Chapitre XXXV |
Marat, l'Ami du Peuple |
Chapitre XXXVII |
SOMMAIRE. - La réconciliation n'est pas possible. - Quelques prosélytes. - Sur qui doit retomber la responsabilité des attaques personnelles. - Scène du 21 février 1793 ; argument manuel. - Affaire du pillage des épiciers. - Les Girondins en accusent Marat. - Il se disculpe : citations à ces propos. - Moyens que l'Ami du peuple avait proposés pour remédier à la misère du moment. - Situation des partis à la Convention an 1er mars 1793.
Après le 21 janvier, le journaliste, pendant quelques jours, prend à tâche d'adoucir son ton ordinaire ; il avait espéré que les dissensions intestines qui jusqu'alors avaient divisé la Convention s'éteindraient sur la tombe de Lepelletier : « Vaine attente ; le soir même de l'inhumation de la victime, elles éclataient avec fureur à propos de la nomination d'un nouveau president... J'aurais fort désiré pouvoir déposer le fouet de la censure, mais il est plus de saison que jamais. » (Journal de la République, N° 109.) Nous avons du remarquer qu'il en fut ainsi après chaque triomphe de la Révolution ; comme un homme qui a terrassé son ennemi, mais qui, au lieu de l'écraser, le relève en lui proposant de faire la paix, Marat, au lendemain de l'exécution de Louis XVI, dit aux dissidents : soyons amis. Mais le 21 janvier n'avait tué qu'un homme, et l'Ami du peuple pouvait écrire huit jours après : « Vouloir que les ennemis de la Révolution par sentiments, par principes, par intérêts, se sacrifient de bonne foi à la patrie, c'est prétendre la chose impossible ; car les hommes ne changent pas de coeur comme le serpent change de peau... Il ne s'agit donc plus de vivre [168] en paix avec eux, mais de leur déclarer une guerre éternelle. » (Journal de la République, N° 109.)
Il va donc recommencer avec une nouvelle rigueur, mais auparavant il cherche à convaincre ses collègues de la pureté de ses intentions, des vrais motifs de sa conduite politique jusqu'à ce jour ; c'est à ce propos qu'il consacre à se disculper de tout ce dont on l'accuse ce fameux numéro 109 que nous avons cité ailleurs. Pourquoi essaye-t-il de se réhabiliter auprès des patriotes qui pourraient avoir quelque prévention contre lui ? C'est qu'ayant besoin de leurs suffrages pour faire le bien, il doit dissiper les impressions défavorables qu'on a cherché à leur donner, en le peignant comme une tête exaltée, un coeur féroce.
Il faut bien croire qu'il y parvenait peu à peu, puisque le 3 février il était en droit d'écrire : « On ne peut que rendre justice à l'énergie civique qu'à déployée Cambon depuis quelque temps. Le voilà maratiste (il est bien entendu que c'est sous le rapport des principes), me disaient mes collègues de la Montagne. Tant mieux pour lui ! Le public, témoin de ses efforts, le comble déjà d'éloges, et l'épithète de maratiste, dont la faction Roland avait fait une injure, deviendra un titre d'honneur ; car il est impossible, sans être maratiste, d'être patriote à l'épreuve, vrai défenseur du peuple, martyr de la liberté. » (Journal de la République, N° 113.) L'expression est trouvée, elle passera dans la langue politique le jour où l'on trouvera un homme digne en tous points de l'épithète, pour la consacrer.
Puisque nous nous sommes fait un devoir de donner une monographie complète de l'Ami du peuple, nous devons citer l'avis qu'il insérait au numéro 120 du Journal de la République : « L'Ami du peuple a trouvé jeudi matin, dans l'allée du Manège qui conduit à la salle, un portefeuille plein d'assignats. Il l'a déposé sur le bureau de la Convention, pour être remis à la personne qui l'a perdu. Il ignore s'il a été réclamé. Au cas qu'il ne le soit pas, la [169] somme qu'il contient sera employée à équiper un ou plusieurs volontaires nationaux, l'Ami du peuple ignorant à quoi elle se monte. »
Si Marat avait pris la résolution d'attaquer avec plus de vigueur que jamais les contre-révolutionnaires, ceux-ci de leur côté n'étaient ni d'humeur, ni de caractère à céder. Ces luttes de personnes dans une assemblée de législateurs, au moment où l'union aurait été si nécessaire, font pitié, et les promoteurs sont bien coupables. Mais quels sont les vrais instigateurs ? Sur qui doit retomber la faute ? Tous les partis se la rejettent. L'historien dès lors n'a qu'un moyen de prononcer avec justice : c'est de s'appuyer sur les principes et de condamner qui s'en écarte. En effet, le véritable agresseur, c'est le violateur du droit. Nous ne devons donc pas chercher, dans telle ou telle séance, quel est l'orateur qui le premier a soulevé une question de personne, mais sur quel principe politique se fondait cette attaque personnelle. Si le plus souvent nous donnons tort aux Girondins, c'est que nous sommes convaincu qu'ils veulent tuer dans Marat le défenseur le plus ardent de la subordination de l'autorité gouvernementale ; ils attaquent en cela le principe de liberté, donc nous devons les considérer comme les véritables agresseurs. Que m'importe qu'ils affichent après le 21 janvier des opinions républicaines, si, sous la Législative, sous la Convention, au moment où ils étaient en possession de tous les pouvoirs, du législatif comme majorité, de l'exécutif comme ministres, du judiciaire et de l'administratif comme créatures ; si, dis-je, au moment où ils disposent de la puissance, ils n'ont pour ennemis que les patriotes qui se permettent le contrôle ? Qu'importe le nom ? Être royaliste, ce n'est pas défendre tel chef plutôt que tel autre, c'est soutenir l'autocratie de l'autorité ; c'est en ce sens que nous accusons les Girondins du royalisme ; et c'est si vrai que, quelques années encore, et ceux qui auront survécu s'arrangeront mieux de la constitution de l'an III que de celle de 93, quelque imparfaite que soit [170] encore celle-ci à ce point de vue. Plusieurs même ont pu se croire sincèrement républicains tout en soutenant un principe essentiellement monarchique ; c'est sans doute à ces derniers que Marat s'adressait quand il proposait d'oublier des ressentiments passés nés de malentendus, de les sacrifier au salut de la patrie. Nous avons montré dans notre livre sur Danton que jusqu'au dernier moment le grand tribun avait espéré pouvoir, lui aussi, concilier tous les partis dans le besoin commun du triomphe de la liberté, que ce fut une erreur de son coeur, et qu'il lui fallut enfin frapper ceux à qui tant de fois il avait tendu la main. C'est que les Girondins sentaient bien qu'avec le principe de Marat et de Danton il n'y avait pas pour eux de puissance possible ; or, ce qu'ils voulaient avant tout, c'était une autorité sans droit d'examen de la part des administrés.
Ces préliminaires rappelés, rentrons dans les faits.
Le 21 février, une scène des plus tumultueuses, et dont Marat fut le principal acteur, se passa à la Convention. Le Moniteur n'en dit rien ; nous en extrairons le récit du numéro 132 du Journal de la République :
« Dans les moments critiques on sert la patrie comme on peut : les députés du peuple eux-mêmes sont quelquefois forcés de la servir du bec et des ongles ; les patriotes de la Convention ont été réduits plus d'une fois à cette dure extrémité contre leurs indignes collègues. » Le journaliste cite plusieurs circonstances. « Enfin l'Ami du peuple tant réduit jeudi dernier à employer le même expédient contre l'aristocrate Génésieux ; non pour repousser quelque insulte personnelle, mais comme l'unique moyen de prévenir le rapport d'un article capital du décret sur la nomination aux grades militaires ; rapport qui aurait longtemps empêché l'organisation de l'armée, et qui nous aurait exposés aux entreprises de nos ennemis, avant d'être en mesure pour les recevoir comme il faut.
« Voici le fait que j'aurais passé sous silence, s'il [171] n'importait de l'opposer aux libellistes à gages, qui s'empresseront de le dénaturer.
« La Montagne se trouvant dégarnie sur la fin de la séance du 21 de ce mois, les hommes d'État se rallièrent pour faire rapporter le décret sur l'avancement militaire, ou plutôt l'article de ce décret qui est relatif à la nomination des officiers par les soldats, dans la vue d'asservir éternellement les subalternes à leurs chefs. Les patriotes de la Montagne craignant de se voir enlever un décret aussi salutaire, je me déterminai à demander au président, au nom du salut du peuple, de lever la séance ; il repoussa cette mesure, et je crus pouvoir me charger de l'exécution ; j'allai donc m'emparer de la tribune après avoir demandé la parole ; l'aristocrate Génésieux vint me la disputer, je le priai de se retirer, il refusa ; on dit que je lui ai apostrophé deux arguments manuels ; il faut bien le croire puisqu'on l'affirme : le fait est que je voulais empêcher l'Assemblée de pouvoir délibérer ; elle fut complètement en désordre. Le vacarme affreux que faisaient dans la salle les contre-révolutionnaires, qui criaient en choeur : A l'Abbaye ! à la barre ! à la guillotine ! appela tous les patriotes qui étaient dans les couloirs et dans les comités ; la Montagne se regarnit, les esprits étaient électrisés par cet intermède. Cependant le patriote Prieur développa avec énergie d'excellentes raisons à la tribune ; le décret fut maintenu en son entier, et les infidèles députés se retirèrent avec confusion. Ce trait nouveau de tactique n'est pas philosophique, je le sais ; mais il est très-patriotique, et j'ose croire qu'il n'a pas été sans succès. Il m'a valu d'être rappelé à l'ordre avec censure ; j'avais encouru la peine aux yeux de ceux qui ignoraient mes motifs : quelque sévère qu'elle eût été, je l'aurais soufferte avec plaisir, content d'avoir payé ce nouveau tribut à la patrie. Nos braves sans-culottes vont se battre pour nous sur nos frontières, c'est donc pour eux que je me serai battu à la tribune. »
Nous avons vu ailleurs qu'après avoir essayé de faire [172] condamner Marat comme aspirant à la dictature, le parti de la Gironde tenta de le traîner devant les tribunaux sous prétexte qu'il avait soulevé les troupes les unes contre les autres en février 93, ils lui imputèrent un nouveau crime avec tout autant de succès ; il s'agissait cette fois de pillage de boutiques ; c'était ameuter contre lui de nouveaux ennemis personnels, la bourgeoisie : on avait lieu d'espérer que de tant de classes exaspérées contre un homme abandonné de ses collègues sortirait bientôt un assassin à peu près sûr de l'impunité. Entrons dans les détails ; eux seuls peuvent démontrer la mauvaise foi.
Paris depuis quelque temps était dans la plus vive inquiétude sur l'état des subsistances ; on faisait courir le bruit que la farine allait manquer, que la famine menaçait ; tous les autres vivres de première nécessité avaient augmenté de prix, on accusait de cette hausse les accapareurs. Chaumette, procureur de la commune, fit le 24 février, devant le conseil général, un rapport à ce sujet ; il demandait qu'on prit toutes les mesures nécessaires pour calmer les esprits et s'opposer aux attroupements qui avaient eu lieu déjà à tort ou à raison, attroupements composés d'agents de discorde soudoyés ou de citoyens réellement indigents. Le conseil avait conclu qu'on en référerait à la Convention. En effet, le ministre fit, le 25 au matin, un rapport à l'Assemblée ; celle-ci autorisa la municipalité à recourir à tous les moyens possibles pour contenir les malveillants ; de plus, la commune avait demandé une avance de quatre millions à prendre sur les sous additionnels de l'exercice de 93, pour inspirer confiance aux fournisseurs et assurer à la capitale six mois de subsistances ; Fabre (de l'Hérault) avait proposé un projet de décret et, à propos de cette motion, on avait pu constater que la haine des Girondins contre Paris ne s'était pas apaisée ; car on avait entendu les interruptions suivantes :
DUPERRET. « C'est ainsi qu'on dilapide les finances de l'État. » [173]
CHAMBON. « Je demande le rapport du décret. »
PLUSIEURS MEMBRES DE LA DROITE. « C'est infâme, c'est une faveur marquée pour une seule ville. »
DUPERRET. « Je demande l'envoi du décret aux quatre-vingt-trois départements. » (Moniteur du 27 février 1793.)
Ce sont bien toujours les mêmes hommes et la même tactique : soulever les départements contre Paris, et, au moyen de la guerre civile, pensaient les royalistes absolus, ramener l'ancien régime ; et, au moyen des divisions et de la suprématie des départements sur la capitale, pensait le parti de la Gironde, raffermir en nos mains l'autorité qui chancelle.
Pendant que cette question s'agitait à l'Assemblée, l'émeute rugissait dans les rues ; on pillait les épiciers et les chandeliers dans les quartiers populeux, on se proposait d'aller chez tous les marchands indistinctement. On avait remarqué des agitateurs soudoyés, des femmes qui n'étaient pas mères de famille chargées de six pains de quatre livres ; à la section des Gravilliers, le prêtre Jacques Roux justifiait les perturbateurs ; devant l'assemblée de la commune il se donnait le titre de Marat du conseil général. « Il est évident, avait dit le maire, que les troubles sont dirigés par des instigations contre-révolutionnaires. » Vers minuit tout était apaisé, on avait arrêté environ quarante personnes parmi lesquelles se trouvaient des hommes ci-devant titrés, des abbés, des domestiques d'aristocrates, une jadis comtesse déguisée, distribuant des assignats. (Extrait du Moniteur du 28 février 93.)
Voilà donc une affaire manquée encore ; mais il s'agissait pour les instigateurs de n'en pas encourir la responsabilité, de la rejeter sur quelque autre ; ce fut bientôt décidé.
Le lendemain 26 février, des pétitionnaires se présentent à la barre de la Convention pour protester contre ce qui s'était fait la veille dans Paris.
Barrère, qu'on rencontre à toutes les époques du côté de la majorité, Barrère par conséquent Girondin en [174] février 93, monte à la tribune : il attribue tous les désordres aux patriotes ultras, aux socialistes, comme il aurait dit de nos jours, « qui veulent légitimer le vol comme à Sparte... qui excitent une partie du peuple contre les représentants... et, si je voulais salir ma bouche des paroles d'un journaliste atroce ou insensé, trop connu parmi nous pour que je veuille le nommer, vous verriez que, sans être sorcier ni prophète, on pouvait présager ce qui vient d'arriver. »
Barrère avait été trop lâche pour prononcer le nom, Salles s'en chargea.
« Je viens vous dénoncer un des instigateurs des troubles, c'est Marat ; voici ce qu'il écrivait dans son numéro d'hier : « Quand les lâches mandataires du peuple encouragent au crime par l'impunité, on ne doit pas trouver étrange que le peuple, poussé au désespoir, se fasse lui-même justice... Dans tous pays où les droits du peuple ne sont pas de vains titres consignés fastueusement dans une simple déclaration, le pillage de quelques magasins, à la porte desquels on pendrait les accapareurs, mettrait fin aux malversations. » L'Assemblée presque entière paraît frappée d'indignation. Marat s'élance à la tribune. La défense de l'inculpé et les interruptions qui l'accompagnent sont en partie dans le Moniteur du 28 février. On nous permettra d'en extraire le résumé et les commentaires des numéros 133 et 136 du journal de l'Ami du peuple, il nous semble plus juste d'entendre l'accusé lui-même.
Remarquons d'abord que la feuille incriminée est datée du 25, jour de la perpétration des faits, mais que les troubles avaient commencé quelques jours auparavant, que le journaliste donc n'en était pas le promoteur, mais qu'il ne faisait que donner son avis sur une insurrection dont il n'est nullement question dans les numéros précédents.
Le journaliste donc distingue dans cette émeute connue sous le nom de pillage des épiciers deux sortes de délinquants : les agitateurs politiquement intéressés et les vrais affamés. [175] C'était juste, toute insurrection se compose nécessairement des uns et des autres.
S'attaquant aux instigateurs : « Il est incontestable, écrit-il, que les capitalistes, les agioteurs, les monopoleurs, les marchands de luxe, les suppôts de la chicane, les robins, les ex-nobles, etc., sont tous, à quelques-uns près, des suppôts de l'ancien régime, qui regrettent les abus dont ils profitaient pour s'enrichir des dépouilles publiques. Comment donc concourraient-ils de bonne foi à l'établissement du règne de la liberté et de l'égalité ? Dans l'impossibilité de changer leur coeur..., je ne vois que la destruction totale de cette engeance maudite qui puisse rendre la tranquillité à l'État... Aujourd'hui ils redoublent de zèle pour désoler le peuple par la hausse exorbitante du prix des denrées de première nécessité et la crainte de la famine. » On sent bien que ce moyen de répression n'était pas fait pour laisser les coupables sans inquiétude, qu'il annonçait une enquête que le journaliste ne manquerait pas d'approfondir, qu'il y avait danger a l'y encourager par la liberté de la presse. Or, les coupables étaient de plusieurs camps ; car si d'un côté Lasource avait entendu des hommes crier : quand nous avions un roi, nous avions du pain, d'autre part des témoins assuraient avoir entendu : quand Roland était ministre, nous avions du pain. On conçoit donc que royalistes et Girondins aient été de concert sur la mise en accusation de l'Ami du peuple.
Marat, venant aux vrais affamés complices du pillage de quelques livres de sucre et de chandelles, avait écrit : « En attendant que la nation, fatiguée de ces désordres révoltants, prenne elle-même le parti de purger la terre de la liberté de ; cette race criminelle que ses lâches mandataires encouragent au crime par l'impunité, on ne doit pas trouver étrange que le peuple, pousse au désespoir, se fasse lui-même justice. Dans tout pays où les droits du peuple ne sont pas de vains titres, consignés fastueusement dans une simple déclaration, le pillage de quelques magasins, à la porte desquels on [176] pendrait les accapareurs, mettrait bientôt fin à ces malversations qui réduisent cinq millions d'hommes au désespoir et qui en font périr des milliers de misère. »
En résumé, en l'absence d'une loi qui punisse les affameurs, Marat pense que les affamés n'avaient pas d'autres moyens que ceux qu'ils ont pris ; de plus il croit que, sous l'empire de bonnes lois, la pendaison de quelques-uns des accapareurs suffirait pour arrêter à jamais tous les autres. Dans le premier cas, nous croyons que ceux-là seuls qui ont faim sont juges, justement parce qu'ils sont partie ; c'est à la société à ne pas mettre des citoyens dans cette terrible nécessité. Dans le second cas, le législateur journaliste n'émettait qu'une opinion ; on pouvait sans doute être d'avis différent, mais une loi formelle déclarait libres toutes les opinions.
Or, en février 1793, la loi politique n'avait pas encore pourvu à ce qu'on ne mourût pas de faim ; et la liberté de la presse assurait le droit d'écrire ce qu'on croyait nécessaire au bien de la société. Il fallait donc être de mauvaise foi pour faire à Marat un crime de l'insuffisance des lois ou de l'usage de la liberté qu'elles accordaient.
C'est ce que l'orateur avait démontré dans sa défense à l'Assemblée, quand il se réclamait de la liberté d'écrire proclamée dans la déclaration des droits.
Dira-t-on que le numéro 133, publié le 25 février au matin, fut cause des pillages exécutés dans l'après-midi ? Mais il y aurait encore mauvaise foi à insister, car nous avons fait remarquer que les troubles avaient commencé quelques jours auparavant ; nous ajouterons que les affames étaient si peu de l'avis de Marat pour le cas le plus grave, celui de la répression, que ni le Moniteur, ni la commune, ni l'Assemblée ne font mention de pendaison. Mais ils ont pillé, répliquez-vous. - Mais la faim les poussait, repondrai-je ; et connaissez-vous d'autre moyen d'apaiser la faim que de manger ? Et l'Ami du peuple improvisait si peu un moyen [177] d'émeute de circonstance, qu on peut se rappeler, d'après nos citations, que douze ans auparavant, dans son Plan de législation, il avait écrit froidement, avant d'être un homme politique, homme de parti, si vous voulez, avant qu'il fût question de Montagnards, de Girondins, d'émigrés, de contre-révolutionnaires : « Sur une terre partout couverte des possessions d'autrui, et dont les indigents ne peuvent rien s'approprier, les voilà donc réduits à périr de faim. Or, ne tenant à la société que par ses désavantages, sont-ils obligés d'en respecter les lois ? Non, sans doute ; si la société les abandonne, ils rentrent dans l'état de nature ; et lorsqu'ils revendiquent par la force des droits qu'ils a'ont pu aliéner que pour s'assurer de plus grands avantages, toute autorité qui s'y oppose est tyrannique, et le juge qui les condamne à mort n'est qu'un lâché assassin. »
Je sais que contre les meurt-de-faim nos profonds législateurs ont inventé la baïonnette du gendarme ou la prison forcée ; je sais qu'il est de bon ton, de bon goût, de bonnes moeurs, de vraie religion, de saine philosophie, et surtout de sûreté personnelle et d'approbation générale, d'être de l'avis du législateur ; mais est-ce plus humain ? est-ce plus juste ? Prenez-y garde, lecteurs, car tant que vous n'aurez pas répondu, je resterai du parti de Marat, et je puis vous affirmer, au nom de la conscience humaine, que je ferai des prosélytes.
Mais ce n'est pas tout ; apprenons à connaître la loyauté de ceux qui ont accusé et accusent encore Marat de mauvaise foi. Afin que le peuple ne se méprit pas sur ce qu'il venait d'écrire, au même numéro le journaliste ajoutait : « Les seules lois efficaces sont les mesures révolutionnaires ; or, je n'en connais aucune autre qui puisse s'adapter à nos faibles conceptions, si ce n'est d'investir le comité actuel de sûreté générale, tout composé de bons patriotes, du pouvoir de rechercher les principaux accapareurs et de les livrer à un tribunal d'État formé de cinq membres pris parmi les hommes [178] connus les plus intègres et les plus sévères, pour les juger comme des traîtres à la patrie. »
Ce n'est pas tout, Marat va proposer encore un autre moyen pour prouver aux possédants qu'ils pouvaient éviter la perte totale de leur fortune et peut-être de la vie : « Je connais une autre mesure qui irait bien plus sûrement au but ; ce serait que les citoyens favorisés de la fortune s'associassent pour faire venir de l'étranger les denrées de première nécessité, les donner à prix coûtant, et faire tomber de la sorte celui auquel elles sont portées aujourd'hui, jusqu'à ce qu'il fût ramené à une juste balance ; mais l'exécution de ce plan suppose des vertus introuvables dans un pays où les fripons dominent et ne jouent le citoyen que pour mieux tromper les sots et dépouiller le peuple. »
Et comme s'il eût prévu ce qui devrait arriver sur l'interprétation qu'on ferait de ce numéro, il disait en terminant : « Infâmes Tartufes, qui vous efforcez de perdre la patrie sous prétexte d'assurer le règne de la loi, ce numéro à la main, je suis prêt à vous confondre. »
Cette séance des plus scandaleuses se termina par le renvoi aux tribunaux ordinaires de la dénonciation faite contre Marat, avec injonction au ministre de la justice de faire poursuivre les auteurs et instigateurs des délits. Le pouvoir exécutif, plus prudent, ne donna pas suite à l'affaire, du moins en ce qui concernait le rédacteur incriminé. Les hommes de l'appel au peuple, comme les désignait le journaliste, descendirent d'un degré de plus dans l'opinion publique.
Et Marat consacrait encore les deux numéros qui suivaient le 136me à convaincre les patriotes, ses collègues à la Convention, de la droiture de ses intentions ; nous allons en extraire deux passages qui prouvent que le journaliste ne se preoccupait pas seulement des fauteurs de la famine, mais des moyens matériels qui auraient pu prévenir l'extrême misère où le peuple était plongé : « La cause du fléau qui nous désole est dans cette masse énorme d'assignats dont la [179] valeur diminue toujours avec leur multiplicité autant que par leur contrefaçon ; or, leur diminution de valeur entraîne nécessairement l'augmentation du prix des denrées. Elles sont déjà parvenues à un prix exorbitant ; bientôt elles seront portées à un prix si haut, qu'il sera impossible aux classes indigentes d'y atteindre ; ces classes font les deux tiers de la nation : attendez-vous donc à voir éclater les plus affreux désordres, et peut-être le renversement de tout gouvernement, car le peuple affamé ne connaît pas de lois, la première de toutes est de chercher à vivre. Il y a trois ans que j'ai prévu tous ces désordres ; et que n'ai-je pas fait pour m'opposer au système des assignats, surtout des assignats de petite valeur ! Ce n'est pas par de petits expédients qu'on parviendra à remédier aux malheureuses suites de ce système, mais par une grande mesure : la seule efficace, celle que je proposai dans le temps, c'est d'anéantir la dette publique, en payant sans délai les créanciers de l'État, chacun avec un bon national, du montant de sa créance, et en recevant ce bon en payement des biens nationaux : au lieu de mettre en émission une énorme quantité de papier-monnaie forcé, dont le moindre inconvénient est le discrédit qu'entraîne toujours le défaut de confiance qui en est inséparable. Cette mesure eût produit six grands biens à la fois : 1° on aurait diminué la masse des impôts de celle des intérêts de la dette publique ; 2° on aurait obvié à l'accaparement du numéraire, conséquemment à l'augmentation du prix des denrées ; 3° on aurait évité les frais énormes de fabrication et de gestion des assignats ; 4° on aurait empêché les spéculations des agioteurs du trésor national ; 5° on aurait prévenu la contrefaçon des assignats au dedans et au dehors ; 6° par là enfin on 'aurait accéléré la vente des biens nationaux. » (Journal de la République, N° 137.)
Ce n'est pas là sans doute une de ces mesures fondamentales qui attaquent la misère dans ses causes premières, et qui méritent vraiment le titre d'économiques, mais elle n'en [180] avait pas moins une grande valeur de circonstance à une époque où le loisir ne restait guère à la méditation, où il s'agissait de vivre au jour le jour ? A quelque temps de là, Marat, accompagné de Saint-Just et de Julien l'aîné, deux de ses collègues à la Convention, se dirigeait chez Perregaux, le fameux banquier. « Nous nous rendîmes tous trois au sortir de la séance chez notre hôte qui nous attendait... La conversation roula sur le discrédit des assignats, je vis avec plaisir le négociant regretter qu'on n'eût pas suivi le plan que j'avais proposé pour libérer la nation avec des bons nationaux délivrés aux créanciers de l'État... Je somme ici mes deux collègues de déclarer si j'ai avancé un seul mot qui ne soit conforme à l'exacte vérité. » (Journal de la République, N°139.)
Le second passage a trait à ce qu'on aurait du faire au moment de la vente des biens du clergé, au début de la Révolution : « Les biens de l'Église étaient le patrimoine des pauvres ; en les privant de cette ressource, l'Assemblée constituante les a donc exposés à mourir de faim.
« Pour sanctifier cette usurpation, que fallait-il faire des biens de l'Église dont elle s'est emparée au nom du souverain ? Trois portions égales dont l'une aurait été affectée au salaire des ministres de la religion ; l'autre à acquitter les dettes légitimes du gouvernement, et l'autre à faire un sort aux infortunés, comme je n'ai cessé de le répéter dans le temps. Or, en partageant aux pauvres, par petits lots, le tiers des terres de l'Église, on remplissait à leur égard une obligation indispensable qu'imposait la justice, on en faisait des citoyens utiles, on les attachait fortement au maintien de la Révolution, et l'État y gagnait doublement. » (Ibidem.)
Après toutes les explications que l'Ami du peuple vient de donner, croit-on, en conscience, que le pillage fut son principe économique, ou l'expression d'une triste nécessité en l'absence de tout système, en présence d'affamés, ce qui n'est pas la même chose à coup sûr ? Et croit-on que le [181] journaliste, que le député qui a défendu si audacieusement les massacres de septembre devant toute la Convention ameutée contre lui, qui a soutenu si hardiment son système de dictature momentanée, aurait hésité dans la circonstance présente, quand il s'agissait d'une émeute sitôt réprimée, s'il l'avait conseillée réellement ? Cela n'est pas soutenable, et les Girondins étaient trop intelligents pour s'y méprendre.
Mais ce n'est pas impunément que tant de fois on s'attaque à un homme public sans jamais réussir. La fin de l'adresse de Marat à ses collègues de la Moutagne va nous prouver combien l'opinion publique s'était modifiée déjà dans les premiers jours de mars 93. Il y a un an l'Ami du peuple n'était encore qu'un bouc émissaire sacrifié par les patriotes mêmes, obligé de se cacher dans des souterrains pour échapper aux poursuites des Girondins de la Législative ; il n'y a pas six mois, au début de la Convention, peu s'en est fallu qu'il ne fût sacrifié comme un fou dont les intentions étaient peut-être pures, mais dont la tête était assurément perdue. Aujourd'hui la Montagne est pour lui, parce qu'il est pour le peuple, la Plaine commence à hésiter, à se détacher des hommes d'État, et l'Ami du peuple peut écrire : « Le parti fédéraliste, quoique le moins nombreux aujourd'hui, est encore le plus fort, ou, pour mieux dire, maître de tout. Par une suite de son influence dans la Constituante et la Législative, de la triture du travail et de la majorité qu'il formait d'abord, il s'est emparé de tous les comités, conséquemment de la puissance législative. Conjuré avec le ministère, les fonctionnaires publics et les généraux, il est maître des postes, du trésor national, des forces militaires, conséquemment des secrets de l'État, de la fortune et de la force publique. Pour se saisir de la souveraineté, il ne lui manque que du génie et de l'audace.
« Le parti patriotique, fort de la bonté de sa cause et de l'opinion publique, pourrait enfin prendre le dessus, s'il voulait, à l'exemple de ses adversaires, se réunir et concerter [182] ses mesures ; mais il est lui-même séparé en deux sections divisées de principes, dont l'une est pleine d'énergie et l'autre attachée au modérantisme. La Montagne forme la première et vous formez la dernière. Je chéris comme vous les maximes d'humanité, de commisération, de douce philanthropie, et je les écoute volontiers lorsqu'il faut sévir contre de simples prévaricateurs ; mais quel homme de sens peut les adopter contre des ennemis publics, des traîtres et des conspirateurs déterminés à périr plutôt que de se soumettre au nouvel ordre de choses, et acharnés depuis quatre ans à notre perte. Toute indulgence pour ces scélérats devient barbarie contre le peuple ; il faut que nous les écrasions, ou bien nous serons écrasés. » (Journal de la République, N° 138.)
Marat écrivait ces lignes le 2 mars ; trois mois après, date pour date, le 2 juin, tout Paris était soulevé, le tocsin sonnait, le peuple campait aux Tuileries, il demandait la proscription de vingt-neuf députés fédéralistes ; la suite de ces débats va nous apprendre comment les Girondins ont fini par subir le supplice qu'ils avaient les premiers demandé contre l'Ami du peuple. [183]
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