Chapitre XXVIII


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XXX


CHAPITRE XXIX.

MARAT AU 10 AOUT.

1792

SOMMAIRE. - L'Ami du peuple déclare à Pétion qu'il ne sortira pas de Paris. - Il ne devait pas s'éloigner. - Politique des Girondins, au 20 juin, compromettante pour le salut public. - Historique des événements du 20 juin au 10 août. - Historiquement, il faut acquiescer à ce qu'a dit et fait Marat. - Son placard au 10 août. - Objections des sentimentalistes.

Nous disions au chapitre précédent que nous ne croyions pas que Marat eût eu sérieusement l'idée de fuir hors de Paris ; en voici une preuve irréfutable, puisque l'Ami du peuple, quelques jours avant le 10 août, va le déclarer au maire, à Pétion lui-même : « Au commencement d'août dernier, je vis Pétion pour la première fois. Sachant très-bien qu'il était continuellement obsédé par la faction Brissot, je voulus le sonder : en conséquence, je lui demandai un rendez-vous, sous prétexte d'obtenir un passe-port ; il tint conseil et me renvoya au lendemain matin ; je fus reçu avec cette jovialité niaise qui le caractérise : c'est bien lui ! oh ! c'est bien lui ! s'écriait le bonhomme en me tenant dans ses bras. J'étais un peu surpris de ses caresses, je les attribuais à l'espoir qu'il avait de me voir partir bientôt ; ma conjecture se changea en certitude, lorsque je vis son air se rembrunir, en m'entendant lui annoncer que je ne partais pas, et en le pressant de me donner deux presses saisies chez Durosoi. » (L'Ami du Peuple, N° 685.)

Pouvait-il partir dans un tel moment, alors que chaque jour donnait aux révolutionnaires un motif de plus d'espérer ou de craindre ? On sait qu'en effet du 20 juin au 10 août [30] les deux corps d'armée semblent s'épuiser en contre-marches pour prendre position et commencer l'attaque. Chacun sent que bientôt il ne sera plus possible d'éviter le combat. Quel en sera le moment ? Nul ne le saurait préciser, mais il y aurait imprudence à s'éloigner ; et ce n'est pas sans intention que Barbaroux a prêté à Marat la résolution de fuir, voulant faire entendre que, s'il était encore à Paris à l'heure du combat, c'est que l'attaque l'y avait surpris malgré lui. Mais les trois années de lutte qui viennent de s'écouler parlent plus haut que toutes les insinuations possibles, et desespere-t-on jamais bien réellement de ce qu'on attend avec tant d'ardeur ? et les sacrifices qu'on a faits pour une cause ne sont-ils pas les garanties les plus certaines d'un inébranlable attachement ? Quelques lignes vont suffire pour remettre les faits en mémoire et démontrer ce que nous avançons.

On sait quelle pitoyable comédie ont jouée, le 20 juin, et les patriotes et le monarque ; celui-ci se prêtant lâchement à un rôle imposé par la violence ; les sans-culottes, stupidement satisfaits d'avoir vu trembler et pâlir le représentant du pouvoir exécutif, se retirant sans plus de précaution : le premier ne soupçonnant pas qu'une autorité qui cède abdique, les seconds oubliant qu'on ne joue pas avec les carnivores.

Et vous tous qui secrètement dirigiez ce drame ridicule, hommes des demi-mesures, des semblants de révolution, Girondins, prototypes du libéralisme conservateur, félicitez-vous de ce succès, car votre rival secret est suffisamment abaissé, et votre vanité doit être satisfaite ; car une fois de plus vous avez soulevé, puis du même coup comprimé l'insurrection ; vous avez fait l'essai de votre puissance contre la cour et contre le peuple. Mais nous attendons pour vous juger quelques jours encore ; et, si l'armistice laisse à l'ennemi public le temps de concentrer ses forces ; si la résistance n'en est que plus opiniâtre, plus meurtrière ; si le sang du peuple doit couler à flots pour atteindre à un résultat qu'on aurait obtenu sans coup férir le 20 juin, que tout ce sang retombe [31] sur vous et que l'histoire apprécie votre politique et votre humanité. Résumons les faits : le 22 juin, Louis XVI, hors de danger, déclare hautement qu'il ne cédera plus désormais à la violence ; le 26, Frédéric de Prusse l'appuie de son manifeste ; le 28, Lafayette vient insolemment de son quartier général à l'Assemblée demander raison de l'insurrection du 20, exiger le châtiment des insurgés, et l'Assemblée ne le décrète pas d'accusation. Le 1er juillet, des pétitions départementales appuient cette demande contre-révolutionnaire ; le 6, Pétion, accusé d'avoir favorisé le désordre de juin, est suspendu de ses fonctions de maire par l'administration départementale.

Le 11 juillet, un décret déclare la patrie en danger, et de toutes parts s'ébranlent les bataillons de volontaires ; le peuple va se sauver lui-même. Le 13, l'Assemblée a honte de sa défaillance du 6, et réintègre Pétion dans ses fonctions de maire. Le 14, anniversaire de la fédération, Louis XVI se parjure une troisième fois, en promettant fidélité à la Constitution qu'il abhorre ; les 17 et 23, ce sont les fédérés qui demandent, à la barre de l'Assemblée, la suspension du pouvoir royal, la mise en accusation de Lafayette, de l'administration départementale de Paris, et la convocation d'une Convention nationale.

Les deux armées sont en présence : l'ancien régime d'un côté, la Révolution de l'autre.

Le 25, l'insensé Brunswick lance, au nom des alliés, son manifeste extravagant : le bravache prétend, avec un bout de papier, avec une menace, arrêter la lave d'une révolution ; nouveau Xerxès, il veut battre de sa main débile la vague d'un peuple prête à l'engloutir.

Le 30, ce sont les Marseillais qui nous arrivent au chant irrésistible de la Franc-Comtoise Marseillaise.

Le 1er août, ce n'est plus la suspension de l'exécutif qu'il nous faut, c'est l'abolition de la royauté.

Le 10 au matin, le combat s'engage ; le 10 au soir, la victoire est à nous. Mais combien d'existences d'hommes [32] n'a-t-elle pas coûtées ! Sang des Suisses, sang des fédérés, sang des patriotes parisiens, toujours du sang du peuple ! Et maintenant, Girondins libéraux, grands hommes d'État, rhéteurs qui décrétez superbement ce qu'il ne vous est plus permis de refuser, félicitez-vous, car l'histoire vous jugera sur preuves.

Pour nous, nous félicitons le dénonciateur Ami du peuple d'avoir successivement soupçonné, accusé, condamné d'avance et la cour et ses ministres, et Lafayette, et l'administration municipale, et l'Assemblée et leurs partisans, car nous ne pouvons plus douter aujourd'hui qu'ils n'aient été ennemis du peuple et n'aient conjuré sa perte ; nous félicitons le sanguinaire Marat d'avoir demandé leurs têtes, car nous croyons que toute existence d'homme en vaut une autre, - or, calculez le nombre des morts - ; nous félicitons l'anarchiste Marat d'avoir pris parti pour le peuple dans une lutte inévitable, car nous sommes homme du peuple et soutenons qui nous défend ; enfin nous félicitons le fou de sa prévoyance, car il ne s'est trompé en aucune de ses prévisions passées. Va-t-il se tromper dans celles qui ont pour objet les événements à venir ? Muse de l'histoire, c'est à toi que nous en appelons ; puisses-tu inspirer un Tacite nouveau qui rétablisse dans leur majestueuse grandeur et leur vérité incontestable des faits destinés à marquer le point de départ du programme moderne de l'humanité !

Cherchons maintenant la part qu'a prise Marat dans ce combat du 10 août. Et d'abord, comme journaliste, son dernier numéro daté du 7, et par conséquent il n'a pas donné le signal de l'action, bien qu'il l'ait provoquée maintes fois ; c'est que le moment n'a pas été fixé d'avance par les patriotes, mais par le rassemblement inattendu des forces monarchiques dans le palais des Tuileries ; or, Marat, poursuivi plus vivement par les Girondins que par la cour, ne pouvait pas plus sortir de sa retraite le 9 au matin qu'un mois auparavant ; or, dans l'impuissance où il était de rien voir par ses propres yeux, était-il en état de juger du caractère de cette [33] nouvelle insurrection ? A quels signes aurait-il pu reconnaître que ce n'était pas une répétition de l'échauffourée du 20 juin ?

Mais s'il n'a pas donné le signal de la bataille, il n'en veille pas moins dans le combat, car pendant que grondent le canon des sections et les fusillades des défenseurs du château, il rédige à la hâte ce fameux placard, dont les feuilles sont affichées au bruit des dernières décharges. Nous croyons utile de le citer tout entier, tant à cause de sa rareté que pour faire voir que la politique du rédacteur est toujours la même, politique de prévoyance bien plus que de glorification banale de faits accomplis, caractère du vrai dévouement.

L'AMI DU PEUPLE AUX FRANÇAIS PATRIOTES.

« Mes chers compatriotes,

« Un homme qui s'est longtemps fait anathème pour vous s'échappe aujourd'hui de sa retraite souterraine pour tâcher de fixer la victoire dans vos mains.

« Jaloux de vous prouver qu'il n'est pas indigne de votre confiance, permettez-lui de vous rappeler qu'il est encore sous le glaive de la tyrannie pour vous avoir dévoilé les affreuses machinations de vos atroces ennemis.

« Il vous a prédit que vos armées seraient conduites à la boucherie par leurs perfides généraux, et trois honteuses défaites ont signalé l'ouverture de la campagne ; il vous a prédit que les barrières du royaume seraient livrées à l'ennemi, et déjà l'ennemi s'est emparé pour la seconde fois de la ville de Bavay ; il vous a prédit que la majorité pourrie de l'Assemblée nationale trahirait éternellement la patrie, et la perfidie de ses deux derniers décrets, en mettant le comble à l'indignation publique, a enfin amené les cruels mais trop nécessaires événements de ce jour.

« Il vous a prédit que vous seriez éternellement vendus par vos infidèles agents, les fonctionnaires, jusqu'à ce que [34] vous fissiez couler le sang pour sauver la patrie, et vous venez de mettre le sceau à cette triste vérité.

« Mes chers concitoyens, croyez-en un homme qui connaît toutes les intrigues et complots des complots, et qui depuis trois années n'a jamais cessé un instant de veiller à votre salut.

« La glorieuse journée du 10 août 92 peut être décisive pour le triomphe de la liberté, si vous savez profiter de vos avantages. Un grand nombre de satellites du despote a mordu la poussière, vos implacables ennemis paraissent consternés, mais ils ne tarderont pas à revenir de leurs transes et à se relever plus terribles que jamais. Souvenez-vous de la procédure du Châtelet sur les événements des 5 et 6 octobre. Tremblez de vous laisser aller à la voix d'une fausse pitié. Après avoir versé votre sang pour tirer la patrie de l'abîme, tremblez de devenir les victimes de leurs sourdes menées ; tremblez de vous voir arrachés de vos couches dans les ténèbres de la nuit par une soldatesque féroce et d'être jetés dans des cachots, où vous serez abandonnés à votre désespoir jusqu'à ce qu'ils vous fassent périr sur l'échafaud.

« Redoutez la réaction, je vous le répète, vos ennemis ne vous épargneront pas si le dé leur revient. Ainsi point de quartier ; vous êtes perdus sans retour si vous ne vous hâtez d'abattre les membres pourris de la municipalité, du département, tous les juges de paix antipalriotes et les membres les plus gangrenés de l'Assemblée nationale ; je dis de l'Assemblée nationale, et par quel préjugé, quel fatal respect seraient-ils épargnés ? On ne cesse de vous dire que toute mauvaise qu'elle est, il faut se rallier autour d'elle ; c'est prétendre qu'il faut se rassembler sur la mine couverte sous vos pas, et remettre le soin de vos destinées à des scélérats déterminés à consommer votre ruine ; considérez que l'Assemblée est votre plus redoutable ennemie ; tant qu'elle sera sur pied, elle travaillera à vous perdre, et, aussi longtemps que vous aurez les armes à la mains, elle cherchera à vous natter et à vous [35] endormir par de fausses promesses. Elle machinera sourdement pour enchaîner vos efforts, et lorsqu'elle en sera venue à bout, elle vous livrera au glaive des satellites soudoyés : souvenez-vous du Champ-de-Mars.

« Personne plus que moi n'abhorre l'effusion du sang ; mais pour empêcher qu'on en fasse verser à flots, je vous presse d'en verser quelques gouttes. Pour accorder les devoirs de l'humanité avec le soin de la sûreté publique, je vous propose donc de décimer les membres contre-révolutionnaires de la municipalité, des juges de paix, du département et de l'Assemblée nationale. Si vous reculez, songez que le sang versé dans ce jour le sera en pure perte, et que vous n'aurez rien fait pour la liberté.

« Mais, sur toutes choses, tenez le roi, sa femme et son fils en otage, et, jusqu'à ce que son jugement définitif soit prononcé, qu'il soit montré chaque jour quatre fois au peuple. Et comme il dépend de lui d'éloigner pour toujours nos ennemis, declarez-lui que si sous quinze jours les Autrichiens et les Prussiens ne sont pas à vingt lieues des frontières pour n'y plus reparaître, sa tête roulera à ses pieds. Exigez de lui qu'il trace de sa main ce terrible jugement et qu'il le fasse passer à ses complices couronnés ; c'est à lui à vous débarrasser d'eux.

« Emparez-vous aussi des ex-ministres et tenez-les aux fers.

« Que tous les membres contre-révolutionnaires de l'état-major parisien soient suppliciés, tous les officiers antipatriotes expulsés des bataillons ; désarmez les bataillons pourris de Saint-Roch, des Filles-Saint-Thomas, de Notre-Dame, de Saint-Jean-en-Grève, des Enfants-Rouges. Que tous les citoyens patriotes soient armés, et abondamment pourvus de munitions.

« Enfin, faites rapporter le décret qui innocente le perfide Motier ; exigez la convocation d'une convention nationale pour juger le roi et réformer la constitution : et surtout que ses [36] membres ne soient pas nommés par un corps électoral, mais par les assemblées primaires.

« Faites décréter le renvoi immédiat de tous les régiments étrangers et suisses qui se sont montrés ennemis de la Révolution.

« Enfin, faites mettre à prix par l'Assemblée la tête de vos atroces oppresseurs, les Capets fugitifs, traîtres et rebelles. Tremblez, tremblez, de laisser échapper une occasion unique, que le génie tutélaire de la France vous a ménagée pour sortir de l'abîme et assurer votre liberté.

MARAT, l'Ami du peuple.
« Paris, ce 10 août 1792.
« Imprimerie de Marat. »

A quoi se résumait ce placard ? A ceci : vous venez de vaincre ; si vous voulez conserver les fruits de votre victoire, châtiez ceux qui jusqu'ici vous ont trahis. Vous avez pardonné après le 6 octobre, et vous savez ce qu'on a fait des insurgés ; vous avez pardonné après la fuite à Varennes, et vous vous souvenez du Champ-de-Mars. Et, de peur que le peuple ne se trompe, il lui désigne ses ennemis à punir, à décimer ; et, pour prouver qu'il a droit à la confiance publique quand il donne un conseil, il rappelle tout ce qu'il lui a cent fois prédit.

Je ne sais ce qu'on peut à cela logiquement répondre, mais je sais que, faute de raisons, on a invoqué le sentiment. On a dit : « Votre Marat était un homme sanguinaire ; il a demandé qu'on abattit des têtes par cent mille ; il aurait voulu, pour plus de certitude, être nommé le bourreau de cette horrible boucherie : si la logique ne peut répliquer, l'humanité proteste. » Examinons donc l'Ami du peuple sous ce nouveau point de vue, nous l'avons promis : pourquoi hesiterions-nous à juger des mesures politiques que nous considérons encore aujourd'hui comme nécessaires, les mêmes circonstances étant données ? [37]



Chapitre XXVIII


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XXX


dernière modif : 02 May. 2001, /francais/bougeart/marat29.html