Chapitre XXX |
Marat, l'Ami du Peuple |
Chapitre XXXII |
SOMMAIRE. - Résumé du placard du 10 août. - Justification du contenu. - Marat est admis aux séances de la commune comme rédacteur des événements. - Il s'empare des presses de l'imprimerie royale. - Il demande que la nomination des députés à la Convention soit directe. - Il engage le peuple à rester sous les armes jusqu'à ce qu'il ait obtenu justice. - Dictature de la commune. - Marat demande qu'on presse le jugement des traîtres pour éviter les exécutions populaires. - Preuves qu'il prend part aux délibérations de la commune. - La Législative hésite dans la nomination d'un tribunal. - Elle cède enfin. - Marat déclare qu'il faut se porter à l'Abbaye. - Justification de cette mesure. - Il se fait nommer au comité de surveillance. - Part qu'a prise le comité aux massacres. - Déclaration du maire à ce sujet. - Réfutation. - Circulaire du comité de surveillance. - Justification de la permanence de la commune. - Justification du massacre de l'Abbaye. - Justification de l'invitation faite aux départements. - Protestations tardives. - Roland, Pétion, Vergniaud. - Réfutation. - Marat déplore la nécessité de tels événements. - Dissentiments entre Marat et Danton. - Marat pouvait seul rédiger la circulaire.
Nous connaissons les principes politiques de l'écrivain ; nous avons vu avec quelle persistance il en demanda l'application, avec quelle énergie il dénonça, il signala à la vengeance du peuple les fonctionnaires infidèles, nous n'avons pas oublié surtout quels moyens il proposa pour sauver les innocents de l'aveugle fureur du peuple ; mais voici que Paris vient de vaincre au 10 août, Marat va devenir une autorité administrative ; voyons s'il remplit le mandat qu'il avait imposé aux autres dans son journal ; s'il alla plus loin ou s'il hésita ; si l'homme d'action s'élèvera à la hauteur du législateur ; si, devenu lui-même une puissance, il n'en abusera pas pour se venger de quelque ennemi personnel ; s'il sera [75] entraîné par quelqu'une des passions criminelles dont on l'a accusé.
Résumons d'abord ce qu'il avait demandé au 10 août dans
son fameux placard, et demandons-nous si c'était juste :
« Décimez les membres contre-révolutionnaires de la
municipalité, des juges de paix, du département et de
l'Assemblée nationale... Tenez le roi, sa femme et son fils en otage...
Emprisonnez les ex-ministres. Que les
contre-révolutionnaires de l'état-major soient suppliciés,
les bataillons pourris désarmés ; que tous les citoyens
patriotes soient pourvus de munitions ; qu'on rapporte le décret
qui innocente Motier ; qu'on convoque une Convention nationale ;
qu'on renvoie immédiatement tous les régiments étrangers
et suisses qui se sont montrés ennemis de la
Révolution. »
Puis venait cette réflexion : « Si vous reculez, songez que le sang versé dans ce jour le sera en pure perte, et que vous n'aurez rien fait pour la liberté. »
Voilà donc le programme, et remarquez qu'il ne s'agit ni des soldats pris les armes à la main, ni des contre-révolutionnaires hommes privés, ni des prêtres, ni des délinquants pour cause non politique ; il ne s'agit que des fonctionnaires prévaricateurs ; toujours des hommes publics, rien que des hommes publics : si Marat est une personnification, c'est, à coup sûr, celle de la terreur de l'autorité.
Ce programme est-il juste ? Pour le nier, il faudrait prouver que la cour n'eût pas, au 10 août, conspiré contre la Révolution, et qu'elle n'eut pas de complices dans toutes les parties de l'administration gouvernementale ; or, c'est ce qu'elle n'a jamais cherché à dissimuler, c'est ce dont ses partisans se sont fait depuis un mérite comme d'un droit, comme d'un acte de civisme ; or, s'il y a eu conspiration, doit-il, en bonne justice, y avoir jugement et châtiment ? Au moment où Paris est maître de la place, l'Ami du peuple ne demande donc rien autre que ce qu'il a réclamé jusqu'ici.
Voyons ce qui va suivre ; quels seront les conseils et les [76] actes de Marat, car il va continuer son journal avec pleine liberté, avec d'autant plus de facilité même que, loin d'en être empêché, l'assemblée générale de la commune lui accorda, assurent certains historiens, une tribune particulière dans la salle des séances, et l'invita même à rédiger un journal des événements révolutionnaires. Ils ajoutent que l'Ami du peuple ne fit pas cette histoire, mais qu'on mit à sa disposition des presses saisies sur les écrivains royalistes. (Villiaumé.)
Voici ce que dit à ce propos madame Roland : « Marat, le lendemain du 10 août, avait fait enlever, par son peuple, quatre presses à l'Imprimerie royale, pour s'indemniser de celles que la justice lui avait précédemment fait retirer. » (Appel à l'impartiale postérité.)
Brodant sur le texte, M. Michelet écrit : « Marat avait été tout droit à l'imprimerie royale, déclarant que les presses et les caractères de cet établissement appartenaient au premier, au plus grand des journalistes ; et, ne s'en tenant point aux paroles, il avait, par droit de conquête, pris telle presse et tels caractères, emporté le tout chez lui. » (Histoire de la Révolution française, tome IV, page 69.)
On voit comment l'historien moderne applique l'art d'amplifier ; il fait entendre que Marat au 10 août, profitant de la bagarre, avait volé les presses de l'Imprimerie royale ; car droit de conquête est pris ici dans le sens que lui aurait donné Cartouche ou Alexandre le Grand. Madame Roland avait été plus loyale, elle avait dit par droit d'indemnité. Et, en effet, nous savons que bien des fois les autorités avaient fait main basse sur l'imprimerie Marat et avaient tout saccagé. Indemnité était donc plus près de la vérité, car Marat, reprenant une partie de ce qu'on lui avait volé, était loin d'entrer en restitution complète. Mais n'admirez-vous pas cette autre expression de la dame : la justice ? C'est bien cela, et en ce sens madame Roland et M. Michelet retombent d'accord : toutes les fois que le gouvernement vous pillera, vous trouverez des gens qui appelleront cela justice ; toutes les fois [77] que, par vos mains, vous rentrerez en restitution, vous en trouverez d'autres qui appelleront cela vol, ou, par dérision, droit de conquête !
Pour nous, nous renverserons les termes et nous dirons : Marat, reprenant de vive force ce qu'on lui avait volé par violence, faisait acte de justice ; Lafayette, tombant avec ses mouchards sur le domicile d'un écrivain qui lui reprochait ses méfaits, et pillant et saccageant son imprimerie, faisait acte de brigandage. Que le lecteur décide, et que l'historien démocrate réfléchisse !
Ses moindres actes, ses écrits surtout, à la veille des journées de septembre, doivent être étudiés plus minutieusement que jamais, car dans de telles circonstances conseiller, c'est agir.
Le Journal reparut le 13 août ; ce numéro 678 portait pour titre : « Le peuple abusé par ses représentants, ou les nouvelles trahisons des pères conscrits depuis la prise du château des Tuileries. » Que leur reprochait-il donc ? Un décret entre autres qui donne la mesure de tous ceux qui suivirent. Il s'agissait de la convocation d'une Convention nationale ; les législateurs, au lendemain du 10 août, venaient d'arrêter que les élections se feraient aux deux degrés. L'Ami du peuple écrit : « S'il n'est pas arrêté que l'élection des députés se fera par le peuple en corps, et s'il n'est pas statué que non-seulement tout membre de l'Assemblée Constituante et de l'Assemblée actuelle, mais tout citoyen ayant appartenu à quelque ordre ci-devant privilégié ou ayant tenu quelque emploi de la cour, sera inadmissible à la Convention nationale, c'en est fait du salut de la patrie. » Qui a tort de Marat ou de la Gironde ? Qui se tient dans les bornes de la prudence ? Vous tous qui avez assisté aux révolutions qui suivirent, qui avez concouru aux élections faites sans les éliminations prescrites par Marat, qui avez vu de quels membres se composèrent les chambres nouvelles, et quelles furent les suites de cette faute capitale et toujours renouvelée, dites [78] qui était dans l'erreur, de Marat ou des Girondins ? L'expérience vaut mieux en ce cas que toutes les déclarations des rhéteurs politiques.
Ce décret de la Législative révélait tonte la pensée de la faction brissotine, pensée de défiance contre le peuple de Paris et spécialement contre la commune improvisée dans la nuit du 9 au 10 août. C'était le premier engagement de la lutte qui allait être soutenue par les représentants de la démocratie parisienne. Marat, qui allait être l'âme de cette commune, l'avait bien senti ; aussi lisait-on dans le même numéro : « O vous, dignes compatriotes des sections de Paris, vrais représentants du peuple, gardez-vous des piéges que vous tendent ces infidèles députés ; gardez-vous de leurs séductions ; c'est à votre civisme éclairé et courageux que la capitale doit en partie le succès de ses habitants et que la patrie devra son triomphe. Restez en place pour notre repos, pour votre gloire, pour le salut de l'empire. Ne quittez le timon de l'autorité publique, remis en vos mains, qu'après que la Convention nationale vous aura débarrassés du despote et de sa race indigne ; qu'après qu'elle aura réformé les vices monstrueux de la Constitution, source éternelle d'anarchie et de désastres ; qu'après qu'elle aura assuré la liberté publique sur ses bases inébranlables. Mais pour cela faites révoquer le funeste décret d'élection des députés appelés à la composer. Éclairez le peuple, convoquez toutes les sections à ce sujet ; qu'il déploie sa puissance et qu'il fasse descendre dans la tombe les scélérats qui osent machiner de nouveau et s'opposer à son bonheur. »
Et pourquoi la France s'y opposerait-elle ? Ne vient-elle pas de confier aux Parisiens le soin de sa défense contre la royauté ? Paris ne vient-il pas de sauver la liberté ? Et pourquoi lui retirerait-elle le lendemain du combat la confiance qu'elle lui avait accordée la veille ? En quoi ont-ils donc déjà démérité ces vainqueurs de la Bastille, des 5 et 6 octobre, du 18 avril, du 20 juin, ces victimes du massacre du [79] Champ-de-Mars ? En quoi, le 13 août 1792, ont-ils démérité, ces triomphateurs du 10 ? Singulier privilège que de donner son sang, et, pour prix de ce sacrifice, d'être toujours, le lendemain de la victoire, traduits au ban de la France pour crime d'envahissement d'autorité ! L'ennemi intérieur est-il donc si complètement anéanti qu'il n'y ait plus rien à craindre ? Le parti royaliste n'est-il pas plutôt disperse que vaincu ? Tout n'est-il pas à reconstruire ? Et si votre Assemblée ne représente qu'un principe qui n'est plus, à quoi sert-elle ? Pourquoi n'est-elle pas tombée avec ce pouvoir qu'elle n'a que trop défendu, dont elle n'est que trop complice, et dont elle ne vient de prononcer la suspension que contrainte par l'indignation publique. Paris, sous l'inspiration de Marat, ne prétend à rien moins qu'à la dictature, dites-vous ? Et pourquoi s'en cacherait-il, puisqu'il la circonscrit lui-même dans les limites étroites du temps nécessaire pour nommer de nouveaux représentants de la France entière, pour assurer l'abolition de la royauté, et le règne de la liberté et de l'égalité par une constitution franchement républicaine ? Jamais dictature a-t-elle été plus nécessaire et plus limitée ? Pour préserver la nation de l'anarchie de la populace, comme vous dites dédaigneusement, voulez-yous livrer le pays à l'anarchie royaliste ? Voulez-vous que la France soit ouverte à l'étranger qui a franchi les frontières, qui s'avance sur la capitale ? Voulez-vous enfin que tous ces gentilshommes qui poussaient hier les Suisses devant eux, qui se sont enfuis au moment du danger par les galeries du Louvre, reprennent les armes à la faveur du désordre et se vengent de leur honteuse défaite ? Si telle est votre opinion, ce ne fut pas celle de Marat, et l'histoire un jour lui en saura gré.
Mais nous sommes habitués à voir le peuple lui-même ne souscrire jamais aux conseils de son Ami que par des demi-mesures ; ainsi va-t-il faire encore ; vous vous en applaudissez au nom de l'humanité, eh bien, continuons ce pitoyable récit des dernières résistances de la Législative contre la commune, [80] et voyons ce qu'il adviendra ; et que le sang des innocents retombe sur ceux qui n'ont pas voulu le jugement dictatorial les coupables !
Le numéro 679 est consacré à l'exposé de l'affaire du 10, afin de tenir le peuple en éveil sur le nombre des ennemis qu'il avait à redouter, et qui tous vivent encore quoique cachés ; le journaliste y prescrit les mesures les plus urgentes : « Garder le roi à vue, mettre à prix la tête des Capets fugitifs, armer tous les citoyens, former un camp sous Paris, presser la vente des biens des émigrés et récompenser les malheureux qui ont concouru à la prise des Tuileries, inviter les troupes de ligne à nommer leurs officiers, veiller aux subsistances (ne perdons pas un mot du dernier conseil), presser le jugement des traîtres détenus à l'Abbaye... Si le glaive de la justice frappe enfin les machinateurs et les prévaricateurs, on n'entendra plus parler d'exécutions populaires, cruelle ressource que la loi de la nécessité peut seule commander à un peuple réduit au désespoir, et que le sommeil volontaire des lois justifie toujours. » N'oublions pas, lecteurs impartiaux, que ces paroles sont du 16 août, paroles d'humanité dans une telle crise et que Danton, le plus grand orateur révolutionnaire, résumait si éloquemment quand il disait : « Que la justice des tribunaux commence, la justice du peuple cessera. » Et voilà les hommes qu'on a signalés comme des instigateurs de massacres !
Cependant quelques-unes des mesures prescrites par l'Ami du peuple étaient prises par la commune ; aussi disait-il : « Elle marche à merveille... Si le peuple la surveille avec sollicitude, je regarderai le salut public comme assuré, et je dormirai sur les deux oreilles... Et de fait, quelle autre tâche me resterait-il à remplir ? » (L'Ami du Peuple, N° 679.)
La part qu'il prend aux délibérations de la commune, quoiqu'il n'en soit pas membre, est attestée, comme nous l'avons fait remarquer, par la coïncidence de ce qu'il demande dans son journal et par les décisions des représentants ; s'il [81] s'adresse au préalable au peuple, c'est qu'il sait que ces élus de la Révolution du 10 ont besoin eux-mêmes d'être forcés par la pression de leurs délégants ; c'est toujours la même politique : quand elle est basée sur un principe vrai, elle n'a pas besoin de fléchir selon les circonstances. Une autre preuve de la continuité de sa présence au Conseil, c'est la rare apparition de son journal ; du 13 août au 13 septembre, il ne fit imprimer que quatre numéros, et pourtant il était libre. Le numéro 680 est consacré à combattre tous les moyens dilatoires employés par la Législative pour tirer les choses en longueur, et, en dernière analyse, entraver les mesures municipales, spécialement dans la nomination du tribunal destiné à juger les coupables de la conspiration du 10. C'est toujours la pensée qui préoccupe Marat, tant grandit la défiance générale, tant il sent que cette défiance est justifiée, tant il prévoit de terribles conséquences.
On sait que l'Assemblée ne se décida à décréter la création d'un tribunal que quand la commune l'y eût forcée par trois députations consécutives, dont la dernière avait dit : « Si dans très-peu de temps les jurés ne sont pas en état d'agir, de grands malheurs se promèneront dans Paris. » (Moniteur du 19 août 92.)
N'est-ce pas une pensée révoltante que de songer que ces assemblées délibérantes, toujours si promptes et si unanimes à prendre un parti énergique quand il s'agit de venger les pouvoirs constitués, sont, au contraire, si hésitantes, si molles, si divisées d'opinion quand il faut punir les abus d'autorité, supplicier les assassins du peuple ? N'était-ce donc que pour la forme que ces perfides représentants avaient décrété l'égalité des citoyens devant la justice ? S'il n'en était pas ainsi, comment expliquer autrement que par la complicité qu'ils se soient fait arracher un décret si juste ? Une crainte seule aurait pu arrêter la Législative, c'est que la commune se fit juge elle-même ? D'abord pourquoi n'y aurait-elle pas été aussi apte que l'Assemblée nationale ? Mais je passe outre et [82] j'affirme qu'il n'y avait pas le moindre doute à cet égard, puisque aucune des deux rivales n'avait revendiqué ce droit, puisque les députations s'étaient formellement expliquées ; elles avaient dit : Que le jugement se fasse par des commissaires pris dans chaque section. On se rappelle que c'est une des propositions antérieures de Marat ; nous avons donc tout lieu de croire que l'Ami du peuple avait inspiré, sinon rédigé la demande des pétitionnaires communaux. Et qu'y avait-il d'arbitraire dans cette mesure ? Les juges, dites-vous, auraient été choisis parmi les violents, parmi des combattants encore impressionnés par l'horreur du massacre. Je veux l'admettre ; s'ensuit-il que les condamnés eussent été innocents ? Il s'ensuit tout au plus que de tels juges auraient été inflexibles. Plût à Dieu qu'un tel tribunal eût été érigé, que l'inflexibilité eût inspiré toutes les sentences, car au moins l'histoire n'aurait pas aujourd'hui à enregistrer les exécutions des enchérisseurs, suivant l'énergique expression de Marat à Camille ! Et d'ailleurs, pourquoi donc le peuple serait-il seul et toujours soupçonné capable des plus grands excès ? - Parce qu'il est moins éclairé. - La sensibilité se developpe-t-elle en raison des lumières ? Sans paradoxe, il serait plus facile qu'on ne pense de soutenir le contraire. Mais ce n'est pas ici le lieu ; il suffit que l'histoire soit en mesure de prouver que la commune, à la veille des massacres de septembre, dut arracher à l'Assemblée le décret de création d'un tribunal ; qu'elle était inspirée par l'Ami du peuple ; qu'elle avait demandé que les juges fussent choisis par les sections, c'est-à-dire par tout le peuple ; il suffit enfin qu'on se rappelle que c'était déjà du peuple que devaient être tirés les jurés qui ne sont autres que des juges en matière criminelle ; que cette institution est considérée comme un des grands bienfaits de la Révolution, et que par conséquent la demande des représentants de la commune, de Marat, ne faisait que consacrer, dans une circonstance critique, ce que nous regardons aujourd'hui comme la sauvegarde de la justice. [83]
Mais les législateurs, forcés de se rendre à l'intimation de la commune, allaient montrer toute leur mauvaise volonté dans la clause principale des moyens d'application. En effet, par l'article 5 du décret il était arrêté que chaque section nommerait un électeur, et que les juges seraient choisis exclusivement parmi les électeurs et par ceux-ci seuls, c'est-à-dire que l'Assemblée procédait, comme elle avait fait pour la nomination des députés à la Convention, par l'élection à deux degrés ; toujours la défiance du peuple, toujours l'épuration, c'est-à-dire le mépris des évincés. Et dans quel moment ? Au moment ou les membres du département, tous suspects, étaient là pour témoigner des résultats de ce procédé contre-révolutionnaire.
Il y avait plus, c'est que cette double élection entraînait nécessairement des longueurs qui semblaient être prévues et combinées ; et ce soupçon passait à l'état d'évidence, quand on voyait des législateurs, dans une crise où l'incendie gagnait d'heure en heure, s'occuper par l'article 10, du costume des membres du tribunal ! Mais qu'esperaient-ils donc ? Je ne veux pas croire tout ce qu'on a dit ; mais qu'on avoue du moins qu'il est permis de tout attendre de gens qui justifient tout soupçon ; et, si l'on se rappelle les menaces directes des armées alliées et celles de Lafayette contre les Parisiens, si l'on se dit que les étrangers sont en marche sur Paris et que, saus doute, Lafayette et Dillon vont se joindre à eux, on conviendra que, prendre dans un tel moment des mesures dilatoires pour punir des criminels applaudissant dans la prison à leurs futurs libérateurs, c'était s'en montrer complices, ou tout au moins encourir la plus grave responsabilité.
Mais non, je ne puis croire à tant d'inhabileté ; trop de faits ultérieurs démontrent évidemment que l'animosité des Girondins contre Paris n'était pas moins vive que celle de l'étranger et du général, que conséquemment, sans être de connivence directe, ils étaient unis dans le même but par la même haine, et que par conséquent aussi le peuple de Paris [84] n'avait plus qu'à se sauver lui-même, et par quel moyen ? Par le seul qui soit laissé à l'homme abandonné de tous, trahi par tous ; oui, Paris n'avait plus pour sauver la France et la liberté qu'à se sauver tout seul.
Et c'est pourquoi, dans cette crise frénétique, Marat n'essaye pas d'opposer une digue au torrent que nulle puissance ne saurait arrêter ; il ne se contente pas, comme tous ses collègues du journalisme, de décliner sa responsabilité personnelle par un lâche silence ; il va droit au but : « Quel est le devoir du peuple ? Le dernier parti qu'il ait à prendre, et le plus sûr et le plus sage est de se rendre en armes à l'Abbaye, d'en arracher les traîtres, particulièrement les officiers suisses et leurs complices, et de les passer au fil de l'épée. Quelle folie de vouloir faire leur procès ! Il est tout fait ; vous les avez pris les armes à la main contre la patrie, vous avez massacré les soldats ; pourquoi epargneriez-vous leurs officiers, incomparablement plus coupables ? La sottise est d'avoir écouté les endormeurs, qui ont conseillé d'en faire des prisonniers de guerre. Ce sont des traîtres qu'il fallait immoler sur-le-champ, car ils ne pouvaient jamais être considérés sous un autre point de vue. » (L'Ami du Peuple, N° 680.)
Puisque l'histoire est un tribunal, puisque tout lecteur est juge, analysez froidement, comme doit le faire un juge, ce passage tant incriminé ; tenez compte des circonstances, puisqu'en bonne justice les circonstances sont tout, et dites si je force l'interprétation en affirmant que nul plus que Marat ne s'efforça de circonscrire un massacre devenu inévitable par les hésitations coupables des autorités organisées. A quelles limites le borne-t-il ? Au supplice des détenus de l'Abbaye ; c'est qu'en effet cette prison ne renfermait exclusivement que des prévenus politiques, et quels prévenus ? Ceux qui, en majeure partie, avaient été saisis aux Tuileries les armes à la main. Et ne croyez pas qu'il veuille le massacre du simple soldat suisse ; il s'en explique ouvertement le lendemain : « Les soldats suisses sont innocents, on n'a pas [85] le droit de les punir, leurs officiers seuls sont coupables, ils méritent d'être écartelés comme Louis Capet et ses suppôts. »
Sans doute il eût été moins compromettant pour sa mémoire et plus sûr de lever au ciel des mains suppliantes comme font les honnêtes pusillanimes ; de détourner les yeux d'un spectacle atroce, comme firent les Girondins, et de laisser aller les événements, quitte à protester quand ils seraient passés. Mais il était d'un homme supérieur aux défaillances féminines ou hypocrites d'envisager froidement la situation, de juger d'un coup d'oeil du seul parti possible, et de le prendre résolument. Ainsi fit Marat, et bien il fit.
Mais ce n'est pas tout ; il n'eût rempli que la moitie de sa tâche, s'il fût resté exclusivement dans son rôle de journaliste ; il y aurait déjà preuve de courage, il fit plus encore, il devait un exemple aussi aux fonctionnaires, et lui qui jusqu'alors n'avait rien accepté, rien recherché, Marat se dévoua une fois de plus. Au plus fort du danger, au moment possible d'une des plus terribles catastrophes, quand les ennemis du peuple se dressaient de tous côtés rugissants : ennemis à l'intérieur, ennemis à l'extérieur, il accepta une des fonctions les plus compromettantes qui fut jamais, qui pouvait entraîner la mort en cas de défaite et qui devait perdre la mémoire de celui qui l'exercerait en cas de triomphe ; il se fit nommer par Panis et ses trois collègues, membre adjoint du comité de surveillance, comité directement chargé de faire incarcérer les prévenus de conspiration royaliste. Il le devait pour être conséquent avec ses précédents ; celui qui, dès 89, avait tant de fois réclamé l'érection d'un tribunal vraiment patriote ; qui, sur le refus d'érection, avait dit au peuple : Crée un tribun pour ne pas te tromper dans ta vengeance ; celui qui s'était proposé lui-même, et que personne n'avait écouté ; celui-là, au moment d'un massacre depuis si longtemps prévu, devait encore, pour dernier sacrifice, se dévouer comme bouc [86] émissaire de malheurs qu'il avait par tous les moyens essayé de conjurer.
On sait la suite d'événements qui appartiennent à l'histoire générale de la Révolution. Le tribunal extraordinaire épuré par les deux degrés jugea le 19, jugea le 20, jugea pendant tous les jours qui suivirent ; et, malheureuse coïncidence des lenteurs d'une justice régulière et de l'impatience légitime du dehors, la fatalité (nous préférons le croire), la fatalité voulut que de tant de coupables très-réels « le tribunal ne donna guère moins d'une tête par jour. » (Michelet, Histoire de la Révolution française, tome IV, page 75.)
Pusillanimes prôneurs d'une indulgence funeste, politiques maladroits, qui n'avez pas compris que le 19 août, le jour même de l'installation de votre tribunal suspect, quand Marat rédigeait sa motion la plus directe, la plus violente, quand il désignait les officiers suisses, les ennemis pris les armes à la main, c'était encore vous dire : Mais donnez-donc aliment à la frénésie qui ne raisonne plus, et pour qu'elle ne dévore pas des coupables d'opinion, jetez-lui donc des coupables de faits. Mais non, il était écrit qu'ils ne comprendraient pas ou plutôt ne voudraient pas comprendre qu'au contraire en pleine Assemblée, à l'avant-veille même du massacre, ils traduiraient Marat au ban de la France (voir le Moniteur du 2 septembre, séance du 31 août) pour crime de motion homicide, et que Marat, dans l'impossibilité de livrer un secret qui ne pouvait être divulgué sans que les innocents en perdissent les fruits, demeurerait couvert de la réprobation générale ! Les hommes valent-ils la peine qu'on leur sacrifie tant ? Assurément non, répondrais-je, si au-dessus de leur jugement il n'y avait pas celui de la conscience. Mais ne cédons pas à une indignation qui ne prêterait qu'à rire aux moralistes de convention, et voyons quelle part réelle Marat a prise aux 2 et 3 septembre.
Nous sommes au 2 septembre, le peuple exaspéré se lève, le tocsin, comme a dit Danton, sonne la charge contre les [87] ennemis de l'extérieur, et le canon de Verdun qu'on croit entaché, tant les imaginations sont frappées d'épouvante, le canon de Verdun défonce les portes des prisons.
Marat est appelé au comité de surveillance avec cinq autres adjoints, Deforgues, Lenfant, Guermeur, Leclerc et Durfort ; voyons quelle influence l'exterminateur exercera sur le directoire du massacre (Michelet). Jusqu'à présent les actes de ce comité sont ignorés, nous ne pouvons juger de l'inspiration qui le guide que par deux pièces, mais très-significatives ; la première est moins connue, nous allons la citer ; la seconde est la fameuse circulaire, nous en parlerons en son temps ; voyons donc celle-là. En octobre les Girondins, qu'on n'aperçoit nulle part dans le moment du danger, qu'on ne rencontre point à la commune pour influencer ses décisions, qu'on n'entend point à l'Assemblée nationale, qu'on ne voit point même auprès de Roland, ministre de l'intérieur, ces fougueux rhéteurs qu'on devrait au moins rencontrer à la tête du bataillon des Marseillais dont ils disposent, les conduisant aux prisons pour en barrer l'entrée à la populace ; en octobre, dis-je, quand tout péril a disparu, les Girondins n'ont pas assez d'outrages, d'insinuations atroces pour en couvrir le comité de surveillance et Marat en particulier. Voici en quels termes l'Ami du peuple leur répond dans son numéro 12 du Journal de la République ; il n'a pas été démenti dans le fait important qu'il révèle, au moment où tout le monde pouvait le faire, la Gironde étant en puissance ; ce silence confirme l'authenticité de l'acte du comité. Ne perdons pas un mot de cette déclaration publique ; c'est la plus complète révélation du mobile qui a dirigé les massacres.
« L'événement désastreux des 2 et 3 septembre, que des perfides et des stipendiés attribuent à la municipalité, a été uniquement provoqué par le déni de justice du tribunal criminel qui a blanchi le conspirateur Montmorin, par la protection qu'il annonçait ainsi à tous les autres conspirateurs, par l'indignation du peuple qui craint de se voir esclave de [88] tous les traîtres qui ont si longtemps causé ses désastres et ses malheurs. On prétend que ce sont des brigands qui ont massacré les traîtres et les scélérats détenus dans les prisons. Si cela était, Pétion serait criminel d'avoir laissé paisiblement des brigands consommer leurs forfaits pendant deux jours consécutifs dans toutes les prisons de Paris : sa coupable inaction serait le plus affreux des crimes, et il mériterait de perdre la tête pour n'avoir pas mis sur pied toute la force armée pour s'y opposer. Il vous dira sans doute, pour se disculper, que la force armée n'a pas voulu obéir, et que tout Paris était à l'expédition, et c'est un fait ; convenez donc que c'est une imposture que d'avoir rejeté sur des brigands cette opération malheureusement trop nécessaire. C'est donc parce que les conspirateurs étaient soustraits au glaive de la justice, qu'ils sont tombés sous la hache du peuple. En faut-il davantage pour repousser l'insinuation perfide de rejeter ces exécutions populaires sur le comité de surveillance de la mairie ? Mais sa justification ne finit pas là : on va voir ce que les principaux membres de ce comité ont fait pour empêcher qu'aucun innocent, aucun débiteur, aucun coupable de petit délit ne fut enveloppé dans les dangers dont étaient menacés les grands scélérats.
« Je me trouvais au comité de surveillance, lorsqu'on y annonça que le peuple venait d'arracher des mains de la garde et de mettre à mort plusieurs prêtres réfractaires prévenus de machinations, envoyés à la Force par le comité, et que le peuple menaçait de se porter aux prisons. A cette nouvelle, Panis et moi nous nous écriâmes, comme par inspiration ; « Sauvons les petits délinquants, les pauvres débiteurs, les prisonniers pour rixe ! »
« Le comité donna l'ordre sur le champ à différents geôliers de les séparer des grands malfaiteurs et des traîtres contre-révolutionnaires, afin que le peuple ne fût pas exposé à immoler quelque innocent. La séparation était faite lorsque les prisons furent forcées, mais la précaution se trouva inutile [89] par l'attention qu'eut le juge du peuple, qui faisait les fonctions de tribun dans cette expédition (Maillard sans doute), de vérifier les écrous et de relâcher tous ceux qu'avait fait séparer le comité de surveillance, attention que n'aurait pas eue le despote s'il eût triomphé le 10 août. Voilà des faits à opposer à la calomnie qui a dénaturé les récits des événements des 2 et 3 septembre. » (Journal de la République, N° 12.)
Ainsi, c'est bien entendu, comme action directe du comité stimulé par Marat, un seul fait est consigné : c'est le soin que prennent les directeurs de massacre, en apprenant que le peuple se précipite sur les prisons, de séparer les petits délinquants des grands coupables. Que pouvait-il, que devait-il faire de plus ? Rien, car il ne lui était pas permis de faire élargir ceux qu'il avait fait incarcérer : c'était aux juges à décider.
Mais nous affirmons que rien ne dément le fait avancé par l'Ami du peuple, est-ce bien certain ? Nous venons de voir dans le numéro précité qu'il s'agit du maire, du vertueux Pétion, que Marat n'accuse pas, qu'il disculpe de son inaction au contraire ; cherchons comment le Girondin répond au journaliste ; le chef de la municipalité doit être mieux informé que personne autre, il a toutes les pièces à sa disposition ; il était, au moment terrible, le centre auquel tout convergeait ; d'heure en heure toute nouvelle lui arrivait, rien surtout ne devait partir des bureaux de son administration qu'il n'en fût informé ; or, le comité de surveillance est un de ceux qui composent la police municipale, et le maire en est président de droit et par devoir, surtout en de telles circonstances. Pesons bien aussi toutes les paroles du maire, comme nous avons-fait pour la justification de l'Ami du peuple ; elles sont consignées en toutes lettres dans le Moniteur du 10 novembre 1792 : elles composent un discours que Pétion n'a pu prononcer, mais qu'il donne au complet, revu à froid, d'autant plus précieux par conséquent ; si précieux, en effet, que, l'orateur avoue, dans quelques lignes d'avant-propos, qu'il [90] est peut-être le seul dans l'Assemblée « à qui il ne soit pas permis de hasarder la moindre conjecture. » Remarquons en outre que ce document vient après l'affirmation de Marat citée plus haut et datée d'octobre, que par conséquent le chef de la municipalité pourra réfuter tout à son aise, le Moniteur aidant, car le Moniteur est toujours la feuille dévouée au pouvoir. Nous ne reproduirons de ce discours que ce qui est relatif à notre sujet. L'éloquence avocassière est verbeuse, et les rhéteurs du midi sont passés maîtres en ce genre ; mais qu'importent les coupures, si nous indiquons la source. Pétion trace le récit de ce qui s'est passé depuis le 10 août, il arrive aux derniers jours de ce mois, il s'agit de préparer le plus habilement possible la catastrophe : « Le comité de surveillance de la commune remplissait les prisons. On ne peut pas se dissimuler que, si plusieurs de ses arrestations furent justes et nécessaires, d'autres furent légèrement hasardées. Il faut moins en accuser les chefs que leurs agents ; la police était mal entourée : un homme, entre autres, dont le nom seul est devenu une injure, dont le nom seul jette l'épouvante dans l'âme de tous les citoyens paisibles, semblait s'être emparé de sa direction et de ses mouvements. Assidu à toutes les conférences, il s'immisçait dans toutes les affaires, il parlait, il ordonnait en maître : je m'en plaignis amèrement à la commune, et je terminai mon opinion par ces mots : Marat est ou le plus insensé ou le plus scélérat des hommes. Depuis je n'ai jamais parlé de lui. »
Examinons : « Parmi les arrestations, il y en eut de nécessaires, de justes, mais d'autres furent légèrement hasardées ; il faut en accuser surtout Marat qui parlait et ordonnait en maître. » Si nous comprenons bien, toute l'accusation se réduit à ceci : l'Ami du peuple est l'auteur des arrestations légèrement hasardées, car s'il n'avait commandé que les justes et nécessaires, il ne serait pas condamnable. On avouera qu'il est fâcheux que l'accusateur n'ait pas donne les pièces ou tout au moins quelques pièces à l'appui, cité quelques noms de [91] personnes légèrement arrêtées, qu'il n'ait pas dit par exemple : c'est Marat qui a fait arrêter l'abbé Sicard, M. de Sombreuil, Mme de Lamballe ou d'autres que le tribunal de Maillard avait fait élargir ou égorger ; il est fâcheux qu'il n'ait pas désigné nominativement quelques-uns des ennemis personnels de l'Ami du peuple, Lavoisier par exemple ; c'était le moment de se venger, et Marat le pouvait puisqu'il parlait en maître, puisque la commune était maîtresse, puisque le comité de surveillance dominait dans cette commune, puisque Panis, le président de ce comité, était tout dévoué à Marat. Mais qui vous assure, accusateur sans preuves que le maître n'usa pas de son influence uniquement pour les arrestations justes et nécessaires ? Ne m'est-il pas permis de le supposer, puisque vous ne me démontrez pas le contraire ? En faisant cette supposition est-ce que je n'use pas du même droit que vous ? Mais qu'ai-je avancé ? Supposition. Je me ravise et je dis : si vous manquez de preuves pour démontrer que Marat n'a conseillé que les arrestations arbitraires, j'en tiens d'authentiques qui certifient qu'il n'a pu conseiller que les emprisonnements justes et nécessaires. Où sont ces preuves ? Je les trouve consignées dans les sept cents numéros qui composent son journal jusqu'à ce jour ; les dénonciations y abondent, les citations de noms propres y pullulent, les demandes d'arrestation en masse de certains corps politiques y regorgent ; or, pas un des dénoncés précédemment par l'Ami du peuple ne figure parmi les prisonniers ; je m'avance trop, quelques-uns y figurent, mais ce sont de grands coupables, ceux dont vous-même avez jugé l'arrestation juste et nécessaire : Montmorin et autres. Et comment n'en serait-il pas ainsi, puisqu'il avait pour principe que les opinions ne peuvent être incriminées, puisqu'il n'avait jamais pris à parti un homme privé, puisqu'il n'avait jamais dénoncé à la vengeance du peuple que des fonctionnaires infidèles ? Sont-ce là des preuves ? Et ne suis-je pas en droit d'y ajouter le fait révélé par Marat, le fait du comité ordonnant qu'on sépare au moment du [92] massacre les petits délinquants des grands criminels ? J'ai bien ce droit, puisque vous ne niez pas le fait, un fait qui contredirait à lui seul tout ce que vous veniez d'avancer, vertueux Pétion. Et qu'est-ce que Marat entend par petits délinquants ? Il est explicite : les prêtres réfractaires, les débiteurs, les prisonniers pour rixe. N'est-ce pas ainsi que vous l'entendiez vous-même ? Et comme cet acte est bien la conséquence du principe qui guide le journaliste depuis trois ans : « Pas de dénonciation d'hommes privés, pas d'incriminations d'opinions divergentes ! »
Et maintenant, lecteurs, vous vous rappelez le massacre des prêtres réfugiés aux Carmes, celui des voleurs détenus au Châtelet, à la Conciergerie, celui des femmes de la Salpetrière dont aucune n'était retenue pour crime politique, celui des enfants de Bicêtre ; imputerez-vous à Marat ces massacres, comme l'a fait M. Michelet ? et croyez-vous que l'accusation de Pétion soit suffisante pour appuyer une telle imputation ? Le dernier mot n'est pas dit sur cette épouvantable catastrophe qu'on appelle les journées de septembre ; avant de porter un jugement définitif, n'oublions pas, nous spectateurs aussi de guerres civiles, de scènes sanglantes, n'oublions pas que dans ces derniers temps les éternels ennemis du peuple ont eu trop d'intérêt à exagérer la peinture des faits, à pousser même aux plus grands excès, pour qu'il n'en ait pas été ainsi en 1792. Nous croyons que le massacre de la prison de l'Abbaye a été exécuté par le peuple, par le vrai peuple ; qu'il était nécessaire et inévitable, les circonstances étant données ; mais nous avons tout lieu de soupçonner que ceux qui suivirent trouveront quelque jour leur explication ; et, dans tous les cas, Marat n'en peut être accusé, puisqu'il a tout fait avant et pendant l'action pour prévenir d'horribles atrocités, l'égorgement de prêtres plus entêtés, plus bornés que vraiment coupables, ou le meurtre de femmes prévenues d'avoir volé un drap, une couverture ou quelque chose semblable.
Mais, ajoute-t-on, la complicité de Marat avec les [93] assassins ne s'arrête pas là ; il est une autre pièce signée de lui, connue de tout le monde, la fameuse circulaire adressée, le soir du 3 septembre, par le comité de surveillance à tous les départements. Nous n'hésiterons pas plus à produire cette pièce, que toutes celles qui ont un caractère d'authenticité ; plût au ciel qu'il n'y en eût que de telles, la calomnie ne serait plus possible ! Celle que nous allons citer littéralement est signée des dix membres du comité de surveillance, aucun d'eux n'en a rappelé depuis comme d'abus d'usurpation de signature, et pourtant M. Michelet a écrit que Marat « l'avait signée intrépidement de tous les noms des membres du comité. » (Histoire de la Révolution française, tome IV, page 188). Infamie ! voici cette fameuse pièce :
« un affreux complot tramé par la cour pour égorger tous les patriotes de l'empire français, complot dans lequel un grand nombre de membres de l'Assemblée nationale se trouvent compromis, ayant réduit, le 8 du mois dernier, la commune de Paris à la cruelle nécessité de se ressaisir de la puissance du peuple pour sauver la nation, elle n'a rien négligé pour bien mériter de la patrie, témoignage honorable que vient de lui donner l'Assemblée nationale elle-même. L'eût-on pensé ? Dès lors de nouveaux complots non moins atroces se sont tramés dans le silence ; ils éclataient au moment même où l'Assemblée nationale, oubliant qu'elle venait de déclarer que la commune de Paris avait sauvé la patrie, s'empressait de la destituer pour prix de son brûlant civisme. A cette nouvelle, les clameurs publiques élevées de toutes parts ont fait sentir à l'Assemblée nationale la nécessité urgente de s'unir au peuple et de rendre à la commune, par le rapport du décret de destitution, les pouvoirs dont il l'avait investie.
« Fière de jouir de toute la plénitude de la confiance nationale qu'elle s'efforcera toujours de mériter de plus en [94] plus, placée au foyer de toutes les conspirations, et déterminée à s'immoler pour le salut public, elle ne se glorifiera d'avoir pleinement rempli ses devoirs que lorsqu'elle aura obtenu votre approbation, objet de tous ses voeux, et dont elle ne sera certaine qu'après que les départements auront sanctionné ses mesures, pour sauver la chose publique.
« Professant les principes de la plus parfaite égalité, n'ambitionnant d'autre privilège que celui de se présenter la première à la brèche, elle s'empressera de se mettre au niveau de la commune la moins nombreuse de l'État, dès l'instant que la patrie n'aura plus rien à redouter des nues de satellites féroces qui s'avancent vers la capitale.
« La commune de Paris se hâte d'informer ses frères de tous les départements qu'une partie des conspirateurs féroces détenus dans les prisons a été mise à mort par le peuple ; actes de justice qui lui ont paru indispensables, pour retenir par la terreur les légions de traîtres cachés dans ses murs, au moment où il allait marcher à l'ennemi ; et sans doute la nation entière, après la longue suite de trahisons qui l'ont conduite sur les bords de l'abîme, s'empressera d'adopter ce moyen si nécessaire de salut public, et tous les Français s'écrieront comme les Parisiens : « Nous marchons à l'ennemi ; mais nous ne laisserons pas derrière nous ces brigands, pour égorger nos enfants et nos femmes. »
« Frères et amis, nous nous attendons qu'une partie d'entre vous va voler à notre secours, et nous aider à repousser les légions innombrables de satellites des despotes conjurés à la perte des Français. Nous allons ensemble sauver la patrie, et nous vous devrons la gloire de l'avoir retirée de l'abîme.
« Les administrateurs du comité de salut public et les administrateurs-adjoints reunis : P.-S. Duplain, Panis, Sergent, Lenfant, Jourdeuil, Marat l'Ami du peuple, Deforgues, Leclerc, Duffort, Cally, constitués par la commune et séant à la mairie. A Paris, ce 3 septembre 1792.
« N. B. Nos frères sont invités à remettre cette lettre sous [95] presse, et à la faire passer à toutes les municipalités de leur arrondissement. »
Analysons. Cette circulaire roule sur quatre points principaux : justification de la permanence de la commune, justification des exécutions, invitation à suivre l'exemple de Paris, et nécessité de se lever sur tous les points de la France pour marcher à l'ennemi.
On sait que la commune s'était improvisée le 9 août, au moment de l'attaque ; que l'élection des membres n'avait pas été plus régulière qu'elle ne peut l'être en de telles circonstances ; que l'audace des candidats avait décidé du choix ; qu'enfin dès le 10, à trois heures de l'après-midi, elle avait atteint son premier but, elle avait défait la royauté ; et cette victoire, Paris la devait à l'unité de l'attaque, unité résultant de la confiance bien ou mal fondée que chaque colonne d'assaillants obéissait à un ordre émané d'un point central ; cette victoire, Paris la devait encore à la perturbation que vint apporter dans les rangs ennemis et surtout dans leurs chefs l'idée que les Parisiens se levaient comme un seul homme dont la commune était la tête. Donc, comme influence morale, l'organisation illégale de la commune avait été nécessaire, et l'Assemblée et la France entière, j'entends la France patriote, lui devaient une éternelle reconnaissance. Mais qu'arrive-t-il ? Le danger n'est pas plutôt passé que la Législative, si hésitante pendant l'action, si suspecte à force de faiblesse, de connivence royaliste, si tardive à se prononcer, l'Assemblée, dis-je, sent qu'une puissance vient de s'introniser auprès d'elle, que tout le peuple de Paris tourne avec ardeur ses regards enflammés vers cette jeune et courageuse rivale, qu'à chaque séance le législateur perd de sa considération publique, que comme assemblée elle est menacée enfin de se dissoudre dans l'abandon et le mépris. A ce penser, la jalousie lui rend quelque vigueur ; alors « au nom de la légalité, au nom de la liberté, tout danger étant passé, » la [96] Législative demande la destitution de la commune du 9 août et la nomination d'une nouvelle assemblée municipale dans les formes voulues par la Constitution. Triple mensonge habilement développé par d'habiles rhéteurs ! La première loi, c'est le salut du peuple, et tout ce qu'il assure est légal ; le 14 juillet et toutes les révolutions qui ouvrent la marche de l'humanité sont là pour l'affirmer. Le danger ! il est si peu passé quelques jours après le 10, que, de tous les côtés, les royalistes applaudissent à l'étranger qui vient les venger ; que dans Paris même le délire de l'espérance les rend imprudemment menaçants ; qu'enfin l'on peut dire qu'au 10 août la royauté avait été défaite, mais non vaincue. Dès lors le but de la commune n'est pas complètement atteint, la permanence du danger légitime la permanence de sa dictature. D'ailleurs la liberté de la France pouvait-elle être compromise par des arrêtés municipaux qui, par leur origine même, n'étaient pas destinés à sortir du département ? Et la commune le sentait si bien, que la circulaire qu'on vient de lire, ne revêt pas le caractère gouvernemental, elle n'est qu'une simple invitation ; du reste, elle limitait elle-même sa durée à l'expulsion totale des armées ennemies du territoire ; donc pas de doute possible. Voilà ce qu'affirmait hautement la première partie de cette pièce, pour confondre l'accusation de dictature que les Girondins faisaient sourdement planer sur la capitale. Soupçon non-seulement injuste dans ses fondements, mais anti-patriotique dans un moment où la France, pour être forte contre les alliés, avait besoin d'être plus unie que jamais dans la pensée exclusive de délivrer le pays. Au reste l'Assemblée a si bien compris qu'elle s'était laissé entraîner à un mouvement coupable, qu'elle n'a pas tardé à rapporter elle-même son décret de suspicion. C'est, dites-vous, qu'elle avait la main forcée par les députations. Je vous répondrai alors qu'une assemblée qui se déjuge sous une pression de violence est une assemblée qui abdique.
Mais, réplique-t-on, la circulaire demande aux départements [97] d'approuver les mesures qu'elle vient de prendre, et, au besoin, de suivre l'exemple de Paris ; en d'autres termes, de massacrer aussi. Il faut, une fois pour toutes, s'expliquer nettement à ce sujet : on ne résout pas plus une question de salut public en l'esquivant timidement, qu'on n'évite un malheur en détournant lâchement la vue.
Nous disons : une question de salut public, et ce mot nous place tout d'abord sur le vrai terrain. Au 2 septembre, le massacre était-il une mesure de salut public ? En d'autres termes, y avait-il danger pour la France en général et pour Paris en particulier, et ce danger ne pouvait-il être conjuré par d'autres moyens ?
Le 23 août, Clerfayt a bombardé et pris Longwy au nom de l'Autriche, c'est le commencement du manifeste de Brunswick, Paris doit se rappeler ce qui l'attend. Le 2 septembre le roi de Prusse prend Verdun, il marche de là sur la capitale ; on sait aussi par quels moyens il prétend arrêter la Révolution, car Frédéric aussi a fait son manifeste, et le foyer révolutionnaire sera anéanti de fond en comble. Un jour, disent les prophètes, l'herbe croîtra sur les ruines de la Babylone moderne. Voilà pour l'extérieur. A l'intérieur c'est pis encore, car l'ennemi est plus près, l'ennemi est au centre de la place même. Ce sont d'abord les royalistes ultra ; leurs dispositions sont attestées par le 10 août : or, dans l'attaque du château, les Suisses seuls ont péri, car seuls ils ont été braves jusqu'à la fin ; mais les gentilshommes, mais les chevaliers du poignard, mais tous les enrôlés de l'ex-garde constitutionnelle, mais les intéressés à l'ancien ordre des choses, mais les prêtres non assermentés, mais les parents d'émigrés, les parents de détenus, les détenus eux-mêmes qu'on peut élargir par un coup de main, tous les royalistes absolus sont là guettant, attendant, méditant et promettant de se venger. On compte encore les royalistes constitutionnels dont le traître Lafayette vient pour ainsi dire de proclamer le programme de sang, et qui, après le 20 juin, au nombre de [98] vingt mille, out signé de leurs noms l'engagement de recommencer le massacre du Champ-de-Mars contre les patriotes ; on compte enfin les autorités dont la résistance à punir les coupables prouve trop les intentions secrètes : puissance législative représentée par la Gironde ennemie de Paris ; puissance exécutive composée de ministres tous Girondins à l'exception de Danton, composée de leurs fonctionnaires à tous les degrés, et du conseil du département en opposition formelle avec la commune ; enfin puissance judiciaire dont la commisération en présence de délits si nettement caractérisés était plus que suspecte.
Quelles forces les patriotes ont-ils à opposer à tant de conjurés ? Aucune qui soit organisée. Il y a plus, les étrangers s'avancent, il faut partir, partir en masse, et tous partiront, car qui dit patriote dit avant tout enfant de la patrie.
Mais s'ils partent, qui donc restera ? Ceux qui applaudissent à l'étranger, ceux qui n'ont pas honte de sacrifier à leurs privilèges, à leurs intérêts, l'intégrité de la France, de l'honneur et de la dignité humaine. Mais qu'attendre d'hommes capables de tels forfaits ? Demandez à l'histoire, elle répondra : tout.
Je vous le demande à mon tour, le danger est-il réel ? Et s'il est inévitable, dans quel cas se trouve Paris ? Dans le cas d'un homme surpris, cerné, pressé de tous côtés, et qui n'a plus de salut que dans la terreur qu'il peut inspirer par la soudaineté de son attaque, la violence de ses coups, l'épouvantement de sa fureur. Et c'est parce que le salut est la loi suprême d'un peuple comme d'un individu, parce que la terreur pouvait seule en fournir le moyen, parce que les ennemis cachés ne pouvaient être terrifiés que par la mort des ennemis incarcérés, c'est pour toutes ces raisons que je n'hésite pas à dire : le massacre de l'Abbaye fut nécessaire, et s'il fut nécessaire pour le triomphe d'un droit sacré, celui de la conservation, le massacre est justifié. Inventé-je donc pour la circonstance la maxime politique : Salus populi suprema lex esto ? [99]
Mais le danger n' était-il qu'à Paris ? Pour l'affirmer il faudrait nier les faits les plus authentiques ; dans quelques mois, quarante départements vont être soulevés contre la capitale : croit-on naïvement qu'en septembre n'existassent pas déjà les germes de division ? Je sais qu'ils invoqueront la liberté, qu'ils protesteront ostensiblement contre la dictature de cette capitale ; mais la réaction de 1795 nous a révélé le secret de ces prétendus libéraux, leur véritable foi politique. D'ailleurs, n'est-ce pas hier, 22 août, que huit mille paysans du district de Châtillon-sur-Sevres ont levé l'étendard de l'insurrection vendéenne ? Et les massacres des patriotes du midi à Montauban, à Arles, à Avignon, etc., ne nous livrent-ils pas le mot d'ordre des royalistes ? Et, au sud, le Piémont et l'Espagne ne leur assurent-ils pas des secours au nom des princes fugitifs ? Le danger est plus grand à Paris sans doute, mais la résistance y est proportionnée ; en dernière analyse le danger est partout, et tant que l'ennemi sera sur le territoire, le salut public appelle les mêmes moyens de résistance, la terreur doit être à l'ordre du jour.
Voilà ce que pensait Marat, ce que seul il osa proclamer dans sa circulaire, quand il disait aux départements : « Sans doute la nation entière, après la longue suite de trahisons qui l'ont conduite sur les bords de l'abîme, s'empressera d'adopter ce moyen si nécessaire de salut public, et tous les Français s'écrieront comme les Parisiens : « Nous marchons à l'ennemi, mais nous ne laisserons pas derrière nous ces brigands pour égorger nos femmes et nos enfants. » Ajoutez que cet acte n'est pas seulement le plus courageux qu'ait jamais exécuté fonctionnaire public par la responsabilité qu'encourait le signataire, mais qu'il fut encore le plus profondément politique ; car c'était empêcher que Paris ne fût mis un jour au ban de la France ; c'était rendre tout le pays solidaire d'une mesure prise dans l'intérêt commun, lui en faire mieux comprendre la justice et la nécessité ; c'était enfin lier les patriotes dans une même résolution : l'extermination [100] des ennemis de la liberté. Il fallait l'audace, le caractère et l'intelligence politique de l'Ami du peuple pour concevoir une telle pensée et la mettre à exécution au plus fort même des massacres, le soir du 3 septembre. C'est ce sang-froid dans le pêle-mêle de toutes les émotions, dans la consternation des fonctionnaires, la terreur des royalistes, l'agitation des patriotes, l'indignation du peuple, la fureur des massacres, c'est, dis-je, ce sang-froid qui décèle la combinaison, qui a tout prévu ; c'est la combinaison qui révèle le génie ; c'est par là que Richelieu et bien d'autres, tous objets de la haine de leurs contemporains, ont conquis auprès de la postérité plus juste parce qu'elle est plus impartiale, plus impartiale parce que, n'étant plus en cause, elle ne pèse que les desseins ; c'est par là, dis-je, que ces grands hommes ont acquis dans l'histoire les titres de libérateurs de l'humanité ; c'est par l'indispensable mesure soutenue hautement dans la circulaire du 3, et conseillée à toute la France, que Marat prendra sa place un jour parmi les plus grands révolutionnaires, car, encore une fois, l'épouvante qui a glacé les ennemis de l'intérieur a permis seule aux patriotes de marcher en toute sûreté contre les armées étrangères, de les repousser hors du territoire, et leur triomphe, assurant notre indépendance, a cimenté la liberté. Je voudrais pouvoir tenir un autre langage, mais quand les faits parlent, l'historien doit-il les nier de peur de se compromettre, ou dans l'intérêt de je ne sais quelle sensiblerie qui n'a jamais assuré que le triomphe des méchants dans la vie privée, que le triomphe des oppresseurs dans la vie publique ?
Nous avons rappelé quel rôle ont rempli la plupart des fonctionnaires dans ces terribles journées, rôle de lâches dans tous les cas : de lâches surtout, s'il est vrai, comme ils l'assurent, que les exécutions aient été commises par quelques centaines d'individus, car comment ne s'y être pas opposé avec la force armée dont dispose toujours un gouvernement ; lâches même si tout le peuple assista aux [101] exécutions, comme l'assure Marat, car, du moment que ces fonctionnaires n'adoptaient pas la mesure en principe, ils devaient mourir à la porte des prisons en en défendant l'entrée. Mais non, ils se cachent, ils se taisent, pas un n'a signé sa protestation d'une goutte de son sang. Voilà ce qu'ils ne pardonneront jamais à Marat. Mais attendez, ils vont descendre plus bas encore, ils vont essayer de couvrir leur manque de coeur dans le péril, du manteau de la sensibilité : les Tartufes vont jouer leur quatrième acte. Entendons-les d'abord au moment de l'action, quand ils tremblent encore de l'émotion de ce qui pourra suivre ; c'est leur représentant au conseil exécutif, le ministre de l'intérieur, Roland, qui va prendre la parole. On était dans la soirée du 3 septembre : « Hier fut un jour sur les événements duquel il faut peut-être laisser un voile ; je sais que le peuple terrible dans sa vengeance, y porte encore une sorte de justice. Il ne prend pas pour victime ce qui se présente à sa fureur, il la dirige sur ceux qu'il croit avoir été longtemps épargnés par le glaive de la loi, et que le péril des circonstances lui persuade devoir être immolés sans délai. » (Moniteur du 5 septembre.) Le ministre est explicite : c'est le peuple qui s'est levé, c'est le déni de justice qui l'a poussé à s'armer du glaive de la loi, c'est le péril de la circonstance qui lui en a fait un devoir, et dans l'exécution même il a porté une sorte de justice. Qu'avons-nous affirmé ? qu'a dit autre chose Marat dans sa circulaire ?
Le 6, tout est rentré dans l'ordre, ou à peu près ; Pétion, maire de Paris, est introduit à la barre : « Vous avez voulu être instruit chaque jour de la situation de Paris. Permettez moi de jeter un voile sur le passé ; espérons que ces scènes affligeantes ne se reproduiront plus. » Il y a trois jours le ministre avait parlé de justice, aujourd'hui ce n'est plus que de regrets qu'il s'agit. Or, regret est commencement de blâme, c'est l'esprit moins la lettre. A quoi l'Assemblée répond par la bouche de son président : « L'Assemblée est satisfaite d'opposer à des événements malheureux la présence [102] d'un homme de bien, elle se reposera toujours sur votre patriotisme et votre sagesse. » Or, l'opposé d'un homme de bien, ce sont les criminels qui ont concouru aux événements malheureux. Au fur et à mesure que les orateurs gagnent du temps, l'appréciation gagne en vigueur. Que pensez-vous de ce président qui loue le patriotisme d'un maire de Paris qui n'est pas mort en s'opposant à des massacres qu'il condamne ? Et de cette assemblée qui ne s'est pas levée comme un seul homme hier, et qui accuse, elle aussi ? Ai-je eu tort de dire que tous ces gens-là avaient à se pardonner réciproquement la complicité d'une lâcheté mutuelle ?
Mais allons plus loin ; cette fois le danger est entièrement passé, les hommes de paroles ont repris toute leur verve ; nous sommes au 25 septembre, le Démosthène de la Gironde va s'attaquer directement à Marat : « Que le peuple, lassé d'une longue suite de trahisons, se soit enfin levé, qu'il ait tiré de ses ennemis connus une vengeance éclatante, je ne vois là qu'une résistance à l'oppression. Et s'il se livre à quelques excès qui outre-passent les bornes de la justice, je n'y vois que les crimes de ceux qui l'ont provoqué par leurs trahisons... » Tenons note de l'aveu : c'est la trahison qui a soulevé le peuple au nom du droit à la résistance, ce n'est plus Marat. La seule différence entre le grand orateur et le journaliste, c'est que le premier prétend que dans ce cas le peuple n'obéissant qu'au sentiment de la vengeance, le second affirme qu'il était mû par l'instinct de conservation. C'est aux faits recueillis à prononcer en dernier ressort.
Vergniaud ajoute : « ... Mais que des hommes revêtus d'un pouvoir public ; qui, par la nature même des fonctions qu'ils ont acceptées, se sont chargés de parler au peuple le langage de la loi, et de le contenir dans les bornes de la justice par tout l'ascendant de la raison, que ces hommes prêchent le meurtre, qu'ils en fassent l'apologie, il me semble que c'est un degré de perversité qui ne saurait se concevoir que dans un temps où toute morale serait bannie de la terre. [103] Je ne les accuse pas d'être les auteurs de cet infâme écrit, je pense qu'ils s'empresseront de désavouer leurs signatures. Mais s'il est d'eux, il doit être puni avec d'autant plus de sévérité, que les écarts auxquels il provoque le peuple sont plus dangereux. » On voit qu'il s'agit ici de la circulaire et que le but de l'orateur est de provoquer les collègues de Marat à nier leur adhésion, c'est-à-dire à isoler l'Ami du peuple, pour que ses ennemis puissent en venir plus facilement à bout. La tactique était adroite, malheureusement pour l'habile tacticien elle n'a pas réussi, les signataires n'ont rien désavoué. Usant d'un semblable procédé, M. Michelet a conçu l'idée criminelle d'affirmer que Marat avait pris sur lui le droit d'usurper l'adhésion de ses collègues du comité de surveillance ; l'historien n'a pas plus réussi que l'orateur, mais aujourd'hui il lui reste en plus l'infamie d'affirmer un fait que l'histoire dément positivement.
Si nous analysons la substance du passage que nous venons de citer, quelle logique ! En effet, si Vergniaud ne voit dans le massacre qu'une résistance à l'oppression, il semble dès lors que tout le poids de l'accusation doive retomber exclusivement sur les traîtres qui ont provoqué l'insurrection, sur les royalistes ; mais non, il y a des hommes plus coupables encore, pense le Girondin ; ce sont les fonctionnaires qui, chargés de contenir le peuple dans les bornes de la justice, ont dit au peuple : lève-toi et défends-toi contre les traîtres. Cependant, grand orateur, de deux choses l'une : ou la résistance (qui est un droit constitutionnel) était provoquée par la trahison, ou elle ne l'était pas. Si elle était provoquée par les royalistes, c'est justement le devoir du magistrat d'y appeler le peuple ; si elle n'était pas juste, c'est tout le peuple de Paris qui doit être puni. Mais vous avez avoué vous-même qu'il y avait trahison, partant droit pour le peuple de s'insurger, et inclusivement devoir pour le magistrat d'appeler ses administrés à la résistance.
Voulez-vous dire que le danger était dans Paris [104] seulement ? Mais tous les faits vous démentent : la France est soulevée de tous côtés par les partisans de la royauté ; or, il n'y a pas deux poids et deux mesures : ce qui était juste pour la capitale l'était pour la province, et l'appel à l'insurrection générale était un devoir pour le magistrat de la police, devoir que Marat seul a rempli. Il y avait là une impasse que toutes les rhétoriques du monde n'auraient pas fait franchir à l'illustrissime orateur. Les royalistes étaient bien plus logiciens quand ils condamnaient également et Paris et les départements, niant en tout état de cause le droit à la résistance. Bien en prit à l'Assemblée de passer à l'ordre du jour sur cette question, car, s'il y avait eu jugement des signataires, quel parti aurait pris le peuple ? Il est facile de le prévoir, sachant ce qu'il venait de faire. Vergniaud et ses collègues, en demandant la mise en accusation du comité de surveillance, en appelaient tout simplement à la guerre civile, c'est-à-dire au renouvellement des scènes qu'ils déploraient si éloquemment ; voilà à quels désastres ils exposaient leur pays, au moment où l'ennemi était encore sur le territoire, et cela, j'aime à le croire, sans en prévoir les conséquences, uniquement par haine d'un homme et d'un parti ; pauvres têtes ! pauvres coeurs !
Nous verrons plus tard que Marat eut la générosité de ne pas relever cette attaque.
Mais nous avons entendu l'Ami du peuple, parlant des journées de septembre, dire lui-même : « Opération malheureusement trop nécessaire » (Circulaire) ; M. Michelet rappelle qu'en octobre 92, au numéro 12 du Journal de la République, le journaliste a écrit : « Événement désastreux. » Nous pourrions citer bien d'autres passages plus explicites encore. M. Michelet s'en étonné et ne sait qu'en conclure ; nous faisons à l'intelligence de ceux qui nous lisent l'honneur de penser qu'ils n'ont pas besoin d'explication, et que l'historien les a habitués à concevoir meilleure opinion de son jugement, à ne pas croire surtout à tant de naïveté. Ne deplore-t-on pas tous [105] les jours des mesures que la nécessité a forcé de prendre ?
Il reste à répondre au doute que soulève une historiette racontée par Pétion, à propos des rapports de Marat avec Danton et de leurs dissentiments à l'époque où nous en sommes.
Dans le fameux discours du maire sur les événements d'août et leurs suites, discours dont nous avons déjà cite un passage, l'orateur ajoutait : « Quelques jours après les 2 et 3 septembre, Danton vint me trouver, me montra une lettre que lui écrivait Marat ; cette lettre était très-insolente ; les reproches étaient mêlés aux injures, il menaçait Danton de ses placards. Danton me parut courroucé. Marat était au comité de surveillance, nous y descendîmes ensemble ; le débat fut très-animé. Danton traita durement Marat ; Marat soutint ce qu'il avait avancé, finit par dire qu'il fallait tout oublier, déchira la lettre, embrassa Danton, et Danton l'embrassa. J'atteste ces faits qui se sont passés devant moi. » (Moniteur du 10 novembre 92.) C'est cette scène, dont nous ne doutons pas, que M. Michelet raconte, et à propos de laquelle il écrit : « Danton endura le baiser, sauf à se laver ensuite. » (Histoire de la Révolution française, t. IV, page 218.)
Pétion ne dit pas à quel propos s'éleva le débat entre le ministre de la justice et le membre du comité de surveillance ; nous avons tout lieu de croire que ce fut à propos de l'affaire Duport, nous en avons parlé dans notre livre sur Danton, nous y renvoyons le lecteur. Mais nous devons ici quelques explications relatives au désaccord apparent que l'on s'est plu à constater entre les deux hommes publics qui ont montré le plus de courage pendant les massacres. Nous disons désaccord apparent, car on va voir que tous les deux ont atteint au même but, le salut du peuple, en assurant l'intégrité du territoire et le triomphe de la liberté.
Si l'on se reporte bien à septembre 1792, on verra que la Révolution avait deux puissants ennemis à combattre : l'ennemi extérieur et l'ennemi intérieur, l'étranger et la contre-révolution. Danton, d'Arcis-sur-Aube, né sur le sol où pendant un demi-siecle allaient se débattre tant de fois les destinées de la France, Danton le Champenois, paysan par goût, par tempérament, homme du pays avant tout, Danton, dis-je, était plus exclusivement préoccupé de l'idée qu'on devait d'abord chasser l'étranger du territoire : pour cela, la France n'avait pas trop du concours de tous ses enfants. Mais comment obtenir ce concours, pensait-il, si l'appel aux armes n'est pas fait par la seule voix qui puisse être entendue de tous, la voix de l'Assemblée nationale ? Voilà pourquoi Danton fit de si grands efforts, efforts qu'aucun historien n'a reconnus jusqu'ici, pour maintenir à la Législative toute prépondérance. Sans doute il n'ignorait pas l'opposition des aristocrates, mais il croyait qu'ils seraient emportés par le mouvement général comme le brin de paille par l'ouragan ; il croyait qu'à l'honneur les gens de cour sacrifieraient le privilège : nous ne savions pas encore qu'avant d'être Français, ils sont royalistes. C'était l'erreur d'un grand coeur. Quoi qu'il en ait été des résistances, cette noble conviction de Danton fit sa force ; à lui seul il souleva la France, et l'étranger fut repoussé.
Marat, Français par adoption, cosmopolite par nature, ayant vécu déjà dans toutes les parties de l'Europe, âme n'aspirant qu'à être libre et si exclusivement dominée par ce sentiment que pour elle point de patrie où il n'y a pas de liberté, Marat devait être moins préoccupé par le danger extérieur, mais bien davantage par la pensée de la servitude politique à laquelle nous auraient réduits les réactionnaires triomphants. De là sa fureur contre les aristocrates, contre les ennemis du dedans, de là les mesures exceptionnelles dirigées contre ceux qu'il appelait les traîtres. Mais est-ce à dire qu'il ne combattit que contre un fantôme crée par une imagination malade ? Loin de là, qu'au contraire le plus grand danger était à l'intérieur. Or, lui aussi terrifia la royauté et ses suppôts par les violences de septembre qu'il éleva à la hauteur d'un coup d'État, en les justifiant devant toute la France ; et la liberté fut sauvée. [107]
En résumé, il était nécessaire que les Prussiens et les royalistes fussent combattus en même temps : ils le furent par Danton et par Marat. Qu'importe que la double action n'ait été conçue au même degré d'intensité par aucun d'eux à la fois, quoique également indispensable sous les deux rapports ? pour mon compte particulier je m'en réjouis, car malheur au peuple sauvé par un seul homme : la reconnaissance a fondé tout autant de tyrannies que la ruse ou la force. Comprend-on maintenant que le dissentiment de ces deux grands patriotes n'ait pas touché au fond de la question, qu'il ne s'étendait que sur le plus ou moins d'importance à donner à l'une ou l'autre défense ; et que, comme l'assure Pétion, ils aient pu finir par s'embrasser, car tous les deux avaient le même but, et ce but était déjà presque atteint ? Je ne sais si mon imagination m'entraîne trop loin, mais il me semble voir dans cette scène émouvante les deux représentants de la Révolution dans le présent et de la Révolution dans l'avenir : Danton plus préoccupé de l'indépendance comme nation, Marat plus préoccupé de l'indépendance comme individu ; le premier, incarnation de la liberté d'un peuple ; le second, incarnation de la liberté du monde ; l'un, citoyen de la France libre ; l'autre, citoyen de l'humanité ; honneur à tous les deux, car tous les deux nous ont sauvés d'un double péril, de la ruine de notre pays et de la perte de la liberté ! Sans doute dans ce drame sublime, le rôle sympathique, le rôle selon notre coeur fut donné par la nature à Danton ; mais l'histoire, spectatrice plus froide, dira que, pour avoir rempli la tâche la plus ingrate, Marat n'en a pas moins acquis des droits éternels à la reconnaissance de tous les amis de la liberté.
Encore un mot pour terminer. Rapprochez par la pensée ce chapitre du précédent ; depuis trois ans l'Ami du peuple proposait les seuls moyens propres à éviter les insurrections, à sauver les innocents en cas de révolte ; on n'a pas voulu l'entendre ; le peuple s'est levé furieux et sans guide, et neuf cent soixante-six égorgés ont péri ! [108]
Chapitre XXX |
Marat, l'Ami du Peuple |
Chapitre XXXII |