Chapitre XXXIX


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XXXVII


CHAPITRE XXXVIII.

MARAT MIS EN ACCUSATION.

AVRIL 1793.

SOMMAIRE. - Déclaration de guerre entre la Montagne et la Gironde. - Marat soutient Danton. - Violabilité des députés. - Relation de la séance du 11er avril 93, par le Publiciste de la République. - Réquisitoire de l'Ami du peuple contre les Girondins. - Pétition de la section Bon-Conseil. - Guadet commence l'attaque. - Prétexte de la mise en accusation. - Les formalités ne sont point remplies, Marat ne se laisse pas arrêter. - Les députés patriotes contre-signont l'adresse des Jacobins. - Appel nominal. - Divers votes. - Réflexions du journaliste Marat. - Hésitation de l'Assemblée à rédiger l'acte. - Il est signifié à Marat par le tribunal révolutionnaire. - L'Ami du peuple en fait l'annonce aux patriotes.

C'est le 1er avril que s'engagea le combat, c'est Danton qui donna le signal : « Il n'est plus de trêve entre la Montagne, entre les patriotes qui ont voulu la mort du roi et les lâches qui, en voulant le sauver, nous ont calomniés dans la France. Et toute la partie gauche de se lever simultanément et de s'écrier : « Nous sauverons la patrie. » (Moniteur du 3 avril.)

Il faut lire cette séance au complet pour se rendre compte de tous les motifs sur lesquels le grand orateur appuyait cette déclaration de guerre, pour y retrouver la récapitulation de tous les chefs d'accusation énumérés par l'Ami du peuple depuis dix-sept mois, et pour se convaincre que nous n'avons rien exagéré en affirmant que Marat en avait été le véritable promoteur.

Il faut la lire surtout pour voir avec quel enthousiasme Marat, qu'on nous a dépeint miné par l'envie de tout ce qui avait quelque grandeur, soutient celui qu'on pourrait appeler sous le rapport de l'éloquence son maître ou tout au moins [194] son supérieur. Comme il oublie qu'au 25 septembre Danton l'a abandonné, comme il s'oublie lui-même pour ne plus penser qu'au triomphe de la cause, il ne se souvient plus de tout ce qu'il a fait, il ne songe pas un instant à revendiquer sa part de gloire ; ses interruptions sont comme autant de bordées lâchées à dessein pour soutenir le feu de la grande batterie.

MARAT. « Non, vous ne parviendrez pas à égorger la patrie. »

DANTON. « Les complices de la conjuration sont ceux qui ont fait des soupers clandestins avec Dumouriez. »

MARAT. « Lasource, Lasource en était... Oh ! je dénoncerai tous les traîtres ! »

Ou bien, emporté comme par un mouvement électrique par l'impulsion dantonienne, lui aussi se dressait sur son banc et s'adressant à la droite : « Oui, écoutez ! » s'ecriait-il. Et tous faisaient silence, tant il y avait de foi, de confiance, d'abnégation personnelle dans cette majestueuse déclaration des convaincus.

Et que surtout les historiens à venir n'oublient pas le décret qui vint terminer cette séance et sans lequel la déclaration de guerre aurait manqué de sanction, sans lequel tout ce débat ne nous aurait plus apparu que comme une lutte de personnalités ; c'est à Marat qu'on le dut.

Romme demandait qu'on nommât des commissaires pour analyser les différents plans de constitution envoyés par les départements ; Marat réclame la parole. « Lorsque le feu de la sédition est allumé dans plusieurs parties de la République, lorsque les ennemis extérieurs vous pressent, lorsqu'il s'agit d'étouffer la guerre civile et d'arrêter l'ennemi, nous n'avons besoin que de lois révolutionnaires. Je m'oppose à toute discussion sur la constitution jusqu'après le retour des commissaires patriotes. Examinons la conduite des membres de la Convention, des généraux, des ministres, qui nous sont dénoncés de toute part. Frappons les traîtres quelque part qu'ils se trouvent. » Et l'Assemblée adopte la proposition en [195] ces termes : « La Convention nationale, considérant que le salut du peuple est la loi suprême, décrète que, sans avoir égard à l'inviolabilité d'un représentant, elle décrétera d'accusation celui ou ceux de ses membres contre lesquels il y aura de fortes présomptions. »

Le 31 mai n'est-il pas tout entier dans ce décret ? Nierat-on que Marat en soit le principal, l'unique auteur ? Est-ce un décret de circonstance, improvisé par haine particulière contre tel ou tel ? Ne voilà-t-il pas quatre ans que l'Ami du peuple le réclame ? N'est-ce pas uniquement pour cela que les pouvoirs qui se sont succédé l'ont poursuivi ; pour cela que les Girondins, les hommes de l'autorité inviolable, l'ont dévoilé à la malédiction générale ? Et si, le 1er avril, ce décret est emporté par l'Ami du peuple sans qu'aucune réclamation ose se produire, sous peine de se déclarer complice de tyrannie ; si de ce décret devait sortir un principe nouveau, celui de la subordination du pouvoir, devait dater l'ère vraiment révolutionnaire, celle qui pose le point de démarcation entre 89 et 93, nous sommes en droit, au nom de l'histoire, de déclarer que Marat est véritablement l'incarnation première de la politique de l'avenir. Je ne nie pas l'indispensable appui qu'y ont donné d'autres puissantes personnalités ; loin de là, qu'au contraire plus je lis l'histoire, plus j'ai l'occasion de constater que la nature, en haine elle aussi de la tyrannie, n'a pas permis que rien de fondamental se fit par un seul ; mais puisqu'en dernière analyse il faut toujours que l'expression du sentiment général d'une époque soit résumée par tel ou tel, je dis qu'à Marat fut dévolu cet honneur ; et sa vie tout entière, son oeuvre, son martyre, sa mort, sont là pour le prouver.

Il faut lire dans le numéro 159 du Publiciste l'analyse de cette grande séance, Danton la remplit toute : « il obtient la parole, il reconnaît enfin que les ménagements que lui avaient dictés le désir de la conciliation et l'amour de la paix est une fausse mesure ; il fait avec un noble abandon amende honorable de sa circonspection déplacée ; il déclare la guerre à la [196] faction infernale des hommes d'État ; il confond leurs impostures, il les accable de ridicule, et il sort triomphant de cette lutte, au bruit des acclamations publiques.

« Je regrette de n'avoir pas le temps de rapporter ici son discours ; j'observerai qu'il est de main de maître et d'autant plus précieux qu'il contient l'engagement solennel qu'a pris Danton de combattre désormais avec un courage indomptable. Or, on doit beaucoup attendre des moyens de ce patriote célèbre ; le peuple a les yeux sur lui et l'attend dans le champ de l'honneur. » Tout en couvrant le tribun de louanges méritées et sincères, comme le journaliste s'attache à le compromettre à jamais dans la cause du peuple, à ne lui permettre aucun moyen de retour dans la voie des réconciliations impossibles, c'est qu'il connaît les hommes, c'est qu'il sait que la faiblesse est le mal humain ; c'était là le véritable machiavélisme de Marat, celui-que Fabre n'a pas soupçonné.

Désormais les rôles vont changer ; d'accusateurs les Girondins vont devenir accusés. Toutefois il ne faut pas perdre de vue que si leur influence tombe de jour en jour, si le ministère leur échappe, si leurs créatures sont remplacées, si les comités composés de membres qui leur étaient dévoués ont fait place à de plus patriotes, si surtout ils ont perdu au dehors tout prestige, déconsidération due en très-grande partie à l'Ami du peuple qui, revenant tous les jours sur le même point, a fini par y fixer l'attention publique, qui, frappant tous les matins sur la même place, a fini par faire trou, n'oublions pas néanmoins, dis-je, qu'après même la séance du 1er avril ils avaient encore sur la majorité, je veux dire sur la Plaine, cet ascendant que conserve pendant un certain temps tout pouvoir qui a jeté un grand éclat, qui a joui d'un grand prestige. C'est justement en raison de cette résistance qu'il faut encore deux mois d'efforts pour abattre le colosse du fédéralisme ; la tâche de l'Ami du peuple n'est donc pas finie.

Il le savait et n'y faillit pas ; et ce n'est point, pour s'en [197] convaincre, à la Convention seulement qu'il faut le suivre, mais surtout dans son journal. A l'Assemblée, la parole lui est presque toujours refusée, ou les interruptions y sont combinées de telle sorte qu'elles le jettent toujours de côté et dans des motions qui ne manquent jamais de le faire rappeler à l'ordre ; dans le Publiciste, au contraire, sa pensée se suit, et cette pensée est toujours une, la mise en accusation de la faction criminelle ; chaque jour il y revient ; rien n'est possible, pense-t-il, sans cette mesure préliminaire ; tant que subsistera ce foyer de division, la moitié de la France se lèvera contre l'autre, l'ennemi aura des intelligences dans la place ; pas de constitution, pas de paix, pas d'unité, pas de triomphe, partant pas de liberté : voilà son delenda Carthago.

C'est la trahison de Dumouriez qui, dans les premiers jours d'avril, préoccupe tous les esprits ; l'Ami du peuple s'applique à démontrer que les Girondins en sont les complices, puisque le complot, révélé par la fameuse proclamation du général menaçant de marcher sur Paris, est commun : « Ils voulaient conserver le monarque et rétablir la monarchie lors du jugement de Capet, Dumouriez veut rétablir la monarchie par le couronnement d'un nouveau roi.

« Ils voulaient dissoudre la Convention en en appelant aux assemblées primaires ; il veut dissoudre la Convention et traiter avec le peuple seul.

« Ils déclament contre les Jacobins, ils veulent anéantir les sociétés populaires ; c'est ce que fait le général.

« Ils ont mis cent obstacles aux recrutements de nos volontaires ; il les a sacrifiés en toutes rencontres.

« Ils ont tout fait pour empêcher la réunion de la Belgique à la France ; il a tout fait pour l'empêcher aussi.

« Ils se sont élevés contre les journées de septembre, ils ont calomnié le peuple sur les événements du 25 février, ils se sont opposés à l'établissement du tribunal révolutionnaire ; ainsi a fait Dumouriez.

« Ils ont maintenu en vigueur les lois tyranniques de [198] l'ancienne constitution ; il demande le rétablissement de l'ancienne constitution. » (Le Publiciste de la République, N° 156.) Ce numéro est un véritable réquisitoire qui dut d'autant plus irrésistiblement soulever Paris contre les inculpés, qu'il ne s'agissait pas là d'opinion, mais de faits encore vivants dans la mémoire de chacun, auxquels chaque citoyen pouvait répondre : c'est vrai. Ce numéro, lancé en même temps que la réplique de Danton, dut produire la plus vive sensation et achever au dehors la conquête des indécis. Et que dut-ce être quand successivement on apprit l'arrestation des quatre commissaires, et finalement la fuite du traître, tous événements prévus ? Et quelles réflexions durent assaillir les patriotes quand le journaliste, qui depuis si longtemps leur avait prédit ce qui venait d'arriver, leur disait ce jour encore : « M'écouterez-vous cette fois du moins, quand je vous dis que d'autres traîtres, ses complices, sont au sein de la Convention, que c'est là qu'il faut frapper si vous ne voulez pas succomber vous-mêmes ? »

Ces sensations, ces réflexions ne sauraient être mises en doute ; en voici l'expression. Le lundi 8 avril, une députation demande à traverser l'Assemblée, à présenter une pétition ; c'est une des plus énergiques, celle de la section de Bon-Conseil. Elle est introduite. L'orateur : « Législateurs, la section de Bon-Gonseil nous a envoyés vers vous pour vous demander que vous fassiez l'examen le plus sévère de la trahison de l'infâme Dumouriez, que vous suiviez tous les fils de cette trame horrible. Ce n'est pas seulement dans ses légions que le traître avait des complices. Le peuple n'est-il pas fondé à croire qu'il en avait jusque dans votre sein ?... » (La gauche, les tribunes applaudissent ; la droite se lève menaçant du geste les pétitionnaires ; elle veut qu'ils soient chassés ; Mallarmé rappelle les principes.) L'orateur reprend : « Depuis assez longtemps la voix publique vous désigne les Vergniaud, les Guadet, les Gensonné, les Brissot, les Barbaroux, les Louvet, les Buzot, etc. ; qu'attendez-vous pour les [199] frapper du décret d'accusation ? Vous mettez Dumouriez hors la loi, et vous laissez assis parmi vous ses complices ! Vous manque-t-il des preuves ? Les calomnies qu'ils ont vomies contre Paris déposent contre eux. Ne sont-ils pas assez confondus lorsque dans ce moment d'alarmes ils viennent ici en sûreté ?

« Représentants du peuple, patriotes de la Montagne, c'est sur vous que se repose la patrie du soin de désigner les traîtres : il est temps de les dépouiller de l'inviolabilité liberticide. Sortez de ce sommeil qui tue la liberté. Levez-vous, livrez aux tribunaux des hommes que l'opinion publique accuse. Déclarez la guerre à tous les modérés, les Feuillants, à tous ces agents de la ci-devant cour des Tuileries. Paraissez à cette tribune, ardents patriotes, appelez le glaive de la loi sur la tête de ces inviolables, et alors la postérité bénira le temps où vous aurez existé. »

Tout Marat est là ; et le président invite les pétitionnaires aux honneurs de la séance, se fondant sur ce principe : que c'est à tous qu'il appartient d'énoncer la volonté générale.

Paris venait de se prononcer, c'en était fait de la Gironde. Mais on ne meurt pas sans résister, quand on a jeunesse et foi. Elle sentait bien d'où partait le coup, il fallait un dernier effort, elle y concentra tout ce qu'elle avait d'ardeur et de talent. Lasource s'était pris corps à corps avec Danton, il avait été écrasé ; Vergniaud lui-même avait eu peine à se débarrasser de l'inextricable réseau d'accusations péniblement ourdi par Robespierre ; contre Marat, ils allaient se mettre à deux : non pas que personnellement il fut de valeur double à celle de ses collègues, mais c'est que Marat c'était Paris ; au 12 avril 93 il s'appelait la liberté.

Le premier qui se présente c'est Guadet. Il a compris que s'il veut soulever cette Plaine en faveur des siens et de lui-même, ce n'est plus tel ou tel de ses collègues qu'il faut disculper. Qu'importe aux égoïstes du centre tel ou tel ? ce qu'ils veulent sauver, ce sont eux, rien qu'eux ; ils voteront tout [200] pour sauvegarder leur existence : leur vie est le point sensible, il ne s'agit donc pour les galvaniser que de leur prouver qu'ils sont en danger de mort ; ainsi va-t-il faire.

« Écoutez Marat, dit-il, après les scènes du pillage des épiciers : « On a bien raison de s'étonner que le peuple se soit levé pour du sucre et du café. Quand le peuple se lève, il doit être terrible dans ses vengeances, tant qu'il a des ennemis à exterminer... C'était la Convention nationale qu'il fallait frapper, là étaient les victimes. » Mais, citoyens, ce danger auquel vous avez échappé, croyez-vous qu'on ne le prépare pas encore ? Detrompez-vous ; écoutez :

« LA SOCIÉTÉ DES AMIS DE LA LIBERTÉ DE PARIS
A LEURS FRERES DES DÉPARTEMENTS.

« Amis, nous sommes trahis, aux armes ! aux armes ! Voici l'heure terrible où les défenseurs de la patrie doivent vaincre ou s'ensevelir sous les décombres de la République. Français, jamais votre liberté ne fut en plus grand péril ; nos ennemis ont enfin mis le sceau à leurs noires perfidies, et, pour la condamner, Dumouriez, leur complice, marche sur Paris. Les trahisons manifestes des généraux coalisés avec lui ne laissent pas à douter que ce plan de rébellion et cette insolente audace ne soient dirigés par la faction criminelle qui l'a maintenu, déifié ainsi que Lafayette, et qui nous a trompés jusqu'au moment décisif sur sa conduite. Les menées, les défaites et les attentats de ce traître, de cet impie qui vient enfin de faire mettre en état d'arrestation les quatre commissaires de la Convention et qui prétend la dissoudre, sont enfin connus... Mais, frères et amis, vos plus grands dangers sont au milieu de vous... C'est dans le sénat que des mains parricides déchirent vos entrailles ! Oui, la contre-révolution est dans le gouvernement, dans la Convention nationale... Mais déjà l'indignation enflamme votre courageux civisme. Allons, républicains, armons-nous ! » [201]

MARAT. « C'est vrai. »

(L'Assemblée se lève par un mouvement spontané : « A l'Abbaye. »)

VALAZÉ. « J'observe que l'adresse que vient de lire Guadet circule dans les départements sous la signature de Marat. »

MARAT s'élance à la tribune « Pourquoi ce vain batelage, et à quoi bon ? On cherche à jeter au milieu de vous une conspiration chimérique, afin d'étouffer une conspiration malheureusement trop réelle. On ne peut plus la révoquer en doute ; Dumouriez lui-même y a mis le sceau, en déclarant qu'il marchait sur Paris pour faire triompher la faction qu'il appelle la saine partie de l'Assemblée contre les patriotes de la Montagne. »

Sans nul doute c'était là l'intention de Guadet, mais le centre sentait bien qu'entre deux dangers, Dumouriez et les Jacobins, il n'avait rien à craindre du premier, tout à craindre des seconds. Aussi cette récrimination de Marat toucha-t-elle peu la majorité menacée, et celle-ci reclama-t-elle contre l'Ami du peuple le décret d'accusation. Dès lors la parole appartenait aux défenseurs de l'inculpé, Danton la prit. Mais ce grand coeur avait déjà oublié la menace qu'il avait faite à ses ennemis personnels de les étouffer, il voulait croire encore au sacrifice de leur animosité au salut public, ou, s'il n'y croyait pas, il le feignait pour en rappeler le devoir : « Je savais bien que la majorité de la Convention ne voudrait pas prononcer sur le sort d'un de ses membres sans avoir entendu parler, non en faveur d'un homme, mais de l'intérêt public... Marat n'est-il pas représentant du peuple, et ne vous souvenez-vous plus de ce grand principe : que vous ne devez entamer la Convention qu'autant qu'une foule de preuves irréfragables en démontre la nécessité ? Si je demande quel est le coupable dans cette affaire, vous me direz : c'est Marat. Il répondra : ce sont les hommes d'État. Notre juge ne peut-être que l'évidence bien [202] acquise. Vous vous accusez l'un et l'autre de conspiration : ainsi vous seriez en quelque sorte juges et parties. Le vrai coupable, c'est d'Orléans. »

PLUSIEURS MEMBRES : « Parlez de Marat. »

« A l'égard de Marat, je dis qu'il est impossible que vous vous écartiez assez des principes de justice pour le décréter d'accusation, je ne dis pas sur son écrit, mais sur tous les faits dont on l'accuse, sans avoir renvoyé à un comité ; et, pour qu'il y ait réciprocité, je demande le renvoi au même comité des accusations faites par Marat contre ses accusateurs ; mais examinez quel moment vous choisissez pour traiter cette question ; plusieurs membres nos collègues sont absents. Voulez-vous saisir cet à-propos pour entamer une partie de l'Assemblée, tandis que cette même partie a eu le courage de vous quitter pour aller échauffer l'esprit public dans les départements et diriger les nouvelles forces contre les ennemis ; si Marat est coupable, Marat n'a pas l'intention de vous échapper. »

MARAT. « Non. »

DANTON. « Tous les griefs qu'on croit pouvoir lui reprocher ne seront point affaiblis par ce renvoi à un comité. Je demande que mes propositions soient mises aux voix. »

C'était prendre les Girondins dans le filet qu'ils avaient tendu eux-mêmes. Et comme cette habileté d'orateur était bien dissimulée, drapée qu'elle était dans le manteau de l'impartialité ! comme les hommes d'État durent se sentir saisis à la gorge par le colosse ! comme ces paroles durent retentir dans les âmes vraiment impartiales ! comme on est fort quand on marche dans la justice, si fort que ce double jugement allait devenir un arrêt accepté, non par la Gironde, mais par la capitale et les quarante départements restés fidèles à la Révolution ; arrêt exécuté non pas en quelques jours, comme c'aurait du être, mais en moins de six semaines : Marat d'abord, puis ses accusateurs ; après le 24 avril, le 31 mai ! [203]

Appréciant ce discours, le journaliste dira : « J'avais jeté les hommes d'État dans l'abîme, Danton les y a tenus cloués, le pied sur la gorge. » (Le Publiciste de la République, N° 169.) L'expression n'avait rien d'exagéré.

Il semblait que l'Assemblée dût se rendre à cette proposition ; elle y aurait souscrit sans doute si l'on fût immédiatement allé aux voix, mais ce n'est pas ce que voulaient les Girondins ; aussi Fonfrède s'empara-t-il de la tribune, et, sachant bien qu'au fond un seul sentiment influençait le jugement de cette majorité intérieurement ennemie de l'Ami du peuple, la peur de ce qu'en diront les patriotes des faubourgs, c'est cette appréhension qu'il va tâcher de combattre :

« C'est aussi la voix du peuple que j'invoque ; non pour faire de cette voix redoutable un moyen de terreur, et pour vous arracher par l'épouvante, à laquelle je sais que vos âmes sont inaccessibles, un décret favorable à mes voeux ; c'est aussi la voix du peuple que j'invoque, non pas seulement celle de ce petit nombre d'hommes qui m'entourent, mais celle de tous les citoyens français ; et sans doute vous croyez que nos frères des départements sont aussi le peuple ; si ma voix pouvait de cette tribune se faire entendre à eux tous, ils s'écrieraient d'une voix unanime que je ne trahis ni leurs voeux, ni leurs espérances, lorsque je viens appeler sur Marat votre justice et votre sévérité.

« C'est à la bonne foi, à la conscience de chacun de vous que je m'adresse. Cet homme est-il en vénération ou en horreur dans les départements ? Son nom est-il béni ou exécré par vos commettants ? Ses écrits sont-ils voués à l'impression ou aux flammes ? Est-il un d'entre vous auquel l'existence de cet homme dans la Convention n'ait été reprochée ? Vos concitoyens ne vous ont-ils pas cent fois conjurés de bannir du sénat ce génie malfaisant, cet artisan de crimes, de calomnies, de troubles, de discordes et de haines ? (Un grand nombre de membres se lèvent : « Oui, c'est vrai. ») C'est donc [204] la voix du peuple qui réprouve Marat, qui s'indigne de le voir au nombre de ses représentants. Interrogez vos commissaires dans les départements ; ceux-là ne sont pas des modérés ; quel est celui d'entre eux qui s'est osé vanter de ses liaisons avec cet homme ? Quel est celui qui n'a pas désavoué sa doctrine de sang ? Comment se fait-il donc que cet homme que toute la France accuse, que personne n'avoue et dont tout le monde rougit, trouve même ici des défenseurs ? Il n'en trouve pas dans nos départements, et peut-être serez-vous surpris lorsque vous saurez que quelques-uns de vos commissaires auxquels le préopinant fait l'injure de croire qu'ils défendraient Marat, pressés par l'opinion publique, ont pris dans les sociétés républicaines l'engagement de demander à leur retour le décret d'accusation auquel vous vous opposez aujourd'hui. »

MARAT. « Je m'en fais honneur et gloire. »

FONFREDE. « Renoncez à faire des lois, si vous voulez vous-mêmes leur inexécution. N'avez-vous pas porté des lois contre les provocateurs au pillage ? Eh bien ! Marat l'a provoqué. N'avez-vous pas porté des lois contre les provocateurs aux meurtres ? Eh bien ! Marat les provoque sans cesse.

MARAT. « Oui, contre les royalistes. »

FONFREDE. « N'avez-vous pas porté la peine de mort contre quiconque demanderait le rétablissement du pouvoir arbitraire ? Eh bien ! Marat a formellement demandé la dictature. N'avez-vous pas demandé la peine de mort contre quiconque demanderait la dissolution de la Convention ? Eh bien ! Marat la demande chaque jour. Nous sommes ainsi juges et parties, nous dit Danton ; et n'est-ce pas à nous à conserver le dépôt précieux de la Convention nationale ? C'est la France entière qui accuse Marat, nous ne sommes que ses juges... Je demande donc le décret d'accusation contre lui. »

L'orateur avait soulage la Plaine d'une grande appréhension ; il l'avait convaincue que toute la France voterait avec elle, qu'elle pouvait donc se prononcer sans crainte, que dans [205] la Montagne même elle trouverait des adhérents. L'Assemblée ferma la discussion. Mais qu'y avait-il au fond de ce discours ? Que l'histoire ne l'oublie pas, il y avait le voeu incessant des Girondins, celui qu'elle venait d'exprimer encore au moment suprême par la bouche d'un de ses plus ardents orateurs, l'appel à la guerre civile, au moment où elle n'était déjà que trop allumée de tous les côtés ; et c'est ce voeu qui sera son éternelle condamnation. Mais on devait une dernière fois la parole à l'accusé :

« L'écrit qui vous a été dénoncé est signé de moi : j'ai été pendant sept à huit minutes président de la Société des Jacobins. On m'a présenté un écrit que je n'ai point lu, portant la signature des secrétaires, et, sans savoir ce qu'il contenait, j'ai mis ma signature pour attester qu'il était émané de la société. Quant aux principes qu'il contient, je les avoue.

« De quoi s'agit-il maintenant ? Je suis accablé par des hommes dont je me suis porté l'accusateur. Ils demandent un décret d'accusation contre moi ; par la même raison j'en demande un contre eux. Je ne récuse pas même ceux qui sont mes ennemis connus. Articulez les griefs que vous avez contre moi ; ceux que j'articule contre vous sont contenus dans mes écrits ; le public jugera. Quant à mes actions, je défie mon plus mortel ennemi de dire que mon nom ait été jamais compromis avec ceux des ennemis de la patrie, que je me sois jamais trouvé avec les conspirateurs et dans leurs conciliabules nocturnes. Ma correspondance a été entre les mains de mes ennemis ; jamais ils n'y ont trouvé un mot qui put me compromettre. Mais non, ce qui les acharne contre moi, c'est mon extrême surveillance, c'est ma prévoyance, mon courage à les dénoncer. Ils veulent m'égorger pour se débarrasser d'un surveillant incommode. Eh bien ! je les attends à cette tribune... Mais je dois encore parler pour éviter de grands-mouvements... »

LE PRÉSIDENT. « Vous faites injure aux habitants de Paris. »

LACROIX. « Qu'il soit mis sur-le-champ en accusation. » [206]

MARAT. « Pour éviter des malheurs, je demande à être conduit aux Jacobins, sous la garde de deux gendarmes, pour y prêcher la paix. »

LACROIX. « Je réitère ma proposition de mettre Marat en arrestation et d'entendre demain un rapport du comité. »

D'AUTRES. « Qu'il soit retenu chez lui. »

D'AUTRES. « A l'Abbaye. »

L'Assemblée décrète que Marat sera mis en arrestation provisoire à l'Abbaye, et que le lendemain le comité de législation fera un rapport sur le décret d'accusation. (De violents murmures éclatent et se prolongent dans les tribunes. Moniteur du 16 avril 93.)

A l'instant on remet une expédition du décret à l'officier de garde à l'Assemblée ; celui-ci consigne à la porte l'Ami du peuple. Cependant ses collègues lui offrent de l'accompagner à la prison, Marat persiste dans son refus d'y aller. On ne veut plus le quitter ; les membres opposants étaient partis ; les Montagnards ne sont plus qu'au nombre d'une cinquantaine, mais les patriotes descendent des tribunes dans la salle, ils déclarent qu'on n'arrêtera pas leur défenseur de quelque manière que ce soit ; ils l'entraînent dehors. La sentinelle s'oppose à sa sortie ; on va chercher l'officier, il présente son expédition ; on reconnaît que dans leur empressement le président et le ministre de la justice ont oublié de la signer ; elle était donc nulle. Marat sort, la foule l'accompagne ; il se rend en lieu sûr et de là adresse une lettre à la Convention.

Il y répète à peu près les paroles de sa défense. Il rappelle que d'autres suspects de dilapidation et de trahison ont été simplement gardés à vue, et l'on voudrait l'incarcérer comme un malfaiteur. « Non, il n'en sera rien, dussé-je périr cent fois ! c'est le cas où jamais de résister à l'oppression... S'ils réussissaient à consommer leurs projets criminels à mon égard, bientôt ils en viendraient à Robespierre et à Danton, à tous les députés patriotes qui ont fait preuve d'énergie. [207]

« D'accusateur je ne serai pas seul réduit au rôle d'accusé. Je n'entends pas me soustraire à l'examen de mes juges, mais je ne m'exposerai pas sottement aux fureurs de mes ennemis... Tant qu'ils n'auront pas été eux-mêmes mis en état d'arrestation, à l'Abbaye, je ne me constituerai pas prisonnier... Avant d'appartenir à la Convention j'appartiens à la patrie, je vais donc me mettre à couvert de leurs atteintes, continuer à soutenir la cause de la liberté par mes écrits, jusqu'à ce que la nation ait ouvert les yeux sur leurs projets criminels. Un peu de patience, ils succomberont sous le poids de l'exécration publique. » (Le Publiciste, N° 169 et le Moniteur du 16 avril 93.)

Cette lettre fut lue à la Convention le lendemain 13 ; on n'y donna pas de suite.

Delaunay le Jeune demande la parole pour faire connaître le rapport du comité de législation.

Le rapporteur commence par la lecture de l'adresse des Jacobins qui a été l'occasion de la mise en accusation.

DUBOIS-CRANCÉ. « Si cette adresse est coupable, decretez-moi aussi, car je l'approuve. »

UN GRAND NOMBRE DE MONTAGNARDS SE LEVANT : « Nous l'approuvons tous. »

DAVID. « Qu'on la dépose sur le bureau, nous la signerons. » Et ils se précipitent vers la tribune et signent au nombre de 96.

Le tumulte se prolonge au milieu des altercations.

BUZOT. « Il est inconcevable qu'un tel homme jette encore la division dans cette assemblée... Je demande qu'il soit décrété d'accusation, lui qui a dégradé la morale publique, dont l'âme est toute calomnie, et la vie entière un tissu de crimes. »

Delaunay reprend la lecture du rapport. Les chefs d'accusation sont : 1° son numéro du 5 janvier, dénoncé par Chabot, où Marat a prêché la dissolution de la Convention ; 2° son numéro du 25 février, où il provoque au pillage des magasins. [208]

Laréveillère-Lepeaux y ajoute celui d'avoir demandé un maître.

On réclame le vote par appel nominal et motivé. Robespierre fait remarquer avec justice qu'on va voter une mise en accusation, sans avoir discuté l'objet du crime ou délit...

« Je demande qu'à la suite du rapport envoyé aux départements soit joint un acte qui constate qu'on a refusé d'entendre un accusé qui n'a jamais été mon ami, dont je n'ai point partagé les erreurs qu'on travestit ici en crimes, mais que je regarde comme un bon citoyen, zélé défenseur de la cause du peuple, et tout à fait étranger au crime qu'on lui impute. » Il faut savoir gré a Robespierre de cette déclaration peut-être un peu tardive, assurément très-prudente, mais qui dut néanmoins décider toutes les hésitations jacobines ; il est vrai que Paris s'était déjà prononcé dans tous ses autres clubs, et qu'il n'y avait plus crainte de compromettre sa réputation auprès des patriotes.

L'appel nominal est décrété et commence immédiatement. Que pense-t-on de la valeur d'un homme à l'égard duquel la Convention croit nécessaire de prendre une mesure qu'elle ne prendra plus tard ni pour Danton, ni pour Robespierre ? L'appel nominal et motivé n'avait encore été fait que pour Louis XVI. C'est qu'en effet Louis XVI et Marat étaient les deux personnifications les plus prononcées des deux principes en lutte, du principe d'autorité et du principe de liberté ; personnifications du passé et de l'avenir, de la monarchie et de la Révolution, du progres et du statu quo. Les défenseurs de l'autorité ont pu vilipender Marat, ils pourront déverser sur sa mémoire tout leur mépris, nous savons maintenant ce qu'il faut en penser ; la solennité significative de leur appel nominal et motivé achèvera de le révéler.

Il n'est pas sans intérêt pour l'histoire de rappeler quelques-uns des motifs qui ont déterminé certains votes ; ils donneront la mesure exacte de l'opinion de Paris sur ce [209] procès où il s'agit moins d'un homme que du triomphe d'un principe politique.

Il est curieux, par exemple, pour ceux qui se rappellent l'exécution de germinal, de prendre note d'un des motifs qui ont déterminé Maximilien Robespierre à rejeter la mise en accusation : « Comme le caractère de représentant du peuple, dit-il, doit être respecté par ceux que le peuple a choisis pour défendre sa cause, lors mêmes qu'ils ne respecteraient ni ceux des hommes, ni ceux des citoyens ; comme tous ces principes ont été violés et par la fureur avec laquelle un décret d'accusation a été provoqué, et par le refus d'entendre l'accusé et tous ceux qui voulaient discuter l'accusation ;... attendu que je ne vois dans cette délibération que partialité, vengeance, injustice, esprit de parti,... je repousse avec mépris le décret proposé. » Qu'aurait répondu Robespierre au conventionnel qui aurait appuyé son vote du même considérant, en germinal ?

Camille Desmoulins a toujours la mémoire des faits ou des paroles historiques, il a surtout le talent des rapprochements, ce qui donne beaucoup de trait à tout ce qui vient de lui : « Comme J.-J. Rousseau dit quelque part que M. le lieutenant de police aurait fait pendre le bon Dieu pour le Sermon de la montagne, je ne veux pas me déshonorer en votant le décret d'accusation contre un écrivain trop souvent prophète à qui la postérité donnera des statues. » Pauvre Camille, il lui faut toujours des idoles ; Marat n'en demandait pas tant.

LAVICOMTERIE. « J'ai toujours regardé Marat comme un homme nécessaire en temps de révolution. » Lavicomterie n'avait compris que la moitié de l'Ami du peuple.

ROBESPIERRE JEUNE. « Convaincu que les fauteurs de la tyrannie ont peint Marat non pas tel qu'il est mais tel qu'ils le veulent, afin de déshonorer les patriotes en les couvrant de ce masque hideux ; convaincu que cette accusation n'est qu'un prétexte pour perdre un patriote ardent, l'homme qui, [210] tant qu'il vivra, fera trembler les fripons de toute couleur, je dis non. » Voilà, certes, une des appréciations les plus justes : on a peint Marat non pas tel qu'il fut, mals tel qu'on avait besoin de le représenter pour faire abhorrer sa doctrine.

DAVID. « Un Dumouriez dirait oui ; un républicain dit non. » Exaltation factice, expression enflée.

LANTHENAS. « Je pense qu'il y a lieu à commettre des médecins pour examiner si Marat n'est pas réellement atteint de folie, de frénésie. Mais sur le décret dont il s'agit, il n'y a pas lieu, je dis non. » M. Michelet s'est chargé de la commission : « Son médecin le saignait, » assure-t-il.

La déclaration de Vadier était bien propre à faire réfléchir les indécis, ceux qui n'avaient pas une opinion bien arrêtée sur la politique de Marat : « Je ne lis point les feuilles de l'Ami du peuple, je ne lui connais d'autres crimes que le fanatisme de la liberté et une sainte horreur pour les conspirateurs et les tyrans. Je l'ai vu dénoncer l'hypocrite Necker, le traître Lafayette ; je l'ai vu censurer les Maury, les Cazalès, les lâches réviseurs de l'Assemblée Constituante, se déchaîner ensuite contre les Ramond, les Vaublanc du Corps législatif, et démasquer enfin les continuateurs de Lafayette dans la Convention, en dénonçant leur complicité avec le scélérat Dumouriez. Marat ne peut donc être un ennemi de la République, puisque tous les hommes qui l'ont trahie sont ses ennemis... J'en conclus qu'il n'y a pas lieu à accusation. » En effet, la pénétration antérieure de Marat à l'égard des contre-révolutionnaires était une forte présomption en faveur de ses dénonciations nouvelles.

Il était difficile de ne pas s'arrêter au moment de se prononcer devant cette observation de Lakanal : « Vous avez consumé trois mois à discuter la cause d'un tyran, tout couvert du sang de plusieurs milliers de nos frères, et vous refusez d'accorder trois jours à un représentant du peuple pour éclairer votre décision ! » [211]

Milhaud, député du Cantal, reproduisait la même idée que celle de Vadier, mais d'une manière plus incisive : « Marat dénonça Necker ; les aristocrates crièrent contre Marat et Necker fut un traître. Marat dénonça Lafayette ; les aristocrates crièrent contre Marat, et Lafayette fut un traître. Marat dénonça Louis Capet ; les aristocrates crièrent contre Marat, et Louis Capet fut un traître. Marat a dénoncé Dumouriez ; les aristocrates crièrent contre Marat, et Dumouriez est un traître. Il a donc été le prophète de tous nos malheurs : c'est lui qui a toujours donné l'éveil au peuple sur les trames de tous ses ennemis les plus cruels, et tous ses avis n'ont été malheureusement que trop fondés. La misère profonde du peuple a déchiré le coeur de cet homme révolutionnaire, et il a demande qu'au défaut de la loi le glaive populaire frappât la tête des accapareurs. Les complots liberticides et les trahisons innombrables qui ont si souvent mis la patrie aux bords de l'abîme ont exalté son âme, abreuvée des persécutions du despotisme, et il a crié au peuple de se lever et d'exterminer tous les conspirateurs qui déchirent la République. Et quel est le patriote qui ne voudrait pas ce qu'il a voulu ?... »

Garnier venait d'évoquer l'ombre de Lepelletier, le hardi défenseur de la liberté d'écrire : « Garde-toi bien de désirer le réveil, car la liberté de la presse n'existe plus. » Un autre député motiva son vote suspensif en jurisconsulte : « Comme il est de principe que le juré d'accusation ne peut ni ne doit prononcer sur le sort d'un prévenu sans qu'on ait mis sous ses yeux la dénonciation, l'interrogatoire et l'information ; que la liberté et la vie des citoyens reposent sur cette formalité qui n'a pas été observée dans cette affaire, je ne puis émettre mon vote. » Mais ne pouvait-on pas répondre à Lepelletier : L'injustice de ce procédé n'est-elle pas une forte présomption contre les accusateurs ? Et en vous abstenant, ne leur preparez-vous pas une majorité ?

JAUZAND. « J'ai pensé, j'ai dit, j'ai écrit que Marat était [212] fou ; je crois donc que sa place est aux Petites-Maisons. » Il ne suffisait pas d'avoir pensé, dit et écrit, il fallait prouver.

MEAULLE. « Ce sera une époque remarquable dans l'histoire de notre Révolution que celle où Marat a été décrété d'accusation au moment même où ses prophéties funestes viennent de se réaliser.

« On l'accuse d'avoir excité au pillage. Mais vous vous êtes déjà dessaisis de la connaissance de ce fait. La déflagration des droits permettrait-elle donc de faire juger et d'accuser iterativement un citoyen ? »

Les motifs de presque tous les députés sont résumés dans cette déclaration de Thirion : « Comme dans cette étrange affaire les principes et les formes les plus sacrés de la justice et de la raison ont été oubliés et violés ; comme l'acte énonciatif des griefs articulés contre un de nos collègues, un des représentants du peuple, n'a pas encore été communiqué à l'accusé ; qu'il n'a pas eu la faculté d'y répondre ; que personne de nous n'a eu celle de le défendre ; que plusieurs faits articulés contre lui m'ont paru faux ou malignement interprétés ; comme enfin ceux qui l'accusent ont été eux-mêmes antérieurement accusés par lui, et qu'il a droit de les récuser jusqu'à ce qu'ils aient purgé sa propre accusation contre eux ; comme enfin je vois dans toute cette affaire, dirigée contre Marat, une précipitation et des passions indignes du législateur, une continuation manifeste du système de Dumouriez, qui a aussi accusé Marat ; je déclare que, quant à présent, je ne puis, en ma conscience, exprimer aucun voeu. »

Enfin Dubois-Crancé terminait par une réflexion qui aurait suffi pour mettre fin à cette affaire, si les partis n'étaient pas aveuglés par la passion.

Après avoir démontré la complicité de la faction girondine dans toutes les malheureuses mesures qui ont été prises jusqu'ici, il ajoute : « Je reviens à Marat : je déclare que je ne le connais pas, que je ne lui ai jamais parlé qu'ici, comme [213] à tous mes collègues ; je n'ai vu en lui que la fièvre du patriotisme ; mais supposer que Marat, qui, dès le commencement de la Révolution, a dénoncé tous les traîtres, tous les complots de la cour ; que Marat, qui a vécu trois ans dans une cave pour se soustraire aux poignards de Lafayette ; que Marat, qui dénonce tous les intrigants, soit un contre-révolutionnaire, c'est le comble de l'absurdité.

« C'est vous qui avez donné à cet homme ignoré jusqu'ici, dont l'existence même fut longtemps un problème, une consistance qu'il ne cherchait pas ; mais Marat vous était utile pour effrayer le peuple des départements d'une prétendue secte de maratistes, c'est-à-dire pour jeter à la fois le ridicule et la calomnie sur les patriotes de la Montagne... Vous voulez mettre Marat en accusation : eh bien, voilà votre dessein, car les intrigants ne sauraient pas leur métier, s'ils ne se servaient pas d'un fer à deux tranchants. Ou Marat sera condamné, vous dites-vous, et alors vous serez vengés par la mort de votre accusateur ; ou le tribunal révolutionnaire l'absoudra, et alors vous dénoncerez à vos départements ce tribunal qui vous effraye, contre lequel vous vous êtes tant élevés, comme complice des crimes de Marat et de la prétendue faction d'Orleans.

« Vous êtes bien impolitiques. Vous avez eu la faiblesse de vouloir vous venger de Marat. Cazales, Maury, Malouet ont aussi eu cette faiblesse ; eh bien, voici ce qui arrivera : la dénonciation est absurde, le fond du procès n'a aucun des caractères qu'a voulu lui donner le rapporteur ; on en sentira toute l'injustice, Marat sera absous, innocenté, et le peuple vous le rapportera en triomphe dans cette enceinte. » (Appel nominal imprimé par ordre de la Convention.)

Dubois-Crancé avait prévu de point en point ce qui allait arriver ; l'appel nominal dura seize heures dans un moment ou le temps était si précieux. Disons que Lasource, Isnard, Guadet, Gensonné crurent devoir se récuser ; Vergniaud s'absenta ; Barbaroux accompagna son vote affirmatif de deux [214] calomnies nouvelles. Voici le résultat définitif de l'appel : « Sur 360 députés présents, 220 ont voté pour le décret d'accusation, 92 ont voté contre, 41 ont déclaré n'avoir point de voeu quant à présent, 7 ont demandé l'ajournement. »

N'est-il pas digne de remarque que ce soient justement ceux qui ont proclamé et soutenu l'inviolabilité des représentants du peuple, qui aujourd'hui votent avec le plus d'acharnement la mise en accusation d'un de leurs collègues ? Delirant reges, oui, les rois sont fous ! Voilà donc la voie ouverte, la voie qui doit aboutir à la place de la Révolution ! Que l'Ami du peuple passe le premier, c'est justice, il ne s'en plaindra pas ; mais que dans dix semaines on se récrie contre la mise en jugement de ceux qui viennent de traduire Marat devant le Tribunal révolutionnaire, c'est à ne plus rien comprendre à la logique des partis.

Voici les réflexions du journaliste : « Comme les décrets d'accusation lancés contre moi par la Constituante et la Législative étaient des actes tyranniques, exercés arbitrairement par les mandataires infidèles du peuple qui s'étaient prostitués au despote, je les ai foulés aux pieds, en vertu du droit imprescriptible qu'a tout homme libre de résister à l'oppression sous quelque forme quelle se déploie. L'indignation publique en a fait justice ; ils sont restés sans effet, et leurs acteurs ont été couverts d'opprobre.

« Je pourrais suivre la même marche à l'égard du décret d'arrestation que vient de décerner contre moi la faction contre-révolutionnaire des hommes d'État. Je me garderai de le faire ; non que je n'en aie le droit, mais je ne veux pas accréditer les impostures que Roland, leur patron, a répandues dans tous les départements, et les calomnies qu'ils ne cessent de répandre eux-mêmes chaque jour. Je n'attends donc, pour me présenter au Tribunal révolutionnaire, que la signification qu'il doit me faire de l'acte d'accusation. J'ai pleine confiance dans l'équité de mes juges... Si j'ai refusé de me constituer prisonnier, c'est par sagesse : depuis deux [215] mois, attaqué d'une maladie inflammatoire qui exige des soins et qui me dispose à la violence, je ne veux pas m'exposer dans un séjour ténébreux, au milieu de la crasse et de la vermine, à des réflexions douloureuses sur le sort de la vertu dans ce monde, aux mouvements d'indignation qui s'élèvent dans une âme généreuse à la vue de la tyrannie, à l'exagération du caractère qui en est la suite nécessaire, et aux malheurs qui pourraient être la suite d'un saint emportement. » (Le Publiciste de la République, N° 170.)

On juge bien, sans que nous ayons besoin de produire les pièces, que les Girondins ne manquèrent pas d'agir dans certains départements pour faire appuyer leurs voeux. Mais lui les attendait avec confiance. La Convention tardant depuis quelques jours à donner notification de l'acte, Marat écrit au président pour la presser. C'est l'accusé qui commande à ses juges. Ceux-ci commençaient sans doute à pressentir le triomphe que Dubois-Crancé leur avait prédit. « Je somme mes atroces ennemis de présenter cet acte dans le jour... sinon je m'adresse au peuple souverain. » (Ibidem, N° 171.)

Entre-temps le journal paraît régulièrement ; Marat y combat encore plus au long le projet de s'occuper, dans un tel moment, des lois constitutives ; il propose quelques-unes des lois révolutionnaires qui ne seront votées que six mois plus tard, alors que le mal progressant sans cesse forcera au remède : « Est-ce au moment que le sol est agité de tremblements de terre que l'on doit travailler à poser les fondements du temple de la liberté ?... Il ne faut à présent que des lois de circonstance, des mesures révolutionnaires pour épouvanter les ennemis intérieurs... Au moyen de ces lois sévèrement observées, l'ordre et la paix renaîtront à l'instant dans l'État. Et qu'on ne croie pas qu'elles feraient verser beaucoup de sang, si elles étaient inflexibles, elles ne seraient pas fatales à vingt têtes. Il faudra bien en venir là ; et comme des insensés, nous serons forcés de finir par où nous aurions dû commencer. » (Ibidem, N° 173.) [216]

Avait-il donc le génie de la divination ? Non, mais il voyait le mal et il osait en assigner le remède, s'élever au-dessus des préjugés ; il avait le courage de son opinion, l'abnégation de ses intérêts, le mépris de son propre salut.

Cependant la signification tardant toujours : « Mes commettants, écrivait-il, souffriront-ils plus longtemps que je reste sous le couteau des contre-révolutionnaires ; j'ai hâte de paraître au tribunal, d'y confondre mes délateurs, de retourner à mon poste. » (Le Publiciste de la République, N° 174.)

Non, ils ne le souffriront pas plus longtemps, car le 15, le maire de Paris venait en personne présenter à la Convention une pétition de 35 sections de Paris sur 48 ; celles-ci réclamaient contre l'opinion répandue dans les départements : « Non, disait Rousselin, l'orateur, ce n'est point la dissolution de la Convention que nous demandons ; nous voulons indiquer à la France les noms de ses perfides mandataires. » Ici venaient l'énoncé des différents griefs imputes aux Girondins et la désignation des inculpés Brissot, Vergniaud, Guadet, Roland, Salles, Gensonné, Buzot, Grangeneuve, Barbaroux, Pétion, Louvet, Lasource, etc., vingt-deux en tout, avec prière d'envoyer l'adresse aux départements. » (Moniteur du 18 avril 93.)

C'était l'expression anticipée du jugement de la majorité des sections de Paris. Il semblait que les deux affaires s'instruisissent à la fois, bien que les Girondins ne fussent pas encore positivement mis en cause. On ne s'étonne guère que ceux-ci aient repoussé la pétition parisienne comme calomnieuse, et en aient appelé aux départements. Ils venaient de traduire, au nom de la loi, Marat devant le Tribunal révolutionnaire, tribunal institué à cette fin, et ils en appelaient au voeu de leurs commettants pour leur propre mise en jugement ! C'est à l'histoire à prononcer, ce n'est pas ici notre tâche. Quoi qu'il en soit, la pétition eut cela de bon qu'elle pressa la rédaction de l'acte d'accusation. Cet acte fut [217] présenté dans la séance du 20 et adopté sans réclamation par l'Assemblée nationale ; le moment approchait où les jurés au tribunal devaient être renouvelés : voilà le secret du retard, mais la pétition ne permettait plus qu'on attendit. Le 22, l'acte, transmis par la Convention aux Juges, fut envoyé par ceux-ci à l'accusé.

Le 23 au matin, on lisait dans le Publiciste de la République : « Peuple, c'est demain que ton incorruptible défenseur se présenté au Tribunal révolutionnaire ; il ne voulut jamais que ton bonheur ; son innocence triomphera ; tes ennemis seront confondus ; il sortira de cette lutte plus digne de toi, et il se consolera de cette nouvelle tribulation par l'espoir des avantages qu'en tirera la cause de la liberté, la cause de la patrie. » (Le Publiciste de la République, N° 176.) [218]



Chapitre XXXIX


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XXXVII


dernière modif : 08 May. 2001, /francais/bougeart/marat38.html