Chapitre XXVII


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XXIX


CHAPITRE XXVIII.

BIOGRAPHIE.

8 MAI - 10 AOUT 1792.

SOMMAIRE. - Vrai point de dissidence entre Marat, ses ennemis et les patriotes. - Nouveau décret de la Législative dirigé contre l'Ami du peuple. - L'Assemblée rappelle au ministre de la justice qu'elle a ordonné des poursuites. - Chronique par Barbaroux. - Critique des assertions du Girondin. - Marat s'offre pour sauver la liberté à la tête des révolutionnaires.

Au fond, le vrai point de dissidence entre Marat et ses concitoyens, c'était qu'ils se montraient toujours trop enthousiastes au moindre avantage obtenu contre la réaction, trop disposés à en savoir gré au pouvoir comme d'un libre acquiescement, trop pleins d'admiration fétichique pour les auteurs de ces petits succès : esclaves nouvellement émancipés, ils ne pouvaient concevoir qu'ils fussent les égaux de ceux qui s'étaient si longtemps imposés en maîtres ; tandis que l'Ami du peuple considérait moins ce qui se faisait que ce qui aurait pu, que ce qui aurait dû se faire ; il combattait avec une égale ardeur quiconque se posait en obstacle à tout le bien possible ; il professait, en un mot, le radicalisme le plus exclusif. Le droit déclaré, il ne souffrait pas la moindre transaction. Or, le système des demi-mesures, avons-nous dit ailleurs, convient si bien à notre petite politique, à notre égoïsme timide, à notre lâcheté secrète, que rien ne nous révolte plus que ces âmes énergiques, reproches vivants de nos débiles vertus civiques. Ajoutez que tous les aspirants à la puissance gouvernementale sont les défenseurs nés de ces transacteurs sacrilèges, parce que tout système d'émancipation progressive leur ménage une sorte de royauté. Voilà [21] pourquoi l'Ami du peuple eut contre lui, dès son entrée dans la carrière politique, et ses anciens maîtres, et ceux qui aspiraient à le devenir, et le peuple qui revendiquait ses droits plutôt comme représailles que comme acte de justice ; voilà pourquoi Marat va se montrer tout autant animé contre les Girondins qu'il le fut contre les plus zélés défenseurs du pouvoir vaincu, et pourquoi les fédéralistes le combattront avec autant d'acharnement qu'ils luttaient contre les monarchistes, et plus violemment encore, en raison même de la pénétration révélatrice de l'Ami du peuple. Eut-il tort ? Voilà la question. Toutefois, ce n'est jamais impunément, qu'on professe le radicalisme en matière de politique. Comment resisterait-on, puisqu'on est seul ? En quoi que ce soit d'ailleurs, il n'est pas bon d'avoir raison contre tous.

Nous avons assisté déjà aux premières péripéties de la lutte engagée entre Marat et la Gironde ; de nouvelles scènes non moins palpitantes se préparent encore.

Après le décret du 3 mai, Marat, avons-nous dit, s'était caché ; pour qu'il n'échappât pas, l'Assemblée décréta de nouveau qu'il serait enjoint à tout habitant de Paris de déclarer au comité de la section tout Français ou étranger qui demeurerait chez lui, sous peine d'amende et de prison. (L'Ami du Peuple, N° 654.) Il était bien permis à Marat de croire qu'il était pour quelque chose dans la proposition de cette nouvelle loi.

La violence des poursuites se trahit encore à ce moment par les intermittences fréquentes qu'on peut remarquer dans l'apparition du journal ; ainsi l'on passe du 4 juin 92 au 9, du 9 au 15, du 15 juin au 7 juillet ; et pourtant de grands faits révolutionnaires s'accomplissent, particulièrement le 20 juin. Faut-il encore répéter aux insinuateurs : Que pensez-vous du parti Marat ?

Ces interruptions plus ou moins longues s'expliquent à leur tour par la nature des circonstances politiques qui en remplissent les dates. Les Girondins ont-ils le dessus, la surveillance sera plus active ; les patriotes, au contraire, [22] l'emportent-ils, les imprimeurs s'enhardissent et un nouveau numéro parait, car ce n'est jamais la copie qui leur manque. Voici un exemple de ce que nous avançons :

Le 12 juin, un député (Delfaux) monte à la tribune et raconte, avec une feinte émotion, qu'il a entendu la veille, aux Tuileries mêmes, un homme lisant un libelle intitule : La chute de l'idole des Français. Il cite un passage de la brochure : « Mais tremblez, tyrans, il est parmi nous des Scaevolas. » Un murmure d'indignation se fait entendre dans l'Assemblée, le moment est venu de commencer l'attaque convenue : « Je vous dénonce, s'écrie un autre orateur, le ministre de la justice, comme travaillant à avilir le corps législatif, soit par malveillance, soit par impéritie. En effet, il vous a annoncé qu'il avait pris des mesures pour arrêter la circulation de l'Ami du Peuple, et on le distribue partout. J'ai quatre ou cinq de ses derniers numéros, ou Marat met à prix la tête des généraux, des ministres, des membres de l'Assemblée qu'il accuse de s'entendre avec la cour pour faire égorger les bataillons des volontaires patriotes. » (Moniteur du 14 juin et l'Ami du Peuple, N° 666.) L'affaire est renvoyée au pouvoir exécutif sommé d'en rendre compte ; voilà la cause de l'intermittence du 15 juin au 7 juillet : l'exécutif avait obéi au législatif. Disons que le 4 dudit mois de juin, l'Ami du peuple avait consacré tout son numéro 664 à tracer pour la postérité un portrait de Brissot, peu flatteur, mais plein de traits caractéristiques. Le chef du bataillon sacré n'avait pas tardé à se venger ; c était peu adroit : l'homme de la police secrète de Louis XV se sentait marqué à jamais du signe des intrigants fieffés.

Un des amis politiques de Brissot, Barbaroux, dans ses Mémoires, si intéressants au point de vue des aveux fédéralistes, rapporte à cette époque une historiette dont il est bon de relever les détails.

Il raconte d'abord une première entrevue avec son ancien professeur d'optique : « Je reconnus bien mon maître ; mais, [23] quand je l'entendis, je crus qu'il avait perdu la tête... Donnez-moi, me dit-il, deux cents Napolitains armés de poignards et portant à leur bras gauche un manchon en guise de bouclier, avec eux je parcourrai la France, et je ferai la Révolution. » En effet, si l'Ami du peuple avait tenu ce langage, il aurait été fou ; mais nous avons lieu d'en douter par la raison bien simple qu'il n'en dit rien dans son journal ; c'eût été le seul moyen de faire appel aux deux cents libérateurs, et Marat n'en eût pas manqué l'occasion, puisque assurément ce n'était pas la crainte de la police qui le retenait. Nous passons sous silence d'autres extravagances, par trop absurdes, attribuées à Marat par l'ardent méridional ; nous les laissons de côté toujours par la raison qu'il est difficile d'expliquer que l'Ami du peuple ait extravagué devant Barbaroux quand il raisonne si juste dans sa feuille quotidienne (1781). Tous ces débiteurs de sornettes s'adjugent toujours le privilège des confidences.

Continuons néanmoins la lecture des Mémoires. Ailleurs, Marat aurait engagé Barbaroux « à le conduire à Marseille travesti en jockey. » Cette fois l'imagination du Marseillais est plus heureusement inspirée ; c'est plus ingénieux, car le ridicule s'ensuit. Il est fort comique, en effet, de se représenter Marat en jockey, courant la poste sur une rossinante quelconque. C'était une réminiscence de la fuite de Mounier en 1789 ; Camille avait le premier esquissé cette charge ; ces Provençaux sont prodigieux dans l'art de remettre à neuf les vieilleries parisiennes. A moins pourtant que l'auteur n'ait été mis en verve par le Moniteur qui, à propos de je ne sais plus quelle invasion de police, fait sauver l'Ami du peuple par une cheminée. Si le Marseillais n'était pas fécond en inventions, au moins avait-il meilleur goût. Poursuivons :

« Marat m'envoya, vers la fin de juillet 92, un écrit de plusieurs pages, qu'il m'engageait de faire imprimer pour le distribuer aux Marseillais. Nous tînmes conseil avec Granet, député, pour savoir ce que nous en ferions. L'ouvrage nous [24] parut abominable : c'était une provocation aux Marseillais de tomber sur le Corps législatif. Il fallait, disait-il, sauvegarder la famille royale, mais exterminer une Assemblée évidemment contre-révolutionnaire...

« Marat m'écrivit le premier août pour me presser de l'emmener à Marseille ; il m'envoya le 3 son affidé pour me déterminer à ce voyage. Le 7, il m'écrivit de nouveau à ce sujet ; le 9 au soir, il me marquait que rien n'était plus urgent, et il me proposait encore de se déguiser en jockey. Certes, il ne pensait pas alors à une révolution ; elle se fit le lendemain, et depuis Marat s'est glorifié d'en avoir été le moteur. » (Mémoires, page 57-62.)

Le grand trait de cette histoire, le trait qui veut transpercer, c'est évidemment le dernier. Mais, par malheur, les bons archers, les habiles tireurs, ne sont pas du midi, non plus que les grands comiques ; il y parait bien à la manière dont Barbaroux manie l'arc et le burin. Je ne m'arrête pas aux dates précises des 1, 3, 7 et 9 août ; j'ai lu la comédie de Corneille ; il n'est pas échappé au grand homme que c'est justement par la précision des détails que le mensonge se décelé. Si je voulais insister, je ferais remarquer que l'anecdote a été écrite à la hâte en Bretagne, dix-huit mois au moins après l'événement, sans notes à la disposition du malheureux fugitif, et que j'ai conséquemment bien raison de rendre hommage à son excessive mémoire ; mais je veux croire un moment qu'il était possible qu'en août 92 Marat eût eu en effet le dessein de quitter Paris ; qu'à cette époque il eût désespéré d'un engagement sérieux dans ses conséquences (il était bien permis d'avoir cette opinion après la pitoyable échauffourée du 20 juin) ; je veux, dis-je, croire à la proposition faite par l'Ami du peuple à Barbaroux de fuir à Marseille ; mais ce que le bon sens se refuse à admettre, c'est la conclusion du chroniqueur : « Marat ne pensait pas alors à une révolution ; elle se fit le lendemain, et depuis Marat s'est glorifié d'en avoir été le moteur. » Le Marseillais confond un coup de main avec une [25] révolution ; rappelons-lui le vrai sens des mots : la lutte du tiers au début des États Généraux, sa résolution bien arrêtée de ne pas céder, et le programme de la revendication de nos droits dans la fameuse déclaration, voilà la révolution ; le coup de main, c'est la prise de la Bastille ; et c'est si vrai, que nous disons aujourd'hui la révolution de 89, faisant entendre par là qu'une révolution, c'est avant tout l'ensemble des idées qui renversent tout un ordre de choses pour l'asseoir sur de nouveaux fondements ; non pas que nous niions la nécessité de l'action militante, au contraire, nous affirmons qu'à nos yeux il y a égalité de mérite entre le soldat de l'idée et son propagateur ; mais, si nous ne voulons pas attribuer toute la gloire à la propagande, nous ne saurions raccorder exclusivement au coup de main ; et Marat, surpris le 9 août sur la route de Paris à Marseille, n'en aurait pas moins été un des principaux moteurs de l'ordre de choses qui devait substituer la République à la monarchie, et il aurait encore eu droit de s'en glorifier. Voilà ce que le vaniteux Marseillais n'a pas l'air de comprendre, et cela pour nous amener à cette déduction : que le coup de main du 10 août étant la révolution, et le bataillon des Marseillais ayant tout fait au 10 août, et lui, Barbaroux, étant l'âme de ces intrépides fédérés, l'histoire devra dire un jour que le Marseillais Barbaroux a fait la révolution. Voulez-vous avoir une idée de cette présomption méridionale parfois si ridicule ? Voyez ce que Barbaroux écrit sérieusement dans ses Mémoires, page 25 : « A la Convention, Marseille n'a pas été écoutée, parce qu'on était jaloux de sa gloire. » Paris jaloux de Marseille !!

La chétive pécore
S'enfla si bien qu'elle creva.

Le chroniqueur parle en outre d'un écrit à distribuer aux Marseillais, qui lui parut abominable, car Marat y disait qu'il fallait sauvegarder la famille royale, mais exterminer l'Assemblée. Barbaroux oublie que nous avons cet écrit abominable, [26] qu'il est daté du 7 août, qu'il forme le numéro 677 de l'Ami du Peuple et qu'il porte pour titre : l'Ami du peuple aux fédérés des quatre-vingt-trois départements. Or, voici comment se termine cet écrit : « Mes chers compatriotes, ne vous laissez pas endormir, tenez en otage Louis XVI, sa femme, son fils, ses ministres, tous vos infidèles représentants, tous les membres de l'ancien département et du nouveau, tous les juges de paix vendus ; voilà les traîtres dont la nation doit demander justice, et qu'elle doit d'abord immoler au salut public. » On voit : 1° que le monarque et l'Assemblée y sont destines au même sort ; 2° qu'il ne s'agit pas de l'Assemblée, mais de représentants infidèles ; or, on ne doit pas, en bonne justice, confondre la partie avec le tout ; 3° qu'il n'est pas question d'exterminer, mais de demander justice ; 4° que l'immolation, c'est-à-dire le châtiment après condamnation, est au préalable l'avis de Marat. Voilà comment on écrit l'histoire : c'est qu'il entre dans la conscience de ces sortes d'honnêtes gens, comme dans celle des dévots, qu'on peut tout faire pour la plus grande gloire de Dieu et pour le triomphe de la bonne cause : ad majorem Dei gloriam.

Du reste ne demandez pas à Barbaroux des preuves authentiques, il vous répondrait : « Combien je regrette d'avoir brûlé les lettres de Marat... elles ont été vues par dix personnes, il peut en rester une ou deux dans mes papiers, et puis Marat, en publiant une de mes réponses dans son journal, a lui-même attesté cette correspondance. » (Mémoires, page 62.) Voilà qui est par trop marseillais. Personne, monsieur, ne nie la correspondance, mais c'est du contenu de cette correspondance qu'il s'agit. Or, je nie formellement qu'aucune de vos affirmations, qu'aucune de vos insinuations soit fondée, par cela seul que vous n'avez pas fait usage des pièces probantes du vivant de Marat, quand il vous attaquait à la tribune, quand il vous mettait au défi de rien produire contre lui, quand la moindre pièce équivoque eût eu tant de poids. [27]

Le vrai de tout cela, c'est que du 7 juillet au 7 août il ne parut que dix numéros du Journal. Dans le numéro 668, le rédacteur se demandait quelle était la dernière ressource des citoyens, et répondait : « Vous connaissez un homme qui n'aspirait qu'à la gloire de s'immoler au salut de la patrie : vous l'avez longtemps vu à l'oeuvre ; mais je me serais donné bien de garde de laisser suspecter son désintéressement, s'il pouvait jamais devenir l'objet de votre choix, et s'il n'avait lui-même perdu jusqu'à l'espoir de servir plus longtemps votre cause. » En d'autres termes, Marat croyait à la nécessité d'une lutte, et, le cas échéant, il se proposait pour en être le chef. Une telle proposition à cette époque, à la veille d'un combat de l'issue duquel il était permis de douter, n'était pas d'un lâche ; nous allons bientôt l'examiner en elle-même, et en donner le véritable sens.

Dans son numéro du 22 juillet, il écrivait encore : « J'ignore ce que l'avenir me réserve, mais le seul parti qui me soit laissé aujourd'hui est de fuir mes ennemis, qui sont ceux de la patrie. »

Ce passage justifierait pleinement Barbaroux affirmant que Marat à cette époque avait dessein de quitter Paris, si ces paroles n'étaient répétées vingt fois ailleurs, dans des moments de désespoir, sans jamais être suivies d'effet ; si la lecture attentive du journal ne convainquait que c'était plutôt tactique de la part de l'Ami du peuple pour déjouer la police, que véritable résolution.

« Si, par quelque miracle inattendu, la liberté venait à renaître de ses ruines, j'ai une dernière offrande à faire à la patrie, c'est le développement de tous les vices de la Constitution, et le tableau de tous les décrets à reformer pour assurer la liberté. » (L'Ami du Peuple, N° du 22 juillet.)

Nous croyons qu'il s'agit ici d'une nouvelle annonce de l'École du citoyen, ouvrage promis pour cette époque.

Mais nous sommes au 9 août, le tocsin sonne, tous les patriotes se lèvent en masse, chacun s'arme en toute hâte, [28] Paris va devenir le théâtre de sanglants événements ; c'est que la royauté aux abois veut reprendre dans une lutte décisive tout ce qu'elle a perdu ; retranchés aux Tuileries fortifiées à dessein, ses défenseurs se préparent à une revanche éclatante du 20 juin ; malheur aux vaincus ! Chacun est à son poste, Danton veille, voyons le rôle de Marat dans la mémorable journée du 10 et dans les jours qui suivirent. [29]



Chapitre XXVII


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XXIX


dernière modif : 01 May. 2001, /francais/bougeart/marat28.html