Chapitre XXXIII


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XXXV


CHAPITRE XXXIV.

BIOGRAPHIE.

25 SEPTEMBRE - 1er NOVEMBRE 1792.

SOMMAIRE. - Réfutation de M. Michelet. - Apologie de la circulaire du comité. - Qu'il faut surveiller les généraux. - Les Girondins cherchent à atteindre Marat dans la mise en accusation du comité de surveillance. - L'Ami du peuple déjoue leur tactique. - Conspiration du mépris. - Réponses de Marat aux outrages de la Gironde. - Visite à Dumouriez chez Talma. - Affaire du bataillon de Rethel. - Brochures encouragées contre Marat. - Réaction en sens contraire. - Affaire des dragons. - Citation de Fabre à propos d'une tactique des Girondins a l'Assemblée. - Les idéalistes. - Politique du sens commun.

Force était bien d'avouer la défaite de la Gironde : « Les Girondins avaient échoué dans toutes leurs attaques, » dit l'historien Michelet. (Histoire de la Révolution française, tome IV, page 354.) Mais au lieu d'attribuer l'échec à cet instinct de conservation qui avait fait sentir à l'Assemblée que le salut de la France était dans l'unité, et qu'après tout la commune, malgré ses tendances dominatrices, et Marat, malgré la répugnance qu'il soulevait, en avaient été la plus haute affirmation ; au lieu, dis-je, d'attribuer cette défaite au sentiment si bien exprimé par le vote de la Convention, M. Michelet écrit : « Les adversaires de septembre avaient échoué dans la salle, sous la pression des tribunes maratistes, et par la faiblesse, peut-être par l'envie du centre. »

Les adversaires de septembre ! Tous ceux qui venaient de voter l'ordre du jour en étaient-ils donc les approbateurs ? L'historien oublie ce qu'il a écrit trente pages plus haut : « Les Montagnards n'avaient pas fait septembre. Sauf Marat et deux ou trois autres, nul homme du côté gauche n'y eut part. » Si nul hommes du côté gauche, à plus forte raison du [136] côté droit ; si personne des deux côtés, comment admettre que des gens qui n'ont pas eu part à une affaire que tous voudraient pouvoir oublier s'en fassent responsables par un vote d'approbation ? S'il y a majorité, c'est que ce n'est pas là la question, c'est qu'il s'agit tout simplement d'opposer l'unité au fédéralisme, Paris aux départements.

La pression des tribunes maratistes ! Faire céder à la peur une assemblée tout entière, composée de ces hommes qu'on appelle les conventionnels ; les flétrir, et cela pour appuyer une erreur d'appréciation ! Mais cette peur était-elle matériellement possible ? Force est d'avouer que la supposition est toute gratuite, quand l'on compare le nombre des députés à celui des assistants aux tribunes ; quand on songe qu'il n'y a pas encore fatigue, découragement, désillusion dans Paris ; quand, au contraire, l'enthousiasme républicain éclate dans tous les clubs puisqu'on est au lendemain de la proclamation de la République ; quand le peuple espère tout, attend tout de ses représentants. L'historien oublie encore qu'il vient d'écrire : « La Convention ne courait aucun risque à cette époque. Il y avait autour de la jeune assemblée un espoir immense. » (Histoire de la Révolution française, tome IV, page 343.)

Ils avaient échoué par faiblesse et par l'envie du centre ! Mais attendez donc que les Girondins aient fait sentir leur supériorité, avant de dire que le centre leur porte envie. Que si vous prétendez que cette supériorité s'était montrée dès la Législative, je vous l'accorde ; mais alors il n'y eut pas faiblesse de la part du centre à voter contre les supérieurs ; il y a contradiction dans les termes, parce qu'il y'a erreur d'appréciation, et que l'erreur ne résiste pas à l'analyse.

M. Michelet a voulu tout simplement témoigner de l'horreur qu'il éprouvait au penser des massacres de septembre, et cette préoccupation lui a fait perdre le vrai point de vue historique. L'auteur désire avant tout que l'on ne doute pas de la sensibilité de son coeur ; nous n'avions pas besoin de l'erreur d'appréciation d'un fait pour y croire. Mais un [137] historien doit-il se laisser dominer par la pensée de dégager sa responsabilité personnelle ? Loin de nous cette partialité sentimentale ! Dussent nos contemporains nous confondre dans la réprobation dont ils couvrent les membres du comité de surveillance et particulièrement Marat, nous le disons sans crainte, parce que c'est notre conviction : oui, le comité a bien fait d'approuver une mesure qui a sauvé la France, et de la recommander aux départements, si elle devait assurer le salut du pays. Vous protestez au nom des innocents massacrés, et moi, je proteste au nom de ceux qui l'auraient été par la réaction triomphante ; vous protestez au nom des royalistes, et moi, au nom de la Révolution. Vous en appelez à l'humanité prise dans le sens philosophique, vague acception de quiconque ne se rend pas compte des circonstances et croit répondre à tout quand il a dit : la vie de l'homme est sacrée ; et moi, j'en appelle à l'humanité prise dans le sens politique, à cette humanité qui s'appuie non plus sur le sentiment mais sur la raison, et qui déclare qu'à tel moment donné il faut immoler celui qui nous menace, qu'il y a telle circonstance où la véritable l'humanité, si nous croyons à l'égalité des hommes, n'est plus qu'une question de chiffres ; qu'un seul doit être sacrifié à cent, une faction à un pays. Voilà la pensée qui a dominé les massacreurs de l'Abbaye et les membres du comité de surveillance, la pensée que l'Ami du peuple avait formellement exprimée. Si le mot humanité n'est pas dans votre bouche une hypocrisie qui cache une défaillance de coeur, vous devez ou approuver la circulaire, ou démontrer irréfutablement qu'on pouvait sauver la France sans les mesures de septembre ; que les septembriseurs eux-mêmes étaient bien convaincus que les massacres n'étaient pas nécessaires, et qu'ils n'ont égorgés que pour le plaisir de verser du sang. Tant que nos adversaires n'auront pas fourni ces preuves, je croirai qu'aujourd'hui, comme dans la séance du 25, derrière la question d'humanité se cache une intention contre-révolutionnaire. [138]

Donc, « la Gironde échoua dans cette attaque, surtout parce qu'elle y mêla Paris. » (Michelet, Histoire de la Révolution française, tome IV, page 344.) Mais ils n'étaient pas hommes à pardonner à Marat ce succès. Nous allons voir quel nouveau moyen ils employèrent pour annihiler l'influence parlementaire de leur ennemi mortel.

Au sortir de la séance du 25 septembre, l'Ami du peuple fut acclamé par les patriotes qui le reconduisirent jusque chez lui. Le journaliste, dans son numéro 5 du Journal de la République, terminait son compte rendu des débats de la Convention par la réflexion suivante : « Les amis de la patrie sauront que le 25 de ce mois la faction Guadet-Brissot a comploté pour me faire périr par le glaive de la tyrannie ou le poignard des brigands : si je tombe sous le coup des assassins, ils tiennent le fil pour remonter à la source. » Dix mois plus tard, une jeune fille partie de Caen, où s'étaient rassemblés les Girondins fugitifs prêts à marcher contre la Convention, venait à Paris assassiner l'Ami du peuple. Etait-il donc écrit que Marat ne se tromperait dans aucune de ses prédictions ?

Avons-nous besoin de répéter encore que sa politique sera la même sous la République que sous la monarchie : subordination des pouvoirs à la surveillance des délégués ? Citons un passage seulement pour que nul n'en doute ; nous avons vu tant d'ambitieux radicaux, avant d'arriver à la puissance, devenir autoritaires une fois revêtus de quelque fonction importante : Marat député prêchera-t-il la même doctrine que Marat persécuté et simple journaliste ? Écoutons. Les Prussiens ont été obligés d'abandonner Verdun, Custine a pris Mayence, l'allégresse publique est à son comble, on n'a pas assez d'éloges pour les généraux, ce sont les idoles du moment, mais Marat : « Sans doute il faut de la confiance en eux, mais doit-elle être aveugle, après toutes les trahisons dont nous avons été jusqu'ici les victimes ? La prudence ne doit-elle pas toujours nous accompagner ? Ne devons-nous [139] pas sans cesse avoir les yeux ouverts et sur nos chefs d'armée et sur nos ministres, pour les enchaîner à leurs devoirs et leur ôter jusqu'à la pensée de dévier ?

« Justifions cette mesure : c'est un fait que presque tous nos généraux et presque tous nos officiers supérieurs sont des créatures de la cour, de même que nos commandants de place. C'est un fait aussi qu'un grand nombre étaient des traîtres... Il est certain encore qu'avant le 10 août les mieux famés n'avaient rien fait qui fût digne d'éloges. Ainsi tous étaient au moins suspects par leurs relations avec l'ex-monarque parjure et conspirateur, par leur inaction, par leur conduite incivique. Et parce que quelques-uns, réduits postérieurement à se montrer patriotes, auront fait quelques dispositions salutaires et pris quelques avantages sur l'ennemi hors d'état de se défendre, on criera au miracle, on fera retentir les airs de leurs exploits, de leur loyauté, de leurs vertus civiques ! » (Journal de la République, N° 11.)

C'est simplement le bon sens mis au service de la politique ; et voilà ce qu'on blâme encore aujourd'hui, ce qu'on répudierait demain encore ! La veille, parlant de Dumouriez, Marat avait écrit : « Point d'étourderie, mes chers confrères, je vous prie ; j'aurai grand plaisir sans doute à lui rendre justice, mais je l'attends au bout de la carrière ; qu'il taille en pièce les Prussiens, qu'il aille prendre ses quartiers d'hiver à Bruxelles après avoir favorisé l'insurrection des Flamands ; qu'il presse ensuite le supplice de Capet le conspirateur, et comptez sur ma rétractation. » (Journal de la Republique, N° 10.)

Mais ces généraux étaient soutenus par la Gironde, qui ne permettait pas qu'on les soupçonnât même. Et à ce propos, la maxime d'usage : « Si l'on ne donne pas pleine confiance aux chefs d'armée, pas de victoire possible. » A quoi nous répondons : que serait-il advenu, puisqu'il s'agit de Dumouriez, si on lui eût accordé confiance aveugle ? L'expérience au moins devrait nous avoir guéris aujourd'hui de ce préjugé. [140]

Quoi qu'on pense sur cette question, ce qu'il nous suffisait de démontrer ici, c'est que Marat, devenu fonctionnaire public, n'a rien modifié de ses principes ou de ses opinions ; la séance du 25 septembre et la dernière citation en témoignent : la rage de ses ennemis n'en devint que plus implacable.

Les Girondins, avons-nous dit, allaient essayer d'un nouveau procédé pour affaiblir l'influence de l'Ami du peuple ; ce procédé consistait à rendre suspecte la gestion du comité de surveillance.

Depuis le 10 août, ce comité était détenteur de pièces importantes relatives aux traîtres qui s'étaient vendus à la cour. Dans la séance du 1er octobre on avait essayé d'en faire soupçonner la fidélité ; Marat, montant à la tribune, leva toute difficulté en demandant qu'une commission, tirée de l'Assemblée, procédât à l'inventaire des pièces. Cette décision avait été précédée d'un arrêté du conseil général de la commune qui ordonnait « que le comité de surveillance serait mandé sur-le-champ, et qu'il serait fait une affiche pour inviter les citoyens qui auraient des réclamations à présenter contre ce comité, pour raisons d'actes arbitraires exercés depuis le 2 septembre dernier, à venir les faire dans le sein de la commune pour obtenir la justice qui leur était due... En même temps, les scellés devaient être mis sur les effets d'or et d'argent, qui avaient été déposés pendant ces jours de trouble. » (Moniteur.) Voilà, à coup sur, un conseil général peu suspect de sympathie.

Pour seconder ce mouvement hostile, l'Assemblée nationale elle-même autorisa son comité de sûreté générale à se faire rendre compte aussi des arrestations relatives à la révolution du 10 août, à, prendre connaissance de leurs motifs, à faire un rapport à la Convention, pour que celle-ci prenne une détermination. (Moniteur du 3 octobre 92.)

Toutes décisions, comme on voit, très-propres à jeter la suspicion sur la gestion de ce comité de surveillance dont [141] Marat, ne l'oublions pas, avait été le membre le plus influent ; personne n'en doutait, et lui-même l'avait écrit : ne pouvant plus s'attaquer directement à l'homme, on prenait une voie détournée.

Le 4, Valazé, le Girondin, fit un rapport au nom du comité de l'Assemblée. A l'entendre, on avait calomnié les membres de la Convention qui voulaient que les papiers fussent enlevés des mains du comité de surveillance ; et Biroteau, autre Girondin, ajoutait : « Nous devons dire encore contre les mêmes membres de ce comité, que nous avons trouvé des papiers qui prouvaient l'innocence de plusieurs personnes massacrées dans les prisons. (Un mouvement d'horreur s'élève de toutes parts.) Oui, il est temps de dire la vérité. Des personnes innocentes ont été massacrées, parce que les membres qui avaient donné des mandats d'arrêt s'étaient trompés sur les noms ; et le comité de surveillance lui-même en est convaincu. »

Pourquoi non ? pourquoi ne l'aurait-il pas avoué ? quel pouvoir oserait se flatter de n'avoir pas commis de ces erreurs qu'on déplore souvent, même en temps ordinaire ? Et quel rapport y a-t-il entre des massacres qu'il n'a pas commandés et l'arrestation d'innocents parmi beaucoup de coupables ? Dira-t-on que la commune improvisée le 9 août n'avait pas le droit de lancer ces mandats d'arrêt ? Ajoutez alors qu'elle n'avait pas le droit de s'improviser, d'organiser l'insurrection, la victoire ; ajoutez qu'elle n'avait pas le droit de combattre la cour, et nous saurons ce que vous voulez. Mais si elle avait le droit de sauver la Révolution, elle avait celui de prendre toutes les mesures nécessaires à cette fin, notamment l'arrestation provisoire des suspects.

Marat sentait bien que les paroles de Biroteau n'étaient qu'un moyen de diversion du comité de liquidation pour se faire oublier, aussi demanda-t-il la parole, et, ramenant la question sur ce terrain, il posa aux vingt-quatre commissaires ce dilemme : « Vous avouez qu'il y a pour quatre [142] mois de travail à prendre connaissance de tous les papiers. Ou vous les avez tous parcourus, alors que signifient ces quatre mois de recherche ? ou vous ne les avez pas lus, et alors comment dites-vous qu'il n'y a pas de compromis dans ces feuilles dénonciatrices ? »

La commission était étranglée dans l'impasse. Lecointe-Puyraveau fait un mouvement de côté pour ne pas laisser étouffer ses collègues ; il accuse directement Marat de chercher à soulever le peuple contre cette partie des députés qu'il appelle la faction brissotine. L'Ami du peuple demande la parole, on l'interrompt par de violents murmures.

LASOURCE. « Il faut que Marat soit entendu, et que vous le décrétiez d'accusation, s'il est coupable.

MARAT. « J'applaudis moi-même au zèle du citoyen courageux qui m'a dénoncé à cette tribune. »

Buzot sentit bien qu'on venait d'offrir à l'Ami du peuple une nouvelle occasion de grandir sa propre influence, et le dit tout haut : « Nous risquons de donner à ses dénonciations une importance qu'elles n'auraient pas sans cela... Il me semble entendre les Prussiens demander eux-mêmes que Marat soit entendu. En effet, n'est-ce pas en faisant dénigrer sans cesse les représentants du peuple, que les Prussiens doivent désirer d'avilir la Convention, et lui faire perdre la confiance dont elle a besoin pour opérer le bonheur du peuple. » C'était recommander la conspiration du silence ; la réflexion n'était maladroite que parce qu'elle était publique. Mais les Girondins étaient trop passionnés, trop ardents, trop vaniteux pour s'y résoudre, ils préféraient la conspiration du mépris ; or, comme Marat montait à la tribune, une voix s'écria : « Votez la fermeture, Marat ne vaut pas l'argent qu'il coûte à la nation. »

LIDON. « Puisque le corps électoral de Paris a prononcé contre nous le supplice d'entendre un Marat, je demande le silence.

CAMBON. « Comme il est juste d'entendre le crime aussi [143] bien que la vertu, je demande que, sans perdre de temps, Marat soit entendu. » (Moniteur du 6 octobre 1792.)

Voilà des échantillons de la manière dont des députés traitaient un de leurs collègues ; ces outrages grossiers seront renouvelés à la Convention dans bien d'autres circonstances, nous ne les répéterons pas. Voyons par quelles récriminations, par quelles injures, par quelles inconvenances parlementaires, va répliquer l'ignoble Marat ,'objet de l'indignation de tous les grands hommes d'État :

« Je rappelle l'Assemblée à la réflexion. Hé quoi ! messieurs, vous n'aurez point le courage d'entendre de ma bouche de dures vérités, tandis que j'ai celui d'écouter de sang-froid les invectives les plus dégoûtantes. Une cabale affreuse élevée au milieu de vous cherche à enchaîner ma plume ; j'ignore dans quelles mesures violentes elle s'efforce de vous entraîner, mais je suis bien aise qu'elle m'ait fourni cette occasion de vous déclarer hautement que, quant à mes opinions politiques, je suis au-dessus de vos décrets. De quel droit pretendrait-on me faire violence à cet égard ? ignorez-vous qu'il n'est aucune puissance sous le ciel qui puisse m'empêcher de manifester des sentiments qui intéressent le salut public, et que vous ne pouvez pas plus, à cet égard, m'asservir à vos règlements que de m'empêcher de voir ce que je vois, et de me faire voir ce que je ne vois pas ?

« Je crois entrevoir un parti nombreux coalisé avec une faction perfide. Je sais que la très-grande majorité de cette assemblée est pure. Je sais que le parti est formé de citoyens prévenus qui ouvriront bientôt les yeux. Quant à la faction perfide dont je parle, je la dénonce depuis un an dans mes écrits, comme l'ennemi le plus redoutable à la patrie : la voilà devant moi, elle est formée de Brissot, de Guadet, de Condorcet, de Vergniaud, de Lasource, etc., etc. Est-ce donc parce que l'intrigue a porté à la Convention ces hommes dangereux, que vous me les ferez regarder comme des hommes purs ? Quel que soit le parti que vous preniez à mon égard, je [144] vous déclare que mon opinion sur la clique Brissot est irrévocablement fondée, je n'ai plus rien à vous dire. » (Journal de la République, N° 13.)

Une autre fois, voici en quels termes l'Ami du peuple répondait dans son journal aux invectives de la Gironde : « Les députés des Bouches-du-Rhone viennent d'afficher contre moi un énorme placard, tant mieux pour le marchand de papier et pour l'imprimeur. Ce placard est rempli d'invectives dégoûtantes, tant pis pour les auteurs. Ce placard est signe Barbaroux, Rébecqui, Durand de Maillane, Granet, Bayle, Duperret, Duprat et Pélissier. Malgré leurs insultes, je n'en veux à aucun de ces messieurs personnellement, pas même à Rébecqui, dont le fiel est si acrimonieux. J'ai eu des liaisons particulières avec Barbaroux, dans le temps où il n'était pas tourmenté de la rage de jouer un rôle : c'était un bon jeune homme qui aimait à s'instruire auprès de moi.

« J'ai eu le bonheur de rendre service à Duprat et à Pélissier, dans un temps où ils étaient poursuivis par la calomnie, comme voleurs des effets précieux du mont-de-piété d'Avignon, et où ils n'avaient que l'Ami du peuple pour défenseur. J'ai toujours regardé Durand de Maillane comme un honnête homme. Granet m'a écrit une lettre d'injures, que je ne montrerai pas pour son honneur ; quant aux autres signataires, je ne les connais pas. Je les crois coalisés avec la Gironde ; c'en est assez pour que j'aie droit de suivre leur conduite politique à la Convention, et de mettre en garde mes collègues qui ne connaissent pas comme moi la clique Brissot. Au demeurant, camarades, usez de représailles avec moi, si vous le pouvez, je n'ai rien de plus à vous dire pour le présent. » (Ibidem, N° 10.) De telles paroles sont bonnes à répéter.

C'est à cette époque (octobre 92) qu'eut lieu cette fameuse visite que fit Marat au général Dumouriez, dans les salons de Talma. Voici à quel propos : deux bataillons parisiens, bataillons de volontaires, avaient été accusés d'avoir indignement [145] massacré à Rethel quatre soldats prussiens, déserteurs qui venaient se rendre et servir sous nos drapeaux. A cette dénonciation de Dumouriez, grande indignation de la faction girondine, mal disposée, comme on sait, contre tout ce qui avait trait à Paris. Rapport officiel du général à la Convention ; celle-ci appuie l'ordre de sévir contre les deux Bataillons parisiens, qui seront transfères dans une forteresse, en attendant qu'on en décide. Cependant aucun détail précis sur l'affaire n'avait été donné, et c'est justement le procès-verbal exact que réclamait Marat pour pouvoir juger avec connaissance de cause. C'était bien juste. A cet effet, il avait parcouru tous les bureaux de la guerre, tous les comités : pas de détails. Cependant Dumouriez, comme on sait, était revenu à Paris se faire applaudir de sa victoire sur les Prussiens. L'Ami du peuple, accompagné de Bentabole et de Monteau, résolut de profiter de la circonstance pour avoir des renseignements certains. Il va donc trouver le général au milieu même de la fête que lui donnait le comédien Talma.

C'est cette démarche qui prouve combien il avait à coeur l'honneur de deux bataillons français, et, disons-le, la justice, et par suite l'honneur aussi de la Convention ; c'est cette démarche qu'on a si généralement tournée en ridicule, en opposant artistiquement les contrastes d'un Marat affublé de haillons dégoûtants, hideux de forme, repoussant d'effronterie crapuleuse, d'audace brutale, avec la désinvolture élégante d'un général caparaçonne d'or, superbe d'insolence et de dédain, entouré de belles dames de coulisse et de jeunes premiers en humeur de danser à ce moment où tant d'infortunés mouraient de faim dans les rues, où nos soldats étaient à peine vêtus, où l'ennemi repoussé n'avait pas encore quitté le sol de France ! Brillantes et égoïstes imaginations d'artistes ! il y avait plus d'âme, de véritable sensibilité, de dignité humaine dans le conspué, que dans vous tous, que dans le héros de cette fête scandaleuse, réminiscence de royauté, avant-goût de directoire ou d'empire. [146]

Mais laissons là l'anecdote pour l'histoire, le conte pour renseignement. Ce que voulait la Gironde à propos de cette misérable affaire, c'était dénigrer les bataillons de volontaires trop peu soumis à la discipline, à l'obéissance aveugle ; ce qu'elle voulait, c'était en faire décréter le licenciement ; manière indirecte de combattre la doctrine de Marat, toujours le même système. Quand cette affaire fut portée à la Convention, la fureur contre le défenseur des bataillons de Rethel était si outrée, que Marat ne dut qu'à son énergie de ne pas succomber à un acte de violence brutale ; c'est dans cette séance qu'il fut amené à menacer un sieur Royer de lui brûler la cervelle, s'il se portait à la moindre voie de fait. Voilà à quelles extrémités les hommes d'État en étaient venus ; quoi qu'il en soit, les deux bataillons incriminés à faux durent à l'énergique persistance de l'Ami du peuple d'être réhabilités.

Faut-il s'étonner qu'à l'issue de cette affaire, revenant sur tout ce qui s'était passe, il se soit écrié : « O forfaits ! et c'est sous le prétendu règne de la justice et de la liberté que se passent impunément de pareilles scènes de tyrannie. Et ce sont des généraux, de soi-disant patriotes qui en sont les auteurs ! Et ce sont les soldats de la liberté qui les souffrent ! Et ce sont les députés du peuple qui repoussent les dénonciations qui en sont faites ! Et c'est le législateur lui-même qui les consacre par des lois de sang ! Hommes petits et vains, ou plutôt hommes présomptueux et corrompus, qui avez la sottise de vous croire des sages, de vous proclamer républicains, de vous dire des Brutus, des Socrates, des Lycurgues, rendez-vous justice, et apprenez que ce n'est point avec de vieux esclaves tels que vous que l'on fera jamais des hommes libres. Avant que la liberté soit triomphante parmi nous, il faut que la génération entière des hommes qui vous ressemblent soit anéantie, et que la génération naissante vous remplace par des hommes simples et intègres. » (Journal de la République, N° 28.) Marat augurait trop favorablement des générations futures, et la servitude devait se perpétuer par [147] la confiance aveugle des peuples dans des hommes toujours animés des mêmes passions.

Nous devons encore donner une idée de la rédaction des brochures que les ministres girondins, que toutes les autorités girondines à cette époque toléraient, encourageaient contre l'Ami du peuple, elles si scrupuleuses, si délicates quand il s'agit de leur personnalité ; car on se doute bien que la conspiration du mépris ne s'ourdissait pas seulement au sein de la Convention. Voici l'extrait d'un de ces libelles que le Moniteur trouve si heureux d'expression qu'il se hâte de l'insérer dans ses colonnes. « Des poignards ! des poignards ! mon ami Marat ; mais des torches, des torches aussi ! Il me semble que tu as trop négligé ce dernier moyen. Il faut que le sang soit mêlé aux cendres : le feu de joie du carnage, c'est l'incendie. O mon cher collègue, je te vois bondir de joie à cette idée ; ton front est plus radieux, et ton âme plus dilatée s'ouvre, s'épanouit, elle se pâme, elle se fond d'aise. » (Moniteur du 14 octobre 1792.) Comment douter qu'on ait pu impunément tout faire et tout dire contre un homme à propos duquel un collègue, le député Boileau a pu, sans être rappelé à l'ordre, proposer ce qui suit : « Je demande que quand Marat parlera à cette tribune, elle soit à l'instant purifiée ? » (Séance du 18 octobre 1792.)

Cet acharnement de tous contre un seul devait nécessairement et par contre lui susciter des défenseurs aussi passionnés, aussi ardents à le protéger que les Girondins l'étaient à l'attaque ; nous lisons au numéro 31 du Journal de la République que quelques-uns lui proposèrent de lui composer une garde. Il n'en faudrait pas conclure que Marat avait son peuple, comme on a dit, c'est-à-dire des partisans n'agissant que d'après ses ordres et sur un plan arrêté, ce qui est bien différent. L'attaque appelle la défense, surtout chez le peuple de tous le plus impressionnable, chez les descendants de ces Gaulois dont parle César. Qu'une dispute s'élève dans la rue, les assistants se partagent tout naturellement, sans trop savoir [148] même ce dont il s'agit, par sentiment d'équilibre des forces ; qu'une rixe s'ensuive entre les deux opposants, voilà deux camps prêts à s'entr'égorger. Affaire de tempérament et voilà tout. Ainsi fut-il par rapport à Marat, nous en avons ailleurs donné les raisons.

Mais ses ennemis avaient trop d'intérêt à répandre que l'Ami du peuple, celui qui maintes fois avait proposé la dictature, était chef de parti, pour ne pas chercher à le compromettre comme tel ; insinuation très-dangereuse au début d'une République. Il y parut bien dans l'affaire des dragons, peu importante pour nous, mais grosse de conséquences au moment où elle fut soulevée ; si l'on veut la connaître dans tous ses détails, on peut en lire le récit au numéro 33 du Journal de la République, il y est plus complet qu'au Moniteur du 26 octobre 1792. En voici le résumé. Barbaroux, le plus acharné des ennemis de Marat, puisqu'il lui devait le plus d'obligations, le bel Antinoüs de Mme Roland, dis-je, demande un jour la parole à la Convention et dénonce l'Ami du peuple comme un Catilina qui court les bataillons pour les soulever, et quels bataillons ? « les Marseillais qu'il cherche à opposer aux dragons pour engager la guerre civile, et venir à ses fins. » Marat monte à la tribune, s'explique, il s'agissait d'une invitation à déjeuner faite par lui à quelques officiers et soldats. Barbaroux en fut pour le ridicule dont il se couvrit. L'orateur terminait ainsi : « Où serait ma faction ? je suis seul de mon bord. Une preuve que je n'en ai aucune, c'est qu'il n'y a pas un seul homme parmi vous qui ait le courage de parler pour moi. Les hommes atroces qui s'acharnent à ma perte savent cela comme moi. Ils ne lâcheront pas prise que je n'aie succombé. Eh bien, s'il leur faut mon sang, qu'ils m'egorgent... En retournant à ma place, continue le journaliste, Camille me dit : « Tu m'as enchanté, ton exorde est sublime. Pauvre Marat ! tu es de deux siècles au delà du tien ! » C'est dommage que Camille, qui a parfois des élans, les perde la plume à la main, et [149] peut-être par considération. Deux siècles au delà du tien ! De toutes les paroles de Camille, c'est peut-être la plus vraie. Mais malheur à qui devance son siècle ! ce n'est jamais impunément qu'on a raison contre tous, car les sots ont l'esprit de corps.

La dénonciation de Barbaroux était une épée à deux tranchants ; en effet, le Girondin avait prétendu que Marat avait suspecté les dragons, en faisant entendre qu'ils étaient bien nourris, bien vêtus, bien payés, tandis que les Marseillais étaient délaissés par les autorités municipales. Ce disant, l'orateur était bien sûr de soulever personnellement le régiment des dragons contre l'Ami du peuple, s'il ne parvenait pas à arracher un décret d'accusation à l'Assemblée. Barbaroux avait échoué à la Convention, mais le lendemain des délégués du régiment suspect se présentaient devant les législateurs avec une pétition contre Marat, tandis que d'autres attendaient le journaliste à la porte de l'Assemblée nationale pour lui faire un mauvais parti ; ce qui n'aurait pas manque si, par contre, des patriotes ne s'en étaient mêlés, comme il arrive toujours ; pour équilibrer les forces, avons-nous dit, par humeur gauloise. En même temps des émissaires affichaient contre l'Ami du peuple un placard homicide au Palais Royal ; mais cette fois la commune ordonna au commandant général de le faire arracher et de saisir ceux qui résisteraient. (Journal de la République, N° 36.)

Marat n'avait-il pas raison de dire à tous ces collets montés de la République aristocratique : « Messieurs, soyez d'abord d'honnêtes gens ; après cela vous serez des Camilles, des Régulus, des Catons, si vous le pouvez ? » (Journal de la République, N° 17.)

C'est encore ici le moment de citer un passage de Fabre d'Églantine qui décèle une nouvelle perfidie des Girondins. « J'ai dit que Marat avait de la bonhomie ; c'est à cette qualité que peu de gens savaient démêler en lui qu'il faut attribuer une singularité remarquable dans cet homme, et qu'il [150] est facile d'expliquer. Souvent, lorsqu'une question importante et majeure, et sur laquelle il pouvait obtenir la parole, l'amenait à la tribune, vous l'eussiez vu, recueilli et plein de sa matière, entamer la question par un exposé précis et lumineux, la traiter ensuite avec autant d'ordre, de raison et de force que de profondeur, mais toujours brièvement ; sa dialectique était pressante, et sa conclusion frappante de sagesse. Il étonnait ses adversaires autant qu'il les embarrassait ; son triomphe éclatait par leur confusion et par le ravissement des patriotes ; sa tête alors se montait, son amour pour la justice et pour la vérité lui faisait illusion ; il en croyait toute l'Assemblée pénétrée comme lui ; il se figurait l'occasion excellente pour faire triompher la patrie ; et le voilà soudain qui, remontant à la tribune, venait avec confiance présenter ses moyens d'utilité et de régime politique, dont l'audace, quoique juste en calcul, ayant toujours l'air de l'exagération, formait avec son discours précédent un contraste apparent si marqué, une disparate si forte, que presque tout le monde en était soulevé ; tandis que lui qui, presque seul, sentait la cohérence de ses idées et la conséquence de son raisonnement, demeurait tout stupéfait que des gens, auparavant si sages que de l'écouter, fussent si peu raisonnables de l'improuver dix minutes après. Pur effet de sa facilité à croire à l'empire de la vérité : effet aussi de son impuissance de dissimuler. Ces scènes plusieurs fois répétées avaient appris aux ennemis de la patrie, ses adversaires, à lui tendre des pièges. Plus d'une fois ils se sont servis de sa franchise abondante et impétueuse pour s'en faire des armes, et pour qu'en raison des circonstances qu'ils préparaient sa véracité fût un crime. Perfidie atroce, qui seule ouvrait à Marat l'abord de la tribune que l'on interdisait à toute la Montagne. » (Portrait de Marat.)

A côté des Girondins et des séides, ennemis injustes ou maladroits amis, également répudiés par l'Ami du peuple, il y avait une troisième espèce de patriotes qu'il est bou de [151] signaler afin que nous nous convainquions que l'idéalisme n'est aussi qu'une fausse route vers la vérité, route que nous n'avons pas le mérite d'avoir ouverte les premiers, comme nous sommes trop disposés à le croire. A cette époque Anacharsis Clootz faisait répandre dans Paris une brochure intitulée : Ni Roland, ni Marat. On y lisait : « A bas les hommes ! à l'ordre du jour les choses ; je recommande cette maxime à Roland et à Marat, deux êtres qui se donnent mutuellement une importance gigantesque, et vive la République universelle ! » A bas les hommes ! Nous avons entendu bien des fois répéter ce spécieux aphorisme, qui semble le dernier mot de la sagesse humaine. Est-il aussi profond qu'il le parait ? Et ne prenons-nous pas l'insaisissable pour profondeur ? Sans nul doute il faut se garder de donner trop d'importance et surtout trop de puissance aux hommes ; est-ce à dire qu'il faille, qu'on puisse s'en passer ? A bas les hommes ! Essayez donc de confectionner un travail sans les outils nécessaires, d'élaborer les questions sociales ou spécialement politiques sans vous servir d'hommes. Les hommes sont les instruments indispensables, votre à bas les hommes ne signifie rien. Mais comme parmi ces instruments humains les uns sont préférables aux autres, c'est à savoir les choisir qu'il faut s'appliquer ; c'est du droit de les rejeter quand ils ne sont bons à rien qu'il faut s'assurer ; c'est du droit de les punir quand ils nous ont trompés sciemment qu'il faut user. C'est justement la politique de l'Ami du peuple soutenant Robespierre et Danton tant qu'ils sont utiles à la République, rejetant Pétion, instrument inutile, appelant le châtiment sur Louis XVI, instrument nuisible. Point de faux radicalisme ; c'est avec ces redondances sans portée qu'on égare les esprits, qu'on manque le but, qu'on perd le fruit d'une révolution qui a coûté le plus souvent d'énormes sacrifices. Pourquoi faut-il que l'esprit humain chancelle toujours comme un homme ivre ? ne saurait-il marcher droit sur la grande route du sens commun ? [152]

Marat ne répond presque jamais à ces libelles ; nous connaissons que Camille auquel il ait souvent adressé des répliques ; c'est le plus bel éloge qu'on puisse faire de Desmoulins, car elles prouvent que l'Ami du peuple prenait en considération la sincérité du satirique, tout en déplorant sa légèreté. [153]



Chapitre XXXIII


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XXXV


dernière modif : 13 May. 2001, /francais/bougeart/marat34.html