspirera aux juges les sentiments qui l'animent. Il n'en est pas ainsi de l'officier public qui la remplace : en connaît trop l'extrême influence qu'il a sur le jugement du tribunal où il siège. D'ailleurs, est-il bien vrai qu'il soit lui-même sans passions ? Ayant toujours l'esprit frappé des forfaits qu'on lui met sous les yeux, son zèle pour les intérêts de la société qu'il doit défendre, ne saurait conserver longtemps un caractère de modération ; et bientôt la haine qu'il porte aux crimes retombe sur leurs auteurs. Voyez-le rassemblant des preuves sur la tête des accusés : aux efforts qu'il fait de les trouver coupables, vous diriez qu'il demande une victime, ou qu'il craint qu'elle ne lui échappe. Mais ce ne sont-là encore que des inconvénients, dont la vertu personnifiée aurait peine à se garantir. Que penser de ceux dont la fragilité humaine ne saurait se défendre, et que n'ont point aperçus les prôneurs de la sagesse prétendue de cette institution ! Touchés de quelques avantages illusoires, ils nous disent avec assurance : « L'homme public veille pour les citoyens ; il agit, et ils sont tranquilles ». Fort bien : mais ne fera-t-il point servir son ministère à ses propres vues ! Ne negligera-t-il point la cause du faible pour favoriser celle du puissant ? Seul dépositaire des droits de tant de citoyens, ne trafiquera-t-il point * de la justice ? Seul ministre de la vengeance publique, ne fera-t-il point des lois un instrument de fureur pour écraser ses propres ennemis ? Au milieu de tous ces moyens de prévariquer impunément, son intégrité se conservera-t-elle toujours pure ? Resistera-t-il toujours aux instances de l'amitié, aux offres de l'opulence, aux mouvements de son propre coeur ?


* En France, il dépend des conseillers, chargés d'inspecter les prisons, d'en faire sortir les coupables, et combien ont été élargis pour de l'argent : triste vérité que l'expérience n'a que trop souvent démontrée.

Enfin, quand cette institution si vantée n'aurait d'autre inconvénient que celui d'être fatale à la liberté des sujets, il suffirait seul pour la proscrire d'un sage gouvernement. Si c'est à la partie offensée de dénoncer le délit, c'est à elle aussi de poursuivre le délinquant.

De la dénonciation.

Quelque crime a-t-il été commis : la première chose à faire est d'en rendre plainte, de le circonstancier et d'en désigner l'auteur ou les auteurs, connus ou suspectes.

La plainte doit être rendue par la partie offensée, et par devant le magistrat préposé pour la recevoir, au cas qu'elle soit fondée. Si l'auteur du délit est nommé, le dénonciateur s'engagera sous caution à le poursuivre. Par cette précaution, le magistrat met la loi entre l'accusateur et l'accusé ; il s'assure que l'un n'est pas animé par la haine, et il empêche que l'autre ne soit diffamé par la calomnie.

De la recherche du coupable.

Le coupable une fois dénoncé, il s'agit de le trouver : c'est l'affaire de la police.

Pour le découvrir, que jamais on ne propose de récompense aux citoyens, ce serait corrompre les moeurs : mais qu'il leur soit défendu de lui donner asile.

Lorsqu'un criminel n'est pas pris en flagrant délit, ordinairement on le découvre par les traces que laisse le crime : il est donc indispensable qu'il y ait un moyen prompt et facile de communiquer aux différents habitants d'un même lieu, et aux différents lieux d'un même État, les renseignements nécessaires sur l'objet du délit et la personne du délinquant : moyens qu'offre toujours une lettre circulaire.

Je n'ose parler ici des moyens qu'on emploie pour découvrir les criminels dans les ténèbres où ils s'enfoncent, et trouver les traces du délit : moyens odieux, dont ne peuvent se passer les gouvernements de nos jours, et qui font bien sentir la supériorité des institutions anciennes sur les institutions modernes. Il est naturel de réclamer contre ceux qui nous ont fait outrage, et il est beau de dénoncer par zèle pour la patrie ceux qui ont violé les lois : mais quoi de plus cruel, de plus lâche, de plus vil que de faire métier de pourchasser des malheureux échappés à la vengeance publique ; de leur tendre des pièges ; d'employer à les perdre, ruse, astuce, perfidie, trahison ; de violer leur dernier asile, et de les livrer de sang-froid à toute espèce de tourments, sans autre motif qu'un sordide intérêt ? Telle est l'unique occupation de ces bandes de délateurs et d'espions que la police entretient : à grands frais, qu'elle corrompt et pervertit sans cesse : bandes infâmes d'où sortent la plupart des scélérats qui infestent les grandes villes, remplissent les cachots, couvrent les gibets : à force d'employer pour les autres mille moyens de tromper, ils les emploient enfin pour eux-mêmes ; et après s'être abandonnés à tous les vices, ils s'abandonnent à tous les crimes.

De la poursuite des délinquants.

L'accusé découvert, on l'arrête par autorité publique, et on le livre à un tribunal de justice pour le juger. Reste à le convaincre aux yeux de ses juges : c'est l'affaire de la partie offensée ; car si c'est à elle de dénoncer le délit, c'est à elle aussi de poursuivre le délinquant.

De la composition et du pardon des crimes.

Quoique libre de disposer de ses propres droits, la partie offensée ne doit pas l'être de pardonner au coupable ou de composer avec lui : car tirant par une transaction particulière la satisfaction qu'elle eût obtenu de la justice ; si elle laissait en liberté un criminel dangereux à la société, elle se rendrait responsable de tous les maux qu'il viendrait à commettre : or, il en est d'irréparables.

Mais n'en fut-il point de tels. Après avoir réparé le tort fait aux individus, le délinquant est quitte envers eux, non envers la société ; il lui doit satisfaction pour le mauvais exemple qu'il a donné. Ainsi l'action une fois intentée, le plaignant ne sera plus le maître de s'en désister.

Si les sujets ne sont pas maîtres de composer, le ministère public l'est beaucoup moins encore ; parce qu'étant chargé de la défense de la société, il ne doit point disposer de droits qui ne lui appartiennent à aucun titre.

De la procédure criminelle.

Elle a pour but la conviction du coupable ou la décharge de l'innocent. Mais de quelle manière y parvenir ? Commençons par dire de quelle manière on ne doit pas entreprendre d'y arriver *.


* Le croira-t-on ? il est tel pays en Europe où l'on entretient des deniers publics une foule d'espions, de délateurs, de voleurs mêmes qui s'associent aux fripons, aux filous, aux brigands, pour devenir délateurs de leurs complices.

Les lois ne sont pas moins faites pour protéger l'innocence que pour punir le crime. Si elles permettent d'accumuler sur la tête d'un accusé les preuves du délit qu'on lui impute, elles doivent lui laisser tous les moyens possibles de se défendre. Il est donc absurde de vouloir tirer d'un coupable la confession de son crime, et d'ériger cette confession en preuve contre lui. Ainsi, loin de nous ces moyens barbares, employés pour arracher un aveu qu'on n'a pas même droit d'exiger. Quand la question ne serait pas un horrible genre de preuve, elle en est une contre nature, puisqu'elle blesse le principe de la défense naturelle.

Ce n'est pas pour faire preuve contre un coupable, nous dira-t-on, que le juge l'ordonne, c'est pour éclaircir ses doutes et tranquilliser sa conscience ! Quoi ! dans l'incertitude où vous êtes si l'accusé est coupable, vous lui faites souffrir un supplice plus affreux que celui que vous lui infligeriez si vous étiez sûrs qu'il n'est pas innocent ? Et pour savoir s'il mérite la mort, vous commencez par la lui donner mille fois. Juges barbares, de quel droit vous jouez vous ainsi de l'humanité ?

Mais quand vous l'auriez ce droit funeste, que penser d'un genre de preuves qui tourne contre sa fin ! Vous prétendez éclaircir vos doutes par des tourments, comme si la douleur fut propre à arracher la vérité du malheureux qui souffre. Que de coupables toutefois ont résisté à cette ridicule épreuve ! Que d'innocents y ont succombé ! Insensés, ouvrez les yeux sur vos pareils, et suivez leur exemple : combien, souillés du sang innocent qu'ils ont répandu, pleurent encore leur fatal aveuglement !

Oui, la raison se révolte contre cette pratique odieuse, et dans un siècle où l'on se pique de raison, se peut-il qu'elle ne soit pas généralement proscrite.

Si on n'a pas droit d'exiger d'un coupable l'aveu de son crime : on n'a pas droit non plus d'en exiger réponse aux questions qui tendent à le charger. Il suit de là que la procédure criminelle est nécessairement composée de deux genres de preuves opposées, de preuves positives produites par l'accusateur, et de preuves négatives produites par l'accusé : or, de leur comparaison résulte le degré de force que doivent avoir les premières, quelqu'évidentes qu'elles paraissent isolées.

Suite du même sujet.

Ce n'est point aux juges d'établir les preuves du délit ; mais c'est à eux d'examiner impartialement celles qu'on leur présente, et de prononcer si elles suffisent pour déclarer coupable l'accusé. Ce n'est donc pas sur des connaissances particulières qu'ils pourraient avoir, moins encore sur des soupçons, qu'ils doivent se décider contre le prévenu : tout ce qu'ils ne savent point par l'accusateur ils doivent l'ignorer, et tout ce qui n'est pas juridiquement établi doit être nul à leurs yeux. Qu'ils cessent donc pour jamais de tendre des pièges à un accusé, de chercher à l'embarrasser par des questions captieuses ; de s'efforcer de le mettre en contradiction, et d'obtenir de lui, par de fausses promesses, l'aveu de son crime : soins étrangers à leurs fonctions, et indignes de leur caractère. Faits pour tenir au moins la balance de justice, ils ne doivent avoir en vue que le triomphe de la vérité, et ils n'ont droit de le procurer que par des voies honnêtes, des moyens équitables.

Suite du même sujet.

Quoique les juges n'aient pas droit d'exiger d'un accusé l'aveu du crime qu'on lui impute, ils peuvent cependant recevoir contre lui cet aveu. Fait librement, il lève jusqu'au moindre doute, et il suffit pour passer sentence.

Autrement il faut convaincre le coupable. Les seuls moyens de le convaincre que la raison avoue, sont la preuve par témoins et la preuve par corps ou trace de délits.

Des témoins non recevables.

Nul témoignage ne fait preuve qu'autant qu'il est vrai. Pour qu'il soit vrai aux yeux de la justice humaine, qui ne peut point scruter les coeurs, il faut qu'on n'ait aucune raison valide de suspecter le jugement et la véracité de celui qui le rend.

Ainsi, un âge trop tendre ou trop avancé, l'imbécillité, la démence, l'ivrognerie, une flétrissure juridique, l'habitude au mensonge, des moeurs incompatibles avec les sentiments d'honneur ou d'honnêteté, une liaison intime avec l'accusateur, une haine vouée à l'accusé, un intérêt quelconque à le perdre ou à le desservir, seront toujours des raisons valables de récuser un témoin.

Cependant, quoiqu'irréprochable en apparence, il se peut encore qu'un témoin ne soit pas recevable : mais pour cela il faut que son témoignage porte des marques de fausseté, comme inconséquence, variation, contradiction, ou qu'il soit invalide par des faits bien établis.

De la preuve par témoins.

« Un témoin qui affirme et un accusé qui nie font partage ; il faut tiers pour le décider ». Ainsi le témoignage positif, clair, uniforme, constant et non invalide de deux personnes irrécusables, qui jurent avoir vu l'accusé consommer le crime dont on le charge, ou l'avoir trouvé saisi, soit de l'instrument, soit du corps de délit, à l'instant même que le crime venait d'être consommé, fera preuve complète contre lui.

Si l'accusé n'a pas été trouvé saisi de l'instrument ou du corps de délit, immédiatement après la consommation du crime ; la déposition des témoins n'étant plus que preuve indirecte, ne sera jugée suffisante qu'autant que la défense du prévenu serait fondée sur de fausses allégations, et que les circonstances qui ont précédé la consommation du crime le rendraient suspect.

Lorsque le crime laisse plusieurs traces ; pour faire preuve complète, il n'est pas nécessaire que tous les indices soient constatés par deux témoins : mais il faut que leurs dépositions fassent un corps d'accusation bien lié, et qu'elles ne se détruisent dans aucune circonstance essentielle.

Quoiqu'il faille toujours preuve complète pour condamner l'accusé, et que la preuve soit jugée telle à des caractères requis, son évidence néanmoins doit être proportionnelle à la gravité du crime. Plus il est grave, plus elle doit être évidente et lorsqu'il est capital, on ne saurait trop la rendre irrésistible.

De la preuve par corps de délit.

Lorsque le corps du délit est constant, et que l'accusé en a été trouve saisi, s'il cherchait à le cacher ; s'il ne peut justifier, par des faits de la plus grande force, d'où il le tenait ; et surtout si les faits qu'il aura allégués en justification se trouvent faux, il fera preuve très-forte contre lui.

Cette règle est si claire, si précise, si exacte, que ce serait perdre le temps que d'en faire l'application à des exemples particuliers : mais il est nécessaire de l'accompagner de deux observations générales.

Il importe que le corps du délit soit immédiatement constaté par un grand nombre de témoins, et qu'il soit même rendu de notoriété publique, si faire se peut.

Il est néanmoins des cas, tels que celui de faux, où la déposition des témoins est superflue. Comme l'accusateur se trouve muni de l'acte suspecté, il n'a qu'à le produire, la preuve du délit qu'il renferme deviendra complète, si l'accusé avoue l'acte, ou si prétextant qu'on le lui a arraché par la force, il n'a pas immédiatement réclamé contre cette violence.

De la preuve par traces de délit.

Ces traces peuvent être en très-grand nombre : mais il importe de n'admettre que celles qui ne sont pas équivoques. Telles sont, en fait de meurtre, l'arme dont l'assassin se serait servi, et qui appartiendrait à l'accusé, des macules de sang trouvées peu après sur l'accusé ou sur ses traces jusques dans sa retraite, un lambeau de son vêtement arraché par l'assailli, une marque ou blessure particulière que l'assailli lui aurait faite et qu'il aurait désignée, le signalement précis qu'il en aurait donné.

S'il le connaissait personnellement, et qu'il l'eût dénoncé avant d'expirer, cette dénonciation, jointe à quelques-unes des marques bien constatées, ferait preuve complète contre le prévenu.

Cas particuliers.

La nature des preuves doit être relative à la nature des délits.

Lorsqu'un crime peut rarement avoir des témoins, on admettra en preuve les circonstances qui l'ont préparé, qui l'ont accompagné, et qui l'ont suivi. C'est le cas du commerce illicite des sexes, presque toujours enveloppé de l'ombre du mystère.

Pour constater l'adultère, les lois anglaises exigent une preuve impossible à donner : je n'en parlerai point, crainte d'alarmer la pudeur. Mais pourquoi recourir à une preuve aussi étrange ? Avoir surpris sa femme couchée avec un homme, ou son mari couché avec une femme, sera jugé preuve aussi complète que si on les avait trouvés dans les bras l'un de l'autre.

A l'égard des liaisons illicites, un baiser donné et rendu, ou simplement donné sans résistance, une entrevue secrète, une lettre galante, après la prohibition, suffisent pour les constater.

Nulle femme ne pourra rendre plainte de séduction, qu'en cas de grossesse : mais la conformité de sa déclaration *, pendant les douleurs de l'enfantement, avec les preuves fournies dans la plainte, feront preuve complète contre l'accusé.


* Cette déclaration sera reçue par deux magistrats et un greffier. Dans la plainte, on établira les preuves de fréquentation ou de promesse de mariage.

La simple évasion d'une mineure avec un majeur, suffira pour constater le rapt.

A l'égard du viol, pour le constater, il faut que l'outragée ait rendu plainte dès l'instant qu'elle a été en liberté ; il faut qu'elle ait montré des marques de violence sur son corps, et il faut qu'elle produise au moins un témoin qui dépose avoir entendu des cris, ou surpris la plaignante se débattant contre l'accusé.

Des présomptions.

Les présomptions sont des raisons plus ou moins fortes qui disposent à croire l'accusé coupable. Seules, elles ne font jamais preuve : mais elles ajoutent beaucoup à la force des preuves, et elles portent quelquefois jusqu'à l'évidence celles qui, sans ce concours, paraitraient incertaines.

Comme elles n'ont pas toutes même poids, voyons celui que chacune mérite : mais commençons par ranger les objets sous leurs véritables points de vue.

Toutes les présomptions qu'il est possible de faire valoir contre l'accusé, se bornent à son caractère moral, et à ses démarches suspectes qui ont procédé ou suivi le crime.

Quoique moins directe, la première devient la plus forte de toutes, si l'accusé est de mauvaises moeurs, perdu de réputation, et surtout flétri par la justice.

Au nombre des démarches suspectes qui ont précédé le crime, on doit mettre celles qui semblent l'avoir préparé ; comme informations prises sur la partie offensée, allées et venues pour reconnaître les lieux, faux bruits répandus pour inspirer de la sécurité, lettres supposées pour induire en erreur, prétextes controuvés pour écarter les surveillants, acquisition de choses nécessaires pour se travestir, achat d'armes, de poison, de soporiferes, etc.

Les démarches suspectes après le crime se bornent à la fuite et à l'évasion : la force de ces présomptions est absolument relative à la nature des gouvernements. Dans un pays ou l'administration de la justice n'inspire que de la terreur ; dans un pays où l'innocent accusé est aussitôt livré à de cruels satellites, exposé à d'horribles tourments ; dans un pays où le citoyen sans appui est toujours longtemps à faire triompher son innocence, et où il perd ordinairement son honneur, s'il parvient à sauver sa vie ; il est simple de se soustraire à un péril éminent, et d'éviter l'abîme où l'on pourrait être précipité.

Mais dans un pays où l'innocence est toujours en sûreté, où la faiblesse n'est jamais opprimée, où une vie sans reproche est une forte barrière contre la diffamation, où la calomnie retombe sur la tête du calomniateur, où la procédure criminelle ne jette point dans des longueurs cruelles, où une détention injuste obtient des dédommagements, et où la loi n'est redoutable qu'au crime ; chacun y porte ce sentiment de sécurité que donne la protection des lois. Ainsi, l'accusé n'ayant rien à craindre des secrètes machinations de ses ennemis, la fuite et l'évasion doivent inspirer contre lui un violent soupçon de coulpe.

Mais pour déterminer la force des présomptions, il faut les comparer aux preuves directes du fait, auquel elles se trouvent liées.

Ce serait un ouvrage bien important que celui où l'on combinerait une à une, épreuves et présomptions : matière trop ample pour être traitée dans un mémoire ; donnons-en cependant quelques exemples appliqués à différents délits.

Deux témoins irréprochables qui déposeront positivement, clairement, uniformément et constamment avoir vu l'accusé seul avec une personne peu de temps avant qu'elle fût assassinée ; puis l'avoir vu fuir sans appeler * du secours, feront preuve complète contre lui. S'il est constaté qu'il a eu auparavant quelque altercation avec elle, que les coups portés n'ont pu l'être par un suicide, que l'arme avec laquelle le meurtre a été commis appartient à l'accusé, ou qu'il en a été trouvé saisi ; à moins qu'il n'invalide leur témoignage par des faits de la plus grande force.


* Pour que cet indice ait force, on sent bien qu'il faut une loi qui ordonne à quiconque se trouvera fortuitement seul, de jour ou de nuit, près d'une personne assassinée, y reste en appelant du secours s'il aperçoit du monde, ou s'il n'en aperçoit point, aille répandre l'alarme dans l'endroit le plus voisin.

Si en se débattant la personne assaillie avait arraché quelque partie ou quelque lambeau de vêtement de l'assassin : si elle lui avait fait quelque marque particulière qu'elle eut désignée avant d'expirer ; si elle en eut donné quelque renseignement précis ; ces faits affirmés par deux témoins irrécusables, et constatés juridiquement feraient preuve complète contre lui, à moins qu'il ne produisit des faits justificatifs de la plus grande force.

Si le meurtre se trouve compliqué de vol, partie des effets de la personne assassinée, dont la propriété serait constatée par témoins irrécusables, trouvée immédiatement après en la possession de l'accusé fera preuve complète contre lui s'il n'est pas d'un caractère intact, s'il ne peut donner des preuves évidentes d'où il tient ces effets, ou si celles qu'il a données se trouvent faussés ; enfin s'il a été vu dans le temps et proche le lieu ou s'est commis le crime.

QUATRIÈME PARTIE

De la manière d'acquérir et preuves et présomptions durant l'instruction de la procédure, de manière à ne blesser ni la justice ni la liberté, et à concilier la douceur avec la certitude des châtiments, et l'humanité avec la sûreté de la société civile.

Maxime générale.

Voulez-vous que le crime soit puni ; l'innocence défendue, l'humanité respectée et la liberté assurée ? rendez la justice en public. C'est loin des yeux du peuple qu'on emploie tant d'odieux moyens de venir à la preuve des délits. C'est dans l'obscurité des cachots que d'infâmes satellites, travestis en malfaiteurs, tendent des pièges à un accusé, et cherchent à gagner sa confiance pour le trahir. C'est dans les sombres réduits d'une prison, que des magistrats inhumains, oubliant la dignité de leurs fonctions, s'avilissent à celles de délateur, et emploient à la perte des malheureux cette astuce qui ne fait scrupule de rien. C'est dans un tribunal inaccessible qu'on voit des juges acharnés à la perte d'un innocent.

Jamais le peuple ne s'égare que ses chefs n'aient pris soin de l'égarer. Même dans les siècles les plus corrompus il aime la justice ; toujours il a pour but la vérité, et il veut qu'on n'y arrive que par des moyens honnêtes. QUE TOUT DÉLINQUANT SOIT DONC JUGÉ A LA FACE DU CIEL ET DE LA TERRE.

Mais ne nous en tenons pas à cette maxime générale ; entrons dans l'examen particulier des règlements à observer dans l'administration de la justice criminelle.

De l'emprisonnement.

S'il importe à la sûreté publique que le crime soit toujours puni, il importe à la liberté des individus que l'innocence soit toujours protégée. Ainsi pour avoir droit de s'assurer de la personne d'un accusé, de simples soupçons * ne suffisent pas, il faut de forts indices, à moins qu'il ne soit suspect ou sans aveu. C'est sur ces indices que le magistrat sera autorisé à ordonner l'incarcération.


* Il ne sera permis de déroger à cette loi que dans le cas de haute trahison, et lors seulement que le soin du salut de l'état ne saurait souffrir les lenteurs de la procédure ordinaire. Mais immediatemcnt après s'être assuré des personnes suspectes, on les livrera à une cour de justice pour faire leur procès.

Des formes judiciaires.

Si de forts indices suffisent pour s'assurer de la personne d'un accusé ; mais il faut pour condamner un coupable des preuves convaincantes ; ces preuves doivent être mises sous les yeux du juge : or, la manière de convaincre le coupable est l'objet de la procédure criminelle.

Il importe que l'instruction du procès soit assujettie à des formes fixes, précises, régulières ; afin de ne pas se conduire d'une manière arbitraire dans la chose du monde la plus grave. On ne saurait donc donner trop d'attention à cette partie de la législation criminelle. Non seulement il est indispensable d'en régir tous les actes, et la forme de chaque acte en particulier ; mais d'assurer l'observation de ces règles, en rendant nul tout ce qui serait fait contr'elles.

Les formes judiciaires sont nécessaires à plus d'un égard. En forçant le juge d'aller pas à pas, elles le mettent en garde contre la légèreté des décisions. En fixant son esprit sur tous les points essentiels, elles le garantissent d'omissions funestes. Et par toutes ces précautions, prises pour parvenir à la découverte du vrai, le législateur annonce combien il attache de prix à la liberté, à l'honneur, à la vie des hommes ; il se justifie aux yeux des criminels, en leur faisant sentir combien le jugement qui les condamne est réfléchi et impartial.

De la procédure criminelle.

Elle commence avec l'accusation : il est indispensable que la plainte de l'accusation soit déposée au greffe par le magistrat qui l'aura reçue, de même que la déposition des témoins, qui auront été entendus immédiatement.

De la manière d'acquérir les preuves du délit.

Comment suppléer aux enquêtes de la partie publique, et aux perquisitions des délateurs qu'elle emploie ; pratique si funeste aux moeurs et si fatale à la liberté ? Par de sages règlements de police. Qu'on ait donc recours, pour la conviction des coupables, aux moyens employés pour leur détection. Ainsi, la loi fera un devoir de communiquer sa réquisition à la partie offensée ce qu'elle peut connaître de relatif au délit. Au premier coup-d'oeil, ce devoir parait fort dur : mais qui pourra s'y refuser, lorsqu'il réfléchira que les soins, les peines, les embarras qu'il exige quelquefois, sont le prix que chacun doit donner pour sa sûreté ?

Au reste, il est juste que les témoins soient indemnisés des frais qu'ils seront obligés de faire, et de la perte de temps qu'ils souffriront pour concourir à l'instruction de la procédure. Il y aura donc un fonds public à cet usage, et ce fonds sera le produit d'une légère taxe imposée à tout citoyen. C'est de ce fonds aussi que l'on tirera de quoi subvenir aux dépenses que requiert l'administration de la justice ; car il importe qu'elle soit rendue gratuitement.

Du traitement des accusés durant leur détention.

Que de cruautés, de scélératesses, de barbaries exercées contre les malheureux qui ont troublé l'ordre public ! Sont-ils accusés d'un crime punissable ? A l'instant la société semble rompre tous les liens qui les attachent à elle, pour perdre à leur égard jusqu'au moindre sentiment d'humanité. C'est peu de les avoir chargés de fers, on les jette dans un affreux cachot et on les livre sans pitié à la merci d'un geôlier, qui déploie contre eux toute sa fureur. Abus odieux, qu'on ne saurait trop tôt réformer : car de quelque crime que ces malheureux soient coupables, on ne doit jamais violer la justice pour les punir, ni les punir au-delà de la peine portée par les lois.

Tant que l'accusé n'est pas convaincu aux yeux de ses juges, on n'a pas droit de le traiter en coupable. Sa détention n'a d'autre but que de s'assurer de lui jusqu'à ce que le délit soit prouvé : car le supplice seul doit être la punition du crime. Ainsi point de ces lourdes chaînes qu'un avide geôlier peut échanger contre de plus légères. Point de ces engins où l'on éprouve une torture continuelle. Point de ces noirs cachots où l'on croupit dans la pourriture.


* Jusques dans les fers le riche retrouve la funeste influence de son or : c'est ainsi que le plus pesant fardeau de la société retombe toujours sur la tête des pauvres, que nous aurions tant de raisons d'épargner.

Sans doute il faut ôter à un prisonnier tout ce dont il pourrait se faire une arme, tout ce dont il pourrait abuser : que sa prison soit forte, mais saine ; et que ses fers l'empêchent de fuir, sans l'accabler.

Une attention singulière qu'il faut avoir dans tout pays où l'on emprisonne pour dettes, c'est de ne jamais confondre les débiteurs insolvables avec les malfaiteurs : la demeure du crime ne doit pas être celle de l'infortune. Qu'on se figure un instant l'horrible situation d'un honnête homme, qui, pour avoir été la dupe de quelqu'adroit fripon, se voit confiné avec des scélérats. A la vue de ses compagnons de captivité, le chagrin qui le dévorait suspend son amertume, l'indignation s'élève dans son âme, et y étouffe tout autre sentiment ; son coeur se serre de douleur, son sang se glace d'effroi, il recule d'épouvante : la nuit s'est passée dans le trouble et la rage, le jour ne renaît que pour éclairer son désespoir. Le temps qui calme les plus vifs chagrins, affaiblit à la longue l'horreur de sa situation. Rendu à lui-même, il considère combien est différent le sort des humains dans ce monde ; puis, livré à ses noires réflexions, il maudit la triste inutilité de la vertu. Peu à peu tout sentiment d'honneur s'efface de son âme ; et s'il est enfin rendu à la société, soyez sûr que vous en avez fait un malhonnête homme, à moins que de douleur il n'ait perdu l'esprit. Voilà les suites trop ordinaires d'un simple manque de police.

Une autre attention singulière qu'il faut avoir, c'est de ne pas confondre les petits délinquants avec les grands criminels : les premiers peuvent être encore des sujets utiles, mais que deviendroient-ils par leur commerce avec des scélérats ?

Les petits délinquants ne doivent pas même être confondus les uns avec les autres, ils se corrompraient mutuellement.

Enfin une attention singulière qu'il faut avoir, c'est de ne pas confondre ensemble les grands criminels, surtout s'ils ont des complices.

Il importe donc que la prison de police, et à plus forte raison la prison civile, ne soit pas prison criminelle, et que dans celle-ci chaque prisonnier ait un réduit à part. Mais, dira-t-on, quelles immenses prisons ne faudrait-il pas ? Vaine crainte ; en établissant les règlements que j'ai recommandés ; les prisons ordinaires se trouveront trop grandes encore ; à peine aurez-vous quelques coupables à punir.

La police des prisons ne doit pas être commise à des geôliers. C'est à la loi de règler le traitement des différents criminels : qu'un magistrat respectable visite donc de temps en temps ces tristes demeures, qu'il reçoive les plaintes des malheureux qui y sont renfermés, et qu'il fasse justice de leurs impitoyables gardiens.

Suite du même sujet.

La loi ne peut condamner un accusé qu'après lui avoir laisse les moyens de se défendre ; et comme il ne doit être détenu en prison que le temps nécessaire pour constater sa coulpe ou son innocence ; vingt-quatre heures après l'emprisonnement on lui donnera copie des chefs d'accusation portés contre lui, avec les noms de l'accusateur et des témoins, on laissera libre accès à ses parents, à ses amis, à ses connaissances ; on lui donnera plume, encre, papier, et autres facilités de préparer sa défense. Jusques dans les fers tout doit avertir l'homme qu'il est libre, que personne ne peut l'opprimer et qu'il n'a rien à craindre s'il n'a pas viole les lois.

Suite du même sujet.

Le riche, avec son or, peut presque toujours être perfide impunément. Sans fortune, souvent l'innocence reste sous l'oppression. Pour prévenir ces abus, on établira dans chaque ville un avocat des pauvres, chargé de la défense des malheureux incapables de se défendre eux-mêmes.

Du tribunal criminel.

S'il faut des lois pour protéger l'innocence, il importe que le juge ne puisse jamais devenir redoutable à l'accusé.

Ce serait un abus bien révoltant que d'établir des commissaires pour juges ; car toujours dévoués aux ordres du maître qui les nomme, ils ne consultent jamais que ses volontés.

Cet abus d'ailleurs ne pourrait que favoriser le despotisme : quand l'innocence des citoyens n'est pas assurée, leur liberté ne l'est pas non plus.

Par la même raison, ce serait un abus bien révoltant que de faire ressortir du prince les tribunaux criminels : ils doivent donc en être tout à fait indépendants.

Suite du même sujet.

Si les lumières et les vertus seules donnaient droit aux charges de la magistrature, il conviendrait sans doute qu'il y eût dans l'état des corps permanents chargés de punir l'infraction des lois. Dieux tutélaires, on aurait tout à espérer de leur sagesse, et rien à craindre de leurs passions. Malheureusement ces charges sont presque toujours le partage de la naissance, du crédit, de la brigue, souvent même elles sont le prix de l'argent : ceux qui les possèdent sujets à toutes les imperfections de l'humaine nature. Faisons voir qu'ils ont en propre bien des défauts.

Quoique les juges ne fassent que connaître du crime, il importe qu'ils soient sans passion dans l'exercice de leur charge, comme les législateurs qui absolvent ou punissent sans aimer ou haïr. Mais il est presqu'impossible que des magistrats à vie ne prennent bientôt un certain esprit de corps : comment donc conserveraient-ils cet esprit de modération, lorsqu'il s'agira de venger quelqu'un de leurs collègues ? Comment feraient-ils justice contre un de leurs membres, lorsqu'ils seront intéresses par honneur à le refuser ? si même l'accusé ne veut que récuser quelques membres de leur compagnie, comment usera-t-il impunément de ce droit précieux ?

Lorsqu'un corps est permanent, on sait toujours à qui s'adresser pour le corrompre ; inconvénient qui n'existe plus dès que les juges ne sont choisis que pour un cas particulier.

Un tribunal constant est plus rompu aux affaires qu'un tribunal momentané, j'en conviens : mais si l'habitude de juger donne des connaissances, elle ne dispose pas à en faire bon usage. A force d'avoir sans cesse sous les yeux la noire trame des crimes, l'esprit se révolte, le naturel s'aigrit, peu-à-peu on prend des hommes une idée sinistre ; on se prévient contre l'accusé, et bientôt on ne veut plus voir en lui qu'un coupable. A force d'avoir des coupables à punir, le coeur se ferme à la pitié, il s'endurcit sur les misères de la condition humaine, il s'accoutume au sang. Ce malheur est sans remède : dans le cours d'une longue magistrature on va au mal par une pente insensible, et l'on ne peut remonter au bien par aucun effort. Ainsi le préjugé, l'endurcissement, le mépris des droits de l'humanité, l'orgueil, l'intrigue, la cabale, la vénalité et cent autres motifs odieux peuvent dicter arrêts des juges à vie : ce qu'on n'a point à craindre des juges qui ne le sont que pour un jour.

Puis donc qu'il n'y a pas moyen de compter sur la justice d'un tribunal permanent, il en faut de passagers, encore cela ne suffit-il pas. Dans les siècles les moins corrompus, combien peu d'individus ont l'âme assez grande pour s'élever au-dessus des préjugés vulgaires, et regarder du même oeil tous les hommes. Quoique pétris du même limon, toujours le riche méprisera l'indigent, et toujours l'indigent enviera le riche : toujours le fort dédaignera le faible, et toujours le faible détestera le fort. Comment donc s'interesseraient-ils les uns aux autres, ou plutôt comment se verraient-ils d'un oeil impartial ?

Pour éviter toute crainte de partialité, et inspirer de la confiance dans l'équité du tribunal, il importe que chacun soit jugé par ses pairs ; et qu'on ne dise pas que peu d'hommes sont capables de remplir dignement les fonctions de juge. Qui ne voit qu'elles exigent plus de probité que de lumières ? Et puisqu'elles se bornent à prononcer sur la réalité d'un fait prouvé jusqu'à l'évidence, tout homme qui a le sens commun peut siéger au criminel.

Suite du même sujet.

Souvent un sage voit mieux qu'un peuple entier ; mais à ne parler que des hommes ordinaires, plusieurs voient mieux qu'un seul. En discutant un point ils s'éclairent mutuellement, et la vérité jaillit du choc des opinions. Cependant, comme il faut concilier les intérêts des citoyens avec la sûreté de l'accusé, il convient de s'arrêter à un nombre déterminé de juges : or celui de douze paraît suffisant. Ces douze juges seront présidés par un magistrat à vie, établi pour être l'organe de la loi : et ce magistrat sera accompagné d'un greffier.

C'est trop d'exiger que toutes les voix soient unanimes, même sur un fait très-evident. Les moyens employés en Angleterre pour obtenir cette unanimité, font bien voir qu'elle n'est qu'apparente. Un seul juré qui serait vingt-quatre heures à l'épreuve de la faim, pourrait toujours ramener les autres à son opinion, quelqu'absurde qu'elle fût. Mais comme dans les affaires de grande importance, la décision du tribunal doit passer à une grande majorité, le jugement ne sera valide qu'autant qu'il réunira au moins les trois quarts des voix.

De l'expédition des causes.

Si le tribunal criminel siège continuellement, avant d'y faire comparaître les accusés, on leur accordera un certain terme pour préparer leur défense. S'il ne siège que de temps en temps, ils seront tenus de préparer leurs défenses d'une session à l'autre.

Dans le cas de séduction, la cause commencée au moment de la plainte, ne pourra être terminée que six semaines après l'accouchement.

Il en sera de même en cas de quelque grave maladie de l'accusé.

De l'instruction du procès.

Elle ne se fera qu'en plein tribunal. Immédiatement après que la cause aura été appelée par le président, l'original de l'accusation du poursuivant et de la déposition des témoins sera mis devant lui par le greffier.

Le détenu sera présenté sans lien par le geôlier, à un des bouts de la barre du tribunal ; l'accusateur sera placé à l'autre bout, et les témoins de chaque partie passeront dans des chambres séparées, dont la porte fermée sera gardée en dedans par un huissier. Il leur sera enjoint le plus profond silence, crainte qu'ils ne puissent se concerter.

Tout étant disposé de la sorte, le président demandera à l'accusateur s'il connaît le prisonnier, et ce qu'il a à dire contre lui. L'accusateur sera tenu de répondre clairement, positivement, catégoriquement. Dès que ses réponses seront écrites par le greffier, le président demandera les preuves du crime imputé, et l'accusateur sera tenu de les donner par ordre, se bornant uniquement aux faits *. Lorsqu'elles seront écrites, le greffier en fera lecture à haute voix, et le président demandera à l'accusateur si ce qu'il vient d'entendre est bien ce qu'il a voulu dire. Alors le poursuivant sera maître d'altérer ou d'ajouter ce qu'il jugera à propos ; on lui en fera une seconde lecture, et il sera obligé de s'y tenir et de la signer.


* L'éloquence est une belle chose, mais elle doit être bannie du tribunal de la justice. En inspirant aux juges la haine, la pitié, la clémence ; en flattant leur vanité, leur orgueil ; en remuant au fond de leur coeur les plus secrètes passions, combien de fois n'a-t-elle pas corrompu leur jugement, et armé leur bras contre l'innocent en faveur du coupable.

Cela fait, le greffier lira l'accusation faite à l'audience, et le président la comparera avec l'accusation contenue dans la plainte. Si ces accusations étaient contradictoires sur quelque fait essentiel, ou si elles variaient essentiellement, la plainte tomberait et l'accusé serait absous.

Mais si elles ne variaient que sur quelque légère circonstance, ou par quelqu'addition à la dernière ; la plainte aurait toute sa force.

Ensuite le greffier relira successivement les chefs d'accusation au président, qui demandera que les preuves soient produites dans le même ordre.

Les témoins du côté de l'accusateur seront donc entendus, mais séparément. A mesure que l'un d'eux sera présenté à l'audience, le président lui fera prêter serment de dire la vérité, et lui demandera ensuite s'il connaît le prisonnier, et s'il a quelque chose à déposer contre lui. Après l'avoir considéré, le témoin sera tenu de répondre catégoriquement, par l'affirmative ou la négative. Si la réponse est négative ou douteuse, il sera rejette : si elle est affirmative, le président demandera au détenu ses raisons de récusation de ce témoin : s'il en donne de valides, le témoin sera rejeté : s'il n'en donne point, ou qu'il en donne de mauvaises *, le témoin sera admis.


* Comme les raisons de récusation sont fixées par la loi, et qu'elles ne sont admissibles qu'autant qu'elles sont réelles, le tribunal jugera sur le champ de celles du prévenu, à la réquisition du président.

Admis en témoignage, le président lui fera des questions relatives à l'accusation du poursuivant. Elles porteront sur l'année, le mois, le jour, l'heure, le lieu où a été commis le délit, sur la nature et les circonstances du délit, sur la personne et le vêtement du délinquant lors de la consommation du délit.

Lorsque demandes et réponses auront été écrites par le greffier, le détenu produira ses faits justificatifs, s'il en a ; puis il fera au témoin des questions propres à mettre en évidence la fausseté de la déposition, si elle n'était pas conforme à la vérité : bien entendu que l'accusateur serait admis à récuser les témoins de l'accusé, s'il avait de son côté quelque raison valide de récusation. Les questions du détenu et les réponses du témoin seront écrites par le greffier. Au cas que le détenu, pour gagner du temps, s'écartât du sujet, le président aurait soin de l'y ramener.

Ce qui vient d'être observé dans l'examen d'un témoin, le sera dans l'examen des autres.

Toutes les parties entendues, on comparera la déposition de chaque témoin faite à l'audience, avec sa déposition faite devant le magistrat qui a reçu la plainte, de la même manière qu'on aura comparé les dénonciations de l'accusateur. Celles qui se trouveront contradictoires, ou qui varieront essentiellement, seront rejetées. Quant aux autres, on comparera entr'elles celles de chaque témoin : et si elles se trouvent contradictoires sur le fond ou les circonstances essentielles du délit, elles seront aussi rejetées. Mais si elles sont uniformes, elles subiront un troisième examen : on les comparera avec les faits justificatifs de l'accusé, et on n'admettra en preuve que celles qui n'auront pas été détruites ou infirmées.

Ainsi, dans le cours de la procédure, on commencera par vérifier l'accusation ; ensuite, on écartera les dépositions fausses ou suspectes, puis on rassemblera les dépositions vraies qui formeront le corps de preuves. Alors le président fera aux juges le résumé de ces preuves, il leur en montrera le fort et le faible, et sur ce résumé les juges prononceront.

Mais comme les preuves peuvent être illusoires, insuffisantes ou nulles : « coupable, non convaincu, ou innocent », sera la formule constante des jugements.

De l'exécution des arrêts.

Faut-il réviser le procès, lorsqu'on ne prononce que sur un fait ? Cela peut être quelquefois nécessaire : mais si les juges avaient dominé à gauche, ce serait au public présent à en appeler.

Conclusion.

S'il importe à la sûreté publique de s'assurer de la personne d'un innocent violemment suspecté, il n'importe pas moins à la liberté publique d'expier envers lui ce qu'il a souffert pour la cause commune. On ne peut le faire qu'en l'indemnisant. On lui accordera donc une indemnisation proportionnelle, non-seulement aux dommages qu'il a essuyés, mais au mal-être qu'il a enduré, à l'inquiétude qu'il a éprouvée, au chagrin qu'il a ressenti.

Quant ou coupable, si la preuve de son crime est incomplète, et qu'il ne paraisse rien de grave contre lui, il sera absous et remis en liberté.

Accusé d'un crime capital, s'il parait contre lui de fortes présomptions, on continuera à s'assurer de sa personne, jusqu'à ce qu'on puisse éclaircir le fait. Il sera donc renfermé dans une maison de force, et contraint de travailler pour vivre : mais on n'exercera contre lui aucun mauvais traitement.

Lorsque l'accusé est convaincu, c'est au président, organe de la loi, à prononcer la peine qu'elle statue contre le crime imputé, et à passer sentence sur le coupable.

Reste à rendre son supplice exemplaire. J'allais ajouter.... Mais j'entends la voix de la nature gémissante, mon coeur se serre, et la plume me tombe des mains.



Deuxième Partie (Sect. 5)


Plan de législation criminelle


dernière modif : 12 Jun. 2001, /francais/marat/plan4.html