Chapitre XXXIV


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XXXVI


CHAPITRE XXXV.

BIOGRAPHIE. - PROCES DE LOUIS XVI.

1er NOVEMBRE 92 - 21 JANVIER 93.

SOMMAIRE. - Marat et Barbaroux. - On demanda la tête de l'Ami du peuple. - Il s'abstient de monter à la tribune. - Que les Girondins n'étaient que ce qu'on appelle aujourd'hui des libéraux. - Procès de Louis XVI, opinion de Marat. - On essaye d'acheter le silence du journaliste. - Son influence s'étend. - Il demande une liste civile.

L'affaire des dragons, très-insignifiante aujourd'hui, très-grave au moment où elle fut soulevée, puisqu'il ne s'agissait de rien moins que d'un crime d'État, avait été combinée par Barbaroux, avons-nous dit. Marat s'en vengea cruellement dans le numéro 33 du Journal de la République : « Jeune homme, ecrit-il, à votre âge on n'a pas encore le coeur pourri ; j'aime à croire que vous n'êtes qu'égaré par quelque passion funeste ; un jour viendra où vous rougirez de la bassesse du rôle que vous jouez à mon égard. Qui croirait qu'il n'y a pas trois mois, désolé de la marche des affaires et croyant la liberté perdue, j'eus un entretien avec Barbaroux, qui se qualifiait du titre de mon disciple et se vantait d'avoir fait le petit Marat à Marseille ? J'ai de cette époque une lettre que chacun peut venir vérifier, qui finit ainsi : « Mon ami, je suis incapable de vous manquer de parole ; demain, après-demain, peut-être plus tard, j'irai chez la personne qui m'a toujours conduit chez vous. Là je vous ferai part de toutes mes observations et de toutes mes vues ; mais, soit que j'aie raison ou que je me trompe, l'erreur ou la rectitude de mon esprit n'influeront jamais sur mon coeur ; je serai toujours et votre ami et votre compagnon d'infortune. » [154]

Qu'on rapproche ce passage de ce que nous avons cité des Mémoires du Girondin au chapitre XXVIII, et l'on remarquera qu'il ne s'agit pas ici de mémoires posthumes, mais d'une lettre citée du vivant du signataire, soumise à la vérification publique.

Nous avons dit que des pétitionnaires du régiment des dragons s'étaient présentés à la Convention ; à ces furieux s'étaient joints des Marseillais girondinisés et des gardes nationaux qui se promenaient dans les rues de Paris en chantant :

La tête de Marat, Robespierre et Danton
Et de tous ceux qui les défendront.
O gué !

Ils s'arrêtèrent dans la rue des Cordeliers, sous les fenêtres de Marat, menaçant de mettre le feu à la maison. On dut décerner des mandats d'amener contre quelques-uns des plus furieux qui avaient proposé tout haut d'assassiner l'Ami du peuple.

Buzot, entre-temps, proposait à l'Assemblée le projet suivant : « Quiconque par des clameurs, affiches, écrits et discours prononcés ou colportés, aura conseillé ou provoqué directement et à dessein le meurtre et l'assassinat sera puni de douze ans de fer, si le crime n'a pas été commis, et de mort, si le crime a suivi la provocation. Quatre ans de chaîne contre l'imprimeur, et dix mois de détention contre le colporteur. » (Journal de la République, N° 36.) Il semblait que ce décret dut protéger Marat aussi ; mais non, car il suffisait au gouvernement, pour tourner la difficulté, de fermer les yeux sur les agitateurs soulevés par lui-même et de s'armer du décret contre ses seuls ennemis. C'est justement ce qui arrive toujours, ce qui doit nous rendre suspectes les lois les meilleures en apparence. Est-ce donc à dire qu'il ne faut pas se défendre contre les provocateurs au meurtre ? Si, mais [155] il faut nous défendre nous-mêmes, c'est-à-dire par de simples lois de police municipale, et non des lois gouvernementales ; parce qu'une municipalité n'a qu'une puissance circonscrite, éphémère, facile à surveiller, tandis qu'un gouvernement, à cause de l'étendue même du territoire confié à sa garde, doit être armé d'une force qu'il lui est facile ensuite de tourner contre les administrés. Nous avons pu voir au chapitre XXX de cette étude que telle était l'opinion de Marat ; quand on aura compris que toute anarchie est synonyme de gouvernement absolu, on se fera un titre de la qualification d'anarchiste donnée à l'Ami du peuple.

Quoi qu'il en soit, la fureur fut si violente, que le journaliste dut suspendre sa feuille pendant quelques jours ; il la reprit le 7 novembre au numéro 39, numéro qui porte une fausse date par erreur de typographie.

A l'Assemblée, la fureur était plus violente encore que dans la rue ; il ne pouvait obtenir la parole ; sa voix était immédiatement couverte de huées ; s'il eût persisté, il aurait même compromis les questions les plus importantes ; aussi écrit-il le 26 novembre : « Je le répète, je suis réduit à la nécessité de m'abstenir de monter à la tribune pour proposer mes vues, parce qu'il suffirait aux meilleures de venir de moi pour être rejetées. J'ai cherché deux fois à les faire présenter par mes collègues les plus éclairés et les plus purs, mais elles ont été si mal développées, qu'elles n'ont point produit d'effet. Il ne me reste donc à ne me présenter que dans les grandes occasions, pour déjouer les complots désastreux de la faction criminelle et défendre les droits du peuple. Pour cela j'ai le grand scandale, c'est-à-dire la vérité toute nue ; or, on ne doit pas douter qu'à cet égard je ne sois toujours à mon poste. »

Peut-être pense-t-on qu'il exagère beaucoup son importance ; que, s'il croit voir toute la Convention conjurée contre lui, c'est pur effet de sa présomption ; que les intérêts qui préoccupaient les Girondins étaient d'une bien autre valeur. [156] On va se convaincre qu'il n'en est rien : « A voir l'acharnement avec lequel la faction criminelle me poursuit sans cesse, on pourrait croire qu'elle veut, à quelque prix que ce soit, m'immoler à son ressentiment... Quoique ce motif entre pour beaucoup dans les accusations calomnieuses qu'elle entasse chaque jour sur ma tête, il n'est cependant pas le seul. On se tromperait même très-fort de s'imaginer que la vengeance soit l'objet principal de ses atroces persécutions, puisqu'elles n'ont pas été dirigées contre moi seul. » Quel motif peut donc les animer ? « On les accuse du projet désastreux d'une république fédérative. Il est simple que de petits intrigants calculent leurs intérêts personnels, et que leur amour-propre s'épanouisse à l'idée de jouer un rôle principal dans ma ville natale : sentiment assez naturel au coeur humain, mais qui n'annonce pas un civisme fort éclairé. » Quoi donc ! avaient-ils une autre raison ? Jusqu'ici les historiens n'avaient cru découvrir que cette dernière. « La nation qui vient d'abattre la royauté entend que Louis Capet soit jugé. Il ne peut l'être sans dénoncer ses complices ; ses complices n'étaient pas seulement ses courtisans, ses ministres, ses agents, ses suppôts, mais les infidèles représentants du peuple qui lui ont vendu les droits et les intérêts nationaux ; les infidèles mandataires qui ont favorisé tous ses complices, et protégé les conspirateurs pour égorger les patriotes qui voulaient s'opposer aux traîtres. Or, la clique qui me persécute est principalement composée de membres de la Constituante et de la Législative. Parmi ses meneurs ne se trouverait-il pas plusieurs complices de Louis Capet ? Ils savent que traduit par-devant les juges, il ne manquera pas de déclarer qu'il n'a rien fait que de concert avec eux ; ils tremblent de le voir sous la main de la justice, et ils mettent tout en oeuvre pour empêcher qu'il ne soit amené en jugement. » (Journal de la République, N° 42.)

Voilà sans aucun doute, un point que l'histoire n'a pas suffisamment éclairci ; on a peut-être trop légèrement décidé [157] que les chefs de la Gironde étaient des républicains qui ont pu errer dans les détails, mais dont la foi politique n'était pas douteuse. N'étaient-ils pas plutôt ce qu'on a appelé depuis des libéraux ? Leur caractère connu de présomption cadrait-il bien avec cette vertu essentiellement démocratique que Montesquieu appelait l'égalité ? ne vous semble-t-il pas, comme à moi, qu'ils recherchent le pouvoir comme un droit acquis à leur supériorité intellectuelle et morale ; que dès lors, comme l'a prétendu Aristote dans sa Politique, leur titre à gouverner était le même que celui du bouvier sur son troupeau ; qu'ainsi l'a voulu la nature ? Ne reconnaissez-vous pas là la prétention secrète de ce que nous appelons indifféremment aujourd'hui libéraux, doctrinaires ou constitutionnels, à quelques nuances près ? Or, partant de là, il était très-logique que tous ceux qui du temps des Girondins et de nos jours partageaient et partagent encore cette idée s'arrangeassent très-bien d'une royauté, pourvu qu'elle consentit à leur être subordonnée, à eux les supérieurs naturels. Et les faits ne viennent-ils pas singulièrement corroborer cette assertion, si nous nous arrêtons aujourd'hui seulement à la faction de la Gironde ? Ses plus grands ennemis, dès la Législative, dès l'adoption du gouvernement constitutionnel, ne sont-ils pas les patriotes les plus anti-autoritaires, Danton et Marat ? Au 10 août, le décret contre le monarque ne leur est-il pas arraché ? Ne voit-on pas qu'ils n'avaient de haine prononcée que contre la royauté absolue représentée par la reine, les émigrés et quelques fidèles restés en France ; mais qu'ils pressentaient si bien le soliveau dans Louis XVI, qu'ils n'avaient contre lui aucune animosité ; qu'enfin, pour nous en tenir au moment où nous voici arrivés, ils vont, contrairement aux patriotes, mettre tout en oeuvre pour sauver la personne du roi, pour suspendre de la part du prévenu toute révélation de complicité par une espérance toujours nouvelle d'échapper ? Voila ce que pensait Marat, voilà ce que les historiens de l'avenir devront méditer ; on conviendra toutefois [158] qu'il y avait sujet à douter. Et si par hasard il en était ainsi, l'Ami du peuple aurait eu raison de dire : « S'ils m'en veulent plus violemment qu'à tout autre, ce n'est pas que je sois le plus grand de tous, mais parce que je tiens la trace de méfaits qui les perdraient à tout jamais, s'ils étaient découverts ; or, ils connaissent ma ténacité, ils ne me lâcheront pas qu'ils ne m'aient tué pour se sauver. » Le doute est-il possible quand on entend Guadet dire lui-même, dans ses Recherches sur les Girondins, page 54 : « Les symptômes d'anarchie qui se manifestaient chaque jour avec plus de force firent rentrer les Girondins en eux-mêmes ; et alors, obgligés de renoncer à l'objet de leurs espérances, par la crainte même de les voir s'évanouir entièrement, ils préférèrent en assurer une partie ; voilà, je crois, quel fut le motif des ouvertures faites à la cour avant le 10 août ; la cour les refusa, ils renversèrent le trône. » Séparez Louis XVI de sa cour, l'absolutisme du constitutionalisme, et tout ce qui va suivre s'expliquera nettement.

On vient de lire que Marat, repoussé chaque fois qu'il demandait la parole, s'était résolu à ne la prendre de vive force que dans les grandes occasions ; le procès de Louis XVI en était une ; peu d'orateurs y ont développé plus de logique, plus de sang-froid, plus de sens commun ; la cause d'ailleurs est assez célèbre pour que nous nous y arrêtions quelque peu.

L'Ami du peuple n'était pas de ceux qui attendent que l'opinion publique se soit prononcée pour le faire eux-mêmes ; avant que le procès ne s'engageât, il avait écrit : « Je ne croirai à la République que lorsque la tête de Louis XVI ne sera plus sur ses épaules. » (Journal de la République, N° 50.) Il n'était pas sans danger de s'exprimer aussi catégoriquement en décembre 92 ; l'assassinat de Lepelletier en est bien la preuve.

L'Ami du peuple n'était préoccupé que d'une chose ; c'était moins de démontrer la culpabilité du monarque (Louis avait [159] été pris la main dans le sang et conspirant avec l'étranger pour livrer la France, les faits ne pouvaient être niés), que de déjouer toutes les rubriques avocassières des royalistes déguisés, pour ajourner le jugement ou le rendre nul. C'est donc à ces derniers qu'il va surtout s'attaquer, qu'il va répondre ; c'est à dévoiler leur intention secrète qu'il va s'appliquer ; la tâche ne sera pas facile, car la partie adverse est bien habile.

Il savait que les assemblées parlementaires se composent toujours de deux extrêmes dont les opinions ne sont pas douteuses ; mais qu'entre le côté droit et le côté gauche il y a le centre ou la plaine, réceptacle de toutes les passions basses, de la lâcheté, de la vénalité, de la trahison ; où l'on n'a qu'un mobile, l'intérêt, qu'une crainte, celle de se compromettre. Or, comme ces âmes viles constituent toujours la majorité et par leur nombre décident de tout vote, la première précaution à prendre était de faire déclarer qu'il n'y aurait pas de scrutin secret ; c'était du premier coup rompre toutes les intrigues, centupler les enchères, car voter pour le roi en de telles circonstances, c'était jouer sa sûreté, enjeu qu'on ne peut vendre trop cher. Écoutons : « On a cherché à jeter les patriotes de cette assemblée dans des mesures inconsidérées, en demandant qu'ils votassent par acclamation la mort du tyran. Eh bien, moi je les appelle au plus grand calme ; c'est avec sagesse qu'il faut prononcer. (Un mouvement d'étonnement paraît saisir l'Assemblée. On applaudit. Marat rehausse la voix.) Oui, ne préparons pas aux ennemis de la liberté des calomnies atroces qu'ils feraient pleuvoir sur nous, si nous nous livrions aux seuls sentiments de notre force et de notre indignation.

« Pour connaître les traîtres, car il y en a dans cette assemblée (Indignation. Nommez-les !), pour les connaître avec certitude, je vous propose un moyen infaillible : c'est que la mort du tyran soit votée par appel nominal, et que cet appel soit public. » (Applaudissements.) Marat retourne [160] à sa place au milieu des bruyantes acclamations des tribunes. (Moniteur du 8 décembre 92.)

Désormais donc la procédure ne sera pas une pure formalité, car les juges ne pourront prendre parti d'avance ; toute la France, par l'intermédiaire de la presse, va assister aux débats ; l'opinion publique se fera, se formulera avant même l'énoncé du jugement ; elle influencera les juges iniques, c'est vrai ; mais qu'importe qu'il y ait contrainte morale, si dès lors le vote n'est que l'expression du voeu public ? Est-ce pour déclarer autre chose que des délégués du peuple sont réunis ? Et le voeu des mandataires n'est-il pas le guide de conscience du député ? Et ce vécu n'est-il pas le plus désintéressé ? Nous pouvons donc avancer que Marat, en faisant prendre cette décision dès le premier jour, allait donner aux débats toute leur énergie, tout leur intérêt ; nous pouvons affirmer aussi que, par cette mesure, la cause de la République n'était plus d'à moitie gagnée. Mais, dites-vous, la pression du dehors n'influencera-t-elle pas la conscience de certains juges ? J'avoue que je fais peu de cas des consciences qui peuvent être contraintes par un sentiment quelconque, et que j'ai tout lieu de croire que, dans le cas contraire, elles n'auraient obéi à une autre influence. Or, entre l'influence royaliste et la républicaine, mon choix est décidé, car la première représente le privilège et la seconde l'égalité, je veux l'dire la justice.

Ce pas fait, il s'agissait de circonscrire les débats, de préciser nettement les points à agiter ; car c'est toujours dans l'art de déplacer les questions, de se jeter de côté, de troubler les juges en multipliant les considérants, qu'excellent les avocats de mauvaises causes. Cette fois surtout, l'affaire intéressant le peuple, il s'agissait de ne pas ouvrir le champ aux sentimentalités, aux discussions de principes qui passionnent sans rien résoudre, qui agitent sans convaincre ; il s'agissait de réduire le procès à de simples questions de faits positifs, inniables, connus de tous, et entraînant [161] d'eux-mêmes condamnation. Le 13 décembre donc Marat se résumait ainsi à la tribune : « Je demande que l'interrogatoire ne porte que sur des faits passés depuis l'acceptation de la Constitution, parce que les faits antérieurs ont été couverts d'une amnistie qui a sauvé tous les conspirateurs... Je vous invite à réduire à un très-petit nombre les chefs d'accusation contre Louis ; autrement vous vous embarrasseriez dans des discussions interminables, parce que les chefs sur lesquels les preuves ne seraient pas évidentes affaibliraient ceux sur lesquels elles sont victorieuses. » (Moniteur.)

Mais les Girondins n'étaient pas rhéteurs à se laisser encercler si facilement ; on sait par quelles objections préliminaires et toutes spécieuses ils essayèrent de tourner la difficulté, je veux dire d'esquiver le jugement et la sentence, et de sauver le roi. Quand le peuple se nomme des avocats pour défenseurs de ses droits, il ne sait pas à quelles calendes grecques il ajourne la liberté.

Quoi qu'il en soit, on va voir comment Marat, l'énergumène, le fou, l'ex-charlatan, maniait la logique ; et l'on regrettera que ses ennemis lui aient constamment fermé l'entrée de la tribune.

La première difficulté qu'aient soulevée les royalistes est celle-ci : La nation a-t-elle le droit de juger le roi ? - Non, repondaient-ils, car la constitution de 1791 le déclare inviolable. C'était très-adroit, et ces gens-là connaissaient bien le peuple qui, au lendemain d'une révolution, ne manque jamais de tomber dans cet illogisme de juger ses ennemis au nom des lois qu'ils ont violés les premiers. Cette naïveté a sauvé, depuis 1792, deux dynasties ; apprenons à rectifier notre jugement.

« Mettre en question si la nation a le droit de juger et de punir du dernier supplice un fonctionnaire public qui a tourné contre elle les armes qu'il avait reçues pour la défendre, c'est insulter à la raison, outrager la justice, révolter la nature. Pour révoquer cette vérité en doute, il faudrait avoir intérêt [162] à la repousser. Que parle-t-on de contrat primitif ? Une nation qui délègue ses pouvoirs à ses mandataires ne stipule point avec eux, elle commet telle ou telle fonction pour l'intérêt commun, fonction qu'elle peut toujours leur retirer sans leur consentement, et dont ils doivent toujours compte.

« On invoque la Constitution. On sait par qui elle a été faite ; mais admettons pour un moment ces prétendues lois constitutionnelles et considérons-en les dispositions.

« La Constitution déclare la personne du roi inviolable et sacrée. Mais cette inviolabilité ne pouvait être relative qu'aux actes légaux de la royauté, elle n'était donc que le privilège de ne pas être prise à partie pour le choix des moyens de mettre les lois à exécution. On n'ira pas jusqu'à dire qu'en rendant Louis Capet inviolable, le législateur ait voulu lui conférer le privilège de conspirer sans danger la ruine de la patrie, et de lui ménager les moyens de la consommer avec impunité, pour le laisser jouir ainsi paisiblement du fruit de ses forfaits. Et quand le législateur en aurait eu le dessein, en avait-il le droit ? Vous, messieurs, que la nation a commis pour remplacer par des lois sages cette constitution perfide, vous ne partirez point des vices révoltants de ce honteux monument de servitude pour juger le despote. C'est sur les lois imprescriptibles des nations que vous le jugerez. » (Journal de la République, N° 65.)

Voilà donc le premier fonctionnaire public déclaré jugeable et comme tel punissable. Et remarquons qu'en soutenant cette thèse, Marat restait dans le principe qu'il a défendu jusqu'ici, la responsabilité du délégué devant le déléguant ; c'était un avantage qu'il avait sur la plupart de ses colègues.

Mais par qui le monarque sera-t-il jugé, et quelle sera sa condamnation ?

« Traître à la nation, il ne peut être jugé que par la Convention qui représente la nation elle-même. Comment doit-il être jugé ? Avec appareil et sévérité. Si la nation pouvait [163] enfin se reposer à l'ombre de lois sages, peut-être pourrions nous ne nous souvenir du fléau de la royauté que comme d'un rêve douloureux, peut-être pourrions-nous abandonner le tyran à ses regrets et à ses remords, en reconnaissance des maux qu'il nous a faits ; mais, Messieurs, tant que Louis Capet respirera et qu'un événement imprévu pourra le remettre en liberté, il sera l'objet des tentatives de tous les ennemis de la Révolution, et sa prison deviendra leur point de ralliement. Ainsi point de sûreté, point de repos tant que la tête du tyran ne sera pas abattue. Pardonner ne serait pas simplement lâcheté, mais perfidie. Du parti que nous prendrons dépend le salut du peuple, l'établissement de la République. » (Journal de la République, N° 65.)

Il n'y avait rien à répondre à cette argumentation pressée, calme, simple, allant droit au but, si propre à être comprise par le peuple. Le roi dut se préparer à paraître à la barre. Malesherbes se propose comme défenseur ; un correspondant essaye de le flétrir auprès de l'Ami du peuple ; nous avons vu avec quelle dignité Marat relève au contraire le courage du vieillard fidèle à son maître. Louis parait devant ses juges : « Il s'est comporté à la barre avec décence, dit le journaliste... Qu'il aurait été grand à mes yeux dans son humiliation, s'il avait été innocent ! » Sont-ce là les paroles que vous attendiez du Marat tel que nous l'ont dépeint tous les historiens modernes ? Louis est condamné à la peine des traîtres à la nation. A ce propos l'Ami du peuple prononça un discours qu'on retrouve au numéro 95 de son Journal de la République française.

Enfin, dernier espoir de la Gironde : Le peuple, disent-ils, en sa qualité de souverain a le droit de faire grâce ; donc, qu'on en appelle au peuple.

Pour toute réponse, le journaliste suppose une lettre ainsi conçue : « Messieurs, je ne suis qu'un pauvre voleur de mouchoirs, cela est vrai, car je n'ai l'honneur d'être ni conspirateur, ni assassin couronné ; mais enfin je suis un homme [164] comme un autre, et l'égal en droit de tous les Capets possibles. On parle de m'envoyer aux galères de Toulon, et, comme le-plus grand crime est de porter atteinte à l'exercice des droits de la souveraineté du peuple, j'entends bien, pour ma part, ne jamais l'en frustrer. Je vous prie donc de bien peser la question suivante : N'est-il pas incontestable que le peuple, comme souverain, a le droit de me faire grâce, supposé que je sois digne des galères ? » (Journal de la République, N° 77.)

En effet, pourquoi appeler le jugement de la nation sur Capet plutôt que sur ce misérable ? Serait-ce parce que ce dernier est moins coupable ? Ou n'est-ce pas plutôt que vous espérez réveiller les passions, les intérêts, semer la division, allumer la guerre civile, et, à l'aide du trouble, faire échapper le coupable ? C'est ce que Marat voulait démontrer à la tribune, mais on ne lui accorda pas la parole, il dut consigner cet autre discours au numéro 94 de sa feuille. Pourtant, comme sur l'appel au peuple le vote de chaque député devait être motivé, force fut bien de l'entendre : « Je rends hommage à la souveraineté du peuple, moi qui ai si souvent rappelé à ses devoirs l'Assemblée Constituante, en lui démontrant que, sans la sanction du peuple, la souveraineté n'était qu'une illusion. Mais, soumettre à la ratification du peuple un jugement rendu sur des raisons d'État, c'est un trait de démence. Il n'a pu être inauguré que par les complices du tyran, réduits, pour couvrir leurs crimes et l'arracher au supplice, à livrer l'État aux horreurs de la guerre civile. Mon devoir est de m'opposer de toutes mes forces à l'exécution de ce projet désastreux ; en conséquence, je dis : Non. »

Enfin, sur la peine à appliquer, il s'exprima en ces termes : « Dans l'intime conviction où je suis que Louis est le principal auteur des forfaits qui ont fait couler tant de sang le 10 août, et de tous les massacres qui ont souillé la France depuis la Révolution, je vote pour la mort du tyran dans les vingt-quatre heures. » (Moniteur, 20 janvier 1793.) [165]

Le lendemain Kersaint, de la faction de la Gironde, donnait sa démission motivée sur ce qu'il ne pouvait plus siéger dans une assemblée où Marat l'emportait sur Pétion ; il aurait pu dire où la République l'emportait sur la royauté ; et le vrai mot de l'enigme des efforts des hommes d'État pour faire gracier Louis XVI aurait été donné.

Pendant le procès, des royalistes avaient écrit lettre sur lettre à l'Ami du peuple pour qu'il dit seulement un mot en faveur du prévenu : « Si tu le fais, nous sommes prêts à déposer cent mille écus. » Le journaliste leur répondit en allant porter ces lettres au comité de sûreté générale : « Je suis au peuple, disait-il, je ne serai jamais qu'à lui : c'est ma profession de foi. » (Journal de la République, N° 79.)

Le fait est que depuis l'ouverture de la Convention son influence s'étendait de tout le terrain que perdait chaque jour le parti de la Gironde. Nous disons son influence et non pas son parti, car on ne le voit pas plus qu'auparavant dans les clubs, dans les réunions populaires, partout ailleurs ; on ne le rencontre que dans le parcours de la rue des Cordeliers à l'Assemblée nationale ; on ne le voit qu'à son poste de député, ou à sa table de journaliste ; l'on peut matériellement se prouver qu'il n'a guère de temps à donner au public, en pensant que sa feuille est toujours aussi considérable, huit pages in-8° rédigées par lui seul et chaque jour. Lui-même l'attestait encore le 21 décembre 92 ; il écrit au numéro 80 du Journal de la République : « Il y a quelques jours, je fus abordé par quelques Marseillais qui me dirent : Marat, votre parti grossit tous les jours, nous en sommes. Je leur répondis : Camarades, je n'ai point de parti, je n'en veux point. Soyez libres et heureux, voilà tout ce que je demande. Quant à moi, mes concitoyens payeront de leur estime mes efforts constants pour sauver la patrie ; je ne désire rien de plus. »

C'était assurément répondre à quiconque aurait été tenté de déployer une bannière en son nom. Et c'est après des [166] déclarations aussi formelles, aussi explicites que l'on a écrit : Le peuple de Marat ! ! !

Quelques jours après la catastrophe du 21 janvier 93, on lisait dans le journal : « Lundi dernier, jour à jamais mémorable dans les fastes de notre République naissante, toutes les têtes couronnées de la terre ont été dégradées par les Français en la personne de Louis XVI. Adieu donc l'éclat des trônes, le prestige des grandeurs mondaines ; adieu tout respect humain pour les autorités constituées elles-mêmes, quand elles affectent quelque tendance à s'élever au-dessus du commun niveau ! Matière à réflexion pour les ambitieux. »

Et la réflexion amenant Marat lui-même sur les projets de dictature qu'on lui a prêtés, il prend le ton de la raillerie : « Je charge par ces présentes, dit-il, mes lieutenants généraux d'ouvrir un emprunt de 45 livres pour payer une maison politique, diplomatique, civile et militaire... Je me propose d'employer ladite somme à me donner une paire de bottes, car aussi bien les miennes commencent à être à jour. » (Journal de la République, N° 107.) [167]



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Marat, l'Ami du Peuple


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dernière modif : 03 May. 2001, /francais/bougeart/marat35.html