Chapitre XXXVIII


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XL


CHAPITRE XXXIX.

PROCES. - ACQUITTEMENT.

AVRIL 1793.

SOMMAIRE. - Marat se constitue prisonnier. - Défense de l'accusé. - Verdict du jury. - Retour de l'Ami du peuple à la Convention. - Réfutation de M. Michelet.

Dans la soirée du 23, Marat s'était constitué prisonnier ; il était accompagné de plusieurs de ses collègues de la Convention, d'un colonel de la garde nationale, d'un capitaine de frégate, qui ne voulurent pas le quitter d'un instant. A peine était-il entré dans la prison que plusieurs administrateurs et municipaux se présentèrent pour veiller à sa sûreté, passèrent la nuit avec lui ; on lui fit servir à souper, on eut soin d'accompagner les plats, et les carafes furent apportées bien cachetées. Au dehors on veillait aussi, plusieurs sections avaient envoyé des commissaires à cet effet.

Le 24, au matin, la salle du tribunal se trouvait pleine de patriotes qui avaient passé la nuit pour assister au jugement. Bientôt toutes les salles du palais, les corridors, les cours et les rues adjacentes se trouvèrent remplis d'une foule immense de sans-culottes, tous se promettant de venger l'Ami du peuple. Le Moniteur en témoigne ; on lit dans la relation de ce qui se passait à la Commune : « Un membre du conseil rend compte que lors de la translation de Marat du tribunal à la Convention, lui et plusieurs de ses collègues ont cru devoir se mettre à la tête d'une foule immense qui l'entourait. » (Moniteur du 27 avril.)

Au moment de commencer, le jugement faillit encore être ajourné ; le comité de législation n'avait pas joint à l'acte les [219] numéros incriminés. L'accusateur public court demander les pièces, on lui répond qu'on va les faire réimprimer ; l'intention était évidente ; c'était celle qui avait tant fait à l'Assemblée retarder la signification. Mais Fouquier-Tinville leva toutes les difficultés en procurant des numéros, et les débats commencèrent.

Marat tut introduit et prit la parole : « Citoyens, ce n'est pas un coupable qui paraît devant vous, c'est l'apôtre et le martyr de la liberté ; ce n'est qu'un groupe de factieux et d'intrigants qui ont porté un décret d'accusation contre moi. »

On lit l'acte d'accusation (on peut le voir inséré tout au long dans le numéro 179 du Publiciste de la République), puis on procède à l'audition des témoins. Les dépositions sont si peu importantes et si ridicules, que nous croyons inutile de les rapporter ici ; elles sont consignées dans le numéro 16 du Bulletin du Tribunal révolutionnaire et dans le numéro 180 du Publiciste de la République. L'auditoire applaudissant, l'accusé se tourne et dit : « Citoyens, ma cause est la vôtre, je défends ma patrie ; je vous invite à garder le plus profond silence, afin d'ôter aux ennemis de la chose publique les moyens de dire que l'on a influencé. »

Interpellé par le président de déclarer s'il a quelques observations à faire sur l'acte d'accusation et sur les dépositions des témoins, Marat répond : « J'ai des réflexions générales à faire sur le décret d'accusation ; fort de ma conscience et de l'équité du tribunal, je provoque moi-même l'examen le plus sévère de ma conduite avant et depuis la Révolution. J'ai écrit longtemps avant en Angleterre un ouvrage (les Chaînes de l'esclavage) qui n'a pas peu contribué à la préparer ; à l'approche des États-Généraux je redoublai d'efforts, et par nombre d'écrits patriotiques je ne cessai de réclamer pour les droits du peuple ; depuis la Révolution je n'ai cessé de l'éclairer et de l'instruire ; j'ai constamment et avec un courage que rien ne peut ébranler, démasquer les traîtres qui, sous le voile de la popularité, avaient surpris sa confiance et [220] séduit sa bonne foi ; j'ai fait pâlir le tyran sur le trône et je l'ai poursuivi jusqu'à la mort ; la plume dans ma main étant devenue pour mes ennemis une arme redoutable, on n'a rien négligé pour étouffer ma voix et enchaîner ma plume : promesses, cajoleries, séductions, menaces, persécutions, tout a été tenté, mais inutilement ; l'Ami du peuple s'est toujours montré digne de lui-même et de la juste cause qu'il a constamment défendue et qu'il ne cessera de défendre jusqu'à extinction de chaleur naturelle, puisqu'il s'agit de la liberté et du bonheur du genre humain. » (Bulletin du Tribunal révolutionnaire.)

Applaudissements universels.

Interrogé séparément sur chaque article incriminé, il réfute l'intention criminelle qu'on lui prête, les interprétations calomnieuses. Interpellé enfin de déclarer s'il a quelque chose à ajouter à sa justification, l'inculpé prend la parole et s'exprime en ces termes :

« Citoyens, membres du Tribunal révolutionnaire,

« Si Roland, le patron de la clique des Girondins, n'avait pas dilapidé les biens nationaux, pour égarer le peuple et pervertir l'esprit public ; si la faction des hommes d'État n'avait pas inondé la République entière de libelles infâmes contre la commune, la municipalité, les sections, le comité de surveillance, et surtout contre la députation de Paris ; s'ils ne s'étaient pas si longtemps concertés pour diffamer Danton, Robespierre et Marat ; s'ils ne m'avaient pas sans cesse représenté comme un factieux, un anarchiste, un buveur de sang, un ambitieux qui visait au pouvoir suprême sous le titre de tribun, de triumvir, de dictateur ; si la nation complètement détrompée avait reconnu la perfidie de ces impostures ; si leurs coupables auteurs avaient été flétris, j'aurais résisté aux actes arbitraires portés contre moi sous le titre de décret et d'acte d'accusation par une faction perfide que j'ai tant de fois dénoncée comme presque toute composée de royalistes, de traîtres, de machinateurs ; et j'aurais attendu que la [221] Convention eût été renforcée par le retour des députés patriotes pour me présenter à la tribune, et foudroyer les vils scélérats qui me persécutent aujourd'hui avec un si odieux acharnement.

« Si je parais devant mes juges, c'est donc pour faire triompher la vérité et confondre l'imposture ; c'est pour dessiller les yeux de cette partie de la nation qui est encore égarée sur mon compte ; c'est pour sortir vainqueur de cette lutte, fixer l'opinion publique, mieux servir la patrie et cimenter la liberté.

« Plein de confiance dans les lumières, l'équité et le civisme du tribunal, je provoque moi-même l'examen le plus rigoureux de cette affaire. Fort du témoignage de ma conscience, de la droiture de mes intentions, de la pureté de mon civisme, je ne veux point d'indulgence, mais je réclame une justice sévère.

« Me voilà prêt à répondre à mes juges ; cependant avant d'être interpellé, je dois mettre sous vos yeux, citoyens, une série d'observations qui vous mettront à portée de juger de la crasse ignorance, de l'absurdité, de l'iniquité, de la perfidie, de l'acharnement et de l'atrocité de mes vils délateurs.

« Le décret d'accusation rendu contre moi l'a été sans aucune discussion, au mépris d'une loi formelle et contre tous les principes de l'ordre, de la liberté, de la justice. Car il est de droit rigoureux qu'aucun citoyen ne soit blâmé, sans avoir été entendu. Il a été rendu par deux cent dix membres de la faction des hommes d'État, contre les réclamations de quatre-vingt-douze membres de la Montagne ; c'est-à-dire par deux cent dix ennemis de la patrie, contre quatre-vingt-douze défenseurs de la liberté. Il a été rendu au milieu du vacarme le plus scandaleux, durant lequel les patriotes ont couvert d'opprobre les royalistes, en leur reprochant leur incivisme, leur turpitude, leurs machinations. Il a été rendu contre la manifestation la plus marquée de l'opinion publique, au bruit des huées continuelles des tribunes. Il a été rendu d'une [222] manière si révoltante, que plus de vingt membres qui avaient été trompés par la faction des hommes d'État ont refusé de voter, le décret n'ayant pas été discuté, et que l'un d'eux, cédant au mouvement d'une âme honnête, s'est écrié : « Je ne vote pas, et je crains fort, d'après tout ce que je vois, d'avoir été la dupe d'une cabale perfide. »

« Ce décret, loin d'être le voeu de la majorité de la Convention, puisqu'il est l'ouvrage d'une partie des membres qui ne fait pas même le tiers de l'Assemblée, ne peut donc être regardé que comme la suite de l'acharnement de la faction des hommes d'État. On va voir qu'il est l'effet d'une trame criminelle : car il a été provoqué sur la lecture d'une adresse des Jacobins que j'avais signée comme président de la société ; adresse patriotique dont on a bientôt cessé de me faire un crime, en voyant presque tous mes collègues de la Montagne courir au bureau pour la signer ; adresse vraiment républicaine, qui vient d'être signée par toutes les sections de Paris et qui le sera bientôt par tous les bons citoyens de la France. (Bulletin du Tribunal révolutionnaire, N° 17.)

« En abandonnant la dénonciation de cette adresse qui avait motivé la demande du décret d'accusation, le décret tombait de lui-même ; mais il a été repris avec fureur par nos ennemis, en me voyant monter à la tribune pour renouveler la proposition de traduire Louis-Philippe d'Orléans devant le Tribunal révolutionnaire, et de mettre à prix la tête des Capet rebelles et fugitifs : proposition qui désespérait les hommes d'État, en les forçant de se mettre la corde au cou s'ils l'adoptaient, ou de s'avouer eux-mêmes les partisans de d'Orléans et des Capet rebelles, les suppôts du royalisme et les complices de Dumouriez, s'ils la repoussaient. On sait avec quelle violence ils s'y sont opposés. Ce décret doit être considéré comme une ridicule récrimination des scélérats que j'avais accusés de machination, et que le traître Dumouriez avait en quelque sorte déclarés ses complices, comme un artifice profond imaginé pour m'ôter tout moyen de poursuivre [223] cette mesure de salut public qui devait les démasquer complètement, les couvrir d'opprobre et les livrer à la vengeance nationale, un pareil décret n'est donc qu'un acte de tyrannie qui appelle la résistance à l'oppression, et qui ne peut manquer de révolter tous les bons citoyens, lorsqu'il sera aussi bien connu dans les départements qu'il l'est à Paris.

« Je passe à l'acte d'accusation.

« Émané du comité de législation presque entièrement composé de mes plus mortels ennemis, tous membres de la faction, il a été rédigé avec tant d'irréflexion, qu'il porte tous les caractères de la plus crasse ignorance, du mensonge, de la démence, de la fureur, de l'atrocité. Cet acte offre d'abord une inconséquence remarquable, ou plutôt une révoltante opposition au décret d'accusation auquel il sert de base : car il n'est nullement question de l'adresse aux Jacobins, que l'on me faisait un crime d'avoir signée, et qui avait provoqué le décret.

« J'ai honte pour le comité de législation de faire voir combien cet acte est ridicule et destitué de fondement. Comme l'adresse des Jacobins contient les sentiments des vrais républicains, et comme elle avait été signée de presque tous mes collègues de la Montagne, le comité forcé d'abandonner ce chef fondamental de l'accusation s'est rabattu sur la dénonciation de quelques-unes de mes feuilles qui dormaient depuis plusieurs mois dans la poussière de ses cartons ; et il a reproduit stupidement la dénonciation de quelques autres de mes feuilles, à laquelle l'Assemblée a refusé de donner aucune suite en passant à l'ordre du jour, comme je le prouverai dans la suite.

« Prouvons maintenant que cet acte est illégal. Il porte en entier, ainsi qu'on vient de le voir, sur quelques-unes de mes opinions politiques. Ces opinions avaient presque toutes été produites à la tribune de la Convention avant d'être publiées dans mes écrits ; car mes écrits, toujours destinés à dévoiler les complots, à démasquer les traîtres, à proposer des vues [224] utiles, sont un supplément à ce que je ne puis toujours exposer dans le sein de l'Assemblée. Or, l'article 7 de la 5me section de l'acte constitutionnel porte en termes exprès : « Les représentants de la nation sont inviolables ; ils ne peuvent être recherchés, accusés, ni jugés en aucun temps, pour ce qu'ils auront dit, écrit ou fait dans l'exercice de leurs fonctions de représentants. » L'acte d'accusation est donc nul et n'a nul effet, en ce qu'il est diamétralement opposé à la loi fondamentale qui n'a point été révoquée, et qui ne peut point l'être. Il est nul et de nul effet, en ce qu'il attaque le plus sacré des droits d'un représentant du peuple.

« Ce droit n'emporte pas celui de machiner contre l'État, de faire aucune entreprise contre les intérêts de la liberté, d'attaquer les droits des citoyens, ou de compromettre le salut public, je le sais, mais il consiste à pouvoir tout dire, tout écrire, tout faire impunément dans le dessein sincère de servir la patrie, de procurer le bien général et de faire triompher la liberté. Et il est si fort inhérent aux fonctions de représentant de la nation, que sans lui il serait impossible aux fidèles députés de défendre la patrie et de se défendre eux-mêmes contre les traîtres qui voudraient les opprimer et les asservir.

« Les patriotes de l'Assemblée Constituante avaient si bien senti la nécessité de rendre les représentants inviolables et irrecherchables, pour pouvoir lutter impunément contre le despote et faire la Révolution, qu'ils s'empressèrent de consacrer ce droit par le fameux décret du 23 juin 1789, avant même de se constituer Assemblée nationale.

« Ils sentirent si bien que ce décret était inhérent à tout fonctionnaire public, qu'ils l'étendirent à tout corps judiciaire, à tout corps administratif, et même à tous citoyens réunis en assemblée primaire.

« Sans ce droit inaliénable, la liberté pourrait-elle se maintenir un instant contre les entreprises de ses ennemis conjurés ? Sans lui, comment, au milieu d'un sénat corrompu, [225] le petit nombre des députés qui restent invinciblement attachés à la patrie demasqueraient-ils les traîtres qui veulent l'opprimer ou la mettre aux fers ?

« Sans ce droit essentiel, comment un petit nombre de patriotes clairvoyants et déterminés déjoueraient-ils les complots d'une faction nombreuse de machinateurs ? Qu'on en juge par ce qui nous arrive. Si la faction des hommes d'État peut, sous un faux prétexte, m'attaquer, m'expulser de la Convention, me traduire devant un tribunal, me retenir en captivité, me faire périr ; demain, sous d'autres prétextes, elle attaquera Robespierre, Danton, Collot-d'Herbois, Panis, Lindet, Camille, David, Audoin, Laignelet, Meaulle, Dupuis, Javogues, Granet et tous les autres députés courageux de la Convention ; elle contiendra les autres par la terreur, elle usurpera la souveraineté ; elle appellera auprès d'elle Dumouriez, Cobourg, Clerfayt, ses complices ; secondée des Prussiens, des Autrichiens et des émigrés, elle rétablira le despotisme dans les mains d'un Capet qui fera égorger tous les patriotes connus, et elle partagera les premiers emplois avec les trésors de l'État. Le décret d'accusation rendu contre moi pour mes opinions politiques est donc un attentat à la représentation nationale, et je ne doute nullement que la Convention, devenue complète par le retour des commissaires patriotes, n'en sente bientôt les dangereuses conséquences, les suites funestes, ne rougisse qu'il ait été décrété en son nom et ne se hâte de le rapporter comme destructif de toute liberté publique.

« L'acte d'accusation n'est pas seulement nul en ce qu'il viole toute liberté constitutionnelle et qu'il attaque la représentation nationale, il l'est encore en ce que le comité érigé, contre tout principe, la Convention en tribunal criminel, car il lui fait prononcer sans pudeur un jugement inique, en décidant sans examen préalable d'aucune pièce, sans avoir même mis en question sl ces pièces sont de moi, « que je suis prévenu d'avoir évidemment provoqué le meurtre et le [226] pillage, d'avoir provoqué un pouvoir attentatoire à la souveraineté du peuple, et d'avoir avili la Convention, provoqué sa dissolution, etc. »

« Mais ce qu'on refusera de croire, c'est que le comité y appelle sans façon, sans pudeur et sans remords, ses peines afflictives et capitales sur ma tête, en citant les articles du Code pénal qui, selon lui, me condamnait à mort. Je ne doute nullement que ce ne soit là où il en voulait venir ; combien les hommes d'État ont été désespérés de ne pas m'avoir tenu en prison, pour étouffer ma voix et retenir ma plume ! L'un d'eux, l'atroce Lacaze, n'a-t-il pas eu le front de demander à la Convention, comme Dumouriez et Cobourg le demandaient à la faction, que je fusse mis hors la loi ! Ainsi l'acte d'accusation est un véritable jugement rendu, qu'il ne resterait plus qu'à faire exécuter.

« Enfin cet acte est un tissu de mensonges et d'impostures. Il m'accuse d'avoir provoqué le meurtre et le pillage, le rétablissaient d'un chef d'État, l'avilissement et la dissolution de la Convention, etc. Le contraire est prouvé par la simple lecture de mes écrits. Je demande une lecture suivie des numéros dénoncés ; car ce n'est pas en isolant et en tronquant les passages, qu'on rend les idées d'un auteur, c'est en lisant ce qui les précède, ce qui les suit, qu'on peut juger de ses intentions.

« Si après la lecture il restait quelques doutes, je suis ici pour les lever. » (Bulletin du Tribunal révolutionnaire, N° 18).

Ce discours fut, à plusieurs reprises, couvert d'applaudissements.

Alors le président posa les questions en ces termes :

1° Est-il constant que dans les écrits intitulés l'Ami du peuple par Marat et le Publiciste, l'auteur ait provoqué : 1° au pillage et au meurtre ; 2° un pouvoir attentatoire à la souveraineté du peuple ; 3° l'avilissement et la dissolution de la Convention nationale ?

2° Jean-Paul Marat est-il l'auteur de ces écrits ? [227]

3° Jean-Paul Marat a-t-il eu dans lesdits écrits des intentions criminelles et contre-révolutionnaires ?

Au bout de quarante-cinq minutes, les jurés, après avoir motivé chacun leurs opinions, sont rentres à l'audience, et l'un d'eux, le citoyen Dumont, premier juré, a motivé son opinion en ces termes :

« J'ai examiné avec soin les passages cités des journaux de Marat. Pour les mieux apprécier, je n'ai pas perdu de vue le caractère connu de l'accusé et le temps pendant lequel il a écrit. Je ne puis supposer d'intentions criminelles et contre-révolutionnaires à l'intrépide défenseur des droits du peuple ; il est difficile de contenir sa juste indignation quand on voit son pays trahi de toutes parts, et je déclare que je n'ai rien trouvé dans les écrits de Marat qui me parut constater les délits dont il est accusé.

« Les autres jurés ont déclaré à l'unanimité que les faits n'étaient pas constants. » (Bulletin du Tribunal révolutionnaire.)

Lecture de cette déclaration faite, l'accusateur public a conclu à ce que Jean-Paul Marat fût acquitté de l'accusation portée contre lui et mis sur-le-champ en liberté, s'il n'était retenu pour autre cause ; que son nom fût biffé, et le présent jugement imprimé et affiché partout où besoin sera.

Le tribunal fait droit à la conclusion.

L'accuse alors prenant la parole : « Citoyens jurés et juges qui composez le Tribunal révolutionnaire, le sort des criminels de lèse-nation est dans vos mains ; protégez l'innocent et punissez le coupable, et la patrie sera sauvée. » (Ibidem, N° 18.)

Pour témoignage plus authentique de véracité, laissons l'Ami du peuple raconter ce qui suivit ; il écrivait cinq jours après l'événement, sur le théâtre même de l'action ; il s'adressait aux témoins mêmes : il n'était donc pas possible d'en imposer.

« A peine le tribunal m'eut-il acquitté honorablement, [228] que la salle retentit des plus vifs applaudissements, qui furent répétés tour à tour dans les salles voisines, dans les vestibules et les cours du palais, toutes remplies de zélés patriotes. Deux des plus chauds s'élancèrent vers le parquet pour me porter sur leurs épaules ; je me refusai à leurs instances ; mais il fallut me retirer au fond de la salle, et céder à celles d'une multitude empressée à m'embrasser. Plusieurs couronnes civiques furent posées sur ma tête. Les officiers municipaux, les gardes nationaux, les canonniers, les gendarmes, les hussards qui m'entouraient, craignant que je fusse étouffé dans la presse, formèrent deux haies et me réçurent au milieu d'eux. Ils firent halte au haut du grand escalier, pour que les citoyens pussent mieux me voir. Au dehors des cours, depuis le palais jusqu'à la Convention, les rues et les ponts étaient couverts d'une foule innombrable de peuple qui criait à l'envi et sans relâche : « Vive la République, la liberté et Marat ! » Des spectateurs sans nombre aux croisées répétaient les applaudissements ; les plus aristocrates étaient forcés de suivre cet exemple. Plus de deux cent mille âmes bordaient les rues depuis le palais jusqu'à la Convention ; sur les ponts et les marches des églises, ils formaient des amphithéâtres où hommes, femmes et enfants étaient entassés.

« Le cortège qui m'accompagnait était immense. Parvenus près de la Convention, quelques officiers municipaux se détachèrent avec plusieurs gardes nationaux pour annoncer mon arrivée et demander la permission de défiler dans la salle. Lasource qui présidait veut lever la séance ; les patriotes s'y opposent, et les hommes d'État s'enfuient avec précipitation.

« Le sapeur Rocher, qui était à la tête des gardes nationaux, parait à la barre et prend la parole : « Citoyen président, nous vous ramenons ce brave Marat : nous saurons confondre tous ses ennemis ; je l'ai déjà défendu à Lyon, je le défendrai ici, et celui qui voudra avoir la tête de Marat aura aussi celle du sapeur. »

« La permission de défiler est accordée. Aussitôt hommes, [229] femmes, enfants, militaires, officiers municipaux entrent en foule criant : « Vive la République, vive la Montagne, vive Marat ! » Je suis porté par les gardes nationaux qui m'environnaient, et déposé au milieu de la Montagne. Là je me hâte de me dépouiller des couronnes civiques dont le peuple avait chargé ma tête et que j'avais été forcé de garder. La salle retentit d'applaudissements. Après avoir été serré dans les bras de mes dignes collègues, je me présente à la tribune : « Législateurs, les témoignages de civisme et de joie qui éclatent dans cette enceinte sont un hommage rendu à la représentation nationale, à l'un de vos collègues dont les droits sacrés avaient été violés dans ma personne. J'ai été perfidement inculpé, un jugement solennel a fait triompher mon innocence, je vous rapporte un coeur pur et je continuerai de défendre les droits de l'homme, du citoyen et du peuple avec toute l'énergie que le ciel m'a donnée. »

« Les applaudissements redoublent, les cris de : « Vive la République, vive la Montagne, vive Marat ! » recommencent, les chapeaux sont en l'air. » (Le Publiciste de la République, N° 181.)

« Marat descend de la tribune ; on l'y fait remonter pour entendre la réponse du président Lasource.

« LE PRÉSIDENT : L'usage est de ne répondre qu'aux citoyens qui présentent des pétitions. Or, Marat n'est point ici comme pétitionnaire, mais comme représentant du peuple. » (Bulletin du Tribunal révolutionnaire.)

« Après ces vives explosions de patriotisme, la voix de Danton se fait entendre : « Ce doit être un beau spectacle pour tout bon Français, de voir que les citoyens de Paris portent un tel respect à la Convention, le jour où un député reconnu innocent a été réintégré dans son sein. La Convention nationale a pu applaudir à ce spectacle intéressant ; elle l'a fait ; mais je demande que le décret soit complètement rempli ; que les citoyens qui ont ramené Marat défilent ; que leur mission se remplisse, et que nous reprenions nos travaux. » [230]

« Le décret s'exécute et la foule se retire paisiblement. On lit ensuite le jugement de Marat, et l'insertion est ordonnée. » (Le Publiciste de la République, N° 181.)

Ainsi Dubois-Crancé avait eu raison, lors de son vote motivé : « On sentira toute l'injustice de ce procès, Marat sera absous, innocenté, et le peuple vous le rapportera en triomphe dans cette enceinte. »

L'orateur aurait pu ajouter : et ce triomphe sera le coup de mort de ses ennemis ; c'est en effet aux dernières luttes des Girondins que nous allons assister.

Mais avant de constater la part qu'a prise Marat à la catastrophe du 31 mai, nous devons nous arrêter un instant et couler à fond une accusation relative à son procès. M. Michelet a écrit au livre X, chap. VIII de son histoire : « Ce tribunal (révolutionnaire) ressemblait à la chambre de Robespierre, où son portrait, reproduit sous vingt formes, se voyait partout... Comme juges et comme jurés les Jacobins furent tout le tribunal... Les Girondins avaient été bien inconséquents, ils avaient laissé paisiblement occuper la justice révolutionnaire par leurs ennemis. - Puis à ce tribunal, composé de robespierristes ou de maratistes, ils avaient envoyé Marat. »

Rendons-nous d'abord un compte exact de la composition du tribunal.

On sait qu'il avait été crée par décret du 10 mars 93. Il faut qu'on nous permette de transcrire les articles du décret, car chacun d'eux éclairera notre réfutation. Lecture un peu fatigante ; mais sommes-nous coupable d'y contraindre nos lecteurs ? Croyez bien que les écrivains de mauvaise foi comptent sur cette répugnance à réviser leurs jugements pour avancer leurs calomnies. Mais il ne sera pas dit que devant un devoir de conscience nous serons arrêté par quelques longueurs qui ne s'étendront pas à plus de quatre à cinq pages ; il s'agit de l'honneur de tout un parti, il faudrait n'être pas homme pour ne pas sentir son attention soutenue par la gravité d'une telle cause. [231]

De la composition et de l'organisation du Tribunal criminel extraordinaire.

ART. I. Il sera établi à Paris un Tribunal criminel extraordinaire, qui connaîtra de toute entreprise contre-révolutionnaire contre la liberté, l'unité, etc.

ART. II. Le Tribunal sera composé d'un jury et de cinq juges qui dirigeront l'instruction.

ART. III. Les juges ne pourront rendre aucun jugement s'ils ne sont au moins au nombre de trois.

ART. IV. Celui des juges qui aura été le premier élu présidera ; et en cas d'absence il sera remplacé par le plus ancien d'âge.

ART. V. Les juges seront nommés par la Convention nationale...

ART. VI. Il y aura auprès du tribunal un accusateur public et deux adjoints ou substituts nommés par la Convention nationale...

ART. VII. Il sera nommé dans la séance de demain, par la Convention nationale, douze citoyens du département de Paris et des quatre départements qui l'environnent, qui rempliront les fonctions de juré, et quatre suppléants du même département qui remplaceront les jurés en cas d'absence, de récusation ou de maladie. Les jurés rempliront leurs fonctions jusqu'au 1er mai prochain, et il sera pourvu par la Convention à leur remplacement et à la formation d'un jury pris entre les citoyens de tous les departements...

Ce ne fut pas le lendemain, 11 mars, comme il était dit dans l'article 7, mais le 13 mars que l'Assemblée nomma les membres du tribunal.

Nous allons en extraire les noms, pour plus de certitude, de la collection des Procès-verbaux de la Convention, tome VII. (Mercredi 13 mars 1793.) [232]

Liste des membres composant le Tribunal extraordinaire.

Juges. - Liébaud, Pesson, Montanet, Desfougères, Desmadelaines, Grandsire, Étienne Foucaut.

Juges suppléants. - Champertois, Roussillon, Tartanac.

Accusateur public. - Faure.

Adjoints. - Fouquet-Tinville, Verteuil, Floriot, Bellot, Natre.

Jurés. - Dumont, Brisson, Coppin, Lagrange, Langlier, Cabanis (médecin), Jourdeuil, Fallot, Poullain, Gaunet, Laroche, Fournier.

Suppléants. - Tréteau, Hattinguais, Leroi, Maignon, Gaudin, Brochet, Chancerel de Courville, Pierre Duplain, Saintex, Grandmaison, Chrestine, Chasseloup.

Le Moniteur du 17 mars, séance du 12, donne aussi la liste moins complète, et il diffère dans quelques noms et dans l'orthographe, mais cette différence ne fera rien à la cause. Nous citons.

Juges. - Lienbotte, Pesson, Montalais, Desfougères, Rémy-Foucault, Deligne.

Accusateur public. - Faure.

Substituts. - Foctainville, Verteuil, Fleuriot.

Jurés. - Dumont, Brisson, Coppens, Lagrange, Langlier, Feuquière, Cabanis, Jourdeuil, Fallot, Moulins, Gaunet, Laroche, Fournier.

On voit que le Moniteur cite à la liste des jurés : Moulins au lieu de Poullain ; Coppens au lieu de Coppin ; qu'il nomme treize jurés au lieu de douze portés par le décret ; que le nom de Feuquiere en plus pourrait bien être un prolongement de celui de Langlier. On remarque encore quelques changements dans les noms des juges, mais peu importe, [233] puisque la discussion ne reposera pas sur ces noms, qu'ils soient ceux du Moniteur ou des Procès-verbaux.

Nous avons encore consulté le Journal des Débats et Décrets ; parmi les noms des juges nous trouvons Delmas-Deligne, qui ressemble singulièrement à Desmadelaines ; et c'est à peu près toute la différence notable.

Revenons à M. Michelet qui prétend qu'au 24 avril 93, jour du jugement de Marat, le tribunal était composé exclusivement de robespierristes et de maratistes.

Si l'historien s'en fût tenu à cette affirmation, il serait très-difficile de le réfuter, la plupart des individus cités sur la liste n'étant pas des noms historiques. Mais M. Michelet n'est pas si timide ; il affirme la tête haute, du ton d'une autorité, il sait que l'aplomb ne nuit pas pour s'attirer la confiance du public.

Donc, il va réviser hardiment chacun des noms, et prouver son assertion : « Le président du tribunal, c'était Robespierre dans le doux Herman d'Arras, son ami. » Ou avez-vous pris ce nom, monsieur, ce n'est ni dans le Moniteur ni dans les Proces-verbaux ; or, l'article 4 du décret porte que le premier des juges élus présidera. « Le vice-président c'était lui dans le Franc-Comtois Dumas. » Où avez-vous pris ce nom, monsieur ? « Ceux dont il refit plus tard la commune étaient là déjà (Payan, Coffinhal) ; son fanatique admirateur, le peintre Topino-Lebrun, siégeait pour lui au tribunal... Son imprimeur Nicolas était juré révolutionnaire... Nommons en tête Antonelle... Dobsent... Souperbielle. » (Tome V, page 484, 5. 6.) Où avez-vous pris ces noms, monsieur ?

M. Michelet ne les a pas inventés, car ils sont historiques, et, en les lisant, chacun croit les reconnaître ; ce qui donne à l'assertion du faussaire un air de vérité bien plus authentique. Nous les lisons, en effet, dans une liste sommaire des membres qui ont composé le Tribunal révolutionnaire à différentes époques autres que celle dont il s'agit ici. Le tour n'est pas sans dextérité. Nous croyons qu'en effet le tribunal a pu se [234] composer d'hommes choisis ad hoc, mais ultérieurement, quand Robespierre était une puissance. Avant la mort de Marat, il s'en faut bien que Maximilien ait eu autant d'influence que lui en attribue le critique, mais il faut préparer son héros, planter ses jalons ; c'est une règle de l'art de dramatiser l'histoire.

Mais comment à la page 484 l'historien peut-il affirmer que les robespierristes composaient tout le tribunal, quand il venait d'écrire (page 483) : « Les Girondins étaient toujours forts à la Convention, honorés d'elle, présidents, secrétaires, membres de tous les comités. » Nous avons vu que le tribunal fut composé le 13 mars ; l'article 5 et le 7e nous ont appris que l'Assemblée en nommait les membres ; M. Michelet nous a affirmé lui-même, et le Moniteur le confirme, que ce tribunal fut crée malgré la Gironde ; et, quand il se serait agi de la nomination, ces mêmes Girondins, toujours forts, n'auraient laissé choisir que des Jacobins ! C'est insoutenable. Nul doute que les Girondins, le 13 mars, sont encore puissants à l'Assemblée, puisqu'un mois après, le 12 avril, ils vont obtenir la majorité dans le fameux appel motivé qui va traîner Marat devant ledit tribunal. Dès lors, comment supposer que le 12 avril ils livrent à des juges robespierristes et maratistes l'Ami du peuple, eux qui n'étaient pas hommes à oublier que ces Jacobins siégeraient jusqu'au 1er mai ? (Art. 7.) Tout cela ne résiste pas au simple sens commun. Il est vrai que M. Michelet n'épargne pas le reproche à ses amis : « Les Girondins avaient été bien inconséquents. » Cela veut dire : Ils auraient du composer le tribunal de leurs créatures avant d'y traduire Marat. C'aurait été plus conforme à la politique habile, en effet, mais un outrage à la conscience ; et, en adressant ce reproche d'inconséquence aux Girondins, vous ne faites, monsieur, honneur ni à leur moralité ni à la vôtre ; ne connaitriez-vous qu'une sorte de morale, la morale gouvernementale qui dit en effet : Toutes les fois qu'un pouvoir politique choisira un tribunal pour y traduire ses ennemis, il [235] ne devra le composer que de ses créatures ? C'est logique ; ainsi l'ont pratiqué tous les gouvernements successifs. Voilà lecteurs, la leçon que vous devez tirer de l'histoire, s'il faut en croire M. Michelet. Et c'est justement parce qu'il n'y a pas de milieu entre la logique autoritaire qui tue à coup sur et la conscience qui exposerait tout gouvernement à des inconséquences funestes, c'est, dis-je, parce qu'il n'y a pas de milieu entre ces deux extrêmes, que nous voudrions désarmer le gouvernement du pouvoir judiciaire, comme le voulait, nous ne disons pas le révolutionnaire Marat, mais le législateur Marat.

Il suit de ce qui précède que M. Michelet a manqué de sincérité en composant le Tribunal révolutionnaire de membres qui évidemment n'en faisaient pas partie en mars et en avril 1793 ; qu'il a fait preuve d'une médiocre moralité en accusant les Girondins d'inconséquence pour n'avoir pas composé le tribunal de leurs créatures avant d'y livrer Marat. Du reste M. Michelet est historien ravissant dans ce passage de son livre comme dans tous les autres. Et, pour amuser le lecteur après l'avoir fatigué par nos indigestes démonstrations, nous allons extraire du livre du maître la page qu'on peut appeler le triomphe de Marat.

L'Ami du peuple est devant ses juges : « Marat nageait dans les roses ; une vanité délirante était épanouie sur sa large face jaune. « Vous voyez, dit-il modestement au tribunal, le martyr, l'apôtre de la liberté. » Il profita de l'accusation pour débiter une histoire de son héroïque vie, des services qu'il avait rendus au genre humain depuis l'époque où, pratiquant la médecine à Londres, il avait publié les Chaînes de l'esclavage. Rien ne manqua à la comédie. On suivit toutes les formes. Le jury se retira, délibéra, puis, rentré, prononça l'acquittement.

« A ce moment, il fut près d'être étouffé. Toute la foule voulait l'embrasser. Les soldats se mirent devant et le protégèrent. On lui jeta sur la tête je ne sais combien de [236] couronnes. Il était petit, on le voyait peu. Plusieurs s'élancèrent, le prirent sur leurs bras, le juchèrent sur un fauteuil, le montrèrent un moment du haut du grand escalier. C'était un objet étrange. Son costume, à la fois recherché et sale, était moins d'un homme de lettres que d'un charlatan de place, d'un vendeur d'orviétan, comme il l'avait été en effet. C'était une lévite jadis verte, somptueusement relevée d'un collet d'hermine jaunie, qui sentait son vieux docteur. Heureux choix de couleurs qui s'assortissait à merveille au teint cuivré de la peau, et pouvait faire prendre de loin le docteur pour un lézard. « Il est sauve ! Vive Marat ! » Toute la foule déguenillée l'emportait avec violence, heureuse de sa victoire. C'était une fête d'avril ; échappés au long hiver, ces pauvres gens croyaient leurs maux finis par ce triomphe du grand empirique qui jurait de tout guérir. Quand il eut passé le Pont-Neuf, par la rue de la Monnaie, par la rue Saint-Honoré, ce fut comme une pluie de fleurs, de couronnes et de rubans. Les femmes des halles surtout, dans l'effusion de leurs coeurs, noyaient de bouquets l'homme et le fauteuil, les enchaînaient de guirlandes. Marat se voyait à peine, hâve, étrange, égaré, sous ces fraîches verdures printanières ; la crasse reluisait sous les fleurs. Retardé à chaque instant par des députés de métier, des harangueurs de sections, il allait agitant la tête d'un mouvement automatique, répondant à tout d'un fixe sourire, qui semblait d'un fou. Il ouvrait les bras sans cesse, comme pour embrasser le peuple. » Le reste à la page 489. J'ai ouï dire qu'à Lyon, au moyen âge, on condamnait certains auteurs à manger leurs manuscrits ; nous proposons qu'on institue de nos jours le pilori de la citation. [237]



Chapitre XXXVIII


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XL


dernière modif : 08 May. 2001, /francais/bougeart/marat39.html