Chapitre XXXIX


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XLI


CHAPITRE XL.

MISE EN ACCUSATION DES GIRONDINS.

1793.

SOMMAIRE. - Le triomphe de Marat étend son influence. - Adhésions des provinces. - Réaction royaliste-girondine dans les départements. - Le principe d'action des royalistes et des Girondins est le même. - Nomination d'Isnard comme Président de l'Assemblée. - Création de la commission des Douze. - Elle fait arrêter des patriotes. - Le 27 mai Marat en demande la suppression. - Pendant la séance de nuit les patriotes la décrètent. - Journée du 28 mai : réinstallation de la commission par la Gironde. - Journée du 29 : Paris organise une insurrection. - Journée du 30 : dernière sommation du peuple à l'Assemblée. - Journée du 31 : dissolution de la commission des Douze. - Marat demande la mise en accusation des Girondins. - Ses démarches dans les comités à cet effet. - Il ramène la Convention. - Décret d'accusation. - Marat doit être considéré comme le principal auteur de ces journées.

Paris n'avait pas eu besoin de l'acquittement du 24 avril pour être fixé dans son opinion sur l'Ami du peuple, mais les départements durent être frappés de l'issue du procès. Marat ramené en triomphe à la Convention par une foule immense, de l'aveu même des journaux les plus hostiles, n'était donc ni si méprisé, ni si méprisable qu'on l'avait dit ; c'était donc une puissance avec laquelle il fallait compter, l'incarnation d'un principe, puisque l'on ne rencontrait l'individu dans aucune réunion de patriotes, puisqu'il ne faisait partie comme président d'aucun club ; il était donc vrai que ses ennemis l'avaient calomnié, ou tout au moins considérablement amoindri. Mais s'il n'avait pas tous les torts qu'on lui avait imputés, les hommes d'État n'étaient donc pas sans reproches ; c'était donc au principe plus qu'à l'homme qu'ils étaient contraires, et ce principe, il n'était plus permis d'en douter, c'était la subordination complète du pouvoir [238] gouvernemental, principe sans l'admission duquel la Révolution n'avait plus de sens.

Ajoutez que Marat était sorti victorieux du débat, et que tout succès a une irrésistible puissance d'attraction ; puis, quoi qu'on dise, quoi qu'on fasse, Paris aura toujours aux yeux de la province un prestige qu'il ne sera pas possible d'atténuer ; les faits grandissent si démesurément à distance. Et en effet, comment supposer inintelligente aujourd'hui dans ses préférences, dans son action, cette partie du peuple à laquelle on devait toutes les grandes mesures révolutionnaires antérieures, depuis le 23 juin 89 jusqu'au 24 avril 93 ? N'était-elle pas incontestablement l'avant-garde de la liberté ? Comment lui faire un crime de la démonstration du 24, quand il fallait lui savoir gré de tant d'autres ? S'était-elle donc si fondamentalement trompée jusqu'ici, qu'il fallut suspecter ce dernier jugement ? Les départements révolutionnaires comprenaient que tant que Paris sera chargé de sauver la France, la France n'aura pas de comptes à demander à Paris.

Aussi les adhésions au verdict du Tribunal ne tardèrent-elles pas à venir de toutes les sociétés affiliées : au fond, c'était la cause du peuple qui avait été mise en jeu, le peuple répondait et assentait. Donc l'issue du procès avait été diamétralement contraire à celle qu'on s'était proposée ; les accusateurs avaient voulu tuer Marat, et le voilà plus grand que jamais ; hier c'était un écrivain, un député, aujourd'hui c'est un drapeau. Il est juste pourtant de dire que toutes les sociétés patriotiques de province n'avaient pas été aussi tardives dans leurs démonstrations sympathiques ; avant même que l'Ami du peuple comparut devant ses juges, le 16 avril, la commune d'Auxerre, par exemple, avait envoyé aux Jacobins de Paris, l'arrêté suivant : « Amis, le décret d'accusation lancé contre Marat doit être regardé par les patriotes comme une calamité publique ; il ne nous est pas possible de courir assez fort pour nous jeter au-devant du fer patrioticide dont veulent le frapper les [239] contre-révolutionnaires conventionnels, nous allons voler à votre secours et faire triompher avec vous la cause du peuple ; mais, en attendant, nous mettons sous la responsabilité des sans-culottes des quarante-huit sections de Paris la vie du plus vigoureux et du plus incorruptible défenseur de nos intérêts ; tel est l'avis de quatre mille Auxerrois vos frères et vos amis. » (Publiciste de la République, N° 181.)

D'ailleurs, son journal qui continuait toujours était bien propre à répondre à tout ce qu'on aurait pu insinuer sur ses projets ambitieux. L'on se tromperait si l'on croyait que dans sa feuille le journaliste se targue du triomphe qu'il vient de remporter ; nous avons cité les détails qu'il en donna dans un de ses numéros, et ce fut tout ; il reprend son train habituel, il ne s'acharne ni plus ni moins après ceux qui avaient voulu l'envoyer à la guillotine. L'occasion pourtant était belle.

Mais les faits qui se déroulaient tous les jours dans les départements ne criaient-ils pas plus fort que tout ce qu'il aurait pu ajouter à ses précédentes dénonciations ? Des pétitions girondines et menaçantes pour Paris arrivent de Bordeaux ; les commissaires de la Convention sont chassés par les autorités de Marseille composées de partisans de la Gironde ; à Lyon ce sera pis encore : huit cents patriotes seront massacrés au nom des principes soutenus par les accusateurs de Marat. Mais à Bordeaux, à Lyon, à Marseille, dites-vous, c'étaient des royalistes qui se cachaient sous les apparences d'un prétendu modérantisme, les Girondins les répudiaient aussi hautement que les ultra-révolutionnaires. Je veux, pour un moment, admettre que les hommes d'État ne rêvaient point le retour d'une monarchie ; mais si des royalistes peuvent si sûrement se cacher derrière leurs principes qu'il n'est plus possible de les distinguer, n'est-ce pas une preuve de ce que nous avancions : qu'il n'y a aucune différence à faire entre ces républicains autoritaires et le partisan de n'importe quel genre de monarchie ? Les moyens étant les [240] mêmes pouvaient être également réclamés par les deux partis, parce qu'ils concouraient aux mêmes fins.

Ces insurrections, disons-nous, tant de fois prédites par l'Ami du peuple, éclatant en mal sur tous les points de la France, et destinées, selon toute apparence, à accomplir la menace d'Isnard : « Paris serait anéanti, et bientôt on chercherait sur les rives de la Seine s'il a existé, » ces insurrections achevèrent de précipiter la faction dans l'abîme au bord duquel Marat l'avait traînée. Il ne s'agit plus pour nous que de rappeler la part qu'a prise l'Ami du peuple, comme homme d'action, dans la catastrophe du 2 juin.

La nomination d'Isnard à la présidence de l'Assemblée (16 mai) fut le fait qui détermina la chute de la Gironde ; ce parti était encore puissant, puisque l'élection du président se fit à la majorité de 202 sur 334 ; il allait une dernière fois se mesurer avec les autorités parisiennes.

A propos de la détention d'un juge de paix par la commune, Guadet monte à la tribune et déclare qu'il y a complot formé par ces autorités pour égorger la Convention ; en conséquence il demande qu'elles soient cassées et que les membres suppléants de l'Assemblée se réunissent à Bourges pour entrer en fonction en cas de dispersion des députés siégeant à Paris. Le comité de salut public rejette la seconde proposition, mais il propose une commission de douze membres de l'Assemblée, pour examiner les actes de la commune incriminée et pourvoir aux mesures de salut ; cette commission fut immédiatement nommée et composée de six royalistes, trois Girondins et trois indécis, par conséquent toute prête à agir contre les patriotes.

Elle commence en effet par faire apposer les scelles sur les papiers des comités révolutionnaires, et arrêter un président de section ; bientôt ces mesures répressives sont appuyées par des pétitionnaires royalistes, sous prétexte que les Montagnards veulent faire égorger les vingt-deux Girondins désignés. La Plaine s'effraye de cette menace ; elle [241] soutient la commission qui, dès lors, va plus loin, fait incarcérer d'autres patriotes, et notamment Hébert, substitut du procureur de la commune.

Le lendemain celle-ci proteste et réclame son fonctionnaire ; c'est alors qu'Isnard fait cette réponse menaçante ; « Paris périra. » La commission des Douze poursuit ses mesures énergiques, elle fait doubler les postes autour de la Convention et les fait garder par des compagnies réactionnaires, qui stationnent mèches allumées.

Les choses en étaient à ce point, quand, le 27, Marat ouvrit la séance en demandant la suppression de la commission.

« On a cherché, dit-il, à tromper le peuple en lui faisant croire qu'il existait un complot pour assassiner les hommes d'État. La preuve que ce complot n'a jamais existé, c'est que pas un de vous n'a reçu une egratignure... Je ne vous accuse pas d'avoir rédigé vous-mêmes les adresses qui ont été lues à votre barre par quelques aristocrates des sections ; mais comment avez-vous pu nommer une commission extraordinaire pour connaître de ce qui se passe dans ces sections ? Quel autre but peut-on se proposer, si ce n'est l'oppression des patriotes ?... Vous croyez peut-être qu'après les avoir tous incarcérés, vous resterez maître du champ de bataille ? Detrompez-vous. La masse du peuple est patriote, elle déteste autant le despotisme sénatorial que le despotisme royal. Si les patriotes se portent à une insurrection, ce sera votre ouvrage. En conséquence, je demande que cette commission des Douze soit supprimée, comme ennemie de la liberté, et comme tendant à provoquer l'insurrection du peuple, qui n'est que trop prochaine. » (Moniteur, 28 mai 93.)

Une députation se présente ; c'est justement celle de la Cité contre laquelle la commission a sévi : « Nous demandons, dit l'orateur, la traduction au tribunal révolutionnaire des membres de la commission des Douze... Nous venons vous avertir de sauver la République, ou la nécessité de nous sauver nous-mêmes nous forcera à le faire. » [242]

Isnard répond que l'Assemblée ne se laissera ébranler par aucune menace.

DANTON : « Tant d'impudence commence à nous peser, nous résisterons. »

Les Montagnards demandent l'appel nominal sur la dissolution, la droite s'y oppose ; l'énergie de la gauche la force de céder. L'appel commence, mais voici qu'au même instant on annonce que la Convention est environnée de troupes et de citoyens, qu'elle n'est pas libre. Marat répond que l'Assemblée est dupe d'un stratagème joué par les hommes d'État. On fait comparaître le commandant du bataillon de garde. « Je suis venu, dit-il, sur l'ordre de mon adjudant, et parce que les membres de la Convention étaient menacés. Arrivé ici, le commandant de ce poste m'a demandé des hommes pour faire évacuer le couloir. J'exécutais cet ordre ; Marat, que je ne connaissais pas, s'est présenté à moi avec un ordre bien supérieur, un pistolet à la main ; il m'a demandé mes ordres, je lui ai dit que je ne les montrerais qu'au président et que je ne le connaissais pas. Alors Marat a dit que je le connaîtrai dans dix minutes, et il m'a mis en état d'arrestation. »

MARAT. « Il a menti impudemment. »

Entre-temps, le ministre de l'intérieur est mandé ; il déclare qu'il est faux que les représentants soient en danger. « Croyez-vous que ces sans-culottes, qui applaudissent aux assurances que je donne de leurs sentiments, y applaudiraient, s'ils avaient dans leurs coeurs des intentions criminelles ? »

Le maire de Paris prend à son tour la parole et affirme que la ville est calme, que les mouvements n'ont commencé que lorsque la commission des Douze a ordonné des arrestations ; que si les troupes entourent la Convention, elles ont été demandées par la commission et choisies parmi les sections de la Butte-des-Moulins, de 92 et du Mail (sections contre-révolutionnaires.) La ruse des Girondins était déjouée. [243]

Il est dix heures du soir, la droite essaye d'un autre stratagème et veut faire lever la séance ; mais la gauche persiste, et Hérault de Séchelles remplace Isnard au fauteuil de la présidence.

De nouvelles députations viennent demander l'élargissement des membres arrêtés encore.

LE PRÉSIDENT. « La résistance à l'oppression ne peut pas plus être détruite que la haine des tyrans ne peut être éteinte au coeur des républicains... Lorsque les droits de l'homme sont violés, il faut le dire : la réparation ou la mort. »

La proposition de la cassation de la commission des Douze et celle de la mise en liberté des citoyens incarcérés sont adoptées ; c'est-à-dire que la mesure proposée par Marat au début de la séance, soutenue par les députations successives, défendue par le ministre de l'intérieur et par le maire, est reconnue nécessaire et expression de la volonté du peuple ; c'est ce que nous devions constater par extraits tires du Moniteur, afin que l'honneur de cette première journée revint à Marat. Et maintenant poursuivons notre enquête historique.

Le lendemain 28, Lanjuinais soutient qu'il n'y a pas eu de décret rendu ; s'il y en a eu un, il en demande le rapport, parce qu'il n'est pas conforme au règlement. Une violente discussion se soulève à ce propos.

DANTON : « Le décret d'hier avait satisfait à l'indignation publique. Vous aviez fait un grand acte de justice. J'aime à croire qu'il sera reproduit avant la fin de cette séance. Mais si la commission conserve le pouvoir tyrannique qu'elle a exercé et qu'elle voulait, je le sais, étendre sur des membres de cette Assemblée ; si le fil de la conspiration n'est pas rompu ; si les magistrats du peuple, si les bons citoyens ont encore à craindre des arrestations arbitraires, alors après avoir prouvé que nous passons nos ennemis en prudence, et sagesse, nous les passerons en audace et en vigueur révolutionnaire. » (Moniteur du 31 mai.) Il n'en fut pas comme [244] l'avait demandé Danton, mais la séance finit par une sorte de compromis : la commission fut rétablie, et les citoyens arrêtés par son ordre furent élargis ; il y avait perte et gain des deux côtés, la victoire était encore indécise. Marat ne prit part à la discussion que par quelques interruptions, il ne'voulait pas compromettre le succès par trop de hâte.

Le 29, il n'y eut rien de remarquable à la Convention ; comme contre-partie des pétitions patriotiques, des citoyens se présentèrent pour demander qu'on élargit cinq cents malheureux que les commissaires Amar et Merlinot avaient fait incarcérer dans les départements. Cependant le peuple de Paris avait mis le temps à profit, et la section de la Cité avait arrêté que les quarante-sept autres enverraient chacune deux commissaires pour aviser au salut public. Trente-trois avaient adhéré à cette résolution ; en conséquence, elles avaient nommé neuf membres, présidés par Dobsen (un des détenus élargis), pour dresser un plan d'insurrection. Le peuple allait se sauver lui-même.

Le jeudi 30, Lanjuinais dénonce comme faits de conspiration les arrêtés sectionnaires. Mais vingt-sept sections se présentent en masse ; elles réclament : 1° la cassation de tous les décrets rendus par la commission des Douze ; 2° un décret d'accusation contre tous ses membres ; 3° l'apposition des scellés sur leurs papiers. (Moniteur du 1er juin 93.) C'était la dernière sommation du peuple à ses représentants. Pas de réponse.

La séance du 31 s'ouvre dès six heures du matin au bruit de la générale et du tocsin ; le sort d'un des deux partis allait définitivement se décider. Le ministre de l'intérieur se présente à l'Assemblée : « Ce sont les commissaires des sections, dit-il, qui ont soulevé le mouvement ; la réintégration de la commission des Douze en est la cause. » Puis se présente le maire de Paris : « Les commissaires de sections nous ont déclaré être chargés de suspendre la municipalité. Leurs pouvoirs étaient en règle. Ils nous ont ensuite fait l'honneur [245] de nous réintégrer dans nos fonctions, attendu que nous n'avions pas perdu la confiance du peuple. » La cause était gagnée au dehors.

La discussion recommence à l'Assemblée sur la dissolution ; Thuriot insiste, Danton le soutient. Guadet, en sens contraire, propose de charger les Douze de rechercher ceux qui ont sonné le tocsin et fait tirer le canon d'alarme. Couthon apporte à la tribune l'appoint de Robespierre et des Jacobins. Barrère alors, Barrère qu'on rencontre toujours là où il y a un vaincu à écraser, se présente au nom du comité de salut public, porteur d'un décret dont le but est de mettre à la réquisition de la Convention la force armée de Paris, et de casser la commission des Douze. La Plaine, qui a compris le danger d'une plus longue résistance, abandonne lâchement ceux qu'elle a soutenus jusqu'ici, et le décret de cassation est adopte. Le coup était mortel pour la Gironde, la Montagne n'avait plus qu'à garder ses avantages.

Ainsi voilà quatre jours de bouleversement, et la Convention en est au point où Marat l'avait élevée quand, le 27, il avait fait décréter la suppression de la commission girondine ; ne nous étonnons pas qu'il n'ait pas pris la parole ; il attendait que ce pas fût fait pour se remettre à l'avant-garde du mouvement révolutionnaire.

Qui oserait affirmer qu'il eût été étranger au mouvement du dehors, l'homme qui tant de fois avait poussé le peuple à se lever ? Ne croirait-on pas voir l'application d'un de ses numéros, quand le peuple crée cette commission des délégués des sections, quand il donne l'ordre de tirer le canon d'alarme, casse les autorités d'hier, en reconstitue de nouvelles, réintègre en fonction ceux qui ont bien mérité de la patrie, s'arme, envoie des députations à l'Assemblée, demande la suppression des Douze, la fixation du pain à trois sous, l'établissement d'ateliers destinés à fabriquer des armes pour les patriotes, et des secours aux femmes et aux enfants des défenseurs de la patrie ? Si nous avons [246] à peine aperçu l'Ami du peuple à l'Assemblée dans ces séances si orageuses, c'est que, on n'en saurait douter, il était occupé à stimuler les sections ; car c'est lui surtout qui connaissait le prix de l'action quand il s'agit de s'insurger, et l'inanité des paroles ; nous serions, au besoin, en mesure de prouver qu'il n'est aucune des brûlantes et pressantes improvisations du tribun de la Montagne, de Danton, qui n'ait été inspirée par l'Ami du peuple. Quant à tous ces beaux diseurs de la Gironde, dont les imitateurs se sont si souvent renouvelés depuis, aigles de la tribune parlementaire dont tout l'art consiste à décrire majestueusement mille cercles inutiles avant de fondre sur leur proie, Marat nous apprend, par sa conduite au 31 mai, qu'il ne faut pas lutter de parole avec eux, mais opposer le fait aux mots, l'action à la déclamation. Utile leçon ! Croyez-vous, par exemple, qu'en ce jour ce soit à la supériorité oratoire de la Montagne que cède la Gironde ? Qui donc parmi les Montagnards a plus de courage qu'Isnard, de fougue que Boyer-Fonfrède, que Guadet ? Qui donc a plus d'autorité que Vergniaud ? Danton seul était de force à lutter corps à corps avec ce dernier. Jamais l'orateur girondin ne nous a paru plus puissant qu'en cet instant suprême. Avec quel art, toujours de plus en plus acculé par la pression sectionnaire, il cherche à dissimuler la retraite ; il ne cède que ce qu'il ne peut retenir, que ce qu'on lui arrache de force ; et la manière dont il en fait l'abandon témoigne encore de la grandeur de son génie. Ne dirait-on pas qu'il commande encore quand on l'entend, par exemple, lui Girondin, lui la victime désignée à l'immolation, lui qui sait que sa tête est en jeu, que demain l'attend la mort pour prix de sa défaite, quand on l'entend s'écrier à la tribune : « Je demande que vous décrétiez que les sections de Paris ont bien mérité de la patrie en maintenant la tranquillité dans ce jour de crise, et que vous les invitiez à continuer d'exercer la même surveillance, jusqu'à ce que tous les complots soient déjoués. » Eh bien, nous le répétons ; si l'action [247] fut tout, si seule elle poussa la Convention dans la voie révolutionnaire, c'est à Marat qu'en revient la gloire, car c'est vraiment lui qui la dirige aujourd'hui au dehors, qui la dirigera demain dans les comités. Or, ne l'oublions pas, c'est parce qu'il avait trouvé le vrai point d'appui du levier politique, le peuple, qu'en ce moment il soulevait à lui seul et la Convention , et Paris, et la France. Poursuivons, car la suppression des Douze n'était que l'enlèvement des redoutes qui défendaient les abords de la place ; c'est celle-ci qu'il restait à ruiner à cette heure et sans plus attendre, pendant que le peuple, généralement trop facile à contenter, était debout encore. Laissons Marat raconter lui-même sa part d'action : « La faction put croire qu'elle en serait quitte à si bon marche ; l'impunité la rendit insolente. Je sors de l'Assemblée pour porter diverses affaires importantes au Comité de sûreté générale, prévoyant trop qu'on ne prendrait aucune mesure à la Convention. De là je me rends chez un citoyen pour avoir quelques renseignements sur plusieurs meneurs aristocrates de la section de la Butte-des-Moulins. A mon retour je trouve grand rassemblement dans la rue Saint-Nicaise ; je suis reconnu et suivi par la foule. De toutes parts retentissent des réclamations contre le défaut d'énergie de la Montagne : de toutes parts on demandait l'arrestation des députés traîtres et machinateurs ; de toutes parts on criait : « Marat, sauvez-nous ! » Arrivé à la place du Carrousel, j'y trouve une multitude de citoyens en armes ; la foule augmente et répète le même cri. Je supplie la multitude de ne pas me suivre ; j'entre dans le château des Tuileries, puis dans l'hôtel du comité de sûreté générale pour me dérober à ses instances. Peine perdue, il fallait la traverser de nouveau pour me rendre au comité de salut public qui était assemblé avec les ministres, le maire et quelques membres du département. Je rendis compte de ce qui venait de m'arriver, je représentai au comité l'insuffisance des mesures présentées par Barrère, j'observai que les [248] seules efficaces étaient l'arrestation des membres dénoncés et de la commission des Douze.

« Le comité était à délibérer sur ces mêmes mesures ; il m'invita à me rendre à la municipalité avec le maire, à l'effet de prévenir tout mouvement désordonné. Le maire annonce l'objet de ma mission : « Citoyens, dis-je, le Comité de salut public est occupé de grandes mesures pour punir et réprimer les traîtres ; restez levés, déployez vos forces et ne déposez vos armes qu'après avoir pourvu à votre sûreté. »

« Le président me répliquant qu'un peuple doit s'en rapporter uniquement à ses magistrats et n'employer que les moyens prescrits par la loi pour se rendre justice, je sentis le piège et répondis : « Lorsqu'un peuple libre a confié l'exercice de ses pouvoirs, le maintien de ses droits et de ses intérêts à des mandataires choisis par lui, tant qu'ils sont fidèles à leurs devoirs, il doit sans contredit s'en rapporter à eux, respecter leurs décrets et les maintenir dans le paisible exercice de leurs fonctions. Mais lorsque ces mandataires abusent de la confiance, lorsqu'ils trafiquent de ses droits et trahissent ses intérêts, qu'ils le dépouillent, le vexent, l'oppriment, alors le peuple doit leur retirer ses pouvoirs, déployer sa force pour les faire rentrer dans le devoir, punir les traîtres et se sauver lui-même. Citoyens, vous n'avez plus de ressources que dans votre énergie, présentez à la Convention une adresse pour demander la punition des députés infidèles à la nation ; restez levés et ne déposez les armes qu après l'avoir obtenue. »

« De là je passai au comité de salut public pour rendre compte de ma mission, et je revins à la Convention.

« Les autorités constituées vinrent renouveler la demande du décret d'accusation. Cambon annonce que les nouveaux troubles proviennent de ce que la Convention n'a pas statué sur le décret. »

Marat alors monte à la tribune pour demander qu'on élimine de la liste des inculpes Dussaulx, « vieillard radoteur, [249] trop incapable d'être chef de parti ; Lanthenas, pauvre d'esprit, qui ne mérite pas l'honneur que l'on songe à lui ; Ducos, à qui l'on ne peut reprocher que quelques opinions erronées dont on ne saurait lui faire un crime. » Puis revenant sur les vrais coupables : « Ce n'est pas pour avoir voté l'appel au peuple, dit-il, et la détention du tyran, que l'on doit poursuivre les meneurs de la faction des hommes d'État ; ce serait porter atteinte à la liberté des opinions, sans laquelle il n'y a point de liberté publique ; mais c'est pour leur longue suite de machinations, c'est pour leur système de calomnie contre les Parisiens, leur complicité avec Dumouriez, la protection marquée qu'ils ont accordée aux traîtres, etc. C'est sur ces griefs que je motive le décret d'accusation. »

On enjoint au comité de salut public de faire un rapport sur les moyens les plus efficaces pour sauver la France. Barrère propose en outre un second rapport sur les députés dénoncés, et la Convention décrète le tout. (Le Publiciste de la République, N° 208.)

A qui devait-on cette vigoureuse décision ? Évidemment à Marat, qui venait d'y déterminer les comités en leur assurant qu'ils seraient appuyés par le peuple. Mais poursuivons la citation.

« Le peuple sentit qu'il devait se sauver lui-même, et les patriotes comprirent qu'ils devaient écraser leurs adversaires ou en être écrasés.

« Le dimanche matin tout paraissait calme dans Paris, les Tuileries étaient sans groupes. »

Ici Marat raconte ce qui se passa à l'Assemblée le 2 juin. C'est d'abord la lecture de la lettre des administrateurs de la Vendée qui annoncent que tout est perdu, que tout tombe au pouvoir des rebelles ; elle finissait ainsi : « Voilà où nous ont menés vos divisions et vos querelles dont vous vous êtes plus occupés que des secours dont nous avions besoin. »

On écrivait de Weissembourg : « Jamais les aristocrates ne levèrent plus audacieusement le masque. Nous périrons [250] en combattant ; mais vous, législateurs, ces puissants motifs ne devraient-ils pas vous faire abjurer toute haine particulière pour ne vous occuper que du salut de la patrie ? »

Mêmes adresses de tous les points de la France, de la Lozère, de Lyon, où huit cents patriotes, avons-nous dit, sont massacrés par les réactionnaires girondins en partie.

On annonce une députation de la commune. « Mandataires, dit l'orateur, le peuple de Paris n'a pas quitté les armes. Les colonnes de l'égalité sont ébranlées ; les contre-révolutionnaires lèvent la tête, la foudre gronde, elle est prête à les pulvériser. Les crimes des factieux de la Convention sont connus, nous venons pour la dernière fois vous les dénoncer. Décrétez à l'instant qu'ils sont indignes de la confiance publique, qu'ils soient mis en état d'arrestation. »

Au lieu d'accéder à cette invitation qui allait devenir un ordre, l'Assemblée engage tous les membres de la Convention qui ont été des sujets de discorde à donner leur démission. Marat prévoit où on en veut venir, à l'impunité ; il s'élance à la tribune et déclare qu'il offre sa démission, si l'on accède à l'arrestation des membres dénoncés. La demande allait passer, quand on annonce que la salle est entourée de citoyens qui empêchent les députés de sortir. On vérifie le fait, les hommes d'État déclarent qu'ils ne peuvent délibérer au milieu des poignards. Le trouble augmente, on propose au président de sortir à la tête de la Convention : « Il descend du fauteuil, écrit Marat, presque tous les membres le suivent, il se précipite à la porte de bronze, à l'instant la garde ouvre le passage. Au lieu de revenir sur ses pas et de constater la fausseté des clameurs, il conduit la Convention en procession dans les cours et dans le jardin. J'étais resté à mon poste avec une trentaine de Montagnards. Les tribunes, impatientes de ne pas voir revenir l'Assemblée, murmuraient hautement ; je les apaisai. Je vole après la Convention. Je la trouve au Pont-Tournant, je la presse de revenir à son poste, elle s'y rend et reprend ses fonctions. La proposition est rouverte sur [251] le décret d'arrestation, il passe à une grande majorité, et le peuple se retire paisiblement. Ainsi s'est passée, sans effusion de sang, sans outrage, sans insulte, sans désordre, une journée d'alarmes, au milieu de cent mille citoyens armés, provoqués par six mois de machinations et d'attentats, et calomniés d'une manière atroce par leurs lâches oppresseurs. »

Marat adresse une lettre à la Convention, il y dit : « Impatient d'ouvrir les yeux de la nation abusée sur mon compte par tant de libellistes à gages, ne voulant plus être regardé comme un sujet de discorde, et prêt à tout sacrifier au retour de la paix, je renonce à l'exercice de mes fonctions de député, jusqu'après le jugement des représentants accusés. Puissent les scènes scandaleuses ne pas se renouveler au sein de la Convention ! Puissent tous ses membres immoler leurs passions à leurs devoirs. Puissent mes collègues de la Montagne faire voir à la nation entière que, s'ils n'ont pas encore rempli son attente, c'est que des méchants s'opposaient à leurs efforts ! » (Le Publiciste de la République, N° 209.)

Si nous résumons en quelques lignes la catastrophe dont nous venons d'esquisser le récit, nous dirons qu'elle fût la consécration du principe de subordination du mandataire au mandant. Or, qui l'a prêché depuis quatre ans ? Marat. Qui depuis dix-huit mois l'a opposé aux prétentions autoritaires des Girondins ? Marat. Qui n'a pas craint d'en accepter l'application pour lui-même ? Marat, au 24 avril. Qui enfin l'a revendique à son tour contre les députés de la Gironde au 2 juin ? Marat. Si donc les faits sont plus forts que toutes les assertions de parti, nous sommes fondé à affirmer que l'histoire devra faire retomber sur Marat surtout la responsabilité de la journée du 31 mai et du 2 juin qui ne fut que la conséquence de la première ? Nous n'hésitons pas à ajouter que ce sera la gloire de l'Ami du peuple. [252]



Chapitre XXXIX


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XLI


dernière modif : 08 May. 2001, /francais/bougeart/marat40.html