Chapitre XXVI


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XXVIII


MARAT

CHAPITRE XXVII.

BIOGRAPHIE.

AVRIL ET MAI 1792.

SOMMAIRE. - Les Cordeliers rappellent Marat et lui promettent leur appui. - Retour en France de l'Ami du peuple. - Machiavélisme de Marat nié par Fabre d'Églantine.- Historique de la Révolution pendant l'absence du journaliste. - Opposition de Marat à la guerre. - Qu'il ne s'est pas trompé sur les vrais sentiments de l'Europe. - Parti brissotin, caractère général de la Gironde. - Que Marat repousse avant tout le principe d'autorité. - Que la Gironde contenait en germe le principe moderne de l'aristocratie des intelligents. - Reproches que l'Ami du peuple adressés aux Girondins à l'origine de leur pouvoir. - Les Girondins le décrètent d'accusation le 3 mai 1792. - Extraits du Moniteur. - Réponse de Marat. - Il va recommencer sa vie souterraine. - Un faux Ami du Peuple.

Le prospectus de l'École du citoyen n'avait pas exclusivement trait à cet ouvrage ; après avoir rappelé l'indomptable courage de l'Ami du peuple, les services rendus à la cause par le Journal ; après avoir annoncé l'ouvrage, les rédacteurs ajoutaient : « Les sociétés patriotiques de la capitale ayant bien senti, depuis la suspension du journal intitulé l'Ami du Peuple, par les persécutions inouïes exercées contre l'auteur, que la patrie manquait de son défenseur le plus zélé et le plus ferme, viennent de se réunir à celle des Cordeliers pour inviter Marat à reprendre la plume. Convaincus que tout le [1] bien qu'on a droit d'attendre de ce journal, si redouté des ennemis de la liberté, ne pourra s'opérer qu'autant qu'il sera répandu dans le royaume entier, elles ont désiré qu'à commencer à la reprise il fut proposé par souscription, et au plus bas prix possible. »

En d'autres termes les sociétés, à l'instigation du club des Cordeliers, s'engageaient à protéger la distribution, à concourir à la vente de l'Ami du Peuple, et elles suppliaient l'auteur de revenir et de reprendre la plume. Disons qu'il paraissait d'autant plus probable que ces promesses seraient tenues, que depuis la promotion de Pétion à la mairie de Paris on avait le droit de compter sur le patriotisme du nouveau chef de la municipalité, et, par le fait, de la police.

Que Marat ait ou non provoqué cette détermination des Cordeliers, cela importe peu. S'il avait résolu de revenir, c'est qu'apparenament il le croyait nécessaire, et, dans ce cas, se faire appuyer de l'invitation des sociétés patriotiques, c'était dire au pouvoir exécutif : je ne suis pas seul. Ce n'est pas la première fois que nous avons lieu de faire remarquer que le courage n'exclut pas l'habileté dans la défense, et que l'Ami du peuple n'en était pas dépourvu, n'en faisait pas fi. Fabre d'Églantine dénie totalement à Marat cette faculté : « Il manquerait un trait essentiel au portrait de tout homme, si l'on ne parlait pas de ses petitesses. Marat avait la sienne, et même fort plaisante dans un homme tel que lui, dans un homme dont la vivacité des mouvements, l'impétuosité du caractère et la vivacité tranchante, ne pouvaient admettre aucune espèce de dissimulation. Marat avait la prétention au machiavélisme : cet homme, dont le regard seul donnait à un oeil exercé l'idée la plus claire de sa situation, cet homme, dont le moindre acte de zèle, quoique vrai, prenait la couleur de l'air affairé, cet homme voulait qu'on le crût grand théoricien dans l'art de gouverner par la ruse et la cautèle : il était si bien frappé de cette manie que, dans les petits cercles intimes, après avoir tempêté contre les ennemis de la liberté, [2] après avoir exhalé toute sa haine et détaillé tout ce que son caractère lui suggérait de moyens, lorsqu'on mettait sur le tapis la ruse des aristocrates et leurs noirceurs, il se mettait ; à rire ; et, d'un air parfaitement avantageux, nous priait d'être en repos ; et, se frappant le front, le prétendait rempli de plus de rubriques que n'en pouvaient contenir les cabinets de Vienne, de Petersbourg et de Londres tous ensemble : il n'en était absolument rien. Étrange, mais assez commune bizarrerie des hommes, de vouloir précisément savoir le mieux la chose qu'ils savent le moins ! Pour peu que Marat s'aperçut de l'incrédulité de ses confidents sur son machiavélisme, il se fâchait et disait que nous verrions. Hélas ! quoi qu'on en ait dit, il était bon homme, et, sur ce point, nous n'avons rien vu de lui. » (Portrait de Marat.)

Il nous semble que, dans ce qui précède, Fabre confond Machiavel avec Tartuffe, l'art de déjouer les ruses de l'ennemi par une contre-mine avec l'art de tromper. Marat, doué d'un naturel emporté, était en effet peu capable de dissimuler par son masque ; aussi telle n'était pas sa prétention ; mais Marat, doué à un degré supérieur de la faculté d'observation, chaque numéro de son journal en fait foi, puisqu'il va dans ses recherches jusqu'à la minutie ; son étude sur l'homme et celle sur la royauté, ses habitudes de savant expérimentateur, sa profession de médecin, enfin trois années de persécutions pendant lesquelles il faut, jour par jour, parer aux coups portés, prévoir et déjouer tous les piéges, toutes ces circonstances, disons-nous, étaient propres à développer la propension naturelle de l'individu, propension singulièrement favorisée par une extrême défiance ; Marat avait donc droit à prétendre au machiavélisme, c'est-à-dire à l'art d'opposer la ruse à la ruse, et cela dans les combinaisons générales de sa politique, et non pas dans la mesquine composition de son visage. Ce ne serait sous ce dernier rapport que le petit côté du machiavélisme, si tant est que cette habileté entre aussi dans ses éléments, c'était celui que dédaignait Marat, c'était [3] celui auquel d'Églantine donnait, à notre avis, trop d'importance. L'auteur comique se préoccupait trop du jeu de l'acteur, de l'indispensabilité de la physionomie. L'Ami du peuple s'était dit en avril 92 : la tactique du pouvoir, c'est de faire croire à sa force, de la décupler dans l'imagination des masses par une grande audace d'affirmation, par de fréquentes promenades militaires ; eh bien, je déjouerai cette tactique dans l'esprit du peuple, j'ébranlerai même l'audace apparente du pouvoir, en annonçant que l'Ami du Peuple va reparaître, mais cette fois soutenu par le club le plus en renom de Paris sous le point de vue de l'action, par toutes les sociétés non-seulement de la capitale, mais des provinces ; et, par cela même, l'Ami du Peuple va devenir un drapeau sous lequel les timides se rangeront, parce qu'ils se diront que la force est là ; un drapeau que les patriotes défendront, parce que le journal ainsi présenté deviendra leur oeuvre ; un drapeau que le pouvoir redoutera, parce qu'il ne sera plus guidon isolé, mais point de ralliement général ; opinion d'un homme, mais principe. Voilà ce que Marat entendait par machiavélisme, et nous croyons qu'il entrait plus dans le vrai sens du mot que Fabre d'Églantine. Enfin nous croyons de lui, comme nous l'avons dit ailleurs de Danton, qu'il avait plus d'habileté qu'on ne se plaît à le supposer, parce qu'il était vraiment fort, et qu'il n'y a pas de vraie force sans l'art d'en diriger les coups : tout lion qu'il est, le maître des animaux marche vers sa proie à pas obliques. Mais il est plus aisé aux écrivains vulgaires de représenter des caractères tout d'une pièce, que d'en saisir les mille oppositions dans un même individu ; s'ils avaient été dieux, ces génies myopes, ils auraient modelé l'humanité sur trois ou quatre types, et se seraient crus d'autant plus grands qu'ils auraient été moins féconds ; mais la nature, qui se rit de leur myopie, a classé ces impuissants dans la cent millionième catégorie de ses créations sans limites.

Comptant sur le concours que les clubs affiliés [4] promettaient de donner au journal, Marat revint en France, et le 12 avril 1792, après quatre mois d'absence, les crieurs annoncèrent à pleine voix, dans les rues de Paris, la réapparition de l'Ami du Peuple à son 627e numéro. Pendant sept jours de suite, le journal reproduisait en tête de ses articles l'arrêté du club des Cordeliers qui invitait Marat à revenir ; au huitième, l'Ami du peuple le supprimait, parce qu'il n'était plus permis de douter « que l'invitation eût réellement été adressée au véritable Ami du Peuple, et que ce fut réellement lui qui avait reparu le 12. » (L'Ami du Peuple, N° 635.)

Mais que s'était-il passé pendant les quatre mois d'absence de Marat ? Un grand fait. La guerre, qui jusqu'alors n'avait été qu'à l'état d'attente générale, devenait un fait positif ; si bien que, de part et d'autre, on en provoquait l'engagement. Le 1er janvier, une loi déclarait les frères du roi et les chefs d'émigrés en état d'accusation ; le 14, Louis XVI était contraint de demander des explications à l'Empereur sur ses dispositions, et, sur le refus de ce dernier, ce procédé devait être envisagé comme une rupture du traité de 1756 ; le 7 février, l'Autriche et la Prusse avaient conclu un traité auquel ils faisaient accéder la Russie. Le 1er mars, Léopold meurt ; le 29, Gustave III de Suède est assassiné ; enfin le 20 avril, quelques jours après la réapparition de l'Ami du Peuple, la guerre est déclarée à François, roi de Hongrie et de Bohême, aux grands applaudissements de l'Assemblée législative, et au milieu des transports de la nation tout entière.

Pourquoi cette unanimité ? C'est que tous les partis espéraient y gagner. Le pouvoir est toujours en réalité celui qui y trouve plus de profit, car c'est une bonne occasion de faire diversion à la politique intérieure ; bonne occasion de lever des armées qui le gardent lui-même contre ses ennemis du dedans ; bonne occasion de lever des impôts forcés au moyen desquels il salarie ses créatures, d'affaiblir les partis contraires enrôlant ceux qui les composent, de donner un [5] appât aux ambitieux d'honneurs, de places ou d'argent, tant les accidents des batailles présentent d'éventualités. Aussi la guerre entre-t-elle surtout dans les combinaisons des gouvernements aux abois.

D'autre part, les patriotes disaient : la liberté gagne toujours au réveil de l'esprit public ; s'il faut des soldats, on ne les enrôlera qu'au nom de la patrie en danger, au nom de la liberté, qui rend au soldat sa valeur en lui rendant sa dignité d'homme ; les impôts ne se prélèvent qu'au moyen de concessions à l'esprit du moment, qu'en faisant comprendre à l'imposé qu'il gagne plus qu'il ne donne ; enfin si nous subissons un échec, c'est toujours sur le pouvoir qu'en retombe la cause ; si nous sommes vainqueurs, c'est à l'esprit révolutionnaire que nous rapporterons le triomphe.

Quoi qu'il en soit du plus ou moins de vérité de ces assertions, toujours est-il que le moment était plus opportun que jamais pour un journaliste de reprendre son poste de sentinelle. Puisque plus d'abus était possible, plus de surveillance était nécessaire. Le rédacteur ne s'en cachait pas : « Plus que jamais Marat va percer le vice au coeur, soutenir les amis de la liberté, encourager, éclairer le peuple, étonner les esclaves, faire pâlir les méchants. » (L'Ami du Peuple, N° 628.)

Mais lui-même quel parti prenait-il dans ce soulèvement de tous les esprits, dans cette aspiration de toutes les espérances secrètes, généreuses ou intéressées ? La réponse, sans aucun doute, va tromper l'attente de tous ceux qui n'ont encore qu'à demi compris l'Ami du peuple.

A propos de cette guerre, le détracteur en chef de Marat a écrit : « Personne ne voit qu'il se trompe à chaque instant. Cela est frappant néanmoins dans les affaires extérieures : il ne soupçonne nullement le concert de l'Europe contre la France, on peut s'en convaincre en lisant son numéro 204 du 28 août 1790. » (Michelet, Histoire de la Révolution française, tome II, page 397.) L'Ami du peuple soupçonnait si bien ce concert que trois mois avant l'époque indiquée par le critique [6] il avait écrit : « Qui doute que les princes de l'Europe entière ne forment des voeux ardents contre la Révolution ? » (L'Ami du Peuple, N° 107.) Seulement le journaliste est convaincu que les peuples ne pensent pas comme leurs gouvernants. Est-ce M. Michelet qui démentira Marat, lui qui a écrit : « Le monde alors (1790-1791), nous le savons maintenant par l'aveu de nos ennemis, le monde appelait la France ? » (Histoire de la Révolution française, tome III, page 242.) Mais ce que l'historien, grand partisan de la guerre, a soin de taire ce sont les raisons cent fois répétées sur lesquelles s'appuie Marat pour en détourner ses concitoyens. Elles diffèrent peu de celles que nous avons rappelées, parce qu'elles n'appartiennent pas plus à Marat qu'à nous ; elles forment le fonds de l'esprit public, ce grand réservoir où nous versons tous notre goutte d'eau, mais après avoir puisé à larges coupes.

Donc voici les réflexions qui détournaient l'Ami du peuple du parti de la guerre : « Ou en serions-nous, grands dieux ! si nous avions l'imprudence de permettre à nos ministres de faire des rassemblements de troupes et à tous les mécontents de se joindre à nos ennemis ; si nous avions la folie de nous surcharger de nouveaux impôts pour payer les chaînes dont ils veulent nous accabler ; si nous avons la sottise de souffrir qu'ils portent notre attention des affaires de la patrie sur les événements d'une guerre insensée ; s'ils réussissaient à nous donner le change ; s'ils parvenaient à nous amuser avec des gazettes étrangères comme des enfants ? » (L'Ami du Peuple, N° 107.)

Cependant cette guerre que Marat redoutait tant pour la liberté est sur le point d'être déclarée ; le journaliste ajoute aux réflexions précédentes : « La guerre aura-t-elle lieu ? Tout le monde est pour l'affirmative ; on assure enfin que l'avis a prévalu dans le cabinet d'après les représentations du sieur Motier qui, sans doute, l'a donnée comme l'unique moyen de distraire la nation des affaires du dedans pour l'occuper des affaires du dehors, de lui faire oublier les [7] dissensions intestines pour des nouvelles de gazettes ; pour voir se dissiper les biens nationaux en préparatifs militaires, au lieu de les employer à libérer l'État et à soulager les peuples ; d'écraser le pays sous le poids des impôts et d'égorger les patriotes de l'armée de ligne et de l'armée citoyenne, en les conduisant à la boucherie sous prétexte de défendre les barrières de l'Empire. » (L'Ami du Peuple, N° 634.)

Mais quels auraient été les moyens d'éviter cette guerre ? « J'en ai proposé cent fois un infaillible, c'est de tenir en otage parmi nous Louis XVI, sa femme, son fils, sa fille et ses soeurs, et de les rendre responsables des événements ; de dire au roi : transigez ou ne transigez pas avec les étrangers, vous en êtes le maître ; le soin de rappeler vos frères et vos cousins rebelles vous regarde, de même que celui de les détourner de toute entreprise hostile ; mais soyez sûr qu'à la nouvelle certaine du premier corps qui aura franchi les frontières votre tête coupable roulera à vos pieds, et votre race entière sera éteinte dans le sang. » (Ibidem.) Cette menace aurait-elle suffi pour arrêter les allies ? Nul ne saurait l'affirmer. Dans tous les cas, qu'aurait à dire l'histoire d'un supplice infligé dans ces circonstances à un roi surpris en flagrant délit de complicité avec l'ennemi ?

Enfin que pense-t-on de cette dernière réflexion de l'Ami du peuple ? « Avec le malheureux penchant des Français à s'engouer de tout, il est à redouter que quelqu'un de nos généraux ne soit couronné par la victoire, et qu'au milieu de l'ivresse des soldats et de la populace il ne ramène l'armée victorieuse contre la capitale pour faire triompher le despote. » (L'Ami du Peuple, N° 639.) Et c'est après les tentatives de Lafayette, de Dumouriez, après surtout le 18 brumaire, que M. Michelet se rit des prévisions du Mathieu Laensberg ? Qu'est-ce qu'un historien à qui l'histoire n'a rien appris ?

La guerre s'engage, écoutons encore : « Fasse le ciel que nous soyons souvent battus, sans être jamais défaits ; ou plutôt fasse le ciel que nos généraux ouvrent les barrières à l'ennemi, [8] conduisent leurs troupes à la boucherie ; que les soldats découvrent à temps la trahison, et qu'ils noient enfin tous leurs chefs dans leur sang ! » (L'Ami du Peuple, N° 639). Il faut avoir vécu sous la tyrannie pour comprendre le vrai sens de ces paroles ; c'est qu'en effet, ce n'est jamais que par ses excès que périt un tyran. Cette diversité d'opinion sur la nécessité de la guerre entre les Girondins et les Montagnards (qu'on nous permette cette expression anticipée pour nous faire comprendre en deux mots), cette divergence d'opinions, dis-je, fut le point de départ de la scission complète entre l'Ami du peuple et les Brissotins.

Qu'est-ce qu'on entendait par Brissotins ? Une classe d'hommes nouveaux, qui composaient la partie la plus brillante de la Législative sous le rapport du talent, que le Midi libéral avait nommes ses représentants, avec mission de balancer l'influence trop dominatrice de la capitale, et dont Brissot, le plus actif de tous, semblait à l'origine être le meneur. N'est-ce pas lui, en effet, qui venait d'imposer à la cour (fin mars 1792) Clavières, Dumouriez et Roland, trois ministres Girondins ? Cette appellation de Brissotins leur avait été infligée par Camille, le spirituel aiguiseur de sobriquets ; mais, comme tous les mots d'esprit, celui-ci manquait de profondeur, et avait en outre le désavantage de trop soumettre tout le parti à l'influence d'un homme qui était bien loin d'en être le chef par le talent et surtout par l'ascendant moral. Le surnom que bientôt va leur donner Marat les marquera au front bien plus profondément, car le fer chaud pénétrera dans le moral ; il les appellera les hommes d'État, et cette dénomination mettra en relief d'un trait toutes leurs prétentions, toute leur vanité de rhéteurs, toute leur ambition politique. Ces hommes, en effet, ne voulurent jamais que gouverner, et cela au nom de leur prétendue supériorité de talents, de moralité et de distinction physique. Et quand nous disons gouverner, nous ne prétendons pas qu'ils aspirassent à la tyrannie ; non, ils voulaient seulement qu'on dit [9] d'eux : voilà les plus grandes intelligences ; ils n'auraient accepté du pouvoir que la partie la plus minime, les hommages ; c'étaient des dieux qui ne voulaient qu'être encensés, et qui, à ce prix, auraient été de bons dieux. Enfin c'est ridicule dans la définition, parce que ce l'est dans l'original ; c'était la personnification la plus complète de la vanité la plus présomptueuse, la plus puérile qui fut jamais, si bien représentée trente ans plus tard par le chef de la secte néo-saint-simonienne, par le vaniteux et ridicule père Enfantin. Et voilà pourquoi Marat, les pénétrant du premier coup, les flétrit du sobriquet d'hommes d'État, et cette qualification va si bien se justifier, qu'à l'avenir elle ne désignera plus qu'un homme dont toute l'importance réside dans l'idée gratuite qu'il se fait de lui-même. Mais si la présomption est la plus bénévole des passions quand on souscrit à sa facile domination, c'est aussi la plus irritable quand on y résiste : aussi allons-nous assister au spectacle regrettable de tout ce que peut engendrer de haine, de mauvaise foi, d'aberration, d'injuste, l'amour-propre froissé ; et, comme l'Ami du peuple aura, plus impitoyablement que tout autre, décelé tout ce qu'il y avait de creux dans ces héros de parade drapés à l'antique, c'est sur lui que tout leur fiel va déborder, que toute leur rage va se concentrer ; disons-le tout de suite, cette fureur en délire descendra jusqu'à armer contre leur ennemi commun le poignard d'un assassin.

Dès son retour à Paris, Marat voit donc le pouvoir exécutif entre les mains des Girondins dont il a pressenti les tendances par tout ce qu'il sait de Brissot, leur grand introducteur politique. Toutefois il n'ignore pas que la cour ne s'est résolue à les accepter que dans le trouble momentané où l'a jetée la mort inattendue de Léopold, et en attendant qu'elle ait reconstitué la Sainte-Alliance. Aussi le journaliste conseille-t-il d'avance de résister, si le roi veut leur renvoi : « Qu'alors, écrit-il, le public jette les hauts cris ; mais cependant qu'on se garde bien de s'abandonner à la foi des nouveaux ministres, [10] et fussent-ils autant de Catons, qu'on n'oublie jamais que la surveillance est le plus sûr garant de la loyauté des fonctionnaires publics. » (L'Ami du Peuple, N° 628.) Toujours la même logique : tout fonctionnaire n'est qu'un agent, surveillez-le ; s'il est ignorant, remplacez-le ; s'il est infidèle, punissez-le ; c'est pourquoi, dans votre intérêt, veillez, veillez, veillez sans cesse. Assurément ce n'est pas là le langage d'une passion, mais d'un principe. Je veux admettre même que Marat ne l'ait tenu que par envie, c'est-à-dire par ambition politique, ce que les faits démentent, le principe n'en serait pas moins vrai pour nous gouvernés, et n'en devrait pas moins nous servir de règle. Quand le tribun Marat aurait été un traître comme tant d'autres, qu'a cela de commun avec la vérité de la doctrine ? Sa trahison même en justifierait l'application, la nécessiterait.

Mais un ambitieux ne peut avoir pour principe la subordination du pouvoir gouvernemental ; il y aurait contradiction entre la doctrine et les secrètes aspirations, puisque ce serait dire en même temps : Donnez-moi le pouvoir et liez-moi les mains. Et c'est si vrai que les ennemis les plus acharnés de Marat ont été jusqu'ici, vont être et seront toujours aspirants à l'autorité.

Nous reviendrons encore sur ce principe, parce qu'il fait le fond de la doctrine maratiste, de la vraie doctrine révolutionnaire. C'est en cela que consiste le vrai progrès ; c'est à Marat qu'en revient l'honneur, non pas comme mérite d'invention (est-ce qu'on invente les idées de justice ?) mais comme persistance à en revendiquer à tout propos l'application la plus radicale. C'était un rude coup porté à l'autorité ; car du contrôle des gouvernés à la découverte de l'importance exagérée de la fonction, de son coût, des embarras qu'elle entraîne après elle, de ses tendances rétrogrades constitutives, de la nécessité de sa transformation totale et de la facilité de cette transformation, le chemin était court ; il est déjà plus d'à moitie parcouru ; nous espérons un jour démontrer la théorie et l'application du principe anti-autoritaire. [11]

On sent bien que nous ne pouvons, dans une histoire particulière, suivre l'Ami du peuple dans toutes ses luttes avec les Girondins ; nous ne raconterons que les principales péripéties de ce combat à mort ; d'ailleurs, les principaux griefs ne sont guère que la répétition de ceux qu'il a adressés déjà à Lafayette, à Bailly, aux Constituants. Tout se résume en ceci : abus d'autorité : or, en fait d'abus de la force, les moyens ne varient guère. Nous avouerons même, si l'on veut, que l''Ami du peuple ne se tint pas toujours dans les limites d'une discussion froide, compassée, exempté d'exagération avec des ennemis qui ne gardaient pas plus que lui les mesures parlementaires. Nous sommes de ceux qui ne lui en font pas un reproche, pas plus qu'à ses adversaires ; nous aimons assez cette fougue de la passion qui témoigne non pas de son impartialité, mais tout au moins de sa sincérité. Je me défie des gens qui jamais ne se laissent entraîner ; il en est de la passion politique comme de l'ivresse à petite dose : ceux-là seuls s'y livrent qui n'ont aucun secret à cacher.

Parmi donc tous les griefs que l'Ami du peuple faisait aux Girondins à leur entrée dans la carrière, celui que nous avons déjà signalé lui servait de point de départ : il leur reprochait de n'avoir point, au début de la Législative, fait rapporter tous les décrets liberticides de la Constituante. De là sa défiance : ils conservent en vigueur les mêmes lois, donc ils vont suivre la même politique, ils vont imposer leur autorité ; qu'importe que la cour y soit plus ou moins sacrifiée, si la liberté publique doit l'être aussi ? Voilà justement ce que les historiens n'ont pas compris, je dis les historiens réputés démocrates. Ils ont énuméré avec complaisance toutes les brèches faites à la monarchie par la Gironde ; ils ne se sont pas rendu compte qu'elle n'agissait qu'en vue de son profit personnel comme parti, je pourrais dire même comme caste, car encore une fois la Gironde est le noyau de cette nouvelle classe d'individus qui allait aspirer au gouvernement des sociétés au nom de sa supériorité intellectuelle ; [12] c'était l'éclosion d'une aristocratie nouvelle. Mais, dirons-nous à cette aristocratie de l'intelligence, commencez par développer en chacun de nous les facultés que la nature y a déposées en germe, puis nous calculerons l'apport individuel d'après ce principe : que l'utilité réelle des services, leur indispensabilité doit être la base d'une juste tarification sociale, qu'il serait dès lors inique de conclure de la seule différence des aptitudes à leur inéquivalence. Et ce travail préliminaire achevé, nous verrons ce que nous devrons faire des suprêmes intelligences ; et si, d'occurrence, les La Place, les Lavoisier, les Cuvier, les Shakspeare, les Raphaël, les Descartes en herbe, tous les grands hommes de l'avenir en un mot prétendaient nous gouverner an nom de leur supériorité intellectuelle, nous leur dirions : Maîtres, nous ne voulons pas de vous pour deux raisons : la première, c'est que vous confondez les genres ; la seconde, c'est que nous ne croyons plus au genre autoritaire.

Voilà, ce nous semble, les considérants généraux dont les historiens modernes, plus artistes que philosophes, n'ont pas assez tenu compte en appréciant les actes politiques des Girondins ; voilà ce que Marat ne perdait pas de vue en les attaquant dès le début. Ils veulent être autorité, se disait-il ; et cela lui suffisait pour conclure qu'ils ne souffriraient pas de contrôle, partant qu'ils s'adjugeraient le droit d'abuser impunément. Et c'était vrai, parce que la conséquence est forcée ; le mal est si réellement constitutif que tous les gouvernements qui vont suivre, la Législative, la Convention, le Directoire, l'Empire, la Restauration, etc., etc., aboutiront au même résultat. Qui dit autorité dit rejet de contrôle ; qui dit rejet de contrôle dit violation de la liberté ; ajoutons tout de suite : qui dit violation de la liberté dit insurrection nouvelle. Voilà ce que Marat comprenait, ce que les peuples ne veulent jamais comprendre. Tourne, tourne, cheval de brasserie ; et, la longe aux dents, le bandeau sur les yeux, tourne au profit du maître, trace ton cercle autoritaire. [13] Marat donc, usant à l'égard de la Législative et tout particulièrement à l'égard des Girondins du droit de contrôle qu'il a proclamé des 89, qu'il a exercé contre les Constituants, va continuer sans ménagement sa polémique investigatrice. C'était d'abord la guerre à laquelle les hommes d'État avaient poussé plus que personne : nous avons dit quelles furent les préoccupations de Marat à ce sujet. La guerre déclarée, quels sont les chefs choisis pour commander ces corps d'armée levés en masse ? « C'est un Luckner, officier de fortune, créature de la cour et bas valet du monarque, devant lequel il est à genoux. C'est un Rochambeau, vil courtisan, couvert des hochets de la cour. C'est un Motier (Lafayette), non moins connu par ses affreuses machinations contre la liberté publique que par ses honteuses prostitutions à la cour. C'est un Gouvion, âme damnée de Motier et complice de tous ses attentats. C'est un Lameth, lâche courtisan couvert de honte et d'opprobre par son hypocrisie et ses trahisons. C'est un Narbonne, enfant de la cour, expulsé du ministère par la voie publique comme le plus audacieux des conspirateurs. » (L'Ami du peuple, N° 640.) Il faut reconnaître qu'il était permis de s'alarmer de ces nominations récentes, et que l'histoire aurait peine à rabattre des qualifications de Marat. Il faut lire dans son journal ce qu'il dit de chaque ministre pris séparément, la lettre qu'il adresse à Pétion dans lequel il avait eu d'abord confiance, enfin les critiques amères qu'il fait des décrets de la Législative. Le châtiment de tant d'audace ne devait pas tarder.

Le jeudi 3 mai 1792, le ministre de la guerre venait de rendre compte à l'Assemblée nationale du mouvement des troupes ; les détails étaient alarmants ; nous avions été repoussés sur plusieurs points ; on attribuait ces désavantages à la malveillance de certains partis. Le députe Beugnot monte à la tribune : « Le premier devoir de l'Assemblée, lorsqu'il se manifeste un grand désordre public, est d'en rechercher soigneusement la cause, est d'en tarir la source. Vous avez frémi de ce qui s'est passé à Lille, et vous frémirez [14] bien davantage quand je vous dirai qu'à votre porte on distribue au peuple une instruction ensanglantée, qu'on ose y proposer de massacrer vos généraux. J'en ai les preuves en main. C'est un libelle signé Marat, et dont voici un passage : « Il y a plus de six mois que j'avais prédit que nos généraux, tous bas valets de la cour, trahiraient la nation, qu'ils livreraient les frontières. Mon espoir est que l'armée ouvrira les yeux et qu'elle sentira que la première chose qu'elle ait à faire, c'est de massacrer ses généraux. »

Cette citation était extraite du numéro 646 de l'Ami du Peuple, 31 avril 92. L'orateur toutefois y glissait une variante qu'il n'est pas inutile de consigner. Marat avait écrit : « J'ai prédit il y a plus de six mois que les trois généraux, tous également bas valets de la cour, trahiront la nation et livreront nos frontières ; bientôt se réaliseront ces tristes présages. Mon unique espoir est que l'armée ouvrira enfin les yeux, et qu'elle sentira que ses chefs sont les premières victimes à immoler au salut public. » (Page 8.) On sent la nuance ; entre ces deux textes il y a toute la différence d'un jugement sur place avec une condamnation juridique ; d'une exécution immédiate avec un châtiment à infliger dans le cas où la trahison serait consommée. Et la preuve, c'est que Marat ne dit pas : Mes présages se sont réalises, mais, « mes présages se réaliseront bientôt. » Il est clair dès lors que la peine ne pouvait que suivre la réalisation, et que, de l'aveu du journaliste, la réalisation n'était pas encore accomplie. Tout se résumait donc à dire aux soldats : Veillez sur vos chefs ; à dire à ceux-ci : Prenez-y garde, vous savez ce qui vous attend.

Mais la variante du député préparait habilement cette magnifique péroraison : « Lorsque le crime lève ainsi la tête, lorsque tous les jours on empoisonne l'esprit du peuple par des maximes ensanglantées ; lorsque ici, sous vos yeux, sur la terrasse des Tuileries, on professe hautement les maximes d'un vil régicide, comment l'ordre et la confiance pourraient-ils se rétablir ? Je les ai entendus ces cris de factieux, et [15] j'ai frémi d'horreur. Jetez les yeux sur Lilie, et vous verrez mise en pratique l'affreuse théorie que nous avons à nous reprocher de n'avoir pas plus tôt réprimée. Ce sont les feuilles de Marat, de Carra. (Quelques murmures partent des deux extrémités de la salle. - Un cri presque général s'élève dans l'Assemblée : Oui, oui, ce sont eux !) Oui, dis-je, ce sont ces écrivains qui ont provoqué tous ces désordres. Si l'on veut connaître quels sont les plus mortels ennemis de la patrie, les voilà : ce sont ces prétendus amis du peuple qui prêchent des maximes, qui distribuent des écrits tout dégoûtants de sang.

« Comment aurez-vous une armée, comment aurez-vous un gouvernement, lorsque des écrivains qui osent s'appeler patriotes vouent les généraux à la mort, le roi au mépris du peuple, les représentants de la nation à son indignation ?... Il est temps de savoir laquelle des deux autorités doit fléchir... L'intérêt de l'armée, l'intérêt public sollicitent un sévère exemple... Combattons l'armée du crime, réunissons nos efforts, et nos premiers triomphes assureront la Constitution... Je demande que le ministre de la justice soit mandé séance tenante, et qu'il lui soit enjoint d'ordonner aux accusateurs publics de poursuivre les auteurs et distributeurs des écrits qui provoquent la désobéissance aux lois, ainsi que les violences et les voies de fait contre les magistrats publics. » (On applaudit.) - (Moniteur du vendredi 4 mai 1792.)

Bazire fait remarquer que le préopinant n'a proposé qu'une nouvelle édition de la loi contre les abus de la liberté de la presse, loi qui existe déjà ; que l'Assemblée se trouve placée entre deux factions : celle des hommes avides de carnage, et le parti des intrigants qui voudraient profiter des désordres pour en tirer des conséquences plus dangereuses encore : « Rappelez-vous que c'est après l'assassinat du boulanger François qu'on a proposé la loi martiale... C'est toujours un grand malheur de voir les législateurs se laisser entraîner par les circonstances dans la confection des lois générales. Jamais surtout nous ne devons nous exposer à [16] porter atteinte à la liberté de penser et d'écrire. » En conséquence l'orateur demande qu'on passe à l'ordre du jour. (Moniteur du 5 mai 1792.)

Le député Vaublanc s'y oppose sur cette distinction subtile qu'il est écrit dans la loi constitutionnelle que tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre des abus, mais avec la clause suivante : « Sans que les écrits puissent être soumis à aucune censure avant leur publication, d'où il résulte qu'ils y sont soumis après leur publication. »

En vérité, Escobar n'était pas plus retors en sa mauvaise foi de jésuite. Defions-nous de toute constitution, c'est une épée à deux tranchants ; elle tue et par ce qu'elle dit et par ce qu'elle ne dit pas ; d'un côté ou de l'autre il faut que la liberté soit atteinte. Après cette jonglerie oratoire, le royaliste Vaublanc ajoutait : « M. Beugnot aurait pu dire encore que le même Marat invitait hier le peuple à porter le fer et la flamme sur la majorité gangrenée des représentants de la nation. » Voilà un argument qui ne pouvait manquer de convaincre la majorité. Il ne fallait pourtant pas que des législateurs eussent l'air de condamner sous l'empire d'une crainte personnelle ; donc, pour se donner l'apparence de l'impartialité, le semi-patriote s'empare de la tribune, et demande qu'on accole à Marat, l'Ami du peuple, un autre journal royaliste, L'Ami du Roi. (On applaudit, l'Assemblée a compris.)

« Si l'on gémit de voir se vendre et distribuer des papiers qui prêchent l'assassinat, on est bien plus affligé d'en voir d'autres qui se réjouissent des malheurs publics. » Et M. Girardin terminait par une nouvelle escobarderie parlementaire qu'on ne saurait assez méditer pour se convaincre de la fourberie des gens du métier : « Je demande donc qu'on punisse tous les délits, ceux qui ont trempé leurs mains dans le sang de leurs généraux, comme ceux qui ont conseillé ces crimes : mais je crois qu'aucune circonstance ne doit déterminer à porter aucune atteinte à la liberté de la presse. » (Moniteur, ibid.) Ce qui signifie : gardez-vous d'attenter à [17] la liberté de la presse, mais punissez ceux qui en usent !

Lasource, le plus convaincu, le plus loyal des Girondins, mais aussi le plus imprudent, partant le plus compromettant, vient enchérir sur la mesure à prendre : « Les horreurs commises par les auteurs des libelles sont attentatoires à la sûreté de l'État. Ne sont-ce point, messieurs, des crimes nationaux ?.... L'attribution du jugement de tels crimes appartient à vous seuls... je demande que les auteurs soient traduits devant la haute cour nationale. » (Moniteur du 5 mai 1792.)

Guadet appuie la proposition de son ami Lasource et ajoute à celle de Girardin cette insinuation si propre à décider les consciences les plus timorées : « Je dis que l'Ami du peuple et l'Ami du roi sont évidemment payés par les mêmes mains et sont les agents du même complot. »

Quelques membres demandent la lecture des pièces avant de porter le décret d'accusation. Écoutez bien la réponse de Guadet : « J'observe à ceux qui croient la lecture des pièces indispensable que, d'après nos lois nouvelles, il suffit de la conviction intime pour porter le décret d'accusation. » (Moniteur, ibid., page 519, première colonne.) Infamie ! cette déclaration seule ne justifierait-elle pas Marat ?

Et l'Assemblée (par conviction intime) décrète qu'il y a lieu à accusation contre les feuilles périodiques publiées sous les noms de Marat et de Royon.

Ce n'est pas tout. Dans la séance du soir, le ministre de la justice adressait une lettre au commissaire du roi près le tribunal criminel de Paris pour dénoncer le numéro 645 du journal de Marat. Et M. le commissaire s'empressait de répondre : « Je vous rends grâces, monsieur le ministre, au nom de la loi et de la liberté, de la juste sévérité que vous déployez contre ces vils instruments des factions qui nous déchirent. Soyez persuadé que tous les fonctionnaires publics s'empresseront à seconder votre zèle. »

Et les législateurs informés passent à l'ordre du jour sur la lecture de cette lettre ! Voilà ce qu'on appelle l'harmonie [18] des pouvoirs ; douce entente qui constitue l'ordre dans la société, et le règne de la liberté sans licence !

Nous ne ferons remarquer qu'une chose, c'est que l'enthousiasme du ministre de la justice, du commissaire et de l'Assemblée, leur a fait oublier qu'il ne s'agissait pas que de Marat, seul mentionné dans l'ordre de sévir, mais aussi de l'Ami du roi ; mais on ne saurait songer à tout à la fois.

Est-il besoin de citer tout au long le commentaire de l'Ami du Peuple dans son numéro 650 ? Nous n'en donnerons que les dernières lignes : « Je conclus : ils ont lancé contre moi un décret d'accusation, je suis prêt à paraître contre eux devant un tribunal équitable, mais je ne me livrerai point à des tyrans dont les satellites soudoyés ont ordre, sans doute, de me massacrer en m'arrêtant, ou de m'emprisonner dans un cachot. Que les pères conscrits qui me persécutent me traduisent devant un tribunal anglais, et je m'engage, le procès-verbal de leur séance à la main, à les faire condamner aux petites-maisons, comme des forcenés ; et je m'engage, mes écrits à la main, à les faire condamner comme d'affreux oppresseurs. Ils sont déjà couverts d'opprobre. puissent-ils être bientôt l'objet de l'exécration publique ! »

Ce qui signifie en d'autres termes que Marat va reprendre sa vie de souterrain. Pendant huit jours, du 7 mai au 14, le journal ne parut pas, c'est qu'on avait, comme sous le règne de Lafayette, saccagé l'imprimerie. Il y a si peu de différence entre cette affaire et celle de 1790, qu'en vérité l'Ami du peuple avait bien raison de dire que rien n'avait changé en France. Les chefs du gouvernement avaient changé de nom, mais c'était toujours la même machine qui fonctionnait. Comment on pourrait-il être autrement ? Attendons dix, vingt, trente ans, et le même principe forcera aux mêmes conséquences.

Nous sommes en 1792, l'année tant citée, et Marat vient d'être odieusement accusé, condamné, et pas un citoyen ne [19] s'est levé pour le défendre. Que pensez-vous de ce prétendu chef de parti ? N'avais-je pas raison de dire au 12 avril, que la fameuse déclaration des Cordeliers de mettre l'Ami du Peuple sous sa protection, déclaration qui aurait pu faire croire à un parti puissant, n'était qu'une tactique ? Mais aussi remarquons combien le moment de frapper ce coup d'autorité était habilement choisi ! Les premiers engagements contre l'ennemi extérieur n'avaient pas été heureux, avons-nous dit ; or, il n'en fallait pas davantage pour consterner les masses. Et, comme il arrive toujours en ces circonstances, la peur réveillant l'instinct de conservation, on se serrait autour du pouvoir par le sentiment de la force dans l'unité. Voilà un des effets de la guerre tant recherchée par les gouvernants. Marat avait-il tort de la maudire et d'en suspecter les partisans ? Nous sommes convaincu qu'au 4 mai 92 l'Ami du peuple n'aurait pas trouvé pour le soutenir deux cents patriotes.

Disons encore que sur ces entrefaites on avait eu soin de faire imprimer tout récemment et répandre à profusion un faux numéro de l'Ami du Peuple, un numéro 650, dans lequel on le faisait extravaguer d'importance. Voici en quels termes Marat s'expliquait sur cette feuille girondine : « Le style plat et dégoûtant de cette fausse et ignoble feuille ne le cède qu'aux atrocités qu'on voudrait me faire dire, et aux calomnies qu'on y débite dans une prétendue lettre qui me serait adressée. »

Allons, bouc émissaire de la liberté, recommence ta vie de bête fauve pourchassée et maudite, car l'exercice de l'autorité est encore l'objet de convoitise de tous les partis ; les plus patriotes même sont encore tes ennemis. [20]



Chapitre XXVI


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XXVIII


dernière modif : 01 May. 2001, /francais/bougeart/marat27.html