Chapitre XXIX


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XXXI


CHAPITRE XXX.

MARAT PERSONNIFICATION DU MEURTRE.

1789 - 1793

SOMMAIRE. - Besoin littéraire de personnifier. - Marat fut-il cruel avant la Révolution ? - Comment les contre-révolutionnaires expliquent le changement de doctrine. - Jugement de Marat sur les exécutions populaires de juillet 1789. - Il propose l'érection d'un tribunal d'État. - Ses réflexions à propos de la loi martiale ; il fait appel à l'insurrection. - Doit-on lui faire un crime de cet appel ? - Il demande la nomination d'un dictateur. - Historique des progrès de la réaction en 1790. - Politique relative aux attributions des différents pouvoirs de l'État. - Marat demande la punition capitale des traîtres. - Affaire de Nancy. - Ses propositions sont justifiées. - Cinq cents têtes. - Reproches d'exagération adressés par Camille. - Limites de la puissance dictatoriale. - Il se propose comme tribun militaire. - Nouvelles mesures pour arrêter le mal : terrifier les contre-révolutionnaires et les patriotes. - Dix mille têtes. - Mal que Marat a empêché. - Reproches adressés par Robespierre. - Marat se disculpe du reproche de cruauté. - Nous n'avons de pitié que pour les acteurs en renom. - Pourquoi Marat ne s'est pas contenté de la prison on de l'exil. - Délire de patriotisme. - C'est pour justifier notre lâcheté que nous les condamnons. - Cent mille têtes. - Cinq cent mille têtes. - Flots de sang. - Les nombres cités par Marat, et ceux que lui ont prêtés ses ennemis. - Fractions de nombres imaginées par le Moniteur, Barbaronx et M. Michelet. - Intentions insidieuses. - Résumé de la politique de Marat considéré comme personnification du meurtre. - Vrai motif de cette accusation.

J'aborde la dernière accusation portée contre Marat, la plus grave de toutes, celle qui paraît s'appuyer sur les pièces les plus authentiques, auprès de laquelle les autres ne sont rien ; celle qui a fait de l'Ami du peuple un monstre dont le nom seul rappelle tout ce que la nature a pu produire de plus hideux, de plus répugnant, de plus terrifiant, de plus déshonorant pour l'espèce humaine.

M. Michelet la résume en deux mots : « Le 2 septembre 1792, Panis intronisa a l'Hôtel-de-Ville le meurtre personnifié, l'homme qui, depuis trois ans, demandait le 2 septembre. » (Histoire de la Révolution française, tome IV, page 126.) [38]

L'accusation est nettement formulée, Marat est la personnification du meurtre, le mot n'a pas besoin de commentaire.

Mais d'abord, mettons le lecteur en garde contre ces personnifications qu'il ne faut pas prendre trop au sérieux ; elles ne répondent, à ce qu'il paraît, qu'à un besoin littéraire propre à notre époque, à ce que j'appellerai l'art de dramatiser la pièce en exagérant les caractères qui peignent les personnages. Et ce n'est pas chez moi une allégation purement imaginaire, j'en recueille le témoignage dans l'aveu d'un de nos plus célèbres historiens dramaturges, dans la critique de l'Histoire des Girondins par l'auteur, tome XV des oeuvres complètes, page 239, § 140. Il s'agit de Danton, que M. de Lamartine avait calomnieusement accusé dans son premier ouvrage : « J'accuse Danton sans preuves, dit-il, par ce besoin honnête de trouver un criminel pour personnifier en lui l'horreur du crime. » Ces gens-là accusent sans preuves et se croient encore honnêtes ! ils ont perdu le sens moral. Quand un historien fait un tel aveu, l'oeuvre et l'homme sont à jamais jugés.

Nous allons prouver que M. Michelet, autre accusateur sans preuves, a été, lui aussi, pris du besoin honnête de personnifier le meurtre. En fera-t-il un jour l'aveu ? Peu importe, si nos preuves portent la conviction dans la conscience de nos lecteurs.

Si donc l'Ami du peuple personnifie le meurtre, la première question qui se présente est celle-ci : Marat a-t-il toujours demandé du sang ? Etait-ce chez lui instinct de férocité ? La nature l'avait-elle crée tigre ou homme ? Dans le premier cas, l'histoire l'absout d'avance, car comment résister à un penchant par lequel il était fatalement entraîné ? Dans le second, comment a-t-il pu se résoudre de propos délibéré à la plus répugnante des nécessités politique, à la plus compromettante assurément, nous ne le voyons que trop aujourd'hui, par le concert de réprobations dont l'histoire a [39] couvert le nom et la mémoire de l'Ami du peuple ? Rappelons des faits qui nous sont déjà connus.

Nous avons lu (chap. Ier) avec quelle complaisance il nous apprend que sa mère s'appliqua surtout à développer en lui la sensibilité, l'amour de ses semblables, la sympathie pour les maux d'autrui ; il nous affirme que sous ce rapport les exemples maternels n'ont pas été sans fruit. S'il en impose, toujours est-il qu'en 93 il ne se fait pas gloire d'être cruel, puisque la citation date de cette époque ; qu'il considère, tout au contraire , comme un devoir pour chacun de travailler à combattre l'insensibilité, fille de l'égoïsme ; qu'il glorifie les efforts de sa mère à cet égard, et qu'il se félicite des résultats obtenus.

Vient l'âge de prendre une profession. Laquelle choisit-il ? Celle de médecin, celle qui se propose pour but moral et pratique de soulager les douleurs d'autrui. L'homme n'a pas oublié les leçons de son enfance.

Plus tard le médecin s'adonne à la philosophie ; plus tard encore le philosophe se fait législateur ; nous avons montré ailleurs (chap. II et VII) qu'il s'appliqua de préférence dans le livre de l'Homme à exalter les plus nobles sentiments ; nous avons dit quelles lois plus humaines le législateur propose dans son Plan de législation criminelle, enfin nous avons cité l'appel fait à l'union de tous les partis, à l'oubli de tous les torts, à la confiance mutuelle, appel daté de la veille de la Révolution. Voilà des pièces suffisantes pour prouver que le monstre n'a pas toujours été tel.

Mais comment un homme dont la sensibilité, et par ce mot nous entendons la commisération pour ses semblables, est le caractère distinctif jusqu'à l'âge de quarante-cinq ans, devient-il tout à coup assez barbare pour demander qu'on abatte des têtes par milliers ; et cela, de parti pris, par un système qu'il s'efforce de propager, dont il prend sans hésiter la dangereuse responsabilité ? Il y a là une question d'histoire qu'il importe de résoudre.

Les contre-révolutionnaires n'hésitent pas pour si peu : [40] « Marat, disent-ils, avait intérêt avant 1789 à prendre le masque de la sensibilité pour se faire accepter ; le même intérêt le poussa en sens inverse pendant la Révolution, comme il arrive toujours aux démagogues, et voilà comment s'expliquent ces contradictions apparentes. » S'il ne s'agissait que de trancher pour convaincre, nous devrions nous arrêter ici, car le problème serait résolu ; mais le juge impartial veut autre chose, parce qu'il sait que rien n'est si facile que de trancher ; c'est donc à ce dernier que nous allons répondre par les arguments positifs qu'il exige. Cherchons donc par quelles circonstances Marat a été amené à ses prétendues exagérations furibondes ; la Révolution commence ; entrons, comme on a dit, dans la fournaise, et rendons-nous bien compte des faits, car ce sont eux qui donnent aux applications politiques leur véritable interprétation.

Nous sommes au 14 juillet, le peuple vient de massacrer de Launay, Foulon, Berthier, etc. Le sanguinaire Marat, à coup sûr, n'est pas innocent de ces exécutions ; quelqu'un l'a-t-il rencontré dans les groupes provoquant aux massacres ? Sans doute quelque honnête Loriquet l'a reconnu portant la pique ensanglantée ; l'image serait émouvante et propre à tenter nos fabricateurs souverains. Le journal l'Ami du Peuple paraît pour ainsi dire au lendemain de ces exécutions horribles ; consultons le programme du meurtre :

« Au milieu des grands objets qui occupent les esprits, la recherche des criminels d'État fixe particulièrement l'attention : on s'est mis à leur poursuite, et déjà quelques-uns ont expié leurs forfaits. Leur supplice était mérité sans doute, mais, en le leur infligeant, on a violé la justice et outragé la nature. Aux scènes atroces qu'a fait éclore la vengeance de la populace doivent succéder des jugements réguliers. Que le châtiment des traîtres à la nation qui voulaient se baigner dans son sang ou la faire périr de faim pour s'enrichir de ses dépouilles soit donc capital et infamant, mais juridique. » (L'Ami du Peuple, N° 2.) [41]

Qui se serait attendu à pareille déclaration ? Lecteurs, ne l'oublions pas, la première parole de Marat au début de sa carrière politique, c'est une protestation formelle contre les exécutions populaires : que le châtiment des traîtres soit juridique.

Mais qui nommera ce tribunal d'État ; car tout est à reconstruire au lendemain de la prise de la Bastille, et l'on ne renverse réellement que ce qu'on remplace : « Quelques représentants ont proposé de s'adresser au roi. Peut-être conviendrait-il de recourir au prince, si l'on pouvait compter sur la punition des coupables, parce qu'il est sage de ne jamais bouleverser l'ordre établi sans une absolue nécessité. Mais le moyen d'avoir quelque confiance au gouvernement ? Entre-t-il dans l'esprit que leur affreux complot ait été formé a son insu ? Lui remettre le châtiment des dépositaires de l'autorité qui ont malversé ou conspiré sous son nom, ce serait charger un chef de parti de la punition des factieux. »

Je ne vois là qu'une réserve dictée par la prudence et le bon sens. Il faut avouer qu'il y aurait pour nous encore quelque profit à tirer des moments lucides du fou, de l'énergumène Marat.

Pour des raisons du même ordre, le journaliste croit qu'il ne faut donner sa confiance ni aux parlements, ni même à l'Assemblée nationale ; il craint surtout la complicité. Mais à qui donc confier cette charge de juger les criminels d'État ? « Je ne vois qu'un moyen de former un tribunal ferme et impartial, qui ait la confiance publique, qui fasse parler la loi : c'est de le composer d'un membre de chaque district de la capitale, choisi par la voie du sort, et d'un président choisi par la voix du scrutin. Tribunal provisoire, il connaîtrait des crimes d'État, jusqu'à ce que des temps plus tranquilles permettent à l'Assemblée nationale de régler à loisir cette branche de législation. Par-devant lui seraient donc amenés et accusés les coupables de malversation ou d'attentats contre [42] la nation, pour être jugés publiquement et punis suivant la rigueur des lois.

« Ce tribunal commencerait à entrer en activité par l'instruction du procès des victimes de la populace effréné, afin que leur mémoire soit flétrie ou réhabilitée suivant qu'ils seraient trouvés coupables ou innocents. » (L'Ami du Peuple.)

Ainsi, pour premier acte de barbarie, le sanguinaire Marat déplore que de vrais coupables aient été massacrés au lieu d'avoir été jugés ; mais afin que de pareilles scènes ne se renouvellent pas, il demande la création d'un tribunal ; pour que les juges aient la confiance du peuple, seul cas où celui-ci ne sera plus tenté de se faire justice lui-même, il veut que ces juges soient choisis parmi les électeurs, et choisis au sort ; enfin, pour que réparation soit faite au plus vite, s'il y a lieu, Marat demande que le nouveau tribunal instruise le procès des égorgés. Qu'auraient réclamé de plus ses accusateurs ?

Pourquoi, repliquera-t-on, ne s'en est-il pas tenu à cette mesure ? C'est que les gouvernants ne voulurent pas l'adopter ; c'est qu'à un gouvernement il ne faut pas proposer, mais imposer ; c'est que le Châtelet, juridiction toute dévouée à la cour, par laquelle un Besenval vient d'être acquitté, c'est que le Châtelet est maintenu par décret même de l'Assemblée nationale qui en confirme les jugements, jusqu'à ce qu'un jour, forcée par l'opinion publique, et rougissant de sa complicité dévoilée avec les ennemis du peuple, elle abolisse ce tribunal de sang. Conçoit-on un aveu plus formel, plus évidente contradiction ? et l'Assemblée qui s'en est rendue coupable ne merite-t-elle que la suspicion ? Marat n'était-il pas bien inspiré quand il déniait à ces complices de tyrannie le droit d'élire les juges des ennemis de la liberté ? Aussi ne dissimule-t-il guère son indignation : « Il n'est qu'un moyen de sauver l'État, c'est de purger et réformer l'Assemblée nationale, en expulsant avec ignominie les membres corrompus, en la rendant moins nombreuse, en y appelant des hommes distingues par leurs lumières et leurs vertus, en lui [43] traçant sa marche de point en point. » (L'Ami du Peuple, N° 10.) Prenez note qu'il ne demande encore que l'expulsion des traîtres.

Réformer la Constituante, toucher à la chose sacrée, inviolable ! le peuple s'en garderait bien. Apprenez donc, fétichistes de la politique, comment l'Assemblée répondit à ce respect religieux et imbécile de ses commettants : par le décret du 21 octobre 1789, par la loi martiale qui défendait à des citoyens de s'assembler, de discuter les lois de leurs représentants, les actes de leurs fonctionnaires ! qui replaçait la France sur le terrain du despotisme au mépris de la déclaration des droits de l'homme ! qui finalement ordonnait de faire feu sur les attroupements après trois sommations ; décret tyrannique au nom duquel, sur tous les points de la France, les patriotes seront assassinés de par la loi !

A qui donc en appeler maintenant ? Je le demande à tous ceux qui dans la poitrine sentent battre un coeur d'homme ; à vous, dont le front rougit à l'idée de cette violation brutale de la dignité humaine ; à quel autre en appeler, qu'au peuple ? Ainsi fit Marat.

Je vous entends ; ce mot de peuple vous effraye ; vous oubliez, contemporains, que vous n'avez jamais été plus sûrement sauvegardés qu'au lendemain même des révolutions, alors que le peuple, jaloux de sa probité, condamnait un fripon au dernier supplice ; vous oubliez que tout massacre est fait de guerre civile, que toute guerre civile est résultat de division du peuple en camps distincts, que toute division est tactique gouvernementale : est-ce que j'invente aujourd'hui, pour le besoin de ma cause, l'adage monarchique : Diviser pour régner ? Vous oubliez enfin... Mais laissons parler Marat : « Le peuple ne se soulève que lorsqu'il est poussé au désespoir par la tyrannie. Que de maux ne soufire-t-il pas avant de se venger ! Et sa vengeance est toujours juste dans son principe, quoi qu'elle ne soit pas toujours éclairée dans ses effets ; au lieu que l'oppression qu'il endure n'a [44] sa source que dans les passions criminelles de ses tyrans.

« Et puis, est-il quelque comparaison à faire entre un petit nombre de victimes que le peuple immole à la justice dans une insurrection, et la foule innombrable de sujets que le despote réduit à la misère ou qu'il sacrifie à sa fureur, à sa cupidité, à sa gloire, à ses caprices ? Que sont quelques gouttes de sang que la populace a fait couler dans la Révolution actuelle pour recouvrer sa liberté, auprès des torrents qu'en ont versé un Tibère, un Néron,... auprès des torrents que la frénésie mystique d'un Charles IX a fait répandre ?... Que sont quelques maisons pillées un jour par la populace, auprès des concussions que la nation entière a éprouvées pendant quinze siècles sous les trois races de rois ? Que sont quelques individus ruinés auprès d'un milliard d'hommes dépouillés par les traitants, par les vampires, les dilapidateurs publics ?...

« Sans doute la philosophie a préparé, commencé, favorisé la révolution actuelle, cela est incontestable ; mais, des écrits ne suffisent pas, il faut des actions ; or, à quoi devons nous la liberté, qu'aux émeutes populaires ?

« C'est une émeute populaire, formée au Palais-Royal, qui a commencé la défection de l'armée et transformé en citoyens deux cent mille hommes dont l'autorité avait fait des satellites, et dont elle voulait faire des assassins.

« C'est une émeute populaire, formée aux Champs-Élysées, qui a éveillé l'insurrection de la nation entière ; c'est elle qui a fait tomber la Bastille, conservé l'Assemblée nationale, fait avorter la conjuration, prévenu le sac de Paris, empêché que le feu ne l'ait réduit en cendres et que ses habitants n'aient été noyés dans le sang.

« C'est une émeute populaire, formée au Marche-Neuf, à la Halle, qui a fait avorter la seconde conjuration, qui a empêché la fuite de la maison royale, et prévenu les guerres civiles qui en auraient été les suites trop certaines... » (L'Ami du Peuple, N° 34.) [45]

« Ce sont ces émeutes qui ont subjugué la faction aristocratique des États Généraux contre laquelle avaient échoué les armes de la philosophie et l'autorité du monarque ; ce sont elles qui l'ont rappelé par la terreur au devoir, qui l'ont amenée à se réunir au parti patriotique et à concourir avec lui pour sauver l'État. Suivez les travaux de l'Assemblée nationale, et vous trouverez qu'elle n'est entrée en activité qu'à la suite de quelque émeute populaire, qu'elle n'a décrété de bonnes lois qu'à la suite de quelque émeute populaire ; et que dans des temps de calme et de sécurité cette fiction odieuse n'a jamais manqué de se relever pour mettre des entraves à la Constitution et faire passer des décrets funestes.

« C'est donc aux émeutes que nous devons tout, et la chute de nos tyrans, et celle de leurs favoris, de leurs créatures, de leurs satellites, et l'abaissement des grands et l'elevation des petits, et le retour de la liberté et les bonnes lois qui la maintiendront, en assurant notre repos et notre bonheur.

« La loi martiale qui s'oppose aux attroupements n'a donc été proposée que par un ennemi du bien public ; elle n'a été arrachée que par des traîtres à la patrie, elle n'a été accordée que par des suppôts de la tyrannie. Qu'ils agréent ces qualifications, s'ils n'aiment mieux recevoir celle d'imbéciles.

« Les ennemis qui me persécutent peuvent me faire un crime d'une pareille doctrine ; mais je la prêche par devoir, par l'ordre impérieux de ma conscience, et je ne la déguiserai point, dussé-je porter ma tête sur l'échafaud.

« Les coeurs sensibles ! ils ne voient que l'infortune de quelques individus, victimes d'une émeute passagère ; ils ne compatissent qu'au supplice mérité de quelques scélérats ; moi, je ne vois que les malheurs, les désastres d'une nation livrée à ses tyrans, enchaînée, pillée, vexée, opprimée, massacrée pendant des siècles entiers. Qui d'eux ou de moi a plus de raison, d'humanité, de patriotisme ? Ils s'efforcent d'endormir le peuple, je m'efforce de le réveiller ; ils lui donnent [46] de l'opium, je verse de l'eau-forte dans ses blessures, et j'en verserai jusqu'à ce qu'il soit pleinement rentré dans ses droits, jusqu'à ce qu'il soit libre et heureux. » (L'Ami du Peuple, N° 35.)

Voilà, sans aucun doute, un appel à l'insurrection ; mais n'est-il pas légitimé par l'article II de la déclaration des droits de l'homme qui proclame le droit à la résistance ? Cette déclaration n'est-elle pas l'oeuvre de ces mêmes législateurs qui viennent de décréter la loi martiale ? et ce décret liberticide est-il autre chose qu'un retour à la tyrannie ? Au 14 juillet, la cour voulait-elle autre chose aussi que dénier aux citoyens le droit de se rassembler ? Les mêmes faits n'entraînent-ils pas les mêmes conséquences ?

Voilà la logique rigoureuse à laquelle Marat aurait pu s'en tenir, sans qu'aucun ait droit de lui adresser le plus léger blâme, à moins d'incriminer aussi l'insurrection de juillet. Eh bien, le croira-t-on, il semble s'effrayer lui-même des résultats possibles de son appel aux armes ; il ne peut oublier la réflexion qu'il a faite déjà : « Si la vengeance des opprimes est toujours juste dans son principe, elle n'est pas toujours éclairée dans ses effets, » et, en l'absence du tribunal qu'il a demande, qu'on lui a refusé, le monstre, le sanguinaire Marat, au cas d'une insurrection probable, va proposer un nouveau moyen de sauver les innocents : « C'est de nommer, pour un temps court, un dictateur suprême, de l'armer de la force publique et de lui commettre le châtiment des coupables. » (Appel à la nation.) Il n'est pas encore question d'apprécier l'étendue et la valeur de cette mesure en elle-même ; mais l'intention est-elle assez claire ? Et c'est en parlant d'un tel homme que M. Michelet vient d'écrire : « Marat voulait les massacres de septembre depuis trois ans ! » Est-il plus flagrante calomnie ?

Et ce n'est pas une fois, mais cent fois que dans le cours des événements l'Ami du peuple va redemander l'une ou l'autre mesure : l'érection du tribunal ou la nomination d'un [47] dictateur. Pour nous en tenir à l'époque où nous sommes, lisez ce qu'il écrit, en mai 90, après avoir été pourchassé, pillé, obligé de s'exiler pour crime d'appel à l'insurrection ; il s'agit d'un voleur que la foule a surpris en flagrant délit, et pendu à un réverbère du quai de la Ferraille : « Quelque fondée que puisse être l'indignation publique contre des juges prévaricateurs (le Châtelet fonctionnait encore), et quelque motif que le peuple puisse avoir de leur retirer sa confiance pour se faire justice par lui-même, on ne peut que déplorer les trop cruels effets de sa fureur, on ne peut que redouter les suites terribles de son aveuglement... Considérations bien pressantes pour le législateur de travailler sans délai à la réforme des tribunaux. » (L Ami du Peuple, N° 115.) Il en appelle encore à de simples réformes, et pourtant, depuis huit mois qu'il lutte, nous savons tout ce qu'il a déjà souffert ; son âme devrait être bien profondément ulcérée, mais ce ne sera jamais pour sa cause personnelle qu'il en appellera aux moyens extrêmes. Et pourtant, qui oserait dans ce cas même lui en faire un crime ? Depuis quand ne serait-il plus permis à celui qu'on égorge de crier à l'assassinat, au secours ?

Une seule objection sérieuse pourrait être opposée à Marat ; ce serait le cas où il exagérerait les excès de la réaction pour appuyer ses excitations à la résistance. Eh bien, que l'on consulte, pour l'année 1790, tous les documents du temps, et qu'on dise s'il y a rien à retrancher du sommaire des atrocités qui suivent : A Nîmes, à Montauban, à Valence, à Caen, à Rouen, les patriotes sont poursuivis par les autorités municipales et massacres (ibidem, N° 108) ; le ministre de la guerre fait expulser des régiments tout soldat partisan du nouvel ordre de choses (ibidem, N° 116) ; un maire, dans le Nivernais, applique rigoureusement la loi martiale à propos d'une révolte d'affamés, et l'Assemblée nationale approuve sa conduite (ibidem, N° 119) ; une enquête judiciaire est ouverte contre les Marseillais pour avoir essayé de démolir les fortifications qui dominaient la ville [48] (L'Ami du Peuple. N° 119.) C'est en présence de ces envahissements du pouvoir que Marat s'écrie : « Pour épargner quelques têtes coupables, peut-être faudra-t-il un jour faire couler des fleuves de sang... M'accusera-t-on d'être cruel quand je m'indigne, malgré moi, de nos fausses maximes d'humanité, de nos sots procédés pour nos cruels ennemis ? Imbéciles que nous sommes ! nous craignons de leur faire une égratignure, nous nous contentons de les disperser, et nous les laissons bêtement sur pied contre nous. Qu'ils soient les maîtres un seul jour, bientôt on les verra parcourir les provinces le fer et le feu à la main, faire tomber sous leurs coups tous ceux qui leur opposeront quelque résistance, massacrer les amis de la patrie, égorger femmes et enfants, et réduire en cendres nos cités. » (Ibidem, N° 121). Que tous ceux de nos lecteurs qui ont assisté aux scènes révoltantes de nos guerres civiles disent s'il y a rien là d'exagéré, si tout pouvoir gouvernemental, quelque drapeau qu'il arbore, n'a pas eu le même mot d'ordre ; qu'ils réfléchissent surtout si, par la nature des devoirs que nous imposons à tout gouvernement, celui-ci n'est pas nécessairement entraîné à la coercition ; si le germe de tyrannie ne doit pas être combattu dès lors dans l'institution de l'autorité même. Telle était la conviction de Marat, quand il donnait pour principe à la politique la subordination la plus complète du commis au commettant, du gouvernement au vrai souverain ; et c'est parce qu'il savait que l'appel qu'il faisait à la résistance ne tirait toute sa légitimité que de la reconnaissance de ce principe, qu'il répétait et résumait en 1791 ce qu'il avait déjà discuté et prouvé antérieurement dans sa Constitution sur la limite des différents pouvoirs : « Faisons, dit-il, une observation capitale sur le pouvoir exécutif que les ministres s'efforcent de rendre absolu, que le comité de constitution travaille à étendre au delà des bornes : c'est qu'il devrait être nul au dedans du royaume, et uniquement borné au soin de veiller au dehors à la sûreté et aux intérêts de l'État, au soin d'entretenir des relations avec les [49] puissances étrangères, et à la direction des forces publiques contre l'entreprise des ennemis, car la police intérieure n'appartient aux municipalisés, l'administration de la justice aux tribunaux ; les lois émanées du Corps législatif, une fois promulguées, devraient être envoyées aux départements par leurs députés à l'Assemblée nationale, pour être transmises aux municipalités et avoir provisoirement leur effet jusqu'à ce que, sanctionnées par la nation, elles deviennent la règle constante des sujets. »

Désormais l'Ami du peuple peut prêcher la révolte contre l'arbitraire, car nous savons nettement ce qu'il veut, et ce qu'il veut n'est pas l'anarchie, mais l'accomplissement d'un programme qui renferme en substance la constitution de l'avenir. Nous comprendrons qu'à bout de propositions de paix, de mesures de justice régulière vainement demandées, il ait un jour écrit, l'âme pleine de désespoir : « Il n'y a pas de conversion à espérer de ces gens-là : tant qu'ils seront sur pied, ils machineront contre nous : pourquoi donc les épargner, si la mort seule peut nous en délivrer ? » (L'Ami du Peuple, N° 155.)

La mort ! ce mot vous épouvante ; vous trouvez que Marat va bien vite. Eh bien, je vous réponds, moi, que la réaction va plus vite encore, qu'elle ne s'en tient pas aux menaces, car, c'est cette même année 1790, à quelques jours de date de la citation et de la pantalonnade de la fédération, cette comédie des Tartuffes du libéralisme devant les Orgons de la fraternité, c'est, dis-je, le 31 du mois d'août, que fut intimé, de par la loi martiale, l'ordre du massacre de Nancy. Marat va bien vite ! Que ne l'a-t-on écouté plus tôt, quand il disait : « On ne saurait se le dissimuler, nous sommes en état de guerre ; nous n'obtiendrons rien de nos ennemis qu'à la pointe de l'épée ? » (Ibidem, N° 164). État de guerre en effet, car qu'est-ce qui le constitue ? La violation du droit des gens. Or, la violation des droits de l'homme et du citoyen est-elle donc moins inique ? [50]

Ames de tous ceux qui ont succombé sous les coups de la tyrannie, c'est vous seules que j'évoque ; vous tous qui avez senti s'appuyer sur votre gorge le poignard de l'homme de police ou le fer du prétorien, vous que le magistrat complice a condamnés pour crime de résistance à cet assassinat, c'est à vous seuls que j'en appelle ; car vous seuls êtes véritables juges, puisque vous seuls avez souffert et que nous sommes insensibles à tout ce que nous ne ressentons pas. Eh bien donc, répondez : en l'absence de toute justice, quand il n'y a plus de sûreté pour le citoyen, quand il peut être impunément enlevé de son domicile et étouffé à huis clos, quand aucun n'a droit de réclamation, quand enfin plus de liberté, plus de respect de la personne humaine, plus de droit ; quand tout appel à la justice est repoussé ; quand les appelants sont poursuivis comme criminels d'État, qui donc oserait me faire un crime du seul moyen qui me soit laissé pour recouvrer ma liberté, pour sauver ma vie ? Oui, le devoir de me conserver, imposé par la nature, me presse de m'armer contre mon agresseur, de sévir contre un assassin, de terriner ses infâmes complices par la crainte d'un châtiment semblable et trop justement mérité ; il n'y a qu'un lâche ou un traître qui puisse, à ce moment suprême, enchaîner mon bras au nom de la légalité ! Jusques à quand la défaillance de coeur se drapera-t-elle en impartialité ? jusques à quand l'égoïsme s'enveloppera-t-il du manteau de la véritable l'humanité ? La rougeur monte au front, quand on songe que l'on parle à des hommes, et que le droit de défense personnelle peut encore être mis en question.

Oui, je comprends que Marat ait écrit : « Tout enlèvement fait clandestinement sera réputé un trait de tyrannie... Dans ce cas, que l'infortuné contre qui l'expédition sera dirigée appelle à grands cris du secours, que ses concitoyens volent à lui, et qu'après s'être assurés de la violence ils coupent les oreilles à ces scélérats, qu'ils les traitent comme des brigands, s'ils avaient poussé la scélératesse jusqu'à maltraiter le détenu. [51]

« S'il arrivait qu'ils prêtassent verbalement des crimes faux à l'accusé, qu'ils soient détenus prisonniers, et qu'une partie des citoyens se transportent avec l'accusé chez le magistrat qui a lancé le décret, et, s'ils reconnaissent la prévarication, qu'ils mutilent pareillement les satellites oppresseurs.

« Ces remèdes sont violents, je le sais ; mais ce sont les seuls moyens qui nous soient laissés pour forcer un législateur corrompu à organiser le pouvoir judiciaire, de manière à nous procurer sûreté ; les seuls qui soient laissés pour forcer les juges à s'acquitter de leurs devoirs, pour réprimer les satellites des tribunaux. » (L'Ami du Peuple, N° 164.)

Oui, le massacre à coups de canon de Nancy justifie le placard : C'en est fait de nous, imprimé quelques jours auparavant par l'Ami du peuple, comme s'il avait voulu prévenir l'égorgement, en devançant l'attaque des contre-révolutionnaires : « Cinq à six cents têtes abattues vous auraient assuré repos, liberté et bonheur ; une fausse humanité a retenu vos bras et suspendu vos coups ; elle va coûter la vie à des millions de vos frères ; que vos ennemis triomphent un instant, et le sang coulera à grands flots ; ils vous égorgeront sans pitié, ils éventreront vos femmes ; et, pour éteindre à jamais parmi vous l'amour de la liberté, leurs mains sanguinaires chercheront le coeur dans les entrailles de vos enfants. » Qu'ai-je dit ? que le massacre justifie le placard ? Je me reprends et, l'histoire en main, j'affirme que l'Ami du peuple restait au-dessous de la vérité ; car nous pouvons les compter aujourd'hui que nous avons leurs aveux, ces chefs de la réaction, aujourd'hui qu'ils ont signé de leurs noms leurs actes de complicité, qu'ils se sont fait de leurs trahisons des titres à la reconnaissance des pouvoirs successifs. Cinq à six cents têtes ! attendez quelques mois encore, et Marat lui-même sera bien obligé d'en rappeler de sa première supputation. Mais alors comme aujourd'hui les patriotes mêmes feignirent de ne le pas comprendre, et plutôt que de [52] reconnaître leur propre insensibilité, ils accusèrent le véritable Ami du peuple d'atroce barbarie.

Quel serrement de coeur, quel découragement il dut éprouver quand il se vit calomnié dans ses intentions les plus désintéressées, quand il lut cette protestation sentimentale de Camille, au numéro 37 des Révolutions de France et de Brabant, à propos de son placard : « Je courus sur-le-champ chez Marat. Monsieur Marat, lui dis-je en secouant la tête, mon cher Marat, vous vous ferez de mauvaises affaires, et vous serez une seconde fois obligé de mettre la mer entre le Châtelet et vous ! » Il ne le savait que trop, puisqu'il avait écrit : « S'ils me découvrent, ils m'égorgeront, et je mourrai martyr de la liberté ; mais il ne sera pas dit que la patrie périra, et que l'Ami du peuple aura gardé un lâche silence. » C'est justement parce qu'il sait ce qui l'attend pour prix de sa courageuse protestation et qu'il n'hésite pas à l'afficher sur tous les murs, que vous devriez, Camille, plus d'égard à la victime volontaire. Mais Desmoulins se pique d'esprit et ne sait pas sacrifier un bon mot, une tournure comique à une bonne action, il continue : « Cinq à six cents têtes abattues ! vous m'avouerez que cela est trop fort ; vous êtes le dramaturge des journalistes. Vous égorgez tous les personnages de la pièce et jusqu'au souffleur. Vous ignorez donc que le tragique outré devient froid. » Pauvre journaliste révolutionnaire qui réduit les angoisses d'une âme brisée de désespoir aux proportions des règles de l'art ! « Vous m'allez dire que cinq à six cents têtes abattues ne sont rien quand il s'agit de sauver cinq à six millions d'hommes, et que la Gazette de Paris est plus altérée de sang que l'Ami du Peuple. J'en conviens, et ne vous en improuve pas moins, monsieur Marat. Ne voulez-vous aussi combattre celui que vous appelez Sylla que comme Marius ? Cinq à six cents têtes abattues !... c'est vraiment une proscription. Je sais bien que vos tables de proscription n'ôteront pas à un seul aristocrate un cheveu de sa tête. » - Si vous en êtes si convaincu, d'où viennent donc [53] vos craintes ? - « Je sais encore qu'il y aurait bien cinq à six cents personnes à pendre légalement, mais je crois que tant de monde bon à pendre n'est pas également bon à lanterner ; du moins deviez-vous faire un appel nominal des cinq à six cents coquins, afin de ne pas répandre la consternation dans toutes les familles. » N'avez-vous donc pas compris, jeune homme, ou le feignez-vous ? Marat n'a pas dit au peuple : lève-toi et massacre, il a dit : érige un tribunal, ou nomme un dictateur, recherche les coupables, et je te prédis que leur nombre ne s'élèvera pas à moins de cinq à six cents, tous passibles de la peine capitale. Avait-il dès lors à désigner les traîtres ?... Passons, terminons au plus vite une lettre qui n'a d'autre prétention qu'à faire quelque peu d'esprit dans des circonstances politiques aussi graves, aussi poignantes : « Pardonnez, cher Marat, si ma verte jeunesse donne des conseils à une tête aussi saine que la vôtre, et qui est plus mûrie que la mienne par les années et par l'expérience. » Oui, pauvre Camille, la postérité te pardonne parce qu'elle veut croire à ta sincérité, mais les révolutionnaires à venir tiendront note de ta lettre, de ta polémique sentimentale, pour apprendre à se défier surtout de leurs amis, quand leurs opinions ne sont pas assises sur des principes de justice invariables et de véritable humanité.

Marat répondit à Camille par une lettre ou il discutait phrase par phrase la logique de son placard, où il se lavait du reproche de cruauté qu'on lui faisait de toutes parts, et que le pamphlétaire avait laissé percer. Nous ne la reproduirons pas, nous n'aurons que trop souvent lieu d'en retrouver ailleurs les arguments. Mais on y lisait ce passage remarquable : « Que l'ennemi s'avance une fois sur nos frontières, les citoyens les plus calmes renchériront à l'envi sur moi, et vous-même, cher Camille, vous regretterez amèrement que les traîtres à la nation n'aient pas tous été suppliciés... » Deux ans plus tard, en effet, l'ennemi entrait à Verdun, le peuple de Paris se levait effaré au bruit du canon d'alarme, [54] et les renchérisseurs égorgeaient pêle-mêle innocents et coupables. Et maintenant, juges impartiaux, prononcez ; qui du sensible Camille ou du cruel Marat avait le mieux compris comment on prévient ces sanglantes, ces épouvantables catastrophes ? Mais que disais-je deux ans plus tard ! un mois ne s'était pas écoulé, qu'au penser des massacres de Château-Vieux le pauvre Camille s'écriait éperdu : « O Ami du peuple ! ô Orateur du peuple ! ô Cassandre Marat ! aviez-vous donc raison quand vous disiez : C'en est fait et de la liberté et de nous ! » (Révolutions de France et de Brabant, page 41). Mais il en était de ces mesures à prendre comme des dénonciations ; parce qu'elles n'étaient que préventives, les patriotes n'en avouaient la justesse que quand il n'était plus temps, et toute leur reconnaissance s'exhalait en regrets superflus... C'était là l'objet du vrai désespoir de l'Ami du peuple, car il savait bien qu'il n'avait à attendre des contre-révolutionnaires que tortures s'il tombait entre leurs mains, que calomnies tant qu'ils ne parviendraient pas à se saisir de sa personne, et qu'abandon de la part des républicains de la forme.

Aussi la pauvre Cassandre écrivait-elle : « Hélas ! l'Ami du peuple vous prêchera-t-il toujours en vain ? Prends conseil de tes malheurs, peuple lâche et stupide ! et si rien ne peut te rappeler au sentiment de tes devoirs, coule tes jours dans l'oppression et la misère ; termine-les dans l'opprobre et l'esclavage. » (Extrait du placard : C'est un beau rêve.)

A propos des mesures que Marat venait de proposer contre les dangers des exécutions populaires, il en est une que les Girondins ont fort habilement mais fort injustement exagérée : nous disons habilement, car le reproche était spécieux et semblait partir de consciences scrupuleusement républicaines ; nous disons injustement, car l'Ami du peuple s'était si clairement expliqué, et à plusieurs reprises, sur ce sujet, qu'il n'était pas possible de se méprendre sur ses intentions. Nous voulons parler de la proposition qu'il avait faite de nommer [55] un dictateur dans les moments de crise. Un dictateur ! Beau texte à déclamation ; les rhéteurs n'y ont pas fait défaut. Voici en quels termes l'Ami du peuple s'expliquait à ce sujet, quelques jours avant la fameuse séance de la Convention dont nous rendrons compte, et qu'il semblait prévoir : « Que restait-il à faire aux ennemis de la patrie pour m'ôter la confiance de mes concitoyens ? Me prêter des vues ambitieuses en dénaturant mes opinions sur la nécessité d'un tribun militaire, d'un dictateur ou d'un triumvirat, pour punir les machinateurs protégés par le Corps législatif, le gouvernement et les tribunaux, jusqu'ici leurs complices ; ou plutôt comme le prête-nom d'une faction ambitieuse composée des patriotes les plus chauds de l'Empire. Imputations absurdes. Ces opinions me sont personnelles, et c'est un reproche que j'ai souvent fait aux ardents patriotes d'avoir repoussé cette mesure salutaire, dont tout homme instruit de l'histoire des révolutions sent l'indispensable nécessité, mesure qui pouvait être prise sans inconvénient en limitant sa durée à quelques jours, et en bornant la mission des préposés à la punition prévôtale des machinateurs ; car personne au monde n'est plus révolté que moi de l'établissement d'une autorité arbitraire, confiée aux mains même les plus pures pour un terme de quelque durée...

« Quant aux vues ambitieuses qu'on me prête, voici mon unique réponse : je ne veux ni emplois, ni pensions. Si j'ai accepté la place de député à la Convention nationale, c'est dans l'espoir de servir plus efficacement la patrie, même sans paraître. Ma seule ambition est de concourir à sauver le peuple : qu'il soit libre et heureux, tous mes voeux sont remplis. » (Journal de la République, N° 1.)

Ailleurs, il s'était expliqué d'une manière plus explicite encore sur la nature de la fonction du dictateur et sur la durée de la charge : « Après le 14 juillet 89, s'il s'était trouvé un seul homme d'État dans le sénat de la nation, il aurait demandé l'instituion d'une charge de dictateur, élu par le [56] peuple dans des temps de crise, dont l'autorité n'aurait duré que trois jours, et dont le devoir aurait été de punir les mauvais citoyens qui auraient mis le salut public en danger. » (L'Ami du Peuple, N° 177.)

Sous la République, son avis n'a pas changé ; il ne craint pas de proposer à nouveau sa mesure dictatoriale, tant ses intentions sont pures d'ambition personnelle, tant il sait qu'on ne peut loyalement s'y tromper. « Je le répète, les chefs dont le peuple a toujours besoin dans les temps de révolution pour diriger ses mouvements terribles et que j'ai proposés dans quelques crises orageuses, comme le seul moyen qui nous restait pour sauver la patrie prête à périr, ne devaient être revêtus d'aucune autorité ; leur mission d'abattre les têtes criminelles des conspirateurs élevés au-dessus du glaive des lois ne devant durer qu'un jour. Après cette existence éphémère, ils étaient perdus pour toujours dans la foule. » (Journal de la République, N° 41.)

Ainsi donc tout se résume dans une fonction de grand juge des criminels d'État, et cela pour que le peuple soulevé ne se fasse pas juge lui-même ; pour qu'un grand nombre de citoyens n'aient pas à prendre sur eux la responsabilité de pareils actes et ne fléchissent pas devant la gravité d'une telle responsabilité ; pour que les jugements publics, et toujours trop longs, des criminels reconnus, ne surexcitent pas l'imagination mobile des masses aux profits de la réaction ; pour que les exécutions ne se fassent pas par fournées périodiques et n'endurcissent pas le peuple par un spectacle souvent renouvelé ; pour que les supplices infligés arbitrairement et sans plus de formalités ne donnent plus aux coupables l'espoir d'échapper, et les remplissent d'une terreur salutaire ; enfin, pour que la responsabilité morale circonscrive implicitement le nombre des condamnés et sauve les innocents.

Voilà dans quelles limites de temps et de puissance la fonction proposée était contenue ; aussi, je ne sache pas que personne l'ait ambitionnée. Je me trompe ; il fallait pour [57] l'accepter un dévouement tout exceptionnel ; aussi avons nous vu que, le 8 juillet 92, Marat n'hésita pas à se proposer. Le 8 juillet ! c'est-à-dire un mois avant le 10 août, moins de deux mois avant les massacres de septembre ! C'est bien le magistrat, revêtu d'une aussi compromettante autorité, qui aurait pu dire en entrant en charge : « Périsse ma mémoire, pourvu que la liberté soit sauvée ! » et, répétons-le à haute voix, c'est du grand citoyen qui, le 8 juillet, venait de se proposer lui-même comme juge suprême des coupables, que M. Michelet a dit : « Depuis trois ans, Marat voulait les massacres de septembre ! »

Après s'être expliqué d'une façon aussi nette sur la nature de la fonction dictatoriale, être accusé d'aspirer à la dictature par ambition, quelle déloyauté ! Il n'y avait que l'esprit de parti qui en fût capable, et les Girondins, sous ce rapport, n'ont jamais hésité. Au reste, nous allons bientôt entendre comment Marat se disculpe devant toute la Convention, devant toute la France, à la confusion de ses accusateurs ! Marat, dictateur à la manière antique ! Marat, roi temporaire ! Écoutez ce qu'il en pensait lui-même : « Quant à moi, je sais que je n'ai aucune des qualités requises pour devenir chef de parti, mais je sais bien que je n'en ai aucune envie ; passez-moi cette hypothèse ridicule : si la nation entière me mettait à l'instant la couronne sur la tête, je la secouerais pour la faire tomber ; car, telle est la légèreté, la frivolité, la mobilité du caractère du peuple, que je ne serais pas sûr qu'après m'avoir couronné le matin il ne me pendrait pas le soir. » (Journal de la République, N° 221.)

Ici on nous arrête. Nous comprenons, replique-t-on, les mesures répressives telles quelles, sans en discuter la valeur intrinsèque ; mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit ; nous voulons admettre que l'intention les justifie ; mais les têtes demandées, les cent mille, deux cent mille têtes ? - Encore une fois, nous sommes en état de répondre à tout ; nous n'esquiverons rien, mais nous ne pouvions répondre à tout à [58] la fois. Voyons donc à quoi se réduit cette nouvelle accusation.

Résumons le passé : Marat, nous l'avons assez prouvé, avait commencé par la demande de mesures légales. Il avait réclamé un tribunal d'État composé d'hommes dans lesquels la nation eut confiance. Rien. Il avait conseillé qu'on purgeât au moins l'Assemblée des membres ostensiblement réactionnaires, des membres qui n'avaient plus le droit d'y siéger depuis la réunion des ordres. Rien. Il avait demandé la création d'un dictateur. Rien. Vingt fois, dans son journal, il était revenu sur ces propositions, vingt fois encore il y reviendra. Rien, rien que des persécutions personnelles de la part des fonctionnaires à cause des mesures proposées ; rien que des insinuations calomnieuses de la part des patriotes ; rien que la plus complète indifférence de la part du peuple. Et cependant la gangrène contre-révolutionnaire va toujours rongeant ; la liberté est de plus en plus compromise ; la réaction, sûre d'elle-même, lève audacieusement la tête ; les exécutions partielles des patriotes sont de plus en plus fréquentes, de plus en plus arbitraires. Comment arrêter le mal ? Comment glacer d'épouvante les ennemis triomphant de ce peuple aveugle et trompé par ses propres défenseurs ? Faut-il renoncer au salut d'un peuple qui ne voit pas le danger auquel il est exposé, parce que ce peuple s'obstine à fermer les yeux devant l'abîme ? Il n'est aucun de nous qui ne se soit arrêté à cette facile conclusion ; Marat n'en juge pas ainsi, car il lui reste encore un moyen peut-être d'arrêter le mal : c'est d'effrayer les traîtres par l'excès même de ses menaces ; c'est d'effrayer le peuple par l'exagération des supplices que lui préparent ses ennemis, par l'exagération du nombre des contre-révolutionnaires ; c'est, en un mot, de terrifier ceux qu'il ne peut convaincre. De là ces visages qu'on a souvent cités sans en donner le vrai sens et l'à-propos. Pourquoi en aurait-il affaibli les termes ? pourquoi adoucir l'expression, si la violence même des paroles attestent l'imminence du danger ; si les cris de détresse, en raison même du leur intensité, [59] devaient faire reculer d'épouvante les oppresseurs, électriser les opprimés, galvaniser les coeurs inertes ? Pourquoi hésiterions-nous à citer ?

Après le massacre de Nancy, l'Assemblée Constituante avait résumé son vote homicide en ces sinistres paroles : « Le ministère public est chargé de poursuivre. » Nous ne savons que trop, par expérience, tout ce que contient d'atrocités légales cette phrase si concise, si calme en apparence : les visites domiciliaires, les citoyens appréhendés, incarcérés, ruinés, jugés à huis clos, égorgés. Marat ne le sait que trop aussi, et c'est parce qu'il prévoit tous ces malheurs, qu'il jette ces cris d'angoisse à la face des oppresseurs : « Juste ciel ! mon coeur se fend de douleur. Voilà donc les tribunaux de sang qui s'élèvent de toutes parts pour faire périr dans les supplices tous les amis de la liberté, des cours martiales pour immoler des soldats patriotes, et des directoires pour immoler les citoyens qui les ont soutenus. Ainsi, les gardes nationales auront servi de satellites pour commencer la contre-révolution, et l'on l'achèvera par la main des bourreaux ! O forfait ! si l'Assemblée nationale n'arrête pas à l'instant ces affreux massacres, c'est sur ces membres atroces qu'il faut les venger. (L'Ami du Peuple, N° 213.) Oui, nous aussi, nous avons été témoin de ces forfaits ; nous ne l'avons pas oublié, devant ces iniquités légales la presse était muette ; et, pour prix de cette lâcheté, elle voudrait jouir aujourd'hui des bénéfices d'une sensibilité calculée ; mais l'histoire un jour arrachera ces masques, et glorifiera l'époque où l'on trouva du moins un homme pour protester au nom de la justice, au nom de l'humanité !

C'est dans cette crise suprême de la réaction triomphante que, pour donner une idée de la progression du mal, suite nécessaire de l'impunité, Marat écrivait : « Aujourd'hui dix mille têtes abattues suffiraient à peine pour sauver la patrie. » Et, pour qu'on ne se méprenne pas sur ses paroles, et qu'on ne conclue pas à un massacre aveugle, il terminait [60] ainsi le même numéro : « Citoyens, c'en est fait de vous, si vous laissez échapper le dernier moyen qui vous reste d'écraser enfin la tyrannie : choisissez donc parmi les patriotes les plus éclairés un tribun militaire, marchez sous ses ordres et punissez vos tyrans. » (L'Ami du Peuple, N° 223.) Et, trois semaines après, revenant sur la haute cour nationale, son objet de prédilection : « Il faut la composer tout au plus de six membres, n'y appeler que des patriotes judicieux et zélés pour punir avec une rigueur inflexible les ministres, les administrateurs municipaux, les magistrats et chefs militaires qui prévariquent et malversent. » (Ibidem, N° 249.) Voici qui est plus explicite encore : « Il n'y a qu'une insurrection générale qui puisse finir vos malheurs ; mais souvenez-vous qu'elle ne vous mènerait à rien, si vous négligiez de vous nommer un tribun du peuple. » (Ibidem, N° 258.) Encore une fois, voilà l'homme dont on a écrit : « Son principe, c'était le massacre. » (Michelet, Histoire de la Révolution française, t. IV, p. 209.) « Marat était l'apôtre du massacre. » (Ibidem, p. 204.) « Marat était le massacre même. » (Ibidem, p. 1A8.) Voilà à quelle coupable partialité peut entraîner le besoin que ces gens-là appellent honnête, le besoin de personnifier le meurtre !

Mais si l'on a rendu Marat responsable devant la postérité de toutes les atrocités commises pour n'avoir pas pris des mesures qu'il avait prescrites avec tant de persistance, lui a-t-on su gré au moins de tous les forfaits qu'il a prévenus par ses cris d'alarme ? On n'a eu garde de le faire. L'histoire ne tient pas compte des probabilités, je le sais ; mais si nous n'avons pas le droit de réclamer la bienveillance, du moins avons-nous celui d'exiger qu'on n'accuse pas injustement un homme qui a laissé tant de preuves écrites de ses intentions.

Mais plutôt que de partager les dangers de l'Ami du peuple et de brûler, comme on dit, ses vaisseaux, en proclamant avec lui la surveillance de l'autorité et la nécessité de [61] punir les prévaricateurs, il était plus aisé de faire à Marat un crime de son énergie, de l'accuser de compromettre la liberté par ses exagérations, comme avait fait, comme faisait devant ses séides l'homme aux desseins ultérieurs. Marat raconte une scène qui se passa un jour à ce sujet entre Robespierre et lui. C'était en 1792 avant la République : « Le premier mot que Robespierre m'adressa fut le reproche d'avoir en partie détruit moi-même la prodigieuse influence qu'avait ma feuille sur la Révolution, en trempant ma plume dans le sang des ennemis de la liberté, en parlant de corde, de poignards, sans doute contre mon coeur, car il aimait à se persuader que ce n'était là que des paroles en l'air dictées par les circonstances. - Apprenez, lui repondis-je à l'instant, que l'influence qu'a eue ma feuille sur la Révolution ne tenait point, comme vous le croyez, à ces discussions serrées où je développais méthodiquement les vices des funestes décrets préparés par les comités de l'Assemblée Constituante, mais à l'affreux scandale qu'elle répandait dans le public lorsque je déchirais sans ménagement le voile qui couvrait les éternels complots tramés contre la liberté publique par les ennemis de la patrie conjurés avec le monarque, le législateur et les principaux dépositaires de l'autorité ; mais à l'audace avec laquelle je foulais aux pieds tout préjugé ; mais à l'effusion de mon âme, aux élans de mon coeur, à mes réclamations violentes contre l'oppression, à mes sorties impétueuses contre les oppresseurs, à mes douloureuses accents, à mes cris d'indignation, de fureur et de désespoir contre les scélérats qui abusaient de la confiance et de la puissance du peuple pour le tromper, le dépouiller, le charger de chaînes et le précipiter dans l'abîme. Apprenez que jamais il ne sortit du sénat un décret attentatoire à la liberté, et que jamais un fonctionnaire public ne se permit un attentat contre les faibles et les infortunés sans que je ne m'empressasse de soulever le peuple contre ses indignes oppresseurs. Les cris d'alarme et de fureur que vous prenez pour des paroles en l'air étaient la plus [62] naïve expression dont mon coeur était agite. Apprenez que si j'avais pu compter sur le peuple de la capitale, après l'horrible décret contre la garnison de Nancy, j'aurais décimé les barbares députés qui l'avaient rendu ; apprenez qu'après l'instruction du Châtelet sur les événements des 5 et 6 octobre, j'aurais fait périr dans un bûcher les juges iniques de cet infâme tribunal ; apprenez qu'après le massacre du Champ-de-Mars, si j'avais trouvé deux mille hommes animés des sentiments qui agitaient mon sein, j'aurais été à leur tête poignarder le général au milieu de ses bataillons de brigands, brûler le despote dans son palais et empaler vos atroces représentants sur leurs sièges, comme je le leur déclarais dans le temps. Robespierre m'écoutait avec effroi ; il pâlit et garda quelque temps le silence. Cette entrevue me confirma dans l'opinion que j'avais toujours eue de lui : qu'il réunissait aux lumières d'un sage sénateur l'intégrité d'un véritable homme de bien et le zèle d'un vrai patriote, mais qu'il manquait également et des vues et de l'audace d'un homme d'État. » (L'Ami du Peuple, N° 648.)

En maints passages de son journal, l'Ami du peuple cherche encore à se justifier du reproche de cruauté, comme si celui-là seul était cruel qui demande justice des forfaits commis au nom de l'autorité. Est-ce concevable ? Marat cruel pour avoir dit : Voilà des mille ans que l'aristocratie vous broie au nom de ses lois iniques ; hier, vous l'aviez vaincue et elle vous demandait grâce, et voilà qu'aujourd'hui déjà elle conspire contre vous et vous écrase à nouveau au nom de ses décrets liberticides ; si vous ne voulez plus être sacrifiés, qu'une fois pour toutes elle disparaisse ! Quel privilège ont donc ces perfides mandataires, ces assassins légaux, que ce soit exclusivement cruauté que de vouloir l'extermination des exterminateurs du peuple ? Hélas ! il faut le dire, ils ont le privilège d'avoir constamment été défendus par des écrivains à leurs gages. Et, croyez-le bien, le grand crime, le vrai crime de Marat à leurs yeux n'est pas tant d'avoir demandé des [63] têtes, que d'avoir exclusivement demandé les leurs. Nous sommes tous plus qu'on ne pense, et le plus souvent à notre insu, les défenseurs de ce préjugé : toute existence d'homme ne nous est pas également sacrée. Qu'un magistrat en renom, qu'un Foulon soit traîné à la lanterne ; quelle horreur ! Qu'à cet insensé, qui voulait faire manger du foin au peuple, on mette dans la bouche un bouchon de paille ; quelle atrocité ! Mais s'agit-il de quelque homme du peuple, de quelque misérable sans naissance, écoutez madame de Sévigné, une marquise du grand siècle de la civilisation monarchique, une chrétienne, une catholique, une femme, une mère qui pleure dans vingt lettres sur un bobo de sa fille ; écoutez, il s'agit du massacre des calvinistes : « Nous ne sommes plus si roués, dit-elle, un en huit jours seulement pour entretenir la justice ; il est vrai que la penderie me paraît maintenant un rafraîchissement. » Connaissez-vous langage plus barbare que ces gentillesses aristocratiques ? Vous frémissez ; eh bien, qu'on l'avoue ou non, nous sommes tous ainsi faits, la différence n'est que du plus au moins, l'ébranlement de notre imagination mesure le degré de notre évanouissement, et notre imagination n'est ébranlée que par les acteurs en renom. Le grand crime de Marat, c'est d'en avoir appelé à la justice du peuple plutôt qu'à celle du roi : personne de nous qui ne songe sans horreur aux massacres de septembre, et dans ces massacres aux tortures spéciales de tel ou telle ; mais nous pensons à peine à celui du Champ-de-Mars ; qui se rappelle celui de Nancy ? Arrière cette injuste sensibilité qui tombe en attaque de nerfs devant le spectacle affreux des membres palpitants de Lamballe, et qui pâlit a peine quand, derrière un mur épais, des gens du peuple sont prevôtalement exécutés par milliers !

Eh bien, c'est cet injuste préjugé que Marat s'efforçait de combattre. Pour lui la vie du dernier des hommes du peuple n'était pas moins précieuse que celle du plus élevé des magistrats ; il comptait les existences humaines par tête et non par [64] valeur de position ; et c'est parce qu'il a proclamé cette doctrine qu'il sera toujours à nos yeux le plus humain des législateurs.

« Dans quelles circonstances ai-je dit au peuple de se faire justice lui-même ? Dans les temps où je voyais la patrie entraînée dans l'abîme ; dans les moments d'indignation et de désespoir, où la tyrannie exercée contre les meilleurs citoyens se présentait à mon esprit avec toutes ses horreurs. A mesure que la vue du désordre s'éloignait et qu'on paraissait prendre des moyens pour les éviter, mon coeur, moins agité, inspirait à ma plume un ton moins terrible ; mais la vue d'un nouvel attentat me rendait bientôt mes premières idées. Je suis habitué à écrire d'après ce que je sens ; or c'est le spectacle de nouveaux actes arbitraires, sans cesse reproduits, qui a tant de fois provoqué mes réclamations, l'explosion de mon désespoir, et la reproduction des seules mesures propres, selon moi, à mettre un terme à nos maux.

« D'après les principes de la saine politique, il est démontré pour moi que le seul moyen de consolider la Révolution, c'est que le parti de la liberté écrase celui de ses ennemis. D'après cette conviction, j'ai proposé des mesures vigoureuses que les suppôts du despotisme ont appelées sanguinaires ; des mesures plus douces seraient mieux de mon goût, si elles étaient efficaces... Ce n'est pas moi qui suis inconséquent, mais les législateurs et les fonctionnaires publics qui ont trompé le peuple par leurs fausses promesses, leurs mesures dérisoires à leurs prévarications et leurs attentats. » (Publiciste de la République, N° 147.)

Encore, si dans ces appels à la justice du peuple il s'agissait d'hommes privés ! Mais, fidèle à sa doctrine, Marat ne met jamais en cause que des hommes publics, des puissants, des fonctionnaires. Encore si l'on pouvait alléguer, prouver quelque motif de haine personnelle ; on l'a essayé, on a parlé de Lavoisier, nous avons démontré ailleurs que cette insinuation était dénuée de tout fondement. Il a cité quelques [65] noms, il les a désignés à la vindicte publique ; eh bien, qu'on consulte les listes des condamnés par le tribunal révolutionnaire ; qu'on énumère combien de dénoncés par l'Ami du peuple ont subi la peine de leurs forfaits. Pour la vingtième fois, enfin, nous ne dirons pas au lecteur : crois-nous sur parole ; nous lui répétons : le journal du proscripteur est là, les pièces sont sous ta main, vérifie. Mais, vérification faite, prononce, car la justice l'exige.

Je sais bien que si, au lieu de demander la mort des coupables, Marat se fut contenté de l'exil, de la prison, de la déportation, il compterait plus de partisans. Mais y avez-vous bien réfléchi ? Si Marat concluait à la peine capitale, c'est qu'il savait que de la prison, de l'exil on revient, parce que toutes les autorités sont soeurs et que par prévoyance elles gracient ; c'est qu'il savait qu'on ne revient jamais sans une vengeance au coeur plus implacable, et que nous n'avons que trop chèrement et trop de fois payé la faute irréparable de notre indulgence. Et pourquoi donc Marat, réclamant la peine capitale pour des forfaits avérés, serait-il plus cruel que le juge qui tous les jours prononce du haut de son tribunal la même peine pour le même crime ? Serait-ce que les dénoncés par Marat, nominativement ou non, n'étaient pas coupables ? Qu'on l'affirme, et nous répondrons. Serait-ce que le juge prononce au nom d'une loi existante ? Mais quand le législateur a prévariqué et que le juge n'est plus qu'un complice, n'existe-il pas au-dessus de la loi qu'ils ont faite et appliquée une autre loi antérieure, éternelle et plus sacrée, cette loi qui légitime les révolutions, que la société civile a gravée sur sa table d'airain sous le nom de loi de salut public, que la nature a gravée au fond de notre être sous le nom de droit de conservation ?

Si, de propos délibéré, Marat appelle la mort sur la tête de ceux qui ont tué, c'est que cette menace seule peut les arrêter : « La mort, la mort, voilà quelle doit être la punition des traîtres acharnés à vous perdre ; c'est la seule qui les [66] glace d'effroi. » Si nous autres, au contraire, préférons l'exil, ce n'est pas par plus d'humanité, mais par un sentiment qu'il ne faut pas déguiser. J'ai vu des malheureux entassés au fond de la cale, destinés à mourir lentement dévorés par les fièvres du tropique, eh bien, je dois le dire, mon coeur ne s'est pas brisé comme il aurait fait devant l'appareil du supplice ; il se complaisait dans je ne sais quel espoir irréalisable qui n'était au fond que le besoin égoïste d'échapper à une image déchirante, qui n'était au fond qu'une lâcheté. Avouons-le à notre honte : il semble que l'humanité soit satisfaite quand à la mort sanglante on a substitué la mort sèche. Mais si nous voulons être sincères, ne nous payons plus de mots, et, songeant qu'un plus haut degré de terreur saisit le tyran à la menace du supplice, parce qu'il est homme aussi, n'hésitons pas à prononcer une peine plus propre à le glacer d'épouvante et à sauver des innocents. Et comprenons enfin qu'à ce pêle-mêle de réflexions sur l'audace toujours croissante de la réaction, sur l'imminence des dangers de ceux qui allaient être frappés, sur la justice de la cause qu'il défendait, sur les appels tant de fois réitérés et toujours vains aux promesses faites et violées ; comprenons, dis-je, qu'à ces pensées de notre injuste sensibilité pour les grands coupables, de notre froideur léthargique pour les maux auxquels nous espérons en secret échapper, comprenons que Marat, par une humanité mieux comprise, honorable à tous les points de vue puisqu'elle avait le salut public pour objet, se soit écrié un jour, éperdu et dans le délire du danger : « Citoyens, que le feu du patriotisme se rallume dans votre sein, et votre triomphe est assuré ; courez aux armes, vous connaissez aujourd'hui les vraies victimes qui doivent être immolées à votre salut ; que vos premiers coups tombent sur l'infâme général ; immolez tout l'état-major ; immolez vos chefs vendus au héros contre-révolutionnaire ; immolez les membres corrompus de l'Assemblée nationale qui vous ont vendus à la cour, l'infâme Riquetti à leur tête. Coupez les pouces des mains à tous les jadis nobles qui ont [67] conspiré contre vous ; fendez la langue à tous les calotins indignes qui ont prêché la servitude. Il n'est aucune mesure que ne justifie la loi suprême du salut public ; si vous êtes sourds à mes cris, c'en est fait de vous pour toujours. » (L'Ami du Peuple, N° 305.)

Qui de nous ne voudrait se soustraire à ces terribles extrémités ? Mais pour ne pas tremper mes mains dans le sang, dois-je me laisser égorger ? car il n'y a pas de terme moyen, je vous l'ai déjà dit, le massacre a commencé sur place à Nancy, il se poursuit partiellement dans toute la France ; les détails sont historiques, on ne peut les récuser. S'il ne s'agissait que de moi seul, je pourrais encore me résigner, tendre la gorge au bourreau ; mais je suis citoyen, je suis homme public, je suis Marat, et je n'ai pas le droit de stipuler pour l'égorgement des autres ; j'ai devoir de leur crier : Levez-vous et defendez-vous, et si mes concitoyens ne m'entendent pas, j'ai droit d'epouvanter les bourreaux par la frénésie de mes menaces. C'est justement ce qu'espérait Marat, et, de fait, il fit de terreur reculer les assassins. Et c'est pourquoi je lui sais gré de cette fureur patriotique que nous ne condamnons que par indifférence et lâcheté. Oui, lâcheté, car, ayons au moins la bonne foi d'avouer que ce qui étouffe le plus souvent nos cris de vengeance au spectacle des atrocités légales, c'est la crainte de nous compromettre ; mais lui, entendez-le une fois encore, et si vous osez vous avouer en secret seulement à combien de dangers il s'exposait en écrivant les lignes qui vont suivre, force sera de reconnaître que jamais courage n'égala le sien : « Citoyens, puisque vous'êtes destinés à périr au milieu de la société qui vous abandonne, vous voilà rentres dans l'état de nature. Rassemblez-vous donc de toutes parts, armez-vous donc de votre désespoir, et courez, la torche à la main, réduire en cendres les repaires de ces brigands qui font le malheur de votre vie. Courez ensuite au sénat, ouvrez-en les portes à ces hommes bornés qui ne voient pas quand ils sacrifient vos droits, à ces hommes froids qui n'osent pas [68] les défendre, à ces hommes honnêtes qui ne savent pas les soutenir ; puis refermez-les sur tous les autres, et qu'ils périssent au milieu des flammes. C'est l'âme suffoquée d'indignation contre la scélératesse de vos perfides représentants que l'Ami du peuple vous donne ce conseil. S'il tombe lui-même entre les mains de ces barbares conspirateurs, il ne s'abaissera pas à leur demander grâce ; et, si sa voix étouffée par la douleur peut encore se faire entendre, sa seule justification sera de leur dire qu'il n'a d'autre regret que celui de les voir impunis. » (L'Ami du Peuple, N° 351.)

Je vous entends, ai-je dit déjà, philosophes, vous voudriez qu'on en appelât à la loi des abus d'autorité que vous condamnez aussi chaleureusement que Marat, dites-vous. Mais y avez-vous bien songé, hommes sages et vides ? de loi, il n'en est plus, puisque c'en est la violation même qui nécessite l'insurrection : « Il ne s'agit plus de poursuite légale, puisque la justice est impuissante contre ces scélérats. » (Ibidem, N° 351.)

Faut-il s'étonner que les concitoyens de l'Ami du peuple n'aient pas eu le courage de se lever à ces cris d'alarme, quand nous autres, au récit de ces terribles extrémités, n'osons dire : il avait raison ? Aussi le mal gagnait-il toujours davantage par l'impunité ; après Nancy le massacre de la Chapelle, après celui-ci le massacre de la Rapée, de Maison-Blanche et tant d'autres, sans compter les incarcérations partielles et les tortures physiques et morales qu'elles supposent. « Aveugles citoyens, n'ouvrirez-vous jamais les yeux ? Il y a deux mois que cinq cents têtes abattues auraient assuré votre bonheur : pour vous empêcher de périr, vous serez peut-être forcés d'en abattre cent mille après avoir vu massacrer vos frères, vos femmes et vos enfants. » (Ibidem, N° 356.)

Cette dernière parole nous ramène à notre point de départ : est-il vrai que Marat ait demandé qu'on abattit des têtes par cent mille ? Et d'abord remarquons que le nombre qu'il vient de désigner est insignifiant par lui-même, puisque [69] trois mois plus tard, c'est-à-dire quand le mal s'est accru encore, quand, par conséquent, le chiffre devrait être plus élevé s'il était le résultat d'une liste arrêtée, l'Ami du peuple écrit : « Il y a onze mois que cinq cents têtes auraient suffi, aujourd'hui il en faudrait cinquante mille ; peut-être en tombera-t-il cinq cent mille avant la fin de l'année. La France aura été inondée de sang, mais elle n'en sera pas plus libre. » (L'Ami du Peuple, N° 471.)

Huit jours après, le 15 juin, une semaine avant l'affaire de Varennes : « Le moment s'approche où le peuple sentira la nécessité indispensable d'avoir un tribun ou un dictateur momentané pour le défendre contre les légions nombreuses de ses oppresseurs. Si jamais j'étais juge digne de cet honneur, ma première expédition serait de faire accrocher les pères conscrits, traîtres à la patrie, chacun à leur place. » (Ibidem, N° 490.)

Toujours la même prescription, afin que le peuple n'oublie pas que sans cette mesure l'exécution, tombant sur des innocents, n'atteindrait pas le but. Et c'est alors qu'il s'offre en personne pour plus de certitude encore. Et le jour de la fuite, au moment ou le peuple va peut-être se lever : « Faites tomber votre choix sur le citoyen qui a montré jusqu'à ce jour le plus de lumière, de zèle et de fidélité... Un tribun, un tribun militaire, ou vous êtes perdus sans ressource. » Enfin, après le massacre du Champ-de-Mars : « Rougissez, dit-il, d'avoir traité l'Ami du peuple de cannibale, lorsqu'il vous pressait de sauver la nation par le sacrifice de cinq cents têtes criminelles. » (Ibidem, N° 529.) « Par une pitié barbare, le peuple s'est mis dans l'affreuse nécessité de rétablir l'ordre, en faisant couler le sang à grands flots. » (Ibidem, N° 549.)

Arretons-nous ici, nous ne pourrions que répéter les mêmes paroles à propos des mêmes scènes. Il n'est plus possible d'en changer le sens sans la plus insigne mauvaise toi. C'est pourtant ce qu'on a fait pour laisser croire que Marat était un proscripteur à la manière des Sylla, on a supposé [70] des listes toutes dressées, afin de faire entendre que les nombres indiqués : 500 ; 10,000 ; 50,000 ; 400,000 ; 500,000 étaient fixes. Mais comme le nombre entier aurait suffi pour soulever le doute à cet égard, on a eu soin de le fractionner, ce qui donnait un sens proscripteur inniable. Qui allègue ces nombres fractionnés ? Trois ennemis fieffés de Marat : le Moniteur, Barbaroux et M. Michelet. Nous déclarons avoir relu quatre fois, sans en passer une page, tout l'Ami du Peuple et les autres écrits de Marat, et n'avoir jamais trouvé les chiffres de 270,000 têtes consignés dans le Moniteur, non plus que ceux de 260,000 et 273,000 cités par le girondin et l'historien moderne. Le Moniteur est dans les mains de tout le monde, chacun peut le consulter à la séance du 26 octobre 1792 ; mais que dit Barbaroux ? « Marat voulait me prouver que c'était un calcul très-humain d'égorger dans un jour 260,000 hommes. Sans doute il avait de la prédilection pour ce nombre, car depuis il a toujours exactement demandé 260,000 têtes, rarement il allait jusqu'à 300.000. » (Mémoires de Barbaroux, page 57.) Encore une fois nous défions qu'on trouve ce chiffre une seule fois dans son journal ; nous ne pouvons faire d'autre réponse à cet égard, parce que l'absence de pièces répond à tout en bonne justice.

Mais attendez, M. Michelet n'est pas d'accord avec Barbaroux : « Toujours le même refrain : la mort. Nul autre changement que le chiffre des têtes à abattre, 600 têtes, 10,000 têtes, 20,000 têtes ; il va, s'il m'en souvient, jusqu'au chiffre singulièrement précisé de 270,000 têtes. » (Histoire de la Révolution française, t. II, page 395.) Comment M. Michelet, qui a lu Marat la plume à la main, s'en rapporte-t-il à sa mémoire, surtout quand elle est aussi infidèle ? N'est-ce pas inqualifiable, quand il s'agit d'une accusation aussi grave ?

Mais attendez encore, M. Michelet, deux volumes plus loin, ne se souvient plus de ce qu'il a écrit ; et cette fois il a retrouvé ses notes sans doute, ou bien sa mémoire est plus [71] fidèle, car nous lisons.. : « Dans les derniers temps de sa vie, Marat s'était arrêté, je ne sais pourquoi, au chiffre minime, en vérité, de 273,000 têtes. » M. Michelet en impose plus sciemment que Barberoux, car ce dernier ne se targue pas d'avoir lu l'Ami du Peuple la plume à la main, et pourrait alléguer que c'était le chiffre spécifié verbalement par Marat, sauf à nous à n'en rien croire. Mais M. Michelet affirme sur pièces que nous le mettons au défi de présenter. Il ne sait pas, dit-il, pourquoi Marat s'était arrêté au chiffre de 273,000 ; ce que nous savons bien, c'est la raison pour laquelle vous l'avez invente : c'est qu'un nombre aussi exactement spécifié, précisé par la fraction, équivalait à une liste toute faite avec noms, demeures et signalement des victimes désignées ; c'est qu'il organisait le massacre par avance ; c'est que Sylla pâlissait devant l'Ami du peuple ; c'est que ce chiffre ne laissait pas soupçonner les appels à la justice régulière que Marat a faits tant de fois et que l'historien n'a pas cités une seule ; c'est que ce chiffre donnait un sens tout nouveau à la fonction de dictateur réclamée par Marat ; c'est qu'enfin un homme qui se propose pour être lui-même le bourreau de 273,000 de ses concitoyens doit être en effet considéré comme la véritable personnification du meurtre. C'était la dernière touche du maître ; c'était, si l'on veut, l'accent suprême qui vient achever la ressemblance du portrait, qui donne au personnage sa véritable physionomie. En peinture cela s'appelle du génie ; en histoire, quand le fait est controuvé, cela s'appelle mensonge ; et, pour peine ressortant de la nature du délit, l'historien qui le commet mérite de perdre toute autorité. D'autres historiens ont été, à cette occasion, plus extravagants que M. Michelet, mais non pas aussi perfides ; nous lisons dans un livre intitulé Paris pendant le cours de la Révolution, page 66 du tome I : « En septembre 92, Marat fit la proposition de faire couper sept à huit cent mille têtes. »

Quant à nous, si nous nous sommes suffisamment fait comprendre, si nos citations sont vraies, nous ne devons plus [72] avoir besoin d'insister pour démontrer que ces nombres 10,000, 50,000, 100,000, 500,000, prouvent par leur exagération même et par le vague de leur spécification qu'ils n'étaient sous la plume de l'écrivain qu'une sorte de figure de logique pour témoigner de la progression géométrique du mal, si je puis m'exprimer ainsi.

C'est si certain que voici l'aveu de Marat : « S'il m'était possible de déduire ici les raisons qui m'ont déterminé à tel ou tel acte de vigueur, que les hommes bouchés ou pusillanimes ont regardé comme des coups de tête, sans en excepter le conseil que je donnai de dresser huit cents potences pour les traîtres constituants, je ne doute pas qu'ils ne les regardassent bientôt comme des traits de sagesse, calculés sur les circonstances, l'opinion publique, les moyens de produire de fortes impressions sur les esprits, et de détruire toute fatale sécurité. C'est ce que je m'engage à prouver, si jamais je trouve le loisir de donner dans des notes sur l'Ami du peuple, les motifs qui m'ont déterminé dans chacun de mes prétendus écarts. » (Journal de la République, N° 109.)

Enfin pour nous résumer en quelques lignes, nous dirons : Non, Marat ne fut pas la personnification du meurtre, car pour punir des coupables reconnus il a demandé tout d'abord qu'on créât un tribunal ; sur le refus de cette érection, et devant des forfaits qu'on ne peut nier, il en a appelé au droit à la résistance ; mais en même temps, de peur que le peuple soulevé ne se trompât dans sa vengeance, il a demandé la nomination d'un juge suprême appelé dictateur ou tribun. Mais tout moyen légal de prévenir la contagion contre-révolutionnaire lui fut refusé, ses ennemis mêmes s'appuyaient des mesures qu'il avait prescrites pour le calomnier, et cependant le peuple était de plus en plus poussé vers l'abîme, la liberté de plus en plus compromise ; c'est alors que, ne prenant plus conseil que de lui-même, Marat résolut d'arrêter le mal par la terreur qu'il inspirerait à la fois aux réactionnaires et aux patriotes ; aux réactionnaires en [73] exagérant ses menaces, aux patriotes en exagérant la progression du nombre de leurs ennemis : de là le tableau des supplices à infliger aux coupables, de là les chiffres toujours croissants des têtes à abattre. Mais dans ces deux derniers cas mêmes, pour qu'on ne se méprenne pas sur ses véritables intentions, toujours la demande réitérée d'un dictateur devant répondre seul des mesures de salut public qu'il aurait prises ; enfin, pour dernier acte de dévouement, Marat se propose pour remplir cette charge compromettante, dût sa mémoire être flétrie à jamais, pourvu qu'il sauve le peuple, la patrie et la liberté des fureurs du despotisme.

Est-ce à ces titres que Marat mérite la désignation outrageante de personnification du meurtre, ou ne serait-ce pas plutôt parce que son courage est un secret reproche à notre pusillanimité, et surtout parce que la doctrine de la légitimité de l'insurrection contre toute autorité qui s'impose à quelque titre que ce soit étoufferait à jamais la tyrannie dans ses germes ? Ne nous y trompons pas, si Marat, sous ce rapport, compte tant d'ennemis, c'est que les tyrans ne sont pas seulement sur les trônes ; c'est qu'à tous les degrés de l'échelle sociale et sous toutes les bannières on compte des aspirants à quelque domination subalterne, et que pas de domination sans obéissance passive. Mais on n'ose avouer une aussi ridicule et coupable prétention, et, pour donner le change sur le motif secret de sa haine, on met Marat au ban de l'humanité en disant au peuple : Que cet homme soit à jamais maudit, car il fut la personnification du meurtre ! [74]



Chapitre XXIX


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XXXI


dernière modif : 26 Nov. 2004, /francais/bougeart/marat30.html